UNE
VOCATION
(THWARTED)
SECONDE PARTIE
CHAPITRE XI
LA RÉCOMPENSE
D'UNE SOEUR.
Cette difficulté vaincue, tout marcha
facilement. Le jour où les objets devaient
être envoyés, il mit la
dernière main à son oeuvre, et voulut
la montrer à sa mère, avant de
l'emballer.
Celle- ci avait, depuis le début,
témoigné la même
indifférence, et Bessie et son frère
se décidèrent à placer la
boîte sur une table, comme à
Big-House, avant de demander l'opinion de Mme
Tarver.
Le matin du jour où ce petit
arrangement avait été fait, Bessie
aidait sa mère à la buanderie,
lorsque Mme Herbert fit dire à Mme Tarver,
de venir lui parler sans retard. Cette demande
causa à la veuve une surprise
mêlée d'indignation. Ne pouvait- on
pas attendre le soir, au lieu de la déranger
au milieu du jour ? disait- elle avec
colère tout en retirant ses bras d'un grand
bassin d'eau de savon.
Une demi- heure plus tard, elle revint
haletante, le visage radieux, les yeux
étincelants.
- Bonnes nouvelles, cria- t- elle
à ses enfants qui l'attendaient à la
porte, merveilleuses nouvelles auxquelles je puis
à peine croire ! La petite demoiselle
Herbert est si enchantée de vous, Bessie,
depuis sa visite à l'école qu'elle
veut vous avoir comme gouvernante et Mme Herbert
m'a fait demander pour savoir si, moyennant une
rétribution convenable, vous consentiriez
à abandonner votre place. Laissez- moi
m'asseoir, car je suis tout émue et toute
surprise.
Le coeur de Bessie battait si rapidement
que la voix lui manqua ; elle approcha en
silence une chaise à sa mère,
attention que Willam ne remarqua pas.
- Continuez, maman, dit- il, ne vous
arrêtez pas, dites- nous tout depuis le
commencement, sans omettre un mot.
- Mme Tarver dit que depuis sa visite
à l'école, la petite fille n'avait
pas cessé de demander à aller
s'instruire avec les autres enfants, ou tout au
moins, à avoir chez elle, Bessie pour
maîtresse.
Mme Herbert avait d'abord
considéré cette requête comme
une fantaisie passagère, mais voyant les
instances réitérées de sa
fille, elle l'avait prise en sérieuse
considération. Elle redoutait seulement
quelques difficultés, ne sachant pas que
Bessie eût quitté l'école et ne
supposant pas qu'elle voulût abandonner sa
place.
Fatiguée de la persistance d'une
enfant qu'elle ne contrariait jamais, elle se
décida à faire venir la veuve pour
lui soumettre ses propositions, et la joie avait
été grande en voyant combien un
arrangement était facile. Bessie devait
aller à Big-House de neuf heures à
deux heures et recevoir 8 schellings par
semaine.
- Vous irez cette après- midi
voir Mme Herbert et prendre ses ordres, continua
Mme Tarver. Quel bonheur inattendu !
À l'heure indiquée, Bessie
se présenta chez la pauvre malade.
Jouer avec l'enfant, l'amuser et la
rendre heureuse tandis que sa mère
était encore au lit, l'instruire un peu,
sans la fatiguer par des leçons
sérieuses, voilà ce qui lui fut
demandé d'une voix languissante et ce
qu'elle promit volontiers.
La pauvre mère regardait avec
joie et surprise la figure radieuse de sa petite
fille pendant cet entretien.
- Vous aimez beaucoup l'enseignement,
n'est- ce pas ? dit- elle à Bessie avec
une curiosité mêlée
d'envie.
- Oh oui, Madame, j'ai tant
regretté de quitter l'école que je
suis bien heureuse d'enseigner de nouveau, je suis
seulement fâchée
Elle hésita en remarquant
l'expression de Mme Herbert.
- De quoi, s'écria la malade,
avec anxiété.
- J'espérais que vous ne feriez
aucune objection et je croyais que tout
était arrangé.
- Comment ferais- je des objections,
Madame, je suis seulement fâchée de
vous priver d'un plaisir.
- Ce n'est que cela ? dit Mme
Herbert en s'appuyant sur ses coussins avec un
soulagement évident, ce n'est pas un plaisir
pour moi, mes nerfs sont trop malades.
- Vos nerfs ? demanda Bessie
surprise. Mais Mme Herbert lui fit signe de se
taire, car l'enfant venait d'entrer dans la
chambre.
- Vous serez ma gouvernante, n'est- ce
pas ? dit- elle en s'élançant
vers la jeune fille, vous m'apprendrez de petits
jeux et de jolis chants en battant des
mains.
- J'espère que vous ne ferez pas
trop de bruit, reprit la mère avec
agitation.
Bessie la rassura et prit congé
d'elle, accompagnée par l'enfant qui la
suivit jusqu'à la porte.
- Pourrez- vous me faire aimer mes
leçons ? maman n'y parvient pas, elle
est toujours triste et, parce qu'elle a tout de
suite mal à la tête elle ne supporte
jamais le moindre bruit. J'aimerais cependant
quelquefois à en faire un peu. Avez- vous
mal à la tête aussi ? dit- elle
en regardant Bessie avec
anxiété.
- Non, jamais, répondit- elle en
souriant ; j'espère que vous aimerez
vos leçons et que nous serons heureuses
ensemble, vous et moi. L'enfant rit joyeusement, et
lui envoya des baisers de la main, dès
qu'elle se fut éloignée. Venez
bientôt, de bonne heure, et restez tard, lui
criait- elle.
Bessie regagna gaîment sa
demeure.
Le soir, la boîte fut posée
sur une table dans la chambre de Willam et
éclairée de chaque côté
par une bougie. Après l'avoir
admirée, Bessie alla chercher sa mère
en lui disant que Willam désirait lui
montrer quelque chose, dans sa chambre.
La veuve entra. Ses enfants la
regardaient attentivement, lorsqu'à leur
grande surprise, elle tressaillit à la vue
de la boîte, comme si elle avait
aperçu un spectre et parut très
agitée.
- Willam, dit- elle
sévèrement, quel tour me jouez- vous
là ? Comment vous l'êtes- vous
procurée ?
- Que voulez- vous dire, maman ?
répondit- il.
- Vous me comprenez parfaitement, vous
avez pris cette boîte à
Big-House.
Les enfants semblaient enchantés
tandis que la mère les regardait l'un
après l'autre, avec un profond
étonnement.
- Willam l'a sculptée, maman, dit
Bessie.
- C'est mon travail pour l'exposition de
Bournhy, ajouta le jeune homme.
- C'est impossible, reprit- elle
vivement, ne me dites pas cela. Croyez- vous donc
qu'on puisse me tromper ainsi ? Cette boite
était sur la table de la petite
bibliothèque.
La veuve était dans un
état d'agitation difficile à
décrire et à maîtriser, aussi
Willam s'empressa- t- il de lui donner
l'explication désirée, explication
qui augmenta encore son agitation, puis elle quitta
précipitamment la chambre.
- Bessie, dit alors Willam, quel est ce
mystère ? Quel rapport y a- t- il entre
cette boite et la vie passée de maman,
qu'elle ne puisse même pas supporter la vue
de mon travail
- Peut- être, répondit sa
soeur, que tout ce qu'elle a vu à Big-House
lui rappelle douloureusement la mort de notre
père et l'affecte
péniblement.
Willam trouva plausible cette
explication, dont il était au fond peu
satisfait.
- En tout cas, dit- il, je me console
par la pensée que maman l'a prise pour
l'original. Elle lui ressemble donc plus que je ne
l'espérais.
Le lendemain matin, Willam porta sa
précieuse boîte au chemin de fer.
.
CHAPITRE XII
LA BOITE A
BONBONS.
Dès le lendemain matin, Bessie
entra en fonction à Big-House, tandis que
Willam cherchait à aider sa mère au
jardin, en attendant des nouvelles de
Bournhy.
L'attente le remplissait tour à
tour de crainte et d'espérance, et à
partir du 7 avril, l'arrivée de chaque
courrier faisait rapidement battre son
coeur.
- Nous aurons peut-être des
nouvelles aujourd'hui, disait-il trois jours plus
tard, à Bessie qu'il accompagnait à
Big-house. Je suis plein d'espoir ce matin, et
c'est peut-être ce beau temps qui me rend si
confiant, ajouta-t-il en contemplant les prairies
émaillées de fleurs, et ornées
de touffes de primevères et de jacinthes
bleues éclairées par un brillant
soleil.
Bessie s'arrêta, jouissant aussi
de cette splendide matinée de printemps et
écoutant avec ravissement le concert de
milliers d'oiseaux mêlé au chant
plaintif du coucou.
- Adieu, cher frère, dit Bessie
quand ils eurent atteint Big-House, venez me
chercher après dîner, je serai
impatiente de savoir si vous avez des
nouvelles.
Elle le suivit du regard, admirant avec
l'orgueil d'une soeur, sa taille
élancée et sa physionomie
ouverte.
- Il fera son chemin dans le monde, j'en
suis sure, murmura-t-elle tendrement.
Le cri du coucou, caché dans les
arbres, sembla dire amen à ses
paroles ; elle sourit et entra.
- Mme Herbert vous prie d'aller lui
parler dans une heure, dans sa chambre, dit la
domestique, en ouvrant la porte et à la
grande surprise de Bessie qui voyait rarement la
pauvre malade.
La petite fille ignorait le motif de cet
entretien ; elle dit seulement, en passant,
que sa mère avait eu le matin une lettre de
sa tante Mary de Bournhy.
Bessie, intriguée par cet
entretien, surveillait la pendule d'un oeil anxieux
en soupirant après le moment, qui arriva
enfin, de se rendre auprès de Mme
Herbert.
L'heure sonnée, elle gravit
l'escalier et frappa à la porte de la
chambre.
- Entrez, dit une voix faible.
Mme Herbert couchée sur un
canapé, tenait à la main une lettre
ouverte. Asseyez-vous, dit-elle, j'ai reçu
ce matin une lettre de ma belle-soeur de Bournhy
qui me surprend beaucoup, et j'espère que
vous m'aiderez à sortir d'embarras.
Bessie s'assit.
- Il paraît que le prix de
sculpture de l'exposition de Bournhy a
été gagné par votre
frère.
Bessie joignit les mains avec transport
et rougit jusqu'à la racine des
cheveux.
Mme Herbert paraissait mal à
l'aise.
- C'est une nouvelle et une bonne
nouvelle pour vous, je le conçois, mais ne
vous agitez pas, ma pauvre enfant. Ma belle-soeur
ajoute qu'il a beaucoup d'avenir et un entrepreneur
de décorations d'églises, à
Londres, trouve qu'il a des dispositions
étonnantes. Vous êtes heureuse
d'apprendre cela... oui... mais... ce n'est pas
tout. Votre frère a reproduit, de
mémoire, une boîte antique
après l'avoir vue une fois.
Questionné à ce sujet, il dit avoir
vu l'original à Big-House, ici, dans ma
maison ! voilà ce que je ne puis
comprendre et ce qui me rend si nerveuse.
- Je puis vous expliquer ce
mystère, madame ; mon frère a vu
la boite dans votre bibliothèque où
on l'avait fait entrer pour attendre une
commission.
La pauvre malade parut plus
satisfaite.
- Ce n'est pas tout encore, reprit-elle.
Le comité a prié ma belle-soeur de me
demander d'où venait cette magnifique
boîte ; il attend une réponse
immédiate, ce qui m'agite encore, car je ne
puis souffrir les comités. Je ne sais de
quelle boîte il est question, ajouta-t-elle
avec angoisse.
L'enfant venait de se glisser alors
silencieusement dans la chambre et s'était
assise aux pieds de sa mère.
- Mlle Herbert pourra peut-être
vous aider, suggéra Bessie, qui, avec
l'assentiment de la mère, expliqua le tout
à l'enfant.
- C'est ma boîte à bonbons,
répliqua la petite fille.
- Votre boîte à
bonbons ? répéta la pauvre
mère, mais je ne me souviens de rien
aujourd'hui. Cette lettre arrivée de si
grand matin, cette prompte réponse, ce
comité ; tout cela me met hors de moi.
Soyez une petite fille sage et obéissante,
ma chérie, et allez chercher la
boîte.
L'enfant courut jusqu'à la
bibliothèque et Bessie frappée de
l'exactitude et de la beauté de la
reproduction de Willam, croyait voir le travail
même qu'elle avait vu faire sous ses
yeux.
Son coeur battait d'une joie profonde
qu'elle s'efforçait de contenir à
cause de Mme Herbert qui ajouta d'une voix
haletante :
- Je crains de ne pouvoir rien dire
à cet égard, et il est très
désagréable pour moi d'intervenir au
sujet de cette boîte. Mais au moment
où elle l'aperçut, elle
s'écria : cette boîte, mais c'est
votre mère qui me l'a vendue !
- Ma mère ? reprit
Bessie.
- Oui, dit-elle, mais ne vous agitez
pas, je la lui ai achetée, par
charité, quand elle s'est établie
comme blanchisseuse.
Appuyée sur ses coussins, Mme
Herbert paraissait très soulagée,
puisque toute responsabilité pesait sur une
autre tête ; ne s'inquiétant plus
de rien, elle tressaillit sous le regard ému
et troublé de la jeune fille.
- Le mieux est que vous alliez tout de
suite chez vous, chercher ces renseignements
auprès de votre mère ; prenez ma
lettre et rapportez-la-moi avec la réponse
pour que j'écrive cette après-midi
à ma belle-soeur ; maintenant, je vais
essayer de dormir avant le lunch.
Bessie prit congé d'elle, trop
heureuse de retrouver sa liberté et de
revoir Willam. Prenant donc, à travers les
jardins, le chemin le plus court, elle marcha
rapidement jusqu'à la porte du
cottage.
Willam cria-t-elle joyeusement. Personne
ne répondit, la maison semblait
abandonnée.
Willam !
répéta-t-elle en allant de la cuisine
dans la chambre de son frère,
également déserte. Elle
s'arrêta, stupéfaite de voir les
traces d'un départ précipité,
le vestiaire vide et les habits de travail sur les
lits.
- Qu'était-il
arrivé ? Étaient-ils partis tous
les deux ?
Charlie n'était-il pas revenu de
l'école ? Que ce départ soudain,
sans un mot d'adieu pour elle, était
étrange ! Elle ne pouvait le comprendre
et se perdait en vaines conjectures,
mêlées de désappointement,
puisqu'elle avait tant de choses à
dire.
Elle venait de s'asseoir tristement,
quand elle entendit un bruit de pas, et courant
à la porte, elle trouva Charlie, un
télégramme à la main.
- Bravo, s'écria-t-il, vous
êtes là ? Je ne sais comment je
vous ai manquée. Nous avons eu de bonnes
nouvelles, Willam a le prix, il est parti pour
Bournhy. Je suis allé directement à
Big-House, mais vous veniez de partir. Lisez
ceci.
Bessie prit le télégramme
et l'ouvrit, il était adressé
à Willam, par son oncle, et contenait ce qui
suit :
« Vous avez gagné le
prix. Venez à Bournhy par le premier train.
« Apportez tout ce que vous avez
sculpté. Toutes vos dépenses seront
payées. »
Willam avait eu à peine le temps
de prendre l'indispensable et de partir avec la
voiture d'un voisin, pour arriver à l'heure
indiquée. Il regrettait beaucoup de n'avoir
pas vu Bessie à qui il envoyait les adieux
les plus affectueux. Sa mère l'avait
accompagné pour le voir partir et ramener la
voiture.
Bessie se décida à
attendre tranquillement le retour de sa
mère, puisqu'il était inutile de
retourner sans réponse auprès de Mme
Herbert. Elle expliqua à Charlie que, dans
son désir d'arriver plus vite, elle avait
traversé le jardin, au lieu de suivre la
route.
La veuve arriva enfin, rouge,
agitée, triomphante en dépit
d'elle-même !
Bessie lui dit tout ce qu'elle savait et
la veuve fut très flattée de l'avis
de l'entrepreneur de décorations.
Mais elle changea de visage en
écoutant le message de Mme Herbert. Elle
s'impatienta, dit que Bessie n'avait pas besoin
d'aller à Big-House, et ajouta enfin qu'elle
irait donner, elle-même, la réponse
demandée.
Vous ne voulez donc pas me le dire,
maman ? dit tristement la jeune fille.
- Je la dirai un jour, mais pas avant le
retour de Willam, répondit la mère.
.
CHAPITRE XIII
LE MYSTÈRE
DÉCOUVERT.
Le journal de bournhy, adressé par
l'oncle Édouard, arriva au cottage deux
jours après. Le récit de l'exposition
était encadré tout entier, mais un
certain paragraphe était souligné
avec soin.
Un racontait comment le prix de
sculpture avait été gagné par
le fils d'une pauvre blanchisseuse, qui n'avait
jamais eu ni direction ni même d'outils
convenables pour un semblable travail, et Bessie
eut le plaisir de lire cela, à haute voix,
à sa mère et à
Charlie.
Le visage de la veuve valait vraiment la
peine d'être étudié pendant ce
temps. Une indifférence calculée se
mêlait à son orgueil maternel, et
quoiqu'elle eut l'air d'être plus
occupée de son repassage que de la lecture,
elle n'en perdait pas un mot ; Bessie remarqua
même, avec joie que le fer resta plus d'une
fois immobile, pendant que toute son attitude
dénotait une profonde attention.
Bessie était
désappointée de ne pas avoir de
lettre de son frère, par le même
courrier, mais avant qu'elle ait eu le temps
d'exprimer son étonnement, Willam arriva, si
joyeux, si triomphant, qu'il était
métamorphosé. Il semblait avoir
grandi, dans les deux jours ; le succès
l'avait fait passer de l'enfance à
l'adolescence, sa tête était droite,
sa physionomie pleine de vie et
d'indépendance. Ce n'était point
étonnant : le but de son ambition
était atteint, ses espérances et ses
rêves étaient enfin
réalisés !
L'entrepreneur de décorations
l'avait engagé comme ouvrier et lui donnait
des gages qui suffiraient à son entretien et
lui permettraient d'envoyer quelque argent à
sa mère.
Mais ce n'est pas tout encore. Ses
sculptures avaient été
déclarées remarquables et on lui
avait assuré que s'il continuait à
travailler comme par le passé, il se ferait
un nom et une position.
Willam dépeignit sa joie à
l'ouïe de ces bonnes nouvelles, puis se
tournant vivement vers sa mère et la
regardant en face, il lui dit
affectueusement :
- Petite mère, d'où vient
la boîte qui a occasionné tant de
choses et qui est une copie remarquable de Gibbons,
reproduite sûrement d'après la belle
collection d'un Anglais opulent. Le comité
s'est adressé, à ce sujet, à
Mme Herbert, qui a répondu...
- Que je la lui avais vendue,
s'écria précipitamment la veuve, j'ai
dicté moi-même la
réponse.
- Oui, reprit Willam, et le
comité m'a chargé de vous poser la
même question. Le souvenir de cette
boîte est mêlé à votre
vie passée, et à tout ce que vous
nous avez caché jusqu'à ce
jour ; maintenant, ma mère, il faut
nous dévoiler ce double mystère, le
temps d'une explication est venu : elle ne
peut être plus longtemps
différée.
Sa voix exprimait à la fois la
tendresse et la fermeté et il ajouta, comme
pour justifier son ton résolu :
- Mon grand-père m'a offert de me
révéler tout ce que j'ai besoin de
savoir, mais je lui ai dit que je l'apprendrais de
ma mère seule.
- Il est d'ailleurs inutile de rien
cacher, s'écria la veuve et je vous dirai
tout : cette boite a été
sculptée par votre père.
- Par notre père ?
s'écrièrent-ils très
émus, Willam surtout.
- Oui, dit-elle, avec orgueil et
tristesse à la fois, le talent de Willam est
un héritage, mes enfants, car votre
père aussi était sculpteur.
À leurs questions
multipliées, elle répondit que Willam
Tarver, le plus jeune fils d'une famille allemande,
très considérée, avait
quitté la patrie de ses pères, pour
venir en Angleterre, acquérir par son talent
une fortune et un nom, double ambition cruellement
déçue.
- Mais pourquoi a-t-il été
si malheureux ? demanda Willam, avec un pareil
talent on doit réussir.
- Ah ! mon enfant, vous êtes
jeune, vous ignorez les épines de la vie,
vous croyez que tout est possible, mais je connais
mieux que vous les difficultés et les
luttes. Cependant je vous dirai, en entier, son
histoire et la mienne et vous jugerez
vous-mêmes.
Soupirant profondément, comme si
ce retour vers le passé réveillait
ses angoisses, elle dit :
- Je n'avais pas tout à fait 17
ans, quand je vis votre père pour la
première fois, et je me souviens de cette
soirée aussi bien que de celle d'hier.
Après une journée brillante,
j'aspirais avec bonheur la brise du soir, à
la porte du cottage de mon père, quand je
vis, suivant la route, un étranger, grand et
mince, comme Willam maintenant. Ce n'était
point un vagabond, quoiqu'il fut fatigué et
couvert de poussière, et je me demandais qui
il était, tant il ressemblait peu aux
personnes que j'avais toujours vues. Il
s'arrêta près de moi et d'une voix
épuisée et avec un accent
étranger, il me dit :
- Je suis extrêmement
fatigué, voudriez-vous être assez
bonne pour me donner un verre d'eau ?
- Mon père sortit aussitôt, en
entendant parler et il se mit à parler avec
l'étranger, tandis que j'allais chercher de
l'eau. À mon retour, je les trouvai à
la cuisine, il but avec avidité, appuya sa
tête sur sa main, et s'évanouit, car
il avait reçu un coup de soleil. Le docteur
qu'on fit venir, dit qu'il ne devait pas quitter la
maison. Il fut pendant longtemps très
malade, et ma mère et moi, nous
partageâmes les soins à lui
donner.
Quand il fut mieux, il nous raconta son
histoire ; il nous dit qu'il avait fui son
pays pour échapper à la conscription,
ce qui avait profondément offensé son
père, car depuis des
générations, les Tarver
étaient militaires, de père en fils.
Ses compatriotes émigraient, par centaines,
chaque année, vers l'Amérique ou
l'Australie, mais il avait
préféré l'Angleterre,
espérant y acquérir de la
renommée.
Son père lui avait cependant
donné son héritage, petite fortune,
disait-il, mais qui nous semblait
considérable, à nous pauvres
villageois.
Lorsqu'il fut assez bien pour partir, il
me demanda de l'épouser. J'étais
forte et active, comme la femme dont il avait
besoin, disait-il, pour être son aide et sa
compagne, dans la vie qu'il allait
entreprendre.
Il était si reconnaissant de ce
qu'on faisait pour lui, et si aimable, qu'on
s'attachait facilement à lui ; j'avais
appris à l'aimer et je l'aurais suivi au
bout du monde.
Mon père et ma mère
étaient peu disposés à cette
union, mais puisque j'étais si
résolue, ils n'essayèrent pas de s'y
opposer, et nous nous mariâmes. Nous ne
partîmes cependant pas tout de suite pour
Londres, parce qu'il y avait près de
Stamford de magnifiques sculptures qu'il voulait
voir.
Je me rappelle le jour où nous
allâmes à Stamford, et ce n'est pas
étonnant, car ce fut le plus heureux jour de
ma vie ; dans les sombres heures qui ont
suivi, y reporter ma pensée a
été un soulagement pour mon pauvre
coeur.
C'était par une magnifique
journée du milieu de juin. Nous mimes nos
vêtements de fête et nous
partîmes tous les deux pour Burghley.
Nous traversâmes doucement cette
superbe allée ombragée, en riant,
causant et écoutant le gazouillement des
oiseaux : nous étions heureux. Nous
visitâmes cette antique demeure, ouverte
à tous ce jour-là, et après
avoir traversé bien des vestibules et des
appartements, nous arrivâmes enfin à
une pièce où tous les murs
étaient couverts de sculptures. Mon mari
s'arrêta ravi, il semblait hors de lui ;
il se parlait, à lui-même, en
allemand.
Mais tout cela ne me paraissait pas
aussi beau que les magnifiques tapis, les rideaux,
les meubles somptueux. Je voulus les lui faire
admirer, mais il ne bougea pas, il parla seulement
d'un M. Gibbs ou Gibbins dont je n'ai plus jamais
entendu le nom, jusqu'à ce que vous l'ayez
mentionné tout à l'heure, Willam.
Puis prenant un crayon, il se mit à
dessiner, tandis que je lui parlais sans cesse. Mes
enfants, combien j'aime à me reporter par le
souvenir à cette
journée-là ! et voilà
pourquoi j'aime tant cette boîte. Le moindre
motif, la seule vue de cette boîte m'apporte
un souffle de bonheur, un rayon d'espérance,
comme un petit pot de mignonnettes que j'avais
à Londres, dans ma triste mansarde, me
parlait de mon pays. Je vendis enfin cette
boîte à Mme Herbert, pour payer les
objets nécessaires à l'installation
d'une blanchisseuse, et il me semblait que je ne
m'en séparais pas complètement,
puisque je pouvais la revoir souvent à
Big-House.
Nous passâmes le reste du jour
à errer dans ce parc splendide et le
lendemain nous partîmes pour Londres.
Ici la veuve s'arrêta et soupira.
Comment révéler aux enfants de Wilhem
Tarver, ses fautes, l'indécision de son
caractère, son manque de
persévérance, sa paresse
égoïste pendant qu'elle travaillait
comme une esclave pour gagner le pain de sa
famille ! Comment leur dire son insouciance,
ses négligences dans l'exécution des
commandes qui lui étaient faites, ses
retards inexcusables qui avaient, peu à peu,
éloigné de lui tous ceux qui
l'employaient, et ses propres angoisses en
découvrant chaque jour tant de
défauts, et de défauts
funestes ?
Elle atténua les torts de son
mari autant que possible, accusant beaucoup sa
mauvaise santé et l'état
déplorable des affaires à Londres.
Puis, la maladie et les dettes, augmentées
par la naissance des enfants, étaient venues
rendre plus lourde encore la croix de la pauvre
femme ; avec son mari malade, et sa jeune
famille qui réclamait ses soins, elle
n'avait pu suffire à payer le loyer, la
nourriture, les vêtements de tous, et la
misère les avait accablés.
Peu après la naissance de
Charlie, les huissiers les avaient poursuivis, et
toute la famille avait été mise dans
une maison de charité, où son mari
était. Elle avait quitté Londres pour
toujours.
Était-il étonnant,
disait-elle, dominée par ce triste
passé et en pleurant amèrement,
était-il étonnant qu'en
découvrant le talent de Willam, elle
eût voulu l'éloigner du
précipice où son père
était tombé ?
Les enfants émus par cette sombre
histoire, et remplis d'admiration pour son
énergie, lui assurèrent qu'elle avait
agi pour le mieux. Ils la caressèrent,
l'embrassèrent et la remercièrent de
tout ce qu'elle avait fait.
Quoiqu'elle eut glissé sur les
fautes de son mari et laissé dans l'ombre
ses efforts héroïques et sa
persévérance infatigable à
retarder seule par son travail quotidien la
catastrophe finale, ses enfants comprirent
parfaitement quelle activité inouïe
elle avait déployée.
Mais le lecteur qui n'éprouve
aucune reconnaissance pour la pauvre blanchisseuse
comprend sa méprise grossière :
elle avait attribué son malheur et la ruine
de sa famille au talent de son mari et non à
sa faiblesse de caractère, sans tenir compte
de la différence profonde qui existait entre
le père et le fils. Elle avait oublié
la résolution inébranlable et la
persévérance indomptable de Willam,
qui, unie au talent paternel, leur assurait un
succès que son père n'avait ni
atteint ni même mérité.
Dès la plus tendre enfance, elle
l'avait détourné autant que possible
de cette voie funeste, et maintenant ses propres
projets étaient renversés, et ses
efforts anéantis, par l'exposition
industrielle d'un village.
.
CHAPITRE XIV
LA PLUS GRANDE OEUVRE
D'UN GRAND SCULPTEUR.
Willam partit peu après pour Londres
où son talent se développa
rapidement. Il se hâta d'entrer en
communication avec des Allemands, parents de son
père, qui furent heureux de voir en lui le
représentant de la famille et qui
l'engagèrent à venir se fixer
auprès d'eux, dès qu'il aurait fait
des progrès suffisants pour s'établir
à son compte.
C'est ce qu'il fit, au bout d'un certain
temps, puis il prépara une maison pour sa
mère et lui écrivit en l'engageant
à venir auprès de lui..
« Vous ne travaillerez plus
avec tant d'ardeur, chère mère,
disait-il, vous « serez reine chez moi et
vous ferez ce que vous voudrez.
« Charlie ira dans une
école militaire et deviendra soldat ;
quant à Bessie, « dites-lui qu'il
y a ici beaucoup de petits enfants à
instruire elle pourra « donc faire
revivre et réaliser sa « vieille
ambition. »
Cette invitation vint à point.
Bessie avait appris à sa petite
élève l'amour de l'étude et
l'habitude du travail ; son éducation
allait être confiée désormais
à une personne plus capable. La veuve de son
côté aspirait au repos, car les soucis
de la vie avaient lourdement pesé sur
elle ; elle soupirait ainsi que sa fille
après Willam dont elles n'avaient jamais
été séparées
auparavant ; Charlie aussi était
enchanté de la perspective qui s'ouvrait
devant lui ; ils accédèrent donc
joyeusement aux sollicitations de Willam et furent
reçus avec cordialité, par lui, dans
le pays de leur père.
La pauvre veuve mena là une vie
paisible ; délivrée des
angoisses qui l'avaient accablée,
entourée de ses enfants et petits-enfants,
elle partageait avec orgueil les succès de
son fils.
Les rêves de Charlie se
réalisèrent aussi, il rejoignit
l'armée de son pays, et devint un brave et
honnête soldat.
Bessie, plus heureuse qu'elle
n'eût osé l'espérer, vit ses
souhaits les plus chers se réaliser aussi.
Comme son frère le lui avait prédit,
elle fut encore entourée d'enfants qui
grimpaient sur ses genoux et l'accablaient de
caresses, en l'appelant
« maman » ; et elle
était bien réellement leur
mère.
Les Tarver quittèrent donc
Grinfield, mais non sans y laisser un doux souvenir
des quinze années qu'ils y avaient
passées ; car nous ne pouvons vivre
nulle part sans imprimer une trace de notre passage
, et sans y exercer une influence, bonne ou
mauvaise.
Quoiqu'elle eût quitté sans
retour le pays, l'active blanchisseuse ne fut pas
oubliée ; son énergie et sa
persévérance furent souvent
proposées en exemple à la jeunesse de
Grinfield, tandis que le souvenir de Bessie resta
gravé dans le coeur de ses
élèves, comme un modèle de
douceur, de dévouement et de savoir-faire
dans l'enseignement.
Et Willam Tarver, qui avait si
amèrement déploré les mauvais
côtés de Grinfield, quelle trace y
laissa-t-il ? Quelle influence y avait-il
exercée par son travail
persévérant ?
En quittant ce paisible village il le
laissait sale, arriéré,
dépourvu de tous avantages, mais quelques
années y apportèrent de bien grands
changements.
Des concours d'horticulture, des
écoles du soir, des salles de lectures, des
bibliothèques publiques furent
créés ; le village perdit son
aspect négligé, la population devint
plus propre, plus soigneuse, plus instruite et, par
suite, plus prospère.
Un pasteur jeune et actif succéda
au vieux recteur, l'église fut
restaurée et le culte
régulièrement suivi.
De jolies maisons furent construites, un
chemin de fer fut établi et la station
placée tout près de l'ancienne
habitation des Tarver. Mais tout cela avait-il
quelque rapport avec Willam ?
Oui, assurément.
N'était-ce pas son oeuvre, indirecte il est
vrai, la trace bénie qu'il avait
laissée derrière lui, et qui lui
avait coûté tant de force de
volonté ?
Le souvenir de Grinfield
s'effaçait de son esprit, tandis qu'il
travaillait avec tant d'ardeur en Allemagne, mais
cependant ces fruits abondants n'étaient-ils
pas dus à l'influence indirecte,
merveilleuse puissance dans le monde, à
cette semence qu'il avait jetée sans
même en avoir conscience ?
Si la première
révélation de l'art véritable
avait produit une impulsion profonde dans
l'âme de l'artiste enfant, les paroles de
celui-ci avaient laissé un
ineffaçable souvenir dans le coeur de la
petite fée de Big-House. Aussi ce court
entretien dans la petite bibliothèque,
produisit-il un double effet.
Il révéla à l'un,
un monde d'harmonie et de beauté
idéale qu'il n'avait jamais entrevu ;
et il découvrit à l'autre un monde
d'ignorance et de privations de tous genres, qui
lui était inconnu et qui l'entourait
cependant.
L'un s'était senti initié,
par une conviction intime, à un talent qu'il
pouvait acquérir et l'autre avait vaguement
deviné qu'elle pouvait travailler au
bien-être et à l'amélioration
de ceux qui l'entouraient.
La corde sacrée de l'inspiration
et du génie ignoré avait vibré
chez le jeune homme, tandis que la compassion et la
charité s'étaient
éveillées, pour ne plus
s'éteindre, dans l'âme naïve de
l'enfant.
Quelques semaines suffirent pour
révéler au jeune artiste les visions
qui l'avaient hanté, l'idéal qu'il
avait rêvé, et son nom fut
bientôt entouré d'une auréole,
car la gloire est plus bruyante que
l'amour.
Mais il fallut à l'enfant de
longues années pour réaliser ces
progrès entrevus, ce bien à accomplir
dans l'ombre, sans que le monde connût son
dévouement et sa charité, car l'amour
travaille en silence et ne demande ici-bas aucune
récompense.
Les reproches plaintifs de Willam
confiés à cette mémoire
enfantine, à demi compris, à demi
oubliés parfois, ne s'effacèrent
jamais complètement du souvenir de la petite
fille, et à mesure que les années
s'écoulaient, elle entendait plus clairement
ce reproche implicite. Elle comprenait mieux son
devoir, elle était, de jour en jour, plus
résolue à travailler de toutes ses
forces et dès qu'elle le pourrait, aux
améliorations nécessaires, et cette
résolution qui avait grandi en elle et avec
elle, se fortifia avec les années dans les
méditations solitaires de l'enfant.
Dans ses longues promenades que nul ne
venait troubler, dans la demeure silencieuse de sa
mère malade, dans ses rêveries
douloureuses sur la tombe de ses jeunes soeurs et
de ses petits frères, la même
idée remplissait toujours et partout son
esprit et son coeur. Ce merveilleux changement
confusément rêvé par l'enfant
et accompli par la jeune fille ne fut-il pas,
après tout, l'oeuvre la plus grande de
Willam Tarver ?
Si l'on avait demandé à
Willam quelle était son oeuvre capitale, il
aurait assurément montré dans une
vieille église, ou dans une
cathédrale allemande, des sculptures
magnifiques, admirées de tous les
connaisseurs et de tous les artistes ; mais
les plus humbles fruits de la charité
chrétienne ne dépassent-ils pas de
beaucoup, aux yeux de Dieu, les travaux d'art les
plus précieux accomplis par un être
humain
Les dons périssent : la main
qui crée s'affaiblit et disparaît, la
vue qui l'a dirigée s'évanouit sans
retour, et l'incrédule meurt de même
que le sage, tandis que la charité demeure
à jamais et que l'amour subsiste à
toujours.
« Désirez avec ardeur
des dons plus utiles, » dit saint Paul
à la fin du 12e chapitre aux
Corinthiens.
Cultivons donc autant que possible les
talents que Dieu nous a confiés, mais
recherchons par-dessus tout la charité, qui
est dans les cieux et sur la terre la plus
excellente des vertus chrétiennes.
.
CHAPITRE XV
DIX ANS
APRÈS
Willam marcha de succès en succès
et obtint gloire et fortune ; cependant il se
rappela toujours avec joie cette conversation de la
bibliothèque de Big-House, qui, sans qu'il
s'en rendît compte, avait pourtant
exercé une si grande influence sur son
avenir.
Au milieu des fougères et des
feuillages naissant sous ses doigts agiles, il
revoyait toujours une petite figure
délicieuse et enjouée.
L'image de cette gracieuse
créature était gravée en
traits indélébiles dans son esprit,
elle était inséparablement unie
à sa première
révélation de l'art vraiment digne de
ce nom, puisque c'était elle qui lui avait
ouvert la voie du succès et de la
gloire.
Pouvait-il donc l'oublier ?
Il la revoyait parfois à ses
côtés, sa petite main tendue vers lui,
avec sa chevelure luxuriante et ses grands yeux
doux et brillants, tandis qu'elle lui disait d'une
voix plaintive :
- Pourquoi ne voulez-vous pas me serrer
la main ?
Bientôt une figure de
chérubin, à l'expression
délicieuse, naquit sous ses doigts, il
travaillait avec soin les yeux et les traits, en
essayant de perfectionner la ressemblance
cherchée, puis il resta immobile, à
côté de ses outils, comme s'il
eût cherché à entendre le
murmure de cette petite voix aimée.
Oubliant le présent, il se
reportait vers un passé qu'il était
si loin d'oublier, et après de nouveaux
efforts, il termina, avec un visage radieux, cette
jolie tête d'enfant.
Depuis ce jour, tous ses
chérubins eurent la même ressemblance
et les artistes s'étonnèrent de lui
voir sculpter, sans modèle vivant, des
traits aussi animés.
À cette remarque, il souriait en
silence. L'expression seule changeait dans ces
figures ; elle était tantôt
mélancolique et sombre, tantôt timide
et réservée, parfois elle souriait
d'un air malicieux ou empreint
d'énergie.
Mais il affectionnait les physionomies
spirituelles ou mélancoliques ; il les
recommençait sans cesse, puis fermant les
yeux et songeant au passé, il entendait
encore la voix argentine murmurer :
- Pourquoi ne voulez-vous pas prendre ma
main ? Est-ce parce qu'elle est sale ?
vous êtes bien original.
Pendant un long hiver, les habitants de
Grinfield furent remarquablement
occupés.
Dans tous leurs moments de loisirs, les
hommes peignaient, sculptaient, faisaient de petits
ouvrages de charpentiers, tandis que les femmes
tricotaient ou s'occupaient activement d'autres
travaux féminins.
Le but de cette activité
mystérieuse fut enfin
révélé, vers le milieu de
l'été, au 18e anniversaire de miss
Herbert, jour solennel où eut lieu la
première exposition industrielle de
Grinfield.
Les objets exposés par tous les
cottages environnants furent très nombreux
et vraiment fort jolis et ingénieux.
Mais le plus bel objet, celui dont tous
les villageois étaient fiers, à juste
titre, était une magnifique chaire
sculptée et envoyée d'Allemagne pour
l'église du village, par Willam
Tarver ; aussi chacun
répétait-il en choeur, aux visiteurs
étrangers, qu'elle avait été
faite par un sculpteur célèbre,
enfant de Grinfield.
Au bas de la chaire, on voyait une
profusion de fleurs et de feuillages magnifiques
qui avaient presque la
légèreté de la nature et au
milieu desquels on apercevait un chérubin,
orné d'une forêt de cheveux.
Outre la beauté de cette oeuvre
d'art, quelque chose d'indéfinissable
attirait l'attention des villageois, qui la
regardèrent à diverses
reprises : ils ne la connaissaient pas,
croyaient-ils, et cependant, chose étrange,
cette figure leur semblait
familière !
Quelques-uns, croyant d'abord
découvrir une ressemblance,
l'examinèrent avec attention, puis
s'imaginant être le jouet d'une illusion
chimérique, ils passèrent en secouant
la tête.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Pour eux tous, miss Herbert est une grande et
belle jeune fille, aux yeux profonds, au front
pensif, dont la présence apporte le repos et
la consolation, dont la voix sympathique est connue
et aimée dans toutes les demeures.
Pour un seul, elle est toujours la
petite fée, la reine de la beauté et
des arts, aux yeux magnifiques et doux, à la
chevelure luxuriante et sauvage, créature
délicate et délicieuse qui lui tend
malicieusement sa mignonne petite main.
FIN.
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