UNE
VOCATION
(THWARTED)
SECONDE PARTIE
CHAPITRE VII
LE FARDEAU D'UN DOUBLE
SECRET.
Il était près de trois
heures quand Bessie et Charlie gagnèrent le
village pour faire leurs commissions.
La jeune fille était pale et
triste, mais toute autre trace d'émotion
avait disparu. Craignant d'éveiller les
soupçons de ses frères, elle avait
fait tout son possible pour atteindre ce but ;
maintenant, elle causait gaiement avec Charlie,
espérant qu'il ne l'examinerait pas, et
à quatre heures, ils se trouvaient à
la borne où Willam devait les
attendre.
Son coeur battait à la
pensée d'un tête-à-tête
avec Willam, et elle voulait garder Charlie
auprès d'elle pour éviter toute
confidence et éloigner le plus possible
l'instant redouté.
Willam était si joyeux à
dîner qu'il avait sûrement quelque
communication agréable à lui faire au
sujet de ses sculptures ; et comment lui
répondre avec un intérêt et une
sympathie qui étaient devenues pour elle une
souffrance réelle ?
Mais à la vue de son
frère, tout sentiment d'égoïsme
personnel s'évanouit. Quelque changement
était évidemment survenu depuis le
matin, il ne semblait plus le même et
marchait à pas lents, comme pour retarder
ainsi une rencontre redoutée.
Son regard radieux avait disparu et il
était plus pâle que de
coutume.
En s'approchant, il jeta sur Charlie un
regard impatient et Bessie comprit qu'il fallait
éloigner le petit garçon pour que
leur frère aîné pût lui
parler.
Effrayée de ce changement, et
inquiète de ce qu'elle allait apprendre,
elle donna les paquets à Charlie en lui
disant de les porter en courant à la
maison.
Willam le regarda s'éloigner,
puis il dit vivement à sa soeur :
Bessie, j'ai perdu ma place.
- Quoi ?
s'écria-t-elle.
- J'ai perdu ma place à la ferme,
répondit-il, j'ai reçu ce matin mon
congé.
Bessie crut que le monde tournait autour
d'elle et eut bien de la peine à
réunir ses idées.
Le moindre changement était un
événement dans sa vie monotone, et
maintenant tout arrivait à la fois. Il lui
semblait avoir vécu des années depuis
ce matin-là, où tous les soucis
tombaient sur sa tête sans lui laisser de
répit.
La communication de Willam était
d'ailleurs si inattendue, si
désolante
Le renvoi dont il parlait si
tranquillement, était une calamité
désastreuse entraînant pour eux tous
la ruine et la pauvreté.
Sans les gages de Willam qui formaient
une large part des ressources de la famille, que
feraient-ils ?
D'autres pensées encore
traversaient son esprit, mais elle ne
s'arrêta à aucune considération
égoïste, son principal souci ne
concernait que les autres.
- Oh Willam, Willam ! que
deviendrons-nous ?
- Je ne le sais pas, je ne puis encore
envisager l'avenir, car j'ai été
complètement surpris.
- Et maman, murmura-t-elle, que dira
maman ?
- Je ne veux pas le lui dire tout de
suite, car il faut auparavant que je
réfléchisse un peu. Elle sera
tranquille demain encore, mais lundi il faudra bien
qu'elle le sache ; d'ici là j'aurai
peut-être trouvé moyen de me tirer
d'affaire, tandis que maintenant...
- Pourquoi le fermier vous a-t-il
renvoyé d'une manière si
soudaine ?
- Ce n'est pas aussi soudain que vous le
pensez, Bessie. Sans m'attendre à rien de
pareil, je voyais, depuis quelque temps, qu'il
n'était pas content de moi, parce que je ne
puis travailler autant que d'autres. Mais voici le
mot de cette catastrophe. Un de ses neveux est venu
le voir et lui demander ma place, et comme il est
deux fois plus fort que moi, le fermier a
été charmé de faire d'une
pierre deux coups, en obligeant son neveu et en
prenant un meilleur travailleur, ce dont je ne le
blâme pas. Il s'est très bien conduit
avec moi et m'a donné une indemnité
parce qu'il prend tout de suite son neveu. Nous ne
mourrons donc pas de faim pour le moment et vous ne
seriez pas étonnée de la
décision du fermier, si vous voyiez combien
son neveu est robuste. Pourquoi, ajouta-t-il, en
riant, mes bras ressemblent-ils à des
allumettes ?
- Je suis heureuse que vous puissiez
rire, dit tristement Bessie.
- C'est étrange, en effet, et je
ne sais pourquoi, une fois le premier moment
passé, je ne suis pas aussi abattu que
j'aurais cru l'être à la perspective
du mécontentement de ma mère. Est-ce
parce que je suis plus libre que je ne
l'étais ? Je ne pouvais abandonner mon
gagne-pain, mais puisqu'il m'a abandonné, il
me semble plus naturel qu'auparavant, de chercher
un autre genre de vie.
- Pourquoi cela ? s'écria
Bessie amèrement, quelle ressource nouvelle
avez-vous aujourd'hui plus qu'hier ?
- C'est vrai, répondit Willam
pensif et plus découragé qu'il ne
l'avait encore été.
La pauvre enfant parlait avec angoisse,
ne pouvant envisager d'un oeil calme les privations
et la pauvreté qui les attendaient. Elle
avait le coeur serré en songeant à
cette occasion précieuse, à cette
chance d'avenir, offerte le jour même
à Willam, et que maintenant surtout, il
eût été si utile de
saisir.
Avec quelle joie n'aurait-elle pas
donné à son frère cette petite
consolation, cette espérance qui aurait
compensé, et au delà, la perte qu'il
avait subie !
- Maman changera sûrement d'avis
en apprenant ce qui arrive, se disait-elle, c'est
le dernier espoir pour Willam.
Mais une pensée soudaine la
remplit d'effroi. Si Willam ne parlait à sa
mère que le lundi, ne serait-ce pas trop
tard ?
La lettre refusant l'offre de son oncle
ne serait-elle pas déjà
écrite ?
Malheur à eux, s'il en
était ainsi !
Le dimanche était le seul jour
où sa mère pût écrire et
la lettre serait sans doute partie le lundi. Que
faire alors ! Détourner Willam de
garder plus longtemps son secret et lui persuader
de dire tout de suite à leur mère que
sa place chez le fermier était donnée
à un autre.
Mais comment décider son
frère sans éveiller ses
soupçons ?
Elle songeait à ce qu'elle dirait
s'il lui demandait la cause de cette insistance,
lorsque la voix de Willam interrompit brusquement
ses réflexions.
- À quoi
réfléchissez-vous si
profondément, Bessie ? Je vous conte
tous mes chagrins et vous ne m'avez encore rien
dit.
Il fallait parler, elle aborda
courageusement la question :
- Je pensais, Willam, qu'il vaudrait
mieux dire, tout de suite, à maman, cette
mauvaise nouvelle.
- Oh non ! Il me faut un peu de
temps pour réfléchir et m'y
préparer.
- Ce serait pourtant mieux, reprit-elle
vivement.
Cependant Willam fut
inébranlable.
- Vous connaissez maman, Bessie, ses
lamentations et ses reproches me tourmenteront et
n'attristeront, et il faut qu'après lui
avoir annoncé ce contretemps je puisse lui
dire quelque chose de bon.
- C'est juste, répondit-elle,
tandis que son coeur battait fortement et que sa
voix trahissait son agitation, mais si vous avez
confiance en moi, parlez aujourd'hui à
maman, cela vaudra mieux pour tous.
Surpris de son émotion, il la
regarda avec étonnement.
- Pourquoi êtes-vous si
étrange et si persistante, Bessie ?
Qu'y a-t-il donc ?
- Rien, rien, répondit-elle,
très désireuse de changer le sujet de
la conversation et renonçant à le
faire revenir sur sa décision. Qu'est-ce qui
vous rendait si heureux à dîner,
Willam ?
L'attention de celui-ci fut
immédiatement détournée et il
fit une description animée de la magnifique
oeuvre d'art de Big-House.
- Elle me poursuit partout, Bessie,
ajouta-t-il, je la rêvais sans cesse, et je
veux essayer de la reproduire dès que je
serai à la maison.
Bessie l'écoutait, le coeur gros
et songeant à l'occasion
présentée et rejetée le jour
même, tandis que son frère retombant
dans sa mélancolie habituelle ne
l'embarrassait pas par de nouvelles
questions.
En arrivant à la maison, il
l'embrassa tendrement en lui défendant de se
tourmenter à son sujet.
- Espérez, espérez
toujours, dit-il, et nous trouverons bien quelque
chose.
Et il se retira dans sa petite retraite
qu'il ne quitta pas jusqu'à l'heure du
souper.
Absorbé par son occupation
favorite, il oublia son chagrin, et gagna son lit,
heureux de son travail, tandis que sa pauvre soeur,
privée d'une telle consolation,
s'était endormie avec un coeur bien gros,
chargée comme elle l'était du double
secret qui l'avait oppressée tout le jour.
.
CHAPITRE VIII
LA PARABOLE DES
TALENTS
Le lendemain la famille Tarver assista,
comme tous les dimanches, au service du
matin.
Après le dîner, Willam
sortit pour aller se promener, Bessie
s'établit avec un livre près du feu,
et Charlie prit une Bible pour apprendre sa
leçon pour l'école du dimanche qui
avait lieu dans l'après-midi.
Bessie suivait avec
anxiété les mouvements de sa
mère, tant elle craignait de lui voir
écrire une lettre, ce qui arriva en
effet.
Mme Tarver chercha papier et encre et
s'assit devant la table près de la
fenêtre ; puis mettant le programme dans
l'enveloppe, elle commença à
écrire et Bessie lut à
distance
« Mon cher
Édouard,
« Je viens vous....
Puis elle se tourna vers le feu, en
proie à une indicible angoisse.
Quoique tout espoir fût
complètement perdu, elle fit une
prière silencieuse, demandant que,
même à la onzième heure, sa
mère fut détournée de son
dessein.
- Bessie, demanda alors Charlie,
qu'est-ce qu'un talent ?
Pourquoi l'enfant posait-il une pareille
question, comment lui donner l'explication
demandée sur un sujet aussi
épineux ?
Charlie avait eu souvent recours
à l'obligeance de sa soeur, et loin
d'accepter un refus, il insista encore.
- Pourquoi demandez-vous cela ?
dit-elle pour gagner du temps.
- Parce que nous devons être
interrogés cette après-midi sur la
parabole des talents, répondit-il.
Bessie vit qu'elle ne pouvait ni
éviter de répondre, ni
détourner la conversation ; il fallait
donc aborder courageusement la question.
Tout en cherchant sa réponse,
elle regarda furtivement si sa mère
l'écoutait, ce dont elle ne put pas
s'assurer, car la veuve, penchée sur la
table, lui tournait le clos.
- Un talent, répondit enfin
Bessie, accoutumée à se mettre
à la portée des enfants, c'est un don
que Dieu nous confie pour que nous le
développions.
- Si nous ne le cultivons pas, est-ce
quand même un talent ?
- Oui, mais un talent inutile. Le
serviteur qui avait caché son talent dans la
terre, fut appelé pour en rendre compte, et
Dieu nous demandera aussi ce que nous aurons fait
des talents qu'il nous a confiés, et
pourquoi nous les avons enfouis.
Quoiqu'elle parlât d'un ton bas et
d'une voix agitée, pas une de ses paroles
n'était perdue pour la veuve dont la plume
s'était arrêtée et qui
écoutait.
Bessie, tournée vers son
frère, n'observait plus sa mère et
l'entretien continua.
- Je suppose que peu de personnes ont
reçu des talents ? dit Charlie.
- Il y en a plus que vous ne le pensez,
répondit doucement Bessie, nous en avons
tous d'un genre ou d'un autre.
- Quel est celui de maman ? Bessie
hésitait à répondre et Charlie
ajouta : ne consiste-t-il pas à
blanchir, repasser et mettre le linge à la
presse ?
- Oui, et elle en fait un bien bon
usage.
- Si elle ne blanchissait pas et ne
repassait pas, cacherait-elle le don que Dieu lui a
confié ?
- Sûrement, mais la force et la
santé pour les cultiver, sont aussi des dons
de Dieu.
- Quelles sont encore les choses qui
sont des talents ? Citez-m'en, Bessie, que
tout le monde possède.
- Tout d'abord la vie dont nous devons
faire le meilleur usage possible et dont il faudra
rendre compte un jour. Si nous l'avons
gaspillée, que répondrons-nous au
jour suprême où nous paraîtrons
devant Dieu ? Le temps, la jeunesse, la
santé, la position sont dons que les hommes
sont loin d'apprécier à leur juste
valeur. Il y a encore des dons particuliers
possédés par quelques-uns
seulement : l'influence, la fortune,
l'intelligence, l'éloquence (comme saint
Paul) ; puis nous avons des aptitudes
spéciales pour la littérature, la
peinture, la musique, la sculpture, etc.
- Je pense, reprit Charlie gravement,
que vous avez un talent et un don, puisque notre
maître disait l'autre jour que vous aviez le
don de l'enseignement. Si vous n'instruisiez pas
des enfants, enfouiriez-vous votre talent dans la
terre ?
- Je le crois, répliqua-t-elle
doucement. La veuve avait posé sa plume et
écoutait en silence.
- Ai-je reçu quelque talent
particulier, Bessie
- Non, je ne le crois pas.
L'enfant poussa un long soupir de
soulagement.
- Et Willam ?
Bessie émue n'entendant plus la
plume de sa mère commença à
croire que celle-ci l'écoutait. En levant la
tête elle aurait pu voir sa mère
assise devant sa lettre inachevée.
- Vous le savez aussi bien que moi,
répondit-elle d'une voix si basse qu'elle
n'était qu'un murmure.
- N'est-ce pas son amour pour la
sculpture, dit-il d'une voix assurée ?
C'est presque comme découper ou peindre, et
c'est un don, n'est-ce pas ?
Bessie incapable de parler fit un signe
affirmatif.
- Si Willam ne sculpte pas, cachera-t-il
son talent dans la terre ?
- Oui, répondit-elle très
bas.
La veuve restait immobile sur sa
chaise.
- Sera-ce perdre le talent que Dieu lui
a confié ? reprit l'enfant avec une
rare persistance, devra-t-il rendre compte à
Dieu de ne l'avoir pas
cultivé ?
- Non, répondit doucement Bessie,
ce n'est pas sa faute, puisque sa position ne le
lui permet pas.
La veuve prit sa lettre encore
inachevée et la déchira en mille
morceaux.
- Merci, Bessie ; maintenant je
comprends bien mieux la parabole. Mais je devrais
être parti, dit Charlie en rassemblant ses
livres, après quoi il sortit en
sifflant.
Bessie regardait tristement le feu en
songeant avec regret au talent enfoui et à
l'occasion perdue, lorsqu'elle sentit qu'on
touchait son épaule. Elle se retourna et vit
sa mère debout près d'elle tenant
l'imprimé.
- J'ai changé d'avis à ce
sujet, dit-elle, vous pouvez donner à Willam
ce programme dont il fera ce qu'il voudra.
Et elle quitta la chambre avant que
Bessie fût revenue de sa surprise.
La première pensée de
Bessie fut une silencieuse action de grâce
pour la réponse faite à ses
prières, puis mettant précipitamment
son chapeau elle s'élança à la
recherche de son frère.
Comment décrire cet entretien,
que dire du joyeux étonnement, du bonheur
sans nuage du pauvre garçon ?
Les joues en feu, les yeux
animés, il dévora. le programme qu'il
serrait convulsivement dans sa main.
Il se couvrit la figure, comme s'il ne
pouvait pas supporter la réalisation de ses
espérances les plus chères, et fit
ensuite d'innombrables questions.
Comment était venue cette
invitation ? D'où ? Pourquoi
l'avait-il ignorée jusqu'à ce
jour ?
Bessie lui raconta ce qu'avait
été pour elle ce mémorable
samedi, ses tentations, ses luttes, sa
complète victoire, et elle fut bien heureuse
de son entière approbation. Pour toutes les
expositions du royaume, ajouta-t-il, il n'aurait
pas voulu qu'elle eût agi autrement.
- Nous ne devons jamais faire le mal
pour qu'il en résulte du bien, dit-il, et
maman aurait tout d'abord cru que cette perspective
était la cause de mon renvoi.
Ils rentrèrent donc doucement,
appuyés l'un sur l'autre, bâtissant
des châteaux en Espagne sur la grandeur
future de Willam et leurs voix heureuses et leurs
rires joyeux arrivèrent aux oreilles de leur
mère qui les attendait sur le seuil de la
porte ouverte.
- Que vous êtes gais, mes enfants,
dit-elle comme ils franchissaient la porte du
cottage.
- Ce n'est pas étonnant,
répondit Willam tout joyeux, et en
s'approchant, le programme à la main, pour
l'embrasser tendrement.
- Vous êtes encore un enfant,
reprit-elle joyeuse aussi, et j'ai peut-être
tort de vous pousser vers de pareilles
chimères. Mais promettez-moi, Willam, que
vous n'abandonnerez pas votre place, n'est-ce
pas ?
- Mère, répondit
tranquillement celui-ci, ma place m'a
abandonné.
La veuve devint très pâle
et le regarda d'un air
désespéré.
- Oh, Willam ! qu'avez-vous
fait ?
Mais après l'explication de son
fils, elle exprima vivement son indignation contre
le fermier.
- Mon pauvre garçon, disait-elle,
ce n'est pas votre faute si vous êtes aussi
frêle que votre père.
- Non, maman, mais si vous voyiez celui
qui me remplace vous seriez la première
à approuver le fermier. Il est très
vigoureux, aussi grand et deux fois plus fort que
moi. Tenez, approchez-vous vite de la fenêtre
et vous le verrez passer.
En un instant, la veuve fut à ses
côtés. Sa vanité maternelle
était blessée à l'idée
qu'un garçon si lourd pouvait
éclipser son fils.
- Je n'ai jamais vu un air plus gauche
et plus maladroit, s'écria-t-elle, et j'aime
mieux vous voir tel que vous êtes,
eussiez-vous perdu toutes les places du monde.
Quoique mince vous êtes au moins un homme,
tandis que cet individu
- À quoi ressemble-t-il,
mère ?
- Je n'en sais rien, dit-elle, en
s'éloignant avec dédain, mais je ne
veux plus penser à tout cela, ce qui
m'empêcherait de souper.
.
CHAPITRE IX
LE SACRIFICE D'UNE
SOEUR.
Willam savait qu'il faut battre le fer pendant
qu'il est chaud, et craignant que l'avis de sa
mère pût se modifier, il entra tout de
suite en communication avec son oncle et
reçut, en retour, les instructions
demandées.
La semaine suivante s'écoula
tranquille et monotone. La veuve travaillait plus
activement que jamais sans faire aucune question
quand Willam disparaissait pendant de longues
heures, dans sa petite retraite.
Elle n'aurait voulu, pour rien au monde,
retirer la permission qu'elle avait volontairement
accordée, mais elle tenait à montrer
cependant que son avis étant toujours le
même, elle ne s'occupait pas des travaux de
son fils.
Bessie, relevée de son secret, et
joyeuse d'une espérance qui ne
pénétrait guère dans le coeur
de sa mère, était de nouveau
rayonnante de bonheur, et si elle sentait parfois
que son frère pouvait échouer comme
d'autres, ses rêves de succès
dépassaient, le plus souvent, ceux de Willam
lui-même.
Quant à celui-ci, le coeur
gonflé d'espoir, et absorbé par son
travail, il ne s'inquiétait guère
d'autre chose.
Du matin au soir, il travaillait sans
relâche, et on voyait, sous ses doigts
agiles, un ouvrage d'une rare beauté et qui,
ébauché seulement, ressemblait
déjà à la boite qu'il avait
vue.
Sa grande frayeur était d'en
oublier le dessin et cette crainte le tourmentait
sans cesse.
Il s'asseyait parfois, la tête
dans les mains, les yeux fermés,
évoquant sans un succès complet ses
moindres souvenirs, pour la revoir nettement. Si
parfois il ne se la rappelait pas exactement,
d'autres fois aussi les détails lui
revenaient si abondants, qu'il craignait d'oublier
leur harmonieux arrangement.
Que n'aurait-il pas donné pour la
contempler une fois encore, ce qui lui aurait
été si précieux !
Un jour, fatigué de tant
d'efforts inutiles, il était allé se
reposer dans le jardin, mais la promenade
effaçait encore plus les souvenirs qu'il
voulait réveiller. Comprenant enfin qu'il
fallait, pour ce jour-là, renoncer au
succès, il alla rejoindre sa mère et
causer avec elle, pendant qu'elle défaisait
un paquet venant de Big-House.
Tout à coup, il lui sembla revoir
la scène de la bibliothèque et la
boite dans tous ses détails, comme dans son
ensemble.
Inattentif aux paroles de sa mère
qui le croyait calmé, il avait repris son
regard intelligent et vif.
L'inspiration était revenue, il
murmura une excuse et gagna promptement sa chambre
pour reprendre son travail.
- Quel garçon !
s'écria la veuve en plongeant son linge dans
l'eau, il est fou avec cet ouvrage. Il ne peut
écouter ce qu'on lui dit.
Qu'est-ce que Willam avait donc
aperçu ? Quelle puissance nouvelle le
poussait au travail ?
Où était la vision
cachée qui avait éveillé son
esprit endormi ?
Le charme inconnu n'était-il pas
dû à la présence inattendue de
deux petites manches de toile tachées par un
bonbon ?
Au bout de quinze jours environ,
l'absence des gages de Willam commença
à se faire sentir.
Chacun le comprit, sans en faire la
remarque, et tout ce qui annonçait l'aisance
disparut par degré de la table, car la veuve
gagnait seule pour l'entretien de la famille et
quelques dépenses étaient même
indispensables pour Bessie et Charlie.
Il était évident pour la
veuve que cet état de choses ne pouvait pas
durer, il lui semblait tout à fait
nécessaire que jusqu'au moment où
Willam aurait trouvé de l'ouvrage, Bessie
renonçât à ses études,
pour l'aider dans ses travaux de blanchissage, ce
qui était, du reste, le seul moyen
d'augmenter leurs ressources.
Elle ne pouvait faire davantage à
elle seule, et si elle avait pris une aide, les
gages qu'elle lui aurait donnés auraient
absorbé le surplus des recettes.
Sachant que ce serait un grand sacrifice
pour sa fille, Mme Tarver renvoyait toujours au
lendemain pour aborder ce sujet ; elle
espérait d'ailleurs que la jeune fille
comprenant cette dure nécessité,
parlerait la première.
La pauvre mère, absorbée
par ses préoccupations, travaillait sans
relâche, et disait partout que Willam n'avait
plus d'ouvrage ; elle voyait arriver l'avenir
avec appréhension. Mais les jours se
succédaient, les repas devenaient de plus en
plus maigres, et l'aiguillon de la pauvreté
se faisait sentir.
Quoique Bessie n'eût rien dit,
elle avait parfaitement compris comment tout cela
devait finir, elle attendait seulement une occasion
favorable.
Mais en rentrant un soir de
l'école, elle vit deux enfants
étrangers qui jouaient dans le jardin du
presbytère, et elle se dit que les visites
occasionnaient toujours plus de
blanchissage.
Tout était donc fini pour
elle ! Le but allait lui
échapper ! quelques semaines seulement
la séparaient des examens, et elle aurait eu
besoin de tout son temps pour se
préparer.
Appuyée tristement contre la
porte, pendant que les enfants jouaient, elle
entendit la femme de charge du recteur qui
l'appelait et lui dit :
- Mon maître étant retenu
au lit par un rhumatisme, son frère est venu
le soigner et a amené sa famille. J'allais
justement demander à Mme Tarver si elle peut
se charger de leurs blanchissages, et
j'espère que vous pouvez me
répondre.
- Oui, dit lentement Bessie, nous nous
en chargerons.
- Nous aurions aussi besoin d'un
journalier pour travailler dans la maison et au
jardin, et puisque votre mère a dit que
Willam est libre, j'ai pensé qu'il viendrait
peut-être, qu'en dites-vous ?
L'hésitation de Bessie disparut,
car si elle n'acceptait pas les blanchissages, sa
mère accepterait la place pour Willam, et
quoique ce fut bien douloureux, elle renonça
complètement à ses rêves
chéris.
Puisque l'un des deux devait être
sacrifié, ce serait elle et non lui, car il
fallait, à tout prix, qu'il pût
continuer ses sculptures.
Elle refusa donc la place offerte
à son frère, et promit que sa
mère se chargerait de tout le
blanchissage.
- Il vaut mieux que ce soit moi que lui,
se répétait-elle en gagnant la
maison, et rentrant directement, elle alla raconter
tout cela à sa mère.
La veuve fut soulagée d'un grand
poids.
- Je suis très
fâchée de tout cela pour vous, Bessie,
mais vous voyez vous-même qu'il n'y avait pas
autre chose à faire.
- Oui, maman, je l'ai parfaitement
compris, répondit-elle, mais elle ne parla
pas de l'offre concernant Willam, et nul ne connut
le sacrifice de cette soeur, si ce n'est Celui qui
lit dans les coeurs et auquel nul secret n'est
caché.
.
CHAPITRE X
LA PETITE FÉE A
L'ÉCOLE DES ENFANTS.
Les difficultés de Willam croissaient
naturellement à mesure que son travail
avançait ; certaines parties
étaient relativement faciles, mais d'autres
étaient fort délicates et ses
souvenirs parfois moins précis.
Il n'avait vu la boîte qu'une fois
et sentait qu'un second coup d'oeil aurait
supprimé toute difficulté, mais
retournerait-il jamais dans la petite
bibliothèque ?
Il était donc fort
découragé, un samedi soir, dernier
jour où Bessie allait à
l'école.
Il jeta son canif et se décida
à aller rejoindre sa soeur, pour adoucir ses
regrets de quitter l'école et lui conter ses
angoisses, mais il était parti trop
tôt, et arriva une demi-heure avant la fin de
la classe.
Il s'assit sur un banc, près de
l'école et fermant les yeux, il essaya une
fois encore de revoir la boîte.
C'était une belle soirée
de printemps, une brise légère
caressait sa figure et calmait son agitation,
tandis que de jeunes voix chantaient, dans
l'école :
C'est une leçon à
apprendre,
Essayez, essayez, essayez encore.
Tout, dans ce chant enfantin, depuis la,
fraîcheur de ces jeunes voix jusqu'aux
cadences mesurées, était en harmonie
avec les sentiments de Willam et lui apportait
courage et espoir.
Ces voix d'enfants ne lui
présageaient-elles pas le
succès ? N'est-ce pas à force de
persévérance qu'on finit par vaincre
toutes les difficultés ?
Les enfants avaient fini leurs chants et
tout était redevenu tranquille, lorsqu'il
entendit peu à peu le pas rapide d'un poney
qui s'approchait et qui s'arrêta tout
à coup.
Puis il entendit un rire joyeux et une
voix argentine et impérieuse
l'appelant : Willam Tarver !
Cependant il ne leva pas les yeux,
quoique un sentiment mystérieux et
étrange le reportât dans la
bibliothèque de Big-House où il
aurait tant voulu être.
Il revoyait la boîte dans tous ses
détails et désirait que rien ne
troublât sa contemplation mentale ; vain
espoir !
La petite voix argentine
répéta : Willam
Tarver !
Il la reconnut et vit à ses
côtés le poney et la petite fée
dont la présence le transportait, en esprit,
a Big-House, et de minute en minute, l'image de la
boite se dessinait plus précise devant lui,
car ces deux souvenirs étaient pour lui
tellement unis, qu'il ne pouvait les
séparer.
Les yeux brillants, les cheveux
magnifiques de l'enfant, sa petite main
délicate, appuyée sur le poney
haletant faisaient le fond d'un tableau charmant,
encadré par un feuillage luxuriant.
- Ne me reconnaissez-vous pas, dit miss
Herbert ? Je vais quitter mon chapeau, et
peut-être vous souviendrez-vous de
moi ?
- Je vous demande pardon, mademoiselle,
dit-il en se levant lentement et en ôtant son
chapeau, mais j'étais à moitié
endormi.
- Je suis bien heureuse de vous trouver
ici, répondit-elle, car je viens selon votre
conseil, voir les enfants à leurs
leçons et vous me montrerez le
chemin.
Willam la regarda avec surprise.
- Faites-moi entrer maintenant,
continua-t-elle, en s'élançant
à bas de son poney, et venez avec moi, je
vous prie, je n'aime pas à aller
seule.
Willam resta immobile en dépit
des instances de l'enfant
gâtée.
- Entrons, reprit-elle, pourquoi ne
voulez-vous jamais faire ce que je vous
demande ?
- Et le poney,
mademoiselle ?
- Il m'attendra. Venez.
Mis ainsi en demeure d'obéir,
Willam prit la petite main tendue vers lui, et ils
entrèrent ensemble dans
l'école.
Bessie faisait seule en ce moment la
classe. Le plus jeune des enfants était sur
ses genoux, un autre s'appuyait sur elle, un
troisième pleurait et tous se pressaient
autour d'elle, tandis que la consternation se
lisait sur leurs petites figures en apprenant
qu'elle ne viendrait plus au milieu d'eux.
Un bruit de pas lui fit lever la
tête, et à son grand étonnement
elle vit son frère conduisant par la main la
petite miss Herbert.
Elle se leva pour s'avancer vers eux,
mais les enfants l'en empêchaient, en
s'attachant à elle.
- Laissez-moi, mes chéris,
murmura-t-elle en essayant de se débarrasser
d'eux.
Mais les enfants dominés par la
nouvelle qu'elle leur avait annoncée,
s'accrochaient à elle en criant : Non,
non, ne partez pas ! Restez avec
nous !
- Je ne pars pas, répondit-elle,
je veux seulement parler à miss
Herbert.
Ils se reculèrent alors tout en
la suivant avec des yeux craintifs.
La petite fille qui avait attentivement
observé cette scène, dit à
Willam : Comme ils aiment votre soeur !
Puis s'approchant de Bessie, elle ajouta :
Willam Tarver m'a dit que vous leur enseignez la
géographie : je voudrais bien assister
à leur leçon.
Bessie s'étonnait que Willam
eût choisi ce sujet, car les connaissances
des enfants étaient très
limitées en géographie.
- Ils savent très peu de chose,
mademoiselle, ils sont si petits ! mais vous
verrez ce qu'ils peuvent faire. Willam, voulez-vous
donner une chaise à miss
Herbert ?
Bessie réunit ensuite autour
d'elle ses petits élèves et leur
adressa de simples questions auxquelles ils
répondirent fort bien.
Miss Herbert écoutait avec une
attention profonde et regardait Bessie avec ses
grands yeux mélancoliques.
Après avoir placé un
siège auprès de sa soeur, Willam
désireux de profiter de cette heureuse
inspiration pour reprendre son travail,
s'éclipsa sans rien dire.
- Je voudrais qu'on me donnât des
leçons aussi agréables, dit enfin la
petite fille, c'est plutôt un jeu qu'une
leçon.
La jeune institutrice sourit. Vous allez
maintenant voir leurs jeux, mademoiselle, ils
jouent et chantent en même temps.
Les enfants formèrent
bientôt un cercle et commencèrent le
Paysan avec mille gestes. La joie de la petite
fille n'avait plus de bornes ; s'approchant de
plus en plus, elle finit par se mêler
à la bande joyeuse, et les écoliers
indisciplinés oubliant toutes les
règles, terminèrent dans un
désordre complet.
Bessie heureuse de voir leur chagrin
dissipé les laissa jouer sans contrainte,
puis l'heure du départ étant
arrivée, elle les rappela à
l'ordre.
Retenant miss Herbert à ses
côtés, elle fit défiler, deux
à deux, les enfants qui saluaient et
s'inclinaient en sortant.
La jeune fille suivait avec tristesse
chaque enfant qui disparaissait, ses yeux se
remplirent de larmes, son coeur se serra
douloureusement à la pensée qu'elle
ne dirigerait plus jamais leurs jeux, mais
contenant enfin son émotion, elle se
retourna vers la jeune lady qui regardait
tristement la porte ouverte et l'école
silencieuse et déserte.
- Que je voudrais qu'ils fussent encore
ici, s'écria-t-elle ; je n'avais pas
l'idée de tels jeux ! Quel entrain ils
ont, comme ils sont heureux ! Je voudrais
être une petite fille pauvre, et venir
prendre mes leçons avec eux ! Vous leur
enseignez si bien et vous les grondez si peu quand
ils font quelque bruit !
Bessie soupira. Non, mademoiselle, je ne
les gronde pas, je désire seulement qu'ils
aiment leurs petites leçons.
À ce moment-là un coup fut
frappé à la porte, et le cocher parut
en laissant échapper une exclamation de
soulagement.
Il raconta à Bessie que sa jeune
maîtresse ayant disparu par une route qu'il
ne connaissait pas, il l'avait cherchée,
sans succès, et avait été fort
effrayé de trouver le poney tout seul,
à la porte de l'école.
Voulez-vous rentrer maintenant,
mademoiselle, continua-t-il. L'heure du thé
est passée depuis longtemps et madame doit
être inquiète.
L'enfant se leva et chercha autour
d'elle.
- Où est Willam Tarver ? Je
voudrais lui dire adieu.
- Il est rentré depuis longtemps,
répondit Bessie.
- C'est très mal à lui,
reprit-elle tristement. il ne veut jamais me dire
adieu.
- Il est si occupé maintenant
qu'il n'a pas une minute à perdre.
La petite fille calmée par cette
explication, se dirigea vers la porte et remonta
sur son poney. Je reviendrai bientôt,
dit-elle à Bessie en s'éloignant, je
reviendrai bientôt voir les enfants jouer et
chanter.
La charmante enfant disparut rapidement,
le bruit des pas du poney s'évanouit dans le
lointain et l'isolement et la tristesse remplirent
le coeur de la jeune institutrice.
Tout en répétant les
paroles d'adieu de l'enfant, elle retourna dans la
salle d'école doublement tranquille et
déserte.
- Vous ne verrez plus tout cela,
murmura-t-elle, c'est fini pour toujours ! et
après un long regard d'adieu, elle quitta
tristement ce lieu témoin de ses travaux
passés et gagna lentement sa
demeure.
Quand les ombres du soir
enveloppèrent la vallée, Willam qui
avait travaillé sans relâche,
inspiré par cette vision bénie, vit
avec angoisse son courage s'évanouir
aussi.
Posant son canif, il repassa dans son
souvenir les incidents de l'après-midi,
espérant que l'inspiration reviendrait, mais
un demi-sommeil s'empara de lui.
Il se croyait assis à la porte de
l'école, écoutant une musique
délicieuse, tandis que la petite fée,
debout près de la table où se
trouvait la boite, lui tendait la main.
Il essayait en vain de saisir ses
paroles, lorsqu'elle chanta enfin doucement :
Si le succès semble
inaccessible,
Essayez, essayez, essayez encore.
Avait-il dormi, ou non ? il l'ignora
toujours, mais quand il reprit son canif, toute
difficulté s'était évanouie.
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