PETIT
FRÈRE
CHAPITRE I
Comment la nouvelle se répandit
- Je vais le raconter à Mlle Bland. Elle
sera bien étonnée ! Et que
diront nos camarades ? Elles vont nous
envier !
Celle qui parlait ainsi était une
fillette de douze ans qui se rendait à
l'école en compagnie de sa soeur, de deux
ans plus jeune. Quelqu'un qui ne les connaissait
pas n'aurait pas deviné qu'il y avait une
relation de famille entre elles, tant elles
étaient différentes.
L'aînée, Edith, était grande
pour son âge et resplendissante de
santé. Il n'était pas
nécessaire de l'observer longtemps pour
deviner qu'elle devait être énergique,
entreprenante, mais aussi volontaire et parfois
emportée. Jessie, la plus jeune, ne
ressemblait pas du tout à sa soeur. Timide,
réservée, souvent malade, elle
cédait continuellement le pas à son
aînée. On la jugeait parfois maussade
et retardée, mais sous un extérieur
peu avenant se cachait beaucoup de douceur et de
dévouement.
Par cette belle matinée de
printemps, tout, dans la contenance et les paroles
d'Edith, montrait qu'elle avait un grand sujet
d'excitation, tandis qu'elle
s'écriait
- Je vais le raconter à Mlle
Bland.
- Oh ! Edith, j'aimerais que tu me
laisses le dire ! C'est toujours toi qui
racontes tout.
- Eh bien, dis-le si tu veux ; mais
tu es si lente ! et pendant que tu
réfléchis, je ne puis pas
m'empêcher de dire les choses.
Ici la conversation fut interrompue par
quelques fillettes qui les rejoignirent en courant,
et en faisant balancer leurs sacs d'école.
L'une d'elles, plus âgée qu'Edith,
s'aperçut aussitôt que les deux soeurs
étaient très excitées et elle
demanda :
- Que discutez-vous donc toutes les
deux ? Je suis sûre qu'il s'est
passé quelque chose
d'intéressant.
- Je crois bien ! répliqua
Edith. Nous avons un petit frère ! Papa
nous l'a dit ce matin, mais nous ne l'avons pas
encore vu.
Les fillettes entourèrent
aussitôt les deux soeurs, avides d'en savoir
davantage.
- Quand est-il né ? Comment
s'appellera-t-il ? Êtes-vous
contentes ? questionnaient-elles toutes
ensemble.
Elles savaient combien leurs compagnes
devaient être heureuses, car
Edith et Jessie avaient souvent exprimé leur
désir d'avoir un bébé à
choyer. Tandis qu'elles poursuivaient leur chemin
en bavardant gaiement, la pauvre petite Jessie
restait seule silencieuse. C'était Edith qui
répondait à toutes les questions.
Toujours Edith la première. Pourquoi
était-ce toujours elle qu'on recherchait,
toujours elle qui avait le plaisir de communiquer
les nouvelles à ses compagnes ? Et ce
n'était pas seulement auprès de ses
camarades qu'elle avait du succès ;
elle était aussi la favorite de sa
maîtresse. Une ombre assombrit le pâle
visage de Jessie, peu en accord avec le rayonnement
de cette brillante matinée de mars. Un vent
frais ébouriffait les cheveux des enfants et
rosissait leurs joues. Mais il ne pouvait chasser
l'amertume qui remplissait le coeur de Jessie ce
matin-là. Lorsqu'elle avait quitté la
maison, le joyeux événement qui
venait de se produire absorbait entièrement
ses pensées ; mais, chez les enfants,
les impressions se succèdent rapidement, et
il suffit de peu pour les attrister ou les
égayer.
Mlle Bland accueillit la nouvelle avec
autant d'intérêt que les enfants
pouvaient le désirer, mais ce fut Edith qui
la lui annonça, et ce fut encore elle qui,
après l'école, se
rendit chez une parente de sa mère pour lui
faire part de l'important événement.
Quant à Jessie, elle avait suivi les
leçons, l'esprit partagé entre la
joie d'avoir un petit frère et le chagrin de
constater que, malgré ses efforts, elle
restait toujours à la queue de la
classe ; la veille encore sa maîtresse
lui avait fait des observations à ce sujet.
C'était en partie cela qui avait
occasionné une discussion entre les deux
soeurs sur le chemin de l'école. Edith
n'avait pas l'intention d'être dure, mais
elle avait parlé sans
réfléchir, et avait involontairement
peiné la sensible petite fille.
Jessie reprit donc seule le chemin du
retour. Avant d'avoir atteint la maison, toute
trace de mauvaise humeur avait entièrement
disparu, car elle n'était pas une enfant
à nourrir des sentiments amers envers sa
soeur, à laquelle elle était
tendrement attachée. Son père arriva
juste au moment où elle atteignait la grille
du petit jardin qui séparait la maison de la
route.
- Eh bien, ma petite, où est
Edith ? Je vois que tu es seule comme
d'habitude.
Le ton était spécialement
affectueux, car M. Clarke était tout
réjoui de posséder un fils, quoique
ce nouveau trésor n'eût pas encore
vingt-quatre heures.
Edith est allée chez Mlle Baker,
répondit Jessie. Tu avais
dit qu'elle devait aller lui annoncer la
nouvelle.
- Oh oui, c'est vrai ! Et qu'a dit
Mlle Bland ? Naturellement tu le lui as dit.
C'est toujours toi qui annonces toutes les
nouvelles, n'est-ce pas ?
Et son père lui pinçait
amicalement la joue tout en parlant.
Jessie baissa les yeux sans
répondre. Elle savait que son père
parlait ironiquement et une légère
rougeur colora ses joues. Entrant dans la maison,
elle monta directement l'escalier. Avant
d'atteindre sa chambre cependant, elle
s'arrêta avec hésitation devant la
porte de sa mère et écouta. Tout
était parfaitement tranquille, et son coeur
battait tandis qu'elle pensait:
« Oh ! si je pouvais
seulement entrer ! »
Juste à ce moment la porte
s'ouvrit doucement et la garde sortit, portant un
plateau. Elle tressaillit en voyant la figure
pâle et pensive de la fillette qui recula
brusquement, comme si elle avait été
surprise commettant une mauvaise action.
- Eh, ma chère enfant, je ne
m'attendais pas à te trouver
là ! Aimerais-tu entrer voir ton petit
frère ?
Toute la figure de Jessie
rayonna.
- Oh ! puis-je le
voir ?
- Oui, sans doute, si tu ne fais point
de bruit et que tu parles tout
doucement. Ta maman s'est informée si vous
étiez rentrées toutes les deux. Elle
pensait que vous auriez hâte de voir le
bébé.
La garde s'éloigna et Jessie,
entrant dans la chambre sur la pointe des pieds,
fut accueillie par un sourire de sa mère qui
lui indiqua de la main un petit paquet blanc
tellement enfoui dans les couvertures du berceau
qu'on le voyait à peine.
Jessie embrassa sa mère et
murmura :
- Je suis si contente ! Puis-je
embrasser le bébé ?
- Oui, ma chérie ; seulement
recouvre-le bien ensuite ; il n'est pas encore
bien vieux, tu sais.
Elle se pencha sur le joli berceau rose,
écarta doucement les moelleuses couvertures
et découvrit une petite tête ronde
recouverte d'un soyeux duvet, et un poing minuscule
reposant à côté.
- Oh ! comme il est mignon, notre
bébé chéri ! murmura
Jessie. Je voudrais qu'il ouvrît les
yeux.
Alors, comme si le son de sa voix avait
pénétré dans les oreilles
finement découpées du
bébé, deux yeux bleus la
regardèrent, comme pour dire :
« Qui es-tu ? »
- Mon chéri, comme nous
t'aimerons et prendrons soin de toi !
Et Jessie couvrit de baisers la petite
figure ; le résultat fut un cri
prolongé qui ramena promptement la garde
dans la chambre.
- Là, là, mon mignon,
est-ce ainsi que tu parles à ta soeur ?
dit la brave femme en le recouvrant avec des gestes
caressants qui eurent l'effet
désiré.
Les paupières se fermèrent
et le bébé retomba dans son paisible
sommeil.
Jessie aurait aimé rester
auprès de sa mère, mais la garde lui
dit que sa visite avait été
suffisamment longue ; aussi, après
avoir souhaité une bonne nuit à Mme
Clarke, elle se préparait à quitter
la chambre, lorsque son père apparut sur le
seuil.
- Eh bien, Jessie, que penses-tu de ton
frère ?
- Oh ! il est délicieux,
papa, mais comment s'appellera-t-il ?
M. Clarke regarda sa femme et, faisant
un signe de tête significatif,
répondit :
- Je pense qu'il nous faudra l'appeler
Pataud ; regarde comme il est gros.
Mme Clarke sourit, mais Jessie, ne
voyant pas que son père plaisantait,
s'écria :
- Oh ! non, ne l'appelez pas ainsi,
ce n'est pas du tout joli.
- Eh bien, nous trouverons un nom plus
distingué. N'est-ce pas, Dora ?
Et, embrassant affectueusement sa femme,
il quitta la chambre.
Comme Jessie s'apprêtait à
le suivre, sa mère l'appela auprès
d'elle :
- Ma chérie, nous devons
remercier Dieu pour le beau don qu'Il nous a fait,
mais sais-tu quelque chose de bien plus
précieux encore qu'Il nous a
donné ?
Jessie répondit tout
bas :
- « Le don de grâce de
Dieu, c'est la vie éternelle dans le Christ
Jésus notre Seigneur. »
- Oui, répondit sa mère,
et nous voulons Lui demander que, quelle que soit
la destinée terrestre de ce cher petit, il
possède cette précieuse part, la vie
éternelle.
Jessie baissa la tête. Elle
connaissait bien l'histoire du Seigneur
Jésus, les versets de la Bible lui
étaient familiers, mais elle savait ces
choses par l'intelligence et non par le coeur. Ce
soir-là cependant, elle pria avec ferveur,
demandant de recevoir, elle aussi, le don de Dieu.
Elle ne comprenait pas encore qu'elle n'avait
qu'à accepter immédiatement par la
foi ce qui lui était offert depuis si
longtemps.
Edith revint assez tard à la
maison et fut fort désappointée
d'apprendre que Jessie avait vu le nouveau
bébé, tandis qu'elle-même
devrait contenir son impatience
jusqu'au lendemain, Mme Clarke
s'étant endormie ; l'assurance que lui
donna la garde, « qu'elle aurait tout le
temps de voir son petit frère »,
ne suffit pas du tout à la satisfaire.
.
CHAPITRE II
Le nouveau bébé
La demeure de M. Clarke, le Clos des
Fougères, était située
à Bedford, petite ville à
proximité de Londres, en un temps où
la vaste cité laissait encore subsister dans
son voisinage un semblant de campagne. La maison
était petite sans doute, mais
possédait une étroite bande de jardin
où les enfants cultivaient quelques fleurs,
et même, dans une rocaille en miniature, deux
ou trois plants de fougères,
« pour justifier le nom de la
propriété »,
disaient-elles.
Les fillettes avaient l'habitude de se
lever de bonne heure et, le matin suivant, elles
étaient toutes deux prêtes avant que
l'horloge du clocher voisin eût sonné
sept heures. Edith avait décidé en
elle-même qu'elle verrait le
bébé avant de partir pour
l'école. Ainsi, mettant à profit le
moment où la garde
était descendue déjeuner, elle se
glissa dans la chambre de sa mère sans
être vue. Mme Clarke avait été
tenue éveillée une partie de la nuit
par les cris du nouveau-né, et maintenant
elle dormait si profondément qu'elle
n'entendit pas la porte s'ouvrir lorsqu'Edith entra
et s'approcha du lit en regardant les traits
pâles et tirés de sa mère. Elle
réalisait à ce moment combien cette
mère bien-aimée lui était
chère, et quelle terrible perte ce serait
d'être privée de ses soins et de sa
tendresse. À la seule pensée que cela
pourrait arriver, son coeur s'arrêta presque
de battre. Craignant de la déranger, elle se
détourna doucement pour considérer le
nouveau trésor. Les persiennes
étaient fermées, mais, par une fente,
pénétrait un brillant rayon du soleil
levant qui, arrivant directement sur le berceau,
éclairait la petite tête d'une
lumière dorée. Edith
considérait l'enfant sans faire un
mouvement, comme immobilisée par un charme.
Sa pensée prédominante était
d'aimer et de protéger son petit
frère. Étant l'aînée,
cette tâche lui revenait de droit, et dans
son coeur elle prenait la résolution de
toujours veiller sur lui. L'avenir devait montrer
comment elle s'acquitta de ce devoir. Imprimant un
léger baiser sur la petite tête, et
prenant soin de ne troubler ni la
mère, ni l'enfant en donnant essor à
ses sentiments, Edith quitta la chambre.
Il était étrange que la
tranquille et douce Jessie eût montré
tant d'émotion au sujet du
nouveau-venu ; tandis que sa soeur,
habituellement pleine de vivacité, avait pu
contempler calmement le nouveau trésor de la
famille. Sans doute était-ce la
pensée solennelle de ce que l'enfant
deviendrait pour elle en grandissant qui avait
produit ce changement en Edith.
Pendant le déjeuner, la question
du nom à donner au bébé fut
soulevée. M. Clarke demanda à ses
fillettes si elles connaissaient le nom de leur
frère.
- Oh, dis-le-nous !
s'écrièrent-elles en même
temps.
- Est-ce que je ne te l'ai pas dit hier,
Jessie ? demanda le père.
- Tu as dit
« Pataud ».
Il y eut un éclat de rire
général.
- Non, mais sérieusement, papa,
dis-le-nous, car nous voulons pouvoir le dire
à nos camarades. Elles nous le demanderont
sûrement.
- Et c'est sûrement toi qui le
leur diras, reprit M. Clarke. Pourquoi ne
laisses-tu pas ce plaisir à
Jessie ?
Jessie rougit, mais sa soeur
répondit gaiement
:
- Elle a autant d'occasions que moi de
parler aux autres, mais elle est trop lente. Maman
le dit toujours aussi.
- Eh bien, puisque vous désirez
tant le savoir, dit M. Clarke, nous appellerons le
petit frère Stanley.
- Stanley !
répétèrent ensemble les
fillettes. Mais nous ne connaissons personne de ce
nom.
- C'est d'autant mieux, dit le
père ; ce sera moins banal.
- Mais pourquoi Stanley ? demanda
Edith.
- Parce que votre mère et moi
nous aimons ce nom.
Comme l'avait prévu Edith, les
camarades que les fillettes rencontrèrent
sur le chemin de l'école
s'informèrent avec intérêt du
nom donné au bébé. Edith les
renseigna d'un air d'importance.
Les deux soeurs pensèrent plus
d'une fois au nom de leur frère ce
jour-là, et Jessie le griffonna même
dans son cahier de dictées, mais s'empressa
de l'effacer, de peur que la maîtresse ne le
vît et ne lui infligeât un
pensum.
Quand Edith et Jessie rentrèrent
à la maison cette après-midi, il y
avait une visiteuse au salon, la soeur
aînée de leur père. Mlle
Clarke, grande, mince, d'aspect froid
et sévère,
n'était pas très en faveur au Clos
des Fougères. Ce n'était que dans de
rares occasions que cette dame condescendait
à venir, quoique habitant à Londres.
Quand M. Clarke avait présenté pour
la première fois sa jeune femme à sa
soeur, celle-ci l'avait ouvertement
critiquée, en termes peu aimables, et il en
était résulté une certaine
froideur dans les relations. Mais il y avait une
autre raison pour laquelle Mlle Clarke
évitait sa belle-soeur et se tenait à
l'écart. Mme Clarke était une
chrétienne. Dans les premiers temps de son
mariage, elle avait cherché à montrer
à la soeur de son mari quelle est la seule
chose pour laquelle il vaille la peine de vivre, et
elle avait été repoussée
presque grossièrement avec le reproche de se
croire supérieure à sa belle-famille.
Mlle Clarke ne voulait rien avoir à faire
avec ces choses. Si son frère s'était
laissé subjuguer, il n'en serait pas de
même pour elle. Il était tout à
fait vrai que Dora Hamilton, avant de devenir Mme
Clarke, avait parlé des choses
éternelles au jeune employé de son
père, et il avait accepté
l'Évangile et s'était tourné
vers Dieu, confessant le Seigneur Jésus
comme son Sauveur. Sara Clarke se railla de la
conversion de son frère, mais ne put rien y
changer.
Une fois Edith avait offensé sa
tante lorsque, toute petite, elle avait dit dans
son langage enfantin : « Aime pas
tante Sara, méchante » ; sa
tante ne le lui avait jamais pardonné.
Jessie était moins opposée à
la vieille demoiselle, mais il était certain
qu'il n'existait pas d'affection entre les enfants
et leur tante. M. Clarke avait écrit
à sa soeur pour lui annoncer le grand
événement, et Mlle Clarke avait
jugé qu'il était de son devoir
d'aller voir le bébé.
- Bonjour, tante Sara, je ne m'attendais
pas à te voir ! s'écria Edith en
entrant dans la chambre. Comment vas-tu ?
ajouta-t-elle avec un effort pour être
aimable, et en s'approchant de sa tante pour
l'embrasser.
Mais celle-ci ne se dérida
pas.
- Je suis venue voir votre
frère ; puis-je monter ?
répliqua-t-elle froidement.
- Je vais voir, répondit Edith en
quittant la pièce.
Aussitôt que la porte fut
refermée, Mlle Clarke se tourna vers Jessie
en disant :
- J'ai pensé que, pour que tu
n'embarrasses pas ta mère, tu pourrais venir
passer les vacances de Pâques chez moi.
Naturellement il faudra que tu te tiennes
très tranquille ; mais tu es moins bruyante
que ta soeur, et tu pourras m'aider à faire
mes ouvrages de couture. Je ne
suis pas d'avis que les enfants soient constamment
dehors.
Elle avait dit tout cela de son ton
froid et protecteur, s'attendant à voir sa
proposition reçue avec gratitude par sa
nièce, et elle n'était pas du tout
préparée à la réponse
de Jessie :
- J'aimerais mieux ne pas aller, merci,
tante Sara. Maman et Edith auront besoin de moi, et
je pourrai aussi bientôt m'occuper du
bébé.
- Oh, très bien, rétorqua
Mlle Clarke. Il est certain que je n'ai aucun
besoin de toi.
La pauvre Jessie rougit. Elle se rendait
compte que sa tante était très
offensée et ne savait plus que dire ;
aussi fut-elle très soulagée de voir
la porte s'ouvrir et Edith entrer, suivie de la
garde.
- Je regrette, madame, mais Mme Clarke
ne peut vous recevoir aujourd'hui ; elle a mal
à la tête et je ne puis encore
permettre les visites.
- Je suppose que je puis au moins voir
le bébé. Lui n'a pas mal à la
tête, j'imagine ? rétorqua
aigrement Mlle Clarke.
- Oh, certainement, je vais le chercher,
répondit la garde, surprise du ton et des
manières de la visiteuse.
Pendant son absence Mlle Clarke tint son
regard obstinément détourné
des enfants qui, rendues mal
à l'aise par cette situation, furent
très soulagées de voir arriver leur
père.
- Eh bien, Sara, qu'est-ce qui
t'amène ? dit-il en lui donnant une
cordiale poignée de main.
- Le train, apparemment, répondit
sa soeur de son ton glacé, quoiqu'elle
eût pu dire avec vérité que
c'était le bébé.
- Eh bien, je suis content de te voir.
Voilà plusieurs mois que tu n'étais
pas venue.
La garde, entrant à ce moment,
interrompit une conversation qui risquait de
n'être pas très
agréable.
- Quel frêle petit
être ! Et il est blond. Les
garçons ne devraient pas être blonds.
Dans notre famille tous les hommes sont
bruns.
- Voyons, Sara, dit M. Clarke, il n'en
vaudra pas moins pour être blond.
- Je n'en sais trop rien.
J'espère qu'il ne deviendra pas
efféminé. Avez-vous choisi un nom
pour lui ? Naturellement il faut lui donner un
nom de la famille Clarke, John ou William.
Edith et Jessie se regardèrent,
mais leur père sourit.
- Nous l'appellerons Stanley. Cela te
plaît-il ?
L'expression de Mlle Clarke suffisait
à montrer sa désapprobation.
- Il est parfaitement ridicule de donner
ce nom à un enfant ; vous auriez pu me
consulter.
Et, tout en parlant, elle jetait un coup
d'oeil de travers à Edith et à Jessie
qui avaient peine à retenir un sourire,
mais, juste à ce moment, on apporta un
plateau, et la physionomie revêche de la
tante se détendit un peu en voyant les
appétissantes tartines et en respirant le
parfum agréable du thé chaud. Elle se
montra dès lors un peu plus aimable, mais ce
fut pourtant avec un soupir de soulagement que ses
nièces virent la porte se refermer sur
elle.
- Pense donc, dit Jessie à Edith,
elle voulait que j'aille faire un séjour
chez elle. Je ne voudrais pour rien au monde m'en
aller à présent, quand nous avons ce
délicieux bébé à la
maison.
Et Edith se montra pleinement d'accord
avec sa soeur.
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