TOPSI
Suite
(Début)
Et, prenant doucement la fillette par les
épaules, elle la força à faire
volte-face. Les yeux pleins de larmes et le coeur
ulcéré, elle rejoignit ses
compagnes ; se tournant vers le conducteur,
elle lui dit :
- Presse le pas. Elle ne doit pas nous
suivre plus loin ; elle pourrait se perdre et
alors ...
La petite fille, triste dans sa
solitude, demeura sur place tant que la voiture fut
en vue, puis très, très lentement,
Gwa Gwa revint sur ses pas et recommença
à s'ingénier à se procurer son
pain quotidien.
Chaque jour, et bien des fois par jour,
les dames parlaient au Seigneur de la petite
abandonnée et Lui, qui est riche en moyens,
veilla sur l'enfant qui ne le connaissait pas
encore.
Le temps était encore chaud et
Gwa Gwa, assise tristement au bord de la route,
regardait passer les véhicules,
espérant toujours que le char qu'elle
attendait se présenterait bientôt
devant la grande porte de la ville.
Quelquefois elle se mêlait aux
jeux des autres enfants, mais le plus souvent, elle
restait tranquille, cherchant à comprendre
les étranges événements qui
avaient marqué sa courte vie.
Quelquefois un des élèves
de l'école du soir partageait un concombre
avec elle, et quelquefois aussi, une dame
élégante arrêtait sa voiture,
l'appelait à ses côtés et lui
donnait quelque menue monnaie, car maintenant
beaucoup de personnes connaissaient Gwa Gwa comme
la petite protégée des
missionnaires.
Elle ne savait plus ce que
c'était que d'être positivement
affamée, car grand-maman Fan avait promis de
lui donner chaque jour son bol de nourriture. Pour
éviter les coups, elle ne rentrait que tard
dans la soirée chez la méchante femme
qui l'hébergeait et quittait ce triste logis
dès l'aube.
Mais bien trop tôt,
hélas ! l'automne fit son apparition,
puis le cruel hiver, si redouté des
mendiants, commença de sévir. Les
vents glacés perçaient les haillons
de Gwa Gwa et quelquefois sa toux la secouait
à tel point qu'elle pouvait à peine
se traîner chez grand-maman Fan pour chercher
son dîner. Les chiens étaient aussi
méchants que jamais et maintenant il n'y
avait personne pour laver ses jambes
déchirées par leurs crocs. L'enfant
pleurait souvent de douleur et la méchante
femme chez qui elle habitait ne lui
témoignait aucune pitié et la rouait
de coups parce que ses tournées
étaient si infructueuses maintenant.
Souvent elle demandait par signes quand
ses trois amies reviendraient et chaque fois
grand-maman Fan répondait par un sourire
encourageant qui pouvait signifier : Oui, oui,
elles seront bientôt là ! Mais le
temps semblait bien long à Gwa Gwa.
Durant cet hiver, Gwa Gwa se lia
d'amitié avec une autre fillette qu'elle
avait rencontrée un jour se traînant
dans la ville sur ses mains et ses genoux car elle
n'avait plus qu'un pied. Cette petite infirme
savait beaucoup mieux se tirer d'affaire que Gwa
Gwa. Elle connaissait les bons coins où l'on
pouvait s'asseoir le dos contre le mur, et profiter
de la chaleur des kangs bien chauffés dans
l'intérieur des maisons. Elle savait aussi
gagner les bonnes grâces du restaurateur
populaire qui parfois jetait une cuillerée
de soupe chaude sur le pain sec au fond de son bol.
Gwa Gwa était une mendiante maladroite, elle
demandait toujours du travail en échange de
sa nourriture et peu de gens lui en offraient. Sa
nouvelle associée, par contre, la faisait
profiter de son expérience des
affaires.
Lorsque le printemps revint, de
fréquentes fêtes dans les temples
attiraient les villageois qui se montraient
généreux envers les mendiants.
Pourtant les missionnaires ne revenaient pas et
leur demeure restait vide. Gwa Gwa abandonna tout
espoir de les revoir jamais, bien que grand-maman
Fan semblât toujours annoncer leur retour.
Mais l'expérience de la vie avait appris
à Gwa Gwa que les gens ne disent pas
toujours la vérité, et dans son coeur
elle pensait : Jamais plus je ne reverrai mes
amies !
Bien qu'elle eût perdu tout
espoir, cependant l'enfant ne manquait pas de
visiter chaque jour la maison qui lui était
chère. Elle entrait par la porte de la cour,
elle faisait le tour du jardin, contemplait de loin
les chambres où ses amies avaient
vécu, puis, avant de s'en aller, elle
s'asseyait sur le seuil et gémissait
doucement comme elle savait qu'on le faisait
lorsque quelqu'un était mort.
Tout un été passa, et le
second hiver si redouté était
arrivé ; les premiers blizzards, ces
vents glacés venant du désert du
Gobi, balayaient déjà la ville,
apportant du nord cailloux et tourbillons de sable.
Les haillons de Gwa Gwa étaient plus
misérables que jamais. Il n'y avait plus de
fêtes, les rues étaient vides.
L'enfant était si triste que, lorsqu'elle
revenait à la maison de ses amies, elle ne
se contentait plus de gémir, elle pleurait
à gros sanglots. Mais, en un
mémorable jour de décembre,
lorsqu'elle pénétra dans la cour,
elle s'arrêta, médusée. Des
ballots gisaient partout et, de la porte de la
cuisine, s'échappait une vapeur odorante qui
disait qu'un dîner était en cours de
préparation.
Soudain, l'enfant vit ses trois amies
debout sur le seuil de la maison. Avec un cri de
joie, elle abandonna sa petite canne et se
précipita dans les bras grands ouverts pour
la recevoir.
Cet hiver-là fut un des plus
rigoureux que le nord-ouest de la Chine eût
jamais connu. Un blizzard après l'autre
balayait la plaine et souvent le froid était
si intense que personne ayant un logis ne
s'aventurait à mettre le nez dehors. Chaque
soir, les mendiants, serrés les uns contre
les autres, se tassaient aux alentours des temples
dont les hautes murailles offraient quelque
protection contre les vents glacés. Mais
chaque matin on retrouvait le corps de quelque
petit enfant ou de quelque vieillard qui gisait
gelé sur le sol durci.
Les chrétiens chinois,
réunis chez les trois dames, discutaient de
la situation et des moyens de venir en aide
à des centaines de malheureux.
- Apportons un bon tas de paille dans
une des grandes chambres, proposa quelqu'un, et,
une fois la nuit tombée, nous irons à
la recherche des petits enfants et nous les
mettrons à l'abri.
- Voilà une excellente
idée, firent les dames, et chaque matin nous
cuirons une grosse marmitée de millet pour
le déjeuner des petits.
On répandit donc la paille en
couche épaisse sur le plancher, on acheta un
grand sac de millet et chaque soir, quelques
chrétiens indigènes s'en allaient
à la recherche des enfants
abandonnés, trop heureux de trouver un
refuge contre les frimas.
La petite solitaire errait du haut en
bas, de la grande rue où s'accroupissait
dans un coin abrité, mais pour elle, comme
pour tous les « sans-famille »,
c'était une saison terrible. Ses haillons ne
croisaient pas même sur sa poitrine et c'est
en frissonnant qu'elle affrontait chaque matin la
bise du nord, sans avoir déjeuné.
Elle devait quelquefois attendre bien longtemps
avant que quelqu'un lui jetât une
croûte de pain. Mais dès qu'elle avait
ainsi reçu quelque nourriture, elle
cherchait en échange à porter un
message ou à enlever la neige devant la
porte.
Elle avait alors le sentiment d'avoir
gagné son repas. Cependant elle était
toujours heureuse de trouver le bon dîner
chaud qui l'attendait chez ses amies, car ce
bienfait était offert et accepté avec
l'amour qui n'exige ni ne donne un
paiement.
Voyant l'état des vêtements
de l'enfant, les missionnaires achetèrent
une bonne pièce de drap tissé
à la main, et grand-maman Fan eut vite fait
d'en confectionner une paire de ces larges
pantalons que portent toutes les petites filles
chinoises. Grande fut la joie de Gwa Gwa
lorsqu'elle se para de son nouveau vêtement.
Mais, hélas ! cette joie fut de courte
durée !
Une fois dans la rue et lorsqu'il s'agit
de regagner sa demeure, l'enfant n'avança
plus que d'un pas traînant et il se passa du
temps avant qu'elle atteignit l'étroite
entrée de la cour sur laquelle s'ouvraient
cinq chambres, dans l'une desquelles habitaient la
méchante femme et ses enfants. Quand enfin
Gwa Gwa arriva devant la porte, un garçon du
même âge qu'elle sortit en la
bousculant. Voyant le vêtement neuf, le gamin
lança une gifle à la fillette en lui
adressant de grossières injures.
L'air de la chambre était alourdi
par l'opium, l'horrible drogue dont l'emploi n'est
que trop répandu en Chine. Sur le kang
étaient placés une couverture en
lambeaux, des draps sales et un plateau supportant
une petite lampe à huile. Un homme,
étendu de tout son long, était
occupé à nettoyer sa pipe à
opium. Gwa Gwa n'avait rien à craindre de sa
part ; le poison l'avait abruti et il
somnolait à demi, mais la femme, qui
était en train de serrer les restes du
souper, paraissait être de fort
méchante humeur. Elle aussi voulait fumer
l'opium et tout retard apporté à
l'assouvissement de sa terrible passion l'irritait
au plus haut point.
À côté du fourneau
on avait posé un bol à moitié
rempli d'une masse grise et gluante, un
répugnant mélange de farine et d'eau,
la part de Gwa Gwa, ce qui était
resté au fond de la marmite après que
chacun avait mangé sa part.
La femme saisit la sacoche de l'enfant
et la vida sur la table. Il ne s'y trouvait que
quatre piécettes en cuivre, dont il aurait
fallu trente pour faire la valeur de deux sous,
trois petits morceaux de charbon que Gwa Gwa avait
ramassés dans la rue et un os qu'un
cuisinier lui avait lancé. La femme mit les
piécettes dans sa poche, jeta les
débris de charbon sur le feu et plaça
l'os sur un rayon au-dessus du fourneau. Puis elle
se saisit de Gwa Gwa et examina ses pantalons neufs
en s'assurant qu'elle portait encore sa vieille
paire en dessous. Chaque fois qu'elle regardait
l'enfant, ses yeux étaient pleins de haine
et, tout en la tenant, elle lui pinça le
bras si fort que Gwa Gwa cria de douleur. Alors la
mégère empoigna le tisonnier et
frappa l'enfant sur le dos avec la tige de
fer.
Dès que Gwa Gwa put lui
échapper, elle se réfugia dans un
coin de la chambre, près de la porte, et se
coucha sur la terre battue, sa sacoche et son
bâton à côté d'elle.
Bientôt elle s'endormit
profondément ; alors la femme
s'approcha doucement et lui enleva ses pantalons
neufs, ne lui laissant que son vieux vêtement
en guenilles. Puis elle sortit et se rendit chez un
chiffonnier, lui vendit les pantalons pour quelques
sous qu'elle échangea bien vite contre une
boulette d'opium.
En se réveillant, Gwa Gwa comprit
ce qui s'était passé ; elle se
mit en colère, sanglota, tapa du pied,
brandit son petit bâton, mais tout cela ne
lui rendit pas son vêtement volé. Pour
la première fois de sa vie elle avait
été l'heureux possesseur de quelque
chose qui lui appartenait en propre et maintenant
il ne lui restait plus que ses misérables
haillons. Elle courut chez ses amies pour trouver
la maison vide. Le cuisinier lui donna à
dîner, mais ne parut pas s'intéresser
à la perte qui la chagrinait si
fort.
Pauvre petite Gwa Gwa ! Si vous
comparez son sort au vôtre, n'avez-vous pas
lieu d'être reconnaissants de tous les
bienfaits dont vous êtes
comblés ? En avez-vous jamais
remercié votre Père qui est dans le
ciel ?
Bien que Gwa Gwa n'en sût rien du
tout, ses trois amies étaient en train
d'élaborer un projet qui, mené
à bonne fin avec la
bénédiction de Dieu, devait changer
du tout au tout la vie de la petite mendiante. Mais
ce n'était pas chose aisée que
d'arracher l'enfant aux griffes de la
méchante femme qui prétendait avoir
tous les droits sur elle. Le projet devait donc
être mûri dans le silence et ne pouvait
être mis à exécution sans le
concours de plusieurs hommes influents de la
ville.
- Il faut acheter Gwa Gwa tout de suite,
dit grand-maman Fan, je ne vois pas d'autre
moyen.
- Le fait de l'acheter n'est pas tout,
émit le mandarin Lin, riche négociant
de l'Asie centrale, il faudra dès lors la
nourrir et la vêtir.
- C'est nous qui nous en chargerons, dit
la Dame Grise, mais pendant nos longues absences,
quand nous voyageons pour notre précieuse
mission, qui prendra soin de la petite
solitaire.
- C'est tout simple, dit grand-papa Fan,
nous la prendrons chez nous, à moins que
nous ne soyons partis avec vous.
- Dans ce cas, c'est ma femme qui s'en
occupera, assura le mandarin Lin. Leur seule
crainte était que, de dépit, la
méchante refuse de vendre Gwa Gwa. Dans le
cercle d'amis, on discuta pendant une heure
entière, chacun émettant une
idée. Finalement celle du mandarin Lin fut
acceptée à l'unisson. Rentrant chez
lui, il fit venir dans sa chambre un serviteur
sûr auquel il confia la chose. Le serviteur
qui savait le genre de femme auquel il aurait
affaire se montra plein de ressources.
- Donnez-moi une bonne poignée
d'argent dans ma poche, dit-il, je ferai en sorte
qu'elle l'entende sonner et, comme elle est une
fumeuse d'opium invétérée,
cela l'attirera. Elle donnerait n'importe quoi pour
une boulette d'opium, combien plus facilement se
débarrassera-t-elle d'une sourde-muette
qu'elle déteste pour en
obtenir !
Avec l'argent tintinnabulant dans sa
poche, son long tuyau de pipe dans sa ceinture,
notre homme prit la rue de l'Ouest. Tout en
flânant, échangeant quelques mots ici
ou là avec des connaissances, il arriva au
bout de la rue où se trouvait la demeure de
la mégère.
Devant la misérable porte se tenait un
gamin ayant un plateau de bois attaché aux
épaules. Sur ce plateau étaient
empilés des beignets à la viande
suintant de graisse. C'était le fils de la
méchante femme ; elle avait fait ces
beignets dans l'espoir d'en retirer quelques sous
pour acheter sa dose d'opium
journalière.
Quand le serviteur arriva à la
porte, il s'accroupit à la mode chinoise et
alluma sa pipe, puis il demanda au gamin si le
commerce marchait bien.
- Non, lui fut-il répondu,
personne ne veut de ma marchandise.
À ce moment on entendit la voix
perçante de la femme grondant le gamin, lui
reprochant de perdre son temps.
- L'enfant fait ce qu'il peut, dit le
serviteur, mais personne ne veut de ses beignets.
N'y aurait-il pas chez vous quelque chose d'autre
à vendre ?
- J'ai les enfants les plus incapables
de toute la ville, dit-elle ; mon
garçon est un fainéant, un propre
à rien, quant à ma fille, elle est
sourde-muette !
Pendant ce temps, quelques spectateurs
s'étaient avancés et
plaisantaient.
- Qui voudrait acheter une
sourde-muette? s'écria l'un d'eux.
- Qui sait? Il se peut que quelqu'un le
fasse, dit le serviteur qui, tout en parlant,
faisait sonner l'argent dans sa poche. Je connais
une dame qui a besoin d'une servante et elle ne
verrait pas d'objection à ce qu'elle soit
sourde-muette. Sur ces paroles, il
s'éloigna, mais la graine avait
été semée et, quand il revint
un peu plus tard dans cette même rue, le
gamin qui était aux aguets courut avertir sa
mère.
Quelques mots seulement furent
échangés, puis, le serviteur
murmura :
- Venez demain au coup de midi chez le
mandarin Lin.
Le lendemain, quand Gwa Gwa se rendit
à la maison de ses amies, elle y trouva
toutes sortes de petits travaux à faire.
Elle balaya la cour, porta des seaux d'eau et
ramassa du bois mort au jardin. Elle ne se doutait
pas que très près d'elle le mandarin
Lin et la méchante femme discutaient de son
avenir.
La femme était arrivée
exactement au coup de midi, on l'avait fait entrer
dans le bureau où le mandarin traitait ses
affaires. C'était un très joli bureau
dans lequel étaient disposés de
magnifiques divans rouges et une table
drapée de rouge aussi. Sur la table il y
avait une théière, deux tasses, une
écritoire avec le pinceau pour écrire
et le grand cachet carré avec lequel "Grand
homme Lin" scellait ses documents.
La femme, à la vue de tant de
magnificence, fut saisie de crainte et pensa
qu'elle aurait mieux fait d'aller à la
cuisine pour discuter de la chose avec la femme du
serviteur mais, ce dernier étant
déjà là, elle dut donc
s'avancer.
- À propos de votre
sourde-muette, dit-il, combien en
voulez-vous ?
- Cette enfant m'a coûté
beaucoup d'argent, répondit la femme, je ne
puis la céder à moins de vingt mille
cash.
- Vingt mille cash ! Qui est-ce qui
aurait assez d'argent pour le dépenser de la
sorte ? gronda le serviteur.
Ces deux-là étaient de
première force pour traiter une affaire et
on ne sait jusqu'à quand la discussion
aurait duré si le mandarin Lin
n'était entré dans le bureau à
ce moment.
- Apportez-moi quinze mille cash, dit-il
à son employé, et donnez-les à
cette femme, puis vous m'amènerez
l'enfant.
Quand Gwa Gwa entra dans la
pièce, elle fut terrifiée à la
vue de la méchante femme, mais le mandarin
Lin lui fit voir sur la table un grand papier,
ainsi que la grosse pile de pièces de
cuivre, que la femme était en train de
serrer dans son fichu. La fillette comprit ce que
cela signifiait et ses yeux brillèrent quand
on apposa le grand sceau sur le document qui
déclarait que, dès ce moment, Gwa Gwa
cessait d'être la propriété de
la méchante femme et qu'elle devenait
l'enfant des missionnaires.
L'heureuse Gwa Gwa retourna à son
dîner chaud, après quoi on lui fit
faire encore différents petits travaux dans
la maison. Puis la Dame Bleue la fit entrer dans
une chambre latérale où se trouvaient
un baquet en bois rempli d'eau chaude et tout
à côté un habillement complet
fait à la taille de l'enfant. Vite on la
débarrassa de ses haillons et on la plongea
dans l'eau.
C'était la première fois
de sa vie qu'elle prenait un bain ; elle riait
et battait des mains quand grand-maman Fan vint
pour la frotter et la nettoyer de la tête aux
pieds. Quand elle sortit de l'eau on lui rasa la
tête et on lui mit ses nouveaux habits.
C'était d'abord un pantalon de coton bleu
doublé de blanc et douillettement
ouaté, une petite jaquette blanche, et enfin
un manteau bleu marine. Il y avait aussi une paire
de chaussettes blanches. Elle enfila ses petits
pieds dans de vieux souliers de la Dame Bleue qu'on
attacha solidement avec des cordons.
Quand elle fût prête, elle
se rendit dans la chambre où étaient
les trois dames et s'inclina très bas trois
fois pour leur montrer combien elle était
reconnaissante pour tant de merveilleux cadeaux,
puis, se tournant vers grand-maman Fan, elle lui
fit une profonde révérence pour la
remercier aussi.
On lui fit comprendre alors qu'elle ne
retournerait plus jamais chez la méchante
femme, mais qu'elle habiterait la maison de ses
amies et partagerait la chambre de grand-maman Fan
dans la dépendance. C'est elle qui devrait
tenir la chambre bien propre, allumer et entretenir
le feu du "kang" avec des épines et les
déchets de l'étable, pour que le lit
soit toujours chaud et confortable.
Cette nuit-là, au lieu de se
recroqueviller sur un sol glacé, Gwa Gwa
s'étendit sur le lit de briques doucement
chauffé et entretenu par un petit feu.
Grand-maman Fan se servait d'un oreiller en forme
de rouleau dont les deux bouts étaient
ornés d'un motif brodé et bien
bourré de balle d'avoine. Gwa Gwa, n'ayant
pas d'oreiller, se choisit un petit fagot de
branchettes, le glissa derrière sa nuque,
tira la couverture jusqu'à son menton et
s'endormit profondément. Mais, avant de se
coucher côte à côte, elles
s'étaient agenouillées et grand-maman
Fan avait prié à haute voix. Personne
ne peut savoir ce que Gwa Gwa exprima dans sa
prière, mais on peut être sûr
qu'elle se montra très reconnaissante
à Quelqu'un pour quelque chose.
Une semaine plus tard, la
méchante femme apparut soudain dans la cour
de la maison des dames missionnaires. Gwa Gwa fut
la première à l'apercevoir et de
frayeur courut se cacher derrière la
porte.
Le cuisinier, reconnaissant la voix
criarde de la femme, sortit, espérant lui
dire une bonne fois sa façon de penser, mais
la Dame Grise était déjà sur
le pas de porte avant lui.
- Que désirez-vous ? lui
demanda-t-elle sévèrement.
- Oh ! c'est seulement encore une
petite affaire dont je veux vous parler,
répondit-elle.
- Dites vite ce que c'est, commanda la
Dame Grise.
- Eh bien, c'est à propos des
habits que portait Gwa Gwa le jour où elle
est allée chez le mandarin Lin.
- Alors quoi.
- On ne m'a point donné d'argent
pour cela et le mandarin Lin n'a pas même
mentionné qu'on voulait les acheter.
- Est-ce seulement pour cela que vous
êtes venue ? et la voix de la Dame Grise
était très
sévère.
-Oui, c'est tout.
- Eh bien, les voilà, et puisque
c'est tout ce que vous désirez, prenez-les
et partez au plus vite.
En disant ces mots, la Dame Grise ouvrit
la porte de l'écurie et lui montra dans un
coin le paquet de haillons qu'on avait
déposé là en attendant de les
brûler. La femme ramassa ces quelques
vêtements malpropres ; puis, tournant la
tête à gauche et à droite, elle
chercha des yeux la petite sourde-muette. Mais
celle-ci ne se montra nulle part.
- C'est la toute dernière fois
que vous viendrez ici, lui dit la Dame Grise. Quand
vous aurez quelque chose à demander,
adressez-vous directement au mandarin Lin.
Mais la méchante femme ne
désirait pas du tout aller chez le mandarin
Lin, elle en avait plus peur qu'envie. Au fond, ce
qui l'attirait dans ce quartier, c'était de
savoir si tout ce qu'on racontait en ville sur Gwa
Gwa était vrai. Les uns disaient que les
dames avaient fait venir un remède de leur
propre pays dont une petite parcelle vous
guérissait de la surdité. D'autres
racontaient que non seulement Gwa Gwa parlait en
chinois, mais aussi en anglais. On disait encore
qu'elle était habillée de
vêtements somptueux, qu'elle était
traitée comme l'enfant de la maison et
qu'elle mangeait la même nourriture que les
dames ; mais la méchante femme dut
quitter la maison sans avoir pu satisfaire sa
curiosité, car Gwa Gwa resta blottie dans
son coin jusqu'à ce qu'elle fût partie
et que le cuisinier eût refermé
solidement la porte. Bien entendu, Gwa Gwa avait
surveillé la femme par une fente sans
être vue et ce ne fut qu'après son
départ qu'elle se sentit vraiment en
sécurité. Elle n'avait pas encore
compris qu'une fois l'argent donné pour sa
rançon, la femme n'avait plus rien à
prétendre et n'avait pas même le droit
de la toucher.
On avait acheté Gwa Gwa pour la
libérer et personne n'avait d'autre droit
sur elle maintenant que celui de lui
témoigner de l'affection ; cette
affection de ses amies n'allait pas rester sans
réponse chez l'enfant et éveilla peu
à peu en elle un entier
dévouement.
Plus tard, elle apprit que le Sauveur
l'avait rachetée non avec de l'argent ou de
l'or, mais d'un prix infini avec son
précieux sang. Il était mort pour
elle et le pouvoir du mal n'aurait plus de prise
sur elle si elle se confiait en Lui. Si elle
cessait d'aimer ses amies, elles en auraient un
immense chagrin, mais si elle fermait son coeur
à l'amour de son Rédempteur, ne
L'affligerait-elle pas encore beaucoup
plus ?
Le nom de Gwa Gwa qui veut dire
"Solitaire" n'avait plus sa raison d'être
dans une maison chrétienne, aussi lui
donna-t-on celui de "Ai-Lien" qui veut dire "Lien
d'amour". Tout le monde l'appelait ainsi
maintenant, excepté les trois dames qui lui
donnèrent le nom de "Topsi". Ai-Lien
était un mot trop difficile à lire
sur les lèvres pour la petite sourde-muette,
mais bien vite elle apprit à articuler celui
de Topsi.
Tout cela se passait aux environs de
Noël, ce fut même la veille de ce jour
que l'enfant fit son entrée dans sa nouvelle
demeure. Le groupe de personnes qui l'aimaient
était des disciples du Seigneur
Jésus, qui était né dans une
étable parce qu'il n'y avait point de place
pour Lui dans l'hôtellerie. Lui-même
les avait enjointes de prendre soin des enfants qui
étaient dans la peine et quand elles Lui
demandèrent ce qu'il fallait faire quant
à Gwa Gwa, voici la réponse qu'Il
leur fit : "Laissez-la venir à moi"et
c'est ce qu'elles firent.
L'arrivée de Gwa Gwa en cette
veille de Noël fut un des plus beaux jours de
leur vie. Vraiment elles avaient toutes l'air si
heureuses que dès lors, quand on parle de ce
Noël, Topsi l'appelle toujours "l'heureux
jour".
FIN
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