MARTIN
NIEMÖLLER
I. - L'HÉRITAGE
PATERNEL
Martin NiemölIer est fils d'un pasteur de
Westphalie. On ne peut le comprendre sans tenir
compte de cette patrie et de cette origine. Il a le
bonheur d'avoir encore sa maison paternelle et de
savoir que ses parents le suivent en pensée
dans tout ce qu'il fait. Le père
Niemöller a pris part à l'installation
de son fils comme pasteur de Dahlem. Il
n'était même pas encore à la
retraite lorsque l'évêque Muller
infligea la suspension à Martin. Aujourd'hui
même, en voyant ce vieillard de
soixante-dix-huit ans, nul ne se douterait qu'il
est émérite, tant son activité
reste grande. De tous côtés, on
l'appelle à prêcher. Il combat
à sa manière avec une verdeur
intarissable.
Lorsque l'évêque Heckel, lors
de la « mise au pas » de la
Société Gustave-Adolphe, chercha
à écarter cet homme gênant, en
prétextant qu'il fallait faire place
à des forces plus jeunes, le père
Niemöller lui posa en public la
question :
- Monsieur l'évêque Heckel,
quel âge avez-vous?
- Quarante ans ? Dans ce cas vous
êtes beaucoup trop vieux.
Il faut avoir entendu le son grave de cette
voix de basse, connaître cette tête aux
cheveux blancs, ce front ouvert et ces yeux bleu
clair, il faut l'avoir vu installé dans son
fauteuil, fumant sa longue pipe, racontant des
anecdotes avec le sourire du bien-être, pour
comprendre que chacun se réjouisse de sa
visite et ne puisse résister à son
charme. Paix et sûreté, dignité
et force, jointes à un humour tiré de
sa connaissance des hommes, telles sont les
caractéristiques de celui qui est fier
d'être le père de Martin
Niemöller.
Le fils ne ressemble pas physiquement au
père et n'a pas hérité de sa
nature sereine. Il a plutôt les traits de sa
mère et tiendrait d'elle son
tempérament plus passionné et son
penchant à voir le côté grave
des choses. Quoi qu'il en soit, il a reçu le
proverbial « crâne
westphalien » qui sait exactement ce
qu'il veut et que la nature a privé du don
d'atteindre son but par des compromis. Il est
né pour la lutte, et ce serait miracle si le
tranquille village de Dahlem, qui est la
première paroisse du pasteur Niemöller,
présentait à la longue l'aspect d'une
paisible idylle de banlieue berlinoise.
Mais son chemin ne l'a pas conduit
directement à Dahlem. Niemöller a
décrit lui-même les étapes du
trajet qui l'ont mené du sous-marin à
la chaire. En cela aussi, la maison paternelle a
joué un rôle déterminant, bien
que tacite. L'élément le plus
décisif pour la formation de Niemöller,
ce fut moins le fait d'être originaire d'un
presbytère, que l'esprit qui régna
dans ce dernier et l'atmosphère qu'il y
respira. Il est issu d'une forte tradition, faite
d'idées et de principes bien
arrêtés. Il n'est rien moins qu'un
révolutionnaire, et, dans le fond, à
travers les diverses situations qu'il a
occupées, rien n'a varié dans la
vocation à laquelle il se sait
lié.
Cette vocation l'appelle à servir son
peuple. La pensée nationale occupe la
première place dans la tradition familiale
et natale. Celle-ci le situe à droite. Le
goût pour le métier d'officier lui est
naturel. La guerre, qui exige sa vie comme enjeu,
est son élément. La fin de 1918 lui
interdit moralement de continuer à servir.
Il est de tout coeur avec les adversaires de la
république weimarienne et se range du
côté de ceux qui luttent pour le
relèvement national. S'il ne devient pas,
comme son frère, membre du parti
national-socialiste, ce n'est que fortuit. Le
programme d'un renouvellement national est le sien,
y compris la répudiation
de tout ce qui s'appelle individualisme,
parlementarisme, pacifisme, marxisme et
judaïsme. Dès 1924, il donnera sa voix
à ce parti.
Il n'y a rien d'extraordinaire à cela
dans ces années-là. Ce n'est que
l'expression typique d'une opposition qui gagne du
terrain. Ce qui distingue cependant Niemöller
de beaucoup d'opposants, c'est son conservatisme
inné. Il n'attend de la révolution ni
aventures ni avantages, mais uniquement le
rétablissement de l'Allemagne pour la
grandeur de laquelle il a combattu et dont il ne
conçoit l'idéal et les institutions
que sous les couleurs prussiennes. Aussi ne le
verra-t-on jamais parmi les accusateurs et les
détracteurs de la dynastie des Hohenzollern.
Son honneur d'officier et son respect de l'histoire
le lui interdisent.
Il ne se borne pas à prendre au
sérieux l'affirmation que le programme du
mouvement national doit être fondé sur
un christianisme positif : c'est à ses
yeux une condition sine qua non. Il serait
impensable que cette affirmation pût
disparaître un jour ou l'autre. Car il n'est
pas nécessaire d'être fils de pasteur
pour savoir que la tradition du royaume et de
l'armée de Prusse est inséparable de
l'éducation chrétienne du peuple.
C'est pourquoi, aussi, il n'est possible, à
ses yeux, de construire la nouvelle Allemagne que
sur le fondement solide du christianisme. L'ancien
soldat et l'étudiant-artisan voit à
cet égard dans le ministère pastoral
une promesse et une responsabilité
particulières. Prendre conscience des forces
que nous Allemands devons à la
Réformation : telle est la tâche
qui s'impose à Niemöller. Sans la foi
qui craint et aime Dieu par dessus tout, il ne peut
y avoir ni autorité, ni
vérité, ni justice dans la vie du
peuple.
C'est ainsi que, de tout coeur, il salue le
30 janvier 1933
(1) comme
l'accomplissement de ses espoirs
et comme le début d'une
collaboration féconde de l'Eglise avec
l'État. Il exprime ses sentiments dans les
prédications qu'il prononce au cours de ces
semaines-là devant sa paroisse de Dahlem.
Lorsque le mouvement de la
« Jeune-Réformation »
intervient par son premier appel et
s'élève contre les
« Deutsche Christen », c'est
lui, Niemöller, qui insiste sur le devoir
« de l'Eglise, non seulement de
reconnaître le bon droit du nouvel
État, mais aussi sur celui de voir en ce
dernier un sauveur et un libérateur. C'est
contre son gré que certains veulent bannir
du langage les expressions de renversement et de
relèvement.
Il entre en lice pour l'héritage des
pères, comme il l'avait fait en 1914.
Dès lors, rien n'avait changé dans
ses convictions fondamentales. Parmi les partisans
du IIIe Reich, il était sans doute le
dernier à se douter que les mots d'ordre
auxquels il obéissait pourraient un jour ou
l'autre le contraindre à la
défensive. Si vraiment l'on était
sincère et sérieux en parlant d'un
christianisme positif, quel motif aurait-il eu de
se ranger dans l'opposition ?
Mais les choses se passèrent
autrement. L'homme que la confiance unanime des
paroisses appelle en mai 1933 à la
tête de l'Eglise, Frédéric de
Bodelschwingh, ne devient pas évêque
de l'Eglise du Reich, parce qu'il n'est pas
« Deutscher Christ » et que ce
parti veut à tout prix imposer l'un des
siens. Niemöller, qui jusqu'alors avait
été un pasteur peu connu à
Berlin, entre en scène en qualité
d'adjudant et de porte-parole de
Bodelschwingh.
Une collaboration de plusieurs années
dans la Mission intérieure de Westphalie lui
a permis de bien connaître la
personnalité pour laquelle il intervient. Ce
qui importe à ses yeux pour la charge
d'évêque, c'est la qualité
objective de celui qui doit l'occuper, et non
l'appartenance à un parti. Ne venait-on pas
précisément, à l'aube du Ille
Reich, de proclamer l'application
de ce principe à tous les domaines et
n'avait-on pas, en particulier, promis
solennellement à l'Eglise la liberté
de mouvement ? Niemöller n'arrive pas
à comprendre pourquoi d'emblée on
interdit à Bodelschwingh et à ses
amis de parler, pourquoi la radio et la presse leur
sont fermées, ni pourquoi, lorsque le
pouvoir politique s'ingère dans l'Eglise par
le moyen d'un commissaire d'État, les
dirigeants des anciens conseils
ecclésiastiques sacrifient sans autre celui
qu'ils ont élu et mandaté. Il peut
encore moins s'accommoder de la personne de Ludwig
Muller, qu'il n'a que trop bien appris à
connaître lorsque celui-ci fut naguère
aumônier de marine, et auquel il ne craint
pas de dire en face ce qu'il pense de lui.
C'est ainsi qu'il entre dans l'opposition,
involontairement et sans en être très
conscient. Car, le courant contre quoi il
réagit, est-il bien celui du parti
dominant ? En face des caractères et
des procédés équivoques des
« Deutsche Christen »,
Niemöller se sait ou se croit le vrai
national-socialiste, fidèle serviteur de
l'Eglise et de l'État. Comme chrétien
aussi bien que comme allemand, il ne saurait y
avoir pour lui d'hésitation sur le camp
auquel un pasteur
« convenable » doit appartenir.
Il ne doute pas non plus que la liberté
d'enseignement et d'action de l'Eglise doive dans
tous les cas rester intangible. Il le sait en vertu
de l'éducation reçue, et mieux que la
plupart des théologiens académiques
qui, plus que lui, ont étudié et
enseigné. L'avenir de l'Eglise est trop
assuré à ses yeux pour qu'il soit
tenté d'acheter quelques avantages humains
au prix de compromis avec l'esprit du jour.
- Ce qui nous anime, ce n'est pas le souci
pour l'Eglise (dit-il au Chancelier d'Empire lors
de la mémorable audience du 95 janvier
1934), mais le souci pour notre Ille Reich.
Il reçut pour réponse
:
- Du souci pour le Ille Reich, remettez-vous
en tranquillement à moi.
En fait, ce n'est pas Ludwig Muller et ses
« Deutsche Christen », mais
Niemöller et la Ligue de détresse des
pasteurs qui tombèrent en disgrâce. Un
nuage plus que passager s'était
amoncelé au-dessus de l'Eglise
évangélique. Ce qui d'abord avait
paru incroyable se réalisa : Muller,
Hossenfelder et leurs compagnons occupent comme des
autocrates toutes les charges dirigeantes de
l'Eglise et ont derrière eux
l'autorité de l'État et du
parti.
Le statut des fonctionnaires, avec son
principe dictatorial et son paragraphe aryen, est
appliqué également aux
ecclésiastiques. Ainsi l'a
décidé l'écrasante
majorité chrétienne-allemande des
synodes de l'automne 1933.
Les super-intendants généraux
sont majorisés et révoqués. De
nouveaux évêques prennent leur place.
L'ancienne Église prussienne est morte. La
petite opposition fidèle à la
confession de foi n'a plus qu'à se retirer
des synodes « bruns ».
Niemöller accomplit ce geste dans une tenue
hautement significative : il est apparu en
vêtement gris clair et n'a pas pris part au
culte d'ouverture, afin de manifester son
mépris et son refus de reconnaître la
nouvelle représentation de l'Eglise. Il se
fait d'un synode et d'un évêque
d'autres idées que celles qui viennent de
l'emporter et il ne songe pas à y renoncer.
À défaut d'autres mains, il faut que
le premier pasteur venu prenne le drapeau de la
vraie Église et le défende contre ses
ennemis. Autour de ce drapeau, ceux qui sont
restés fidèles se groupent en
« Ligue de détresse des
pasteurs », dont le conseil fraternel
confie la présidence à
Niemöller. Il ne sera pas
« Führer » dans le sens du
parti adverse, mais il sera de plus en plus le
porte-parole de ses frères.
Les statuts du nouveau groupement sont des
plus simples : ils se rattachent au voeu que chaque
pasteur a prononcé lors de sa
consécration et lui rappellent les devoirs
d'obéissance aux règles de la charge
ecclésiastique,
d'assistance aux frères opprimés, de
résistance à toute atteinte
portée à la confession de foi, en
particulier au paragraphe aryen récemment
introduit. À cause de ce dernier,
Niemöller et quelques autres sont pour la
première fois, en novembre 1933, suspendus
de leurs fonctions pastorales. Cela ne
l'empêchera pas de maintenir fermement ce
qu'il a reconnu comme vrai et confirmé par
serment. Lorsque à Wittemberg, deux mois
plus tôt, eut lieu l'élection de
Ludwig Muller comme évêque d'empire,
sans que l'opposition eût la moindre
possibilité d'exprimer un avis contraire,
Niemöller et ses amis avaient
déposé au nom de deux milles
pasteurs, sur les sièges des synodaux, et
affiché aux arbres entourant
l'église, un mémoire qui se terminait
par ces mots : « Nous ne cesserons
pas, dans une obéissance fidèle
à notre voeu de consécration, de
travailler à la construction de l'Eglise
évangélique
allemande ».
Fort de ce mot d'ordre, Niemöller se
met à l'oeuvre.
Il s'agit de défendre les biens
élémentaires de l'Eglise : la
confession de foi des pères contre les
nouveautés des fanatiques, l'honneur du
ministère pastoral contre les intrigues des
ambitieux, la fraternité chrétienne
contre la partisanerie politique. Il s'agit en fait
de rien de moins que de l'héritage des
pères, auquel le pasteur Martin
Niemöller entend rester aussi fidèle
que le soldat. Quoi d'étonnant, si pour
cette raison même sa voix est entendue du
peuple, qui au fond ne demande qu'à
conserver et à affirmer la vieille foi. Et
malgré tout, plus que dans n'importe quel
autre service religieux, on voit se presser des
hommes et des jeunes gens au pied de la chaire de
Niemöller. C'est ainsi que ce défenseur
de la vieille foi devient le promoteur d'un
revirement extraordinaire d'où naîtra
en Allemagne une nouvelle Église. Mais
observons de plus près le type de pasteur
qu'il incarne.
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