MARTIN
NIEMÖLLER
2. - LA MILICE DU CHRIST
« Seigneur, je ne suis pas digne que
tu entres sous mon toit ; mais prononce un mot
seulement et mon serviteur sera guéri. Car,
moi qui suis soumis à des supérieurs,
j'ai des soldats sous mes ordres. Je dis à
l'un : Va ! et il va, et à
l'autre : Viens ! et il vient, et
à mon serviteur : Fais cela ! et
il le fait. »
(Matth. VIII, 8-9)
Ainsi parle, dans l'Évangile, le
centenier de Capernaüm.
Ces paroles nous font comprendre la position
de Martin Niemöller dans sa lutte pour
l'Eglise. La relation du subordonné à
l'égard de son chef suprême est
appliquée à l'attitude du croyant
à l'égard du Christ. Il combat pour
l'honneur de cet unique Seigneur, contre tous les
faux-dieux qui usurpent sa place et contre tout
orgueil humain qui veut adorer son propre moi.
« Nous devons craindre et aimer Dieu par
dessus tout et nous confier en Lui ». Ce
n'est pas par hasard que Niemöller emploie de
préférence la formule
« Christ le Seigneur »,
marquant la puissance et l'autorité de celui
qui commande et qui exige une obéissance
pure et simple, sans partage. Ce qu'ordonne Christ
le Seigneur, c'est là, au fond, la seule
question que son serviteur et disciple ait à
se poser et qui doive lui dicter sa ligne de
conduite. À ce propos, Niemöller aime
à citer ces vers de Théodore
Storm :
- L'un demande : qu'adviendra-t-il
après ?
- L'autre : qu'est-ce qui est juste et
droit ?
- C'est cela qui distingue
- L'homme libre du valet.
Mais on ne peut, longtemps à l'avance,
préciser quelle sera la volonté de
Jésus-Christ. On la reçoit sous forme
d'ordres du jour quotidiens, dans chaque cas
particulier. Il suffit de savoir ce qu'aujourd'hui
Il attend de nous et de l'exécuter
aussitôt. « Dis seulement un mot et
mon serviteur sera guéri »,
déclare le centenier, montrant par là
que son obéissance est fondée sur sa
confiance. Pour le croyant, cette parole seule
entre en ligne de compte. Il obéit sans se
préoccuper des conséquences ni des
possibilités éventuelles de
délivrance. L'avenir est à Dieu.
C'est Lui qui gouverne et qui dirige toutes choses
pour le plus grand bien. Nous n'avons rien d'autre
à faire qu'à servir sous ses ordres
et à marcher aveuglément sous sa
direction. De la prison où il entrera,
Niemöller écrira aux siens :
« Quand je passe par des voies que je
n'ai pas cherchées, je pense souvent
à la dernière parole de Jésus
à Pierre : « Un autre viendra
et te mènera où tu ne voudras pas
aller » (
Ev. Jean XXI, 18).
Il n'est pas possible d'exprimer plus
nettement l'opposition contre toute diplomatie et
contre toute stratégie calculée.
Niemöller sait que le combat où il se
trouve n'a été ni
désiré ni engagé par lui.
D'ailleurs, à parler humainement et au point
de vue purement historique, c'est la partie adverse
qui a ouvert les feux. Si maintenant il doit
prendre du service actif dans la milice du Christ,
c'est en raison de l'ordre de marche auquel il est
soumis : « Va et il
va ! » et du voeu par lequel il
s'est lié le jour de sa consécration.
Ces deux considérations
précèdent et dominent le conflit
ecclésiastique proprement dit. Elles ne font
qu'y déployer leurs effets avec une force
particulière. Qu'au près et au loin,
même dans les milieux pastoraux, l'attitude
de Niemöller soit considérée
comme un cas exceptionnel, ce n'est certes pas dans
ses intentions. Il fait son service ordinaire,
comme tout autre doit le faire. Rien de plus.
Il y a plus qu'une coïncidence
extérieure dans le fait que la pensée
et l'activité de Niemöller ont pris ce
caractère et celle allure militaire.
« Tenir »,
« tomber », « manquer
son tir », ces termes reviennent sans
cesse dans la conversation. La
génération à laquelle
appartiennent Niemöller et la plupart de ses
amis dirigeants de l'Eglise confessante est
formée de combattants du front et trouve
dans les circonstances une nouvelle occasion de se
montrer sous ce jour-là. Plusieurs aspects
de la lutte actuelle rappellent les
expériences de la vie des tranchées,
dont on retrouve les expressions et les formes de
langage familiers aux soldats. Lorsque, en 1935,
Karl Barth publie son
« Credo », il le dédie
aux pasteurs Asmussen, Immer, Niemöller,
Vogel, « en pensant à tous ceux
qui ont tenu, qui tiennent et qui
tiendront ». Deux ans plus tard,
quelqu'un faisait remarquer, à Berlin, que
le terme de « tenir » devait
maintenant être remplacé par celui de
faire de la prison
(1).
À vrai dire, la milice du Christ,
dont ces hommes font partie, a peu de points
communs avec l'ancienne Église. Le terme
même d'ancienne Église résume
tout ce que l'on veut précisément
supplanter. Bureaucratie, fonctionnarisme,
procédures administratives,
n'intéressent en rien Niemöller. Il a
horreur de la « politique
ecclésiastique » et ne veut rien
avoir à faire avec elle.
Il n'y voit que démarches dans les
ministères, pétitions,
requêtes, pourparlers, commissions et
solutions moyennes. Tout cela est de la tactique,
de laquelle il n'attend rien et qui, dans la
plupart des cas, passe à côté
de la question. La stérilité de cette
politique est apparue clairement au cours des
premiers mois de la lutte, lorsque les anciennes
autorités ecclésiastiques
succombèrent sous l'assaut
des « Deutsche Christen ».
C'est alors que Niemöller lança pour la
première fois son « ordre de
compagnie » qui retentira dans tous les
moments critiques, et qu'on vit cette chose
inouïe : le jeune pasteur Niemöller,
de Dahlem, inconnu et sans mandat officiel, faisant
irruption dans les séances rigoureusement
confidentielles des superintendants
généraux de Prusse et des dirigeants
ecclésiastiques, pour rappeler, d'une voix
forte, ses vénérables
supérieurs à leur
responsabilité et pour les instruire de
leurs devoirs.
Par là-même, cette
responsabilité a passé dans ses mains
et dans celles de ses amis. Une nouvelle
manière de direction d'Eglise commence
alors, qui, dans la suite, prendra la forme des
« Conseils fraternels » de
l'Eglise confessante. Ces hommes n'ont ni titres ni
légitimation officielle. L'un d'eux a dit
avec raison en plaisantant :
« Monsieur le superintendant
Niemöller ! », notion
inconcevable ! Ils ont simplement
l'autorité, une autorité qui
s'affirmera et s'affermira au cours de la lutte.
Une règle non écrite voudra qu'avant
chaque décision importante, on entende
l'avis de Niemöller, même s'il ne fait
pas partie du comité qui
délibère. La charge pastorale qui,
trop longtemps, était restée
cachée derrière l'organisation
ecclésiastique et les actes du Consistoire,
reprend du coup une nouvelle ampleur et une
importance décisive pour la direction de
l'Eglise.
Il est facile, du point de vue d'un ancien
dignitaire ecclésiastique, s'appuyant sur
une longue expérience, de regarder de haut
un homme du type de Niemöller. Et, certes, la
méthode de celui-ci prête le flanc
à plus d'une critique. Mais lequel
d'entre-nous se sentirait autorisé à
le critiquer ? Tandis que les autres se
taisaient et regardaient, lui parlait et agissait,
par simple obéissance de soldat du Christ.
De là, sans doute, ce qu'un
état-major général taxerait
d'imprudence de langage ou d'inconséquence
dans l'action. Mais, sans sa parole et
sans son action, la
résistance de l'Eglise contre ses ennemis
n'eût jamais été si
résolue ni si efficace et ceux qui se
drapaient dans leur neutralité pour
critiquer Niemöller ne seraient
assurément plus installés
tranquillement à leurs postes.
Lorsque, au début de 1933, l'un des
anciens amis de Niemöller passa
inopinément dans le rang des
« chrétiens allemands »
et que Niemöller racontait la chose aux siens,
son garçonnet de onze ans éclata en
larmes et comme on lui en demandait la cause, il
répondit :
« Parce qu'il y a si peu
d'hommes. »
En un temps où ce reproche devait
s'appliquer à la presque totalité des
professeurs de théologie et, en
général, à toutes les
Universités allemandes et aux
universitaires, c'est l'honneur du corps pastoral
évangélique de compter des hommes
tels que Martin Niemöller.
Ce fait a une portée, non seulement
ecclésiastique, mais nationale de la plus
haute signification.
« Rien n'est plus
nécessaire au peuple allemand que d'avoir
des hommes qui savent vivre d'après le
principe de l'Écriture sainte : il faut
obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes ». Ainsi s'exprimait le
superintendant général Dibelius, au
lendemain de sa révocation, dans une lettre
au commissaire d'État de Prusse pour les
affaires d'Eglise. L'adversaire lui-même doit
en convenir et l'a reconnu par la bouche d'un
fonctionnaire de la police secrète :
« Il est incontestable que le pasteur
Niemöller est un rude gaillard, un des
meilleurs que nous ayons en Allemagne ».
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