MARTIN
NIEMÖLLER
3. - BIBLE, CATÉCHISME,
PSAUTIER
VUE
DE BERLIN-DAHLEM EN 1919
Ce qui précède aura fait
comprendre au lecteur que Martin Niemöller
n'appartient pas à la catégorie de
ceux qu'on appelle des réactionnaires. Il y
a, dans sa manière d'être, trop de
choses qui l'apparentent à l'Allemagne
d'aujourd'hui. Aussi est-il compréhensible
que ses adversaires donneraient beaucoup pour avoir
un tel homme dans leurs rangs. Car, pour eux aussi,
il s'agit d'une guerre sainte, d'une croisade, qui
met en action toutes les principales notions
religieuses, bien que dans un sens nouveau. Il
n'est que d'ouvrir le premier journal venu pour y
lire à chaque page que la conception
nationale-socialiste implique également la
foi, l'obéissance, le risque, l'esprit de
sacrifice et de communauté, la vie dans un
royaume éternel. Pourquoi un homme tel que
Niemöller ne serait-il pas de la partie ?
N'y a-t-il pas, d'un côté comme de
l'autre, l'idéal d'une milice ? Oui,
assurément, avec cette différence
toutefois que le chrétien est de la milice
du Christ. Cela change tout. La foi, le
zèle, le dévouement sont certes
incontestables chez les autres. Mais l'important
est précisément de savoir en qui l'on
croit, pour qui l'on combat, qui est le vrai Dieu
et qui est l'idole. Le nom n'est pas ici pure
affaire de mots ; il a le sens d'une
décision, d'un choix. Niemöller veut et
doit agir au nom de Jésus-Christ. C'est cela
qui donne à sa milice son caractère
et qui distingue son attitude de toute
espèce d'héroïsme humain.
Il est lié à l'Écriture
sainte. Ainsi est-il dit dans son voeu de
consécration. Si, trop souvent, le conflit
ecclésiastique revêt des aspects
politiques, cela ne doit pas en
atténuer le sens premier, à savoir
que le pasteur doit en tout et partout rester un
minister Verbi, un serviteur de la Parole de Dieu.
Cela seul sera, un jour, devant la plus haute
instance, le critère
déterminant : sa vie a-t-elle servi
à conduire des hommes à la Parole de
Dieu ? Devant ce tribunal suprême, tout
autre exploit, eût-il une portée
historique, est sans importance. Aussi, tous les
hymnes de louange en l'honneur de l'homme Martin
Niemöller et de son oeuvre sont-ils
déplacés. Nous ne cherchons pas
à savoir quels sont ses mérites, mais
quel rôle la Bible joue dans sa vie.
Niemöller a dû faire ses
études dans des conditions difficiles et
hâtives. On a parlé du bagage de
fortune avec lequel il est entré dans le
ministère pastoral et il serait le dernier
à y contredire. Mais ces études un
peu particulières ont eu pourtant leur
avantage : elles l'ont préservé
des préventions doctrinales et des
traditions scolastiques. Il est entré dans
la lutte sans être handicapé par un
équipement compliqué. Seul un petit
volume mais d'importance, était toujours
à portée de main dans son
havresac : l'Ancien et le Nouveau
Testament.
Sa position à l'égard de la
Bible, comme d'ailleurs toute sa façon de
penser, est simple. Les questions de critique
littéraire et philologique ne lui causent
guère de cassements de tête.. Il n'a
non plus besoin d'une théorie de
l'inspiration littérale pour être un
bibliciste. Il a appris et apprendra toujours
à considérer pratiquement
l'Écriture sainte comme la vivante Parole de
Dieu, « à laquelle nous avons
à nous confier et à obéir dans
la vie et dans la mort », comme l'a
déclaré le Synode confessionnel de
Barmen. Aussi bien le mouvement théologique,
qui substitue au subjectivisme et au
libéralisme l'autorité objective de
la Parole, répond-il tout à fait
à son inclination. Il est heureux pour lui
qu'il ait fait ses études après la
guerre et qu'il soit assez jeune pour trouver son
point d'attache dans la manière de penser de
la génération présente.
Rencontre-t-il parmi ses frères un
vrai théologien, il se sent devant lui comme
un écolier, tout en gardant son
indépendance. Il y a, dans cette attitude,
à la fois de la déférence
à l'égard du savant et comme un
écho des dernières paroles de
Luther : « Que personne ne s'imagine
comprendre suffisamment l'Écriture sainte,
à moins qu'il ait pendant cent ans
gouverné des Églises avec Christ et
les apôtres... Nous sommes des mendiants,
rien de plus ».
Niemöller peut également
s'approprier la déclaration de Luther disant
n'avoir jamais traversé la
« forêt » de la Bible
sans en secouer les arbres pour faire tomber
quelques fruits. Il le doit à sa pratique
des « Textes moraves » qui ont
pris pour Niemöller et pour la plupart de ses
amis, pendant ces années de lutte, une
signification toute particulière. Que de
fois, en effet, dans des moments critiques, le
texte du jour s'est merveilleusement
rapporté à la décision qu'il
s'agissait de prendre après le culte
matinal. Niemöller aimait aussi à
exposer devant lui, sur sa table de travail, les
cartes ou gravures avec paroles bibliques que des
paroissiens lui envoyaient.
Mais il ne se contente jamais d'un usage
simplement édifiant de la Bible, pas plus
que sa prédication ne se borne à un
énoncé du texte. Il s'entend de
façon étonnante à mettre la
main sur la parole qui s'impose pour une
circonstance donnée et à faire voir
le chemin qu'elle indique pour le jour même.
Ce n'est pas là seulement de
l'à-propos ou le fait d'une bonne
mémoire, mais le don extraordinaire de
saisir l'aspect et l'analogie bibliques d'une
situation précise. Celle de l'Eglise, par
exemple, qu'il présente sous l'image du
siège de Jérusalem. Ou bien,
s'agit-il de règles à suivre dans ses
rapports avec la police, il les déduit du
Livre des Actes des Apôtres. Chaque
interlocuteur est surpris de la rapidité et
de la sûreté avec lesquelles
Niemöller sait appuyer ses arguments sur les
textes bibliques. Sous ce
rapport, son frère Wilhelm Niemöller ne
paraît pas être aussi doué.
Lorsqu'en 1933 les « Deutsche
Christen » tentèrent
d'établir dans l'Eglise un gouvernement
papistique, le pasteur Wilhelm Niemöller se
rendit de Bielefeld à Berlin, muni des
Confessions de foi de l'Eglise luthérienne,
et lut à ces hauts personnages les passages
lès plus marquants des écrits de
Luther et de Mélanchton sur le pouvoir des
évêques.
L'essentiel, en tout cela, est que la Parole
de Dieu demeure dans son intégrité et
garde toute sa force. Ce qu'on oublie trop
aisément dans les Facultés de
théologie, c'est au simple pasteur à
le pratiquer. Un couple se présente à
Niemöller pour la bénédiction
nuptiale, mais demande expressément que
l'allocution du pasteur ne porte sur aucun texte de
l'Ancien Testament. Or, voici que toutes les
paroles que proposent les futurs époux
« Où tu iras, j'irai »,
ou « Moi et ma maison, nous servirons
l'Éternel » sont tirées de
l'Ancien Testament. Indice d'une mauvaise
instruction religieuse. Il y avait longtemps que
s'étaient manifestées dans la
doctrine et dans la discipline de l'Eglise des
traces de vermoulure qui ont rendu
inévitable l'effondrement actuel. Il importe
donc de traiter la Bible et la Confession de foi
avec un sérieux tout nouveau. Celui qui,
chaque semaine, a autant d'heures d'instruction
religieuse à donner que Niemöller,
découvre, dans les formules les plus
élémentaires du catéchisme,
tout le sens de la lutte que doit livrer
l'Eglise.
« Nous voulons craindre et aimer
Dieu », c'est là le premier
commandement, non seulement dans l'ordre
chronologique, mais l'alpha et l'oméga de
tous les autres commandements. Aussi Luther le
répète-t-il au début de chaque
nouvelle déclaration de son
catéchisme. En combattant pour l'honneur du
vrai Dieu contre les idoles, l'Eglise combat du
même coup pour la seconde table du
Décalogue : pour la sanctification du
mariage chrétien et de la famille, pour
l'éducation de la jeunesse,
pour la défense du droit
et de la vérité. « La
justice élève une nation, mais le
péché est la honte des
peuples » (
Prov. XIV, 34). Voilà ce
qu'il faut prêcher, particulièrement
en un temps qui proclame que le droit, c'est ce qui
sert le peuple. Une telle morale est inconciliable
avec tout ce qui s'appelle christianisme : car
« on t'a dit, ô homme, ce qui est
juste, d'aimer la miséricorde et de marcher
humblement avec ton Dieu » (
Michée VI, 8). Il y a longtemps que
Niemöller a compris et déclaré
que l'opposition qui sépare les deux camps
en Allemagne ne porte pas sur des dogmes, mais tout
simplement sur les dix commandements et sur la
question de savoir si la norme, c'est
« ce qui sert le peuple » ou
bien « ce que l'Éternel demande de
toi ». Dans le mémoire que
l'Eglise confessante a adressé en mai 1936,
au Gouvernement du Reich et que Niemöller a
contribué à rédiger, cette
question est posée avec une grande
netteté. Il y est montré en outre
quelles conséquences doit avoir la
déchristianisation du peuple.
Tout cela devient encore plus évident
lorsqu'il s'agit de la confession de foi et en
particulier de son second article :
« Je crois que Jésus-Christ est
mon Seigneur qui a racheté l'homme perdu et
condamné que j'étais, afin que je Lui
appartienne ». Toute la foi
chrétienne repose sur cette
déclaration. Niemöller n'a jamais eu la
moindre sympathie pour la conception que les
« libéraux » se font de
Jésus et pour le moralisme qu'ils extraient
du Sermon sur la montagne. Il entend annoncer
« le Christ crucifié, scandale
pour les Juifs et folie pour les Grecs ».
Il importe d'insister sur ce point en opposition
à la doctrine qui nie le péché
et la grâce et qui demande qu'on soit
« délivré de
Jésus-Christ ».
Niemöller s'exprime à ce propos
en termes d'une ironie passionnée :
« Que Monsieur le Général
Ludendorff, d'accord avec Madame
la Généralissime, laisse envahir de
boue et d'ordure la « Source
sacrée de la force allemande », et
en tire par surcroît de l'orgueil, cela ne
saurait nous troubler. Que la vanité humaine
s'imagine pouvoir vivre sans le Sauveur et cherche
à convaincre le peuple allemand, non point
de son péché
héréditaire, mais de sa noblesse
héréditaire, le chrétien sait,
lui, que « nous vivons non de nos
oeuvres, mais du fait que nos oeuvres nous sont
pardonnées ». (Karl Barth).
Là encore il n'y a point de conciliation
possible.
Alors même que, dans ce monde,
l'Évangile n'a jamais rallié la
majorité, il a pourtant trouvé des
témoins « en tous temps et en tous
lieux ». Il ne peut rien arriver de plus
heureux au prédicateur de la Parole de Dieu
que de voir son message trouver de
l'écho.
Ému et réjoui, Niemöller
revint un jour d'une noce, où le père
de l'époux avait prononcé à
table une prière telle qu'il n'en avait
jamais entendu : « Seigneur
Jésus-Christ, tu n'as pas
dédaigné après ta
résurrection, de t'asseoir à table
avec tes disciples. C'est pourquoi exauce-nous
quand nous te prions : Viens Seigneur, sois
notre hôte et bénis les biens que ta
grâce nous accorde » !
Être appelé au service de ce Seigneur,
humilie l'homme jusqu'au fond de son être.
Mais, contrairement à ce que ses adversaires
lui reprochent, cet Évangile ne crée
ni esclaves, ni flagorneurs, mais des hommes dont
le psalmiste dit : « Quand tu
m'humilies, tu me grandis ».
Le catéchisme aborde ensuite
l'Oraison dominicale, dont la troisième
demande forme le centre : « Que Ta
volonté soit faite sur la terre comme au
ciel ». Qu'est-ce à dire, sinon
que la souveraineté de Dieu doit s'exercer
sur la totalité de la vie humaine ?
Mais alors, une telle interprétation entre
forcément en conflit avec la
prétention totalitaire incluse dans la
nouvelle mythologie d'un Rosenberg. L'Eglise,
dit-on, peut se réserver le dimanche et
prendre soin du salut éternel des
âmes, mais la vie
quotidienne d'ici-bas appartient uniquement au
peuple et à l'État. C'est exactement
ce que dit Luther : « Quand le monde
apprend qu'après cette vie il y a une autre
vie, il en est satisfait et abandonne cette autre
vie à Dieu ». Mais quelle
Église oserait se contenter de cela et quel
prédicateur pourrait l'accepter sans
autre ? « Donnez à
César ce qui appartient à
César, mais à Dieu ce qui est
à Dieu ». Et de même que la
monnaie qui sert à payer l'impôt porte
l'effigie de l'empereur, l'homme est l'image et la
propriété de son Créateur.
L'homme tout entier et non seulement l'homme
« religieux ». C'est pourquoi
Niemöller considère comme sa vocation
de ne pas se borner aux choses
« célestes » mais de
s'occuper aussi des
« terrestres », car le
même Seigneur règne sur les unes et
sur les autres et sa puissance ne connaît
point de limites.
Certes, il est plus confortable et moins
risqué pour l'Eglise de rester dans son coin
et, pour ses pasteurs, de se vouer à
« l'édification ». Mais
ce serait mettre la lumière sous le boisseau
et faire perdre au sel sa saveur. Niemöller
sait que son devoir et sa responsabilité
à l'égard du peuple allemand ne lui
laissent pas le choix et l'obligent à porter
l'Évangile sur la place publique, en pleine
vie quotidienne et à désigner sans
équivoque, par leurs noms, les vrais et les
faux prophètes, qu'ils soient à
gauche ou à droite. Même si ce chemin
doit un jour le conduire en prison, il n'en redira
pas moins : « Que Ta volonté
soit faite sur la terre comme au
ciel ».
Voici, à la fin du catéchisme,
les sacrements : baptême et
Sainte-Cène. Si Christ, au nom duquel nous
sommes baptisés, est plus qu'un mot
décoratif, s'il est vrai qu'il nous apporte
la vie éternelle et notre adoption comme
enfants de Dieu, sa promesse doit alors avoir un
sens pratique : « Il n'y a ici ni
Juif ni Grec, mais tous sont un en
Jésus-Christ ». Chaque
baptisé devient en réalité
notre frère, et il ne peut y avoir, dans
l'Eglise, des chrétiens de seconde classe ou
inférieurs en droits.
Frontières racistes, paragraphes
aryens n'ont dès lors plus de sens. C'est ce
que l'opposition ecclésiastique a nettement
fait valoir, en automne 1933, contre les lois des
« chrétiens-allemands ».
Parmi ceux qui, dans la « Ligue de
détresse des pasteurs », ont
témoigné avec le plus de force pour
la sainteté du ministère et du
baptême, ainsi que pour la fraternité
qui en résulte, Niemöller fut
aussitôt le premier en lice. Lorsque, peu
après, il annonça son intention de
laisser sans réponse le questionnaire du
gouvernement ecclésiastique, relatif
à l'ascendance raciale, il se vit pour la
première fois suspendu de ses fonctions
pendant quelques jours. Ce fameux paragraphe aryen
fut ensuite tour à tour rapporté et
remis en vigueur, si bien que finalement on ne sait
plus s'il est encore valable. Mais cela ne change
rien à l'ordre du Christ ni à la
promesse qu'il a rattachée, pour tous les
temps, au baptême, et l'Eglise ne peut s'en
tenir qu'à cela.
Il importe de même de défendre
la Sainte Cène contre la déformation
dissolvante que lui font subir les
Chrétiens-allemands. Si, en 1527, Luther,
écrivant à Zwingli, a insisté
sur la déclaration de
Jésus-Christ : « Ceci est mon
corps », il le ferait aujourd'hui avec
plus de vigueur encore s'il entendait des pasteurs
protestants célébrer le pain comme
symbole de la terre allemande et le vin comme
symbole du sang allemand. C'est là que le
blasphème de la nouvelle Église dite
nationale se manifeste avec le plus
d'évidence.
Mais il ne suffit pas de protester en
paroles. Le sacrement de l'autel nous est
donné non pour que nous le
protégions, mais pour que nous en usions.
Niemöller n'a pas oublié que son
ministère est celui de la Parole et des
sacrements. Il veut contribuer à faire
sortir la Sainte Cène de l'ombre où
on l'a trop longtemps reléguée pour
lui rendre dans le culte même la place qui
lui revient. Il invitera donc sans cesse les
fidèles à rester assemblés
pour assister à la communion. Il organise
des services de Cène pour
ses auditeurs du lundi et il a
souvent la joie de voir un grand nombre de
communiants s'approcher de la table sainte. C'est
là qu'il trouve toute sa force pour la lutte
dans laquelle il est engagé. Il sait bien
que d'entre les pécheurs qui trouvent le
pardon auprès de cette table et parmi les
« affligés » que Christ
console par sa Parole, lui-même est le plus
grand.
C'est pourquoi il éprouve le besoin
d'aller aussi au culte comme un simple auditeur,
son psautier à la main. Les dimanches
où il n'a pas à prêcher ici ou
là sont rares, sans doute, mais ils lui sont
indispensables. Et alors, avec quelle joie
rayonnante il s'associe au chant des
cantiques ! Car la confession de foi pour
laquelle il combat est louange de Dieu et hymne de
victoire de Jésus-Christ.
Rien ne serait plus erroné que de se
représenter un culte de Dahlem comme une
cérémonie funèbre.
Niemöller bannit sans pitié les paroles
et les mélodies sentimentales des XVIIIe et
XIXe siècles. À leur place
retentissent les chorals de la Réformation,
ceux de Luther et de Paul Gerhardt, les cantiques
de la croix et de la résurrection, de la foi
et des promesses de Dieu. Et tout comme le pasteur
s'édifie, lui-même et sa famille, par
des psaumes et des strophes de cantiques, il
indique ces textes aux nombreux
désemparés qui viennent le trouver
à ses heures de consultation. Au milieu du
train de guerre auquel il est astreint,
Niemöller trouve moyen de faire infiniment
plus de cure d'âme que ses détracteurs
ne le supposent. Plus d'un, en le quittant, a
reçu de lui la parole décisive qui le
redresse et qui résout ses
difficultés. En quoi il ne s'imagine faire
preuve ni d'originalité ni de
supériorité. Car les moyens auxquels
il recourt sont de la plus
élémentaire simplicité :
ce sont la Bible, le catéchisme et le
psautier.
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