MARTIN
NIEMÖLLER
5. - « NON, MONSIEUR LE
PRÉSIDENT ! »
Le père Niemöller racontait un jour,
après une visite au presbytère de
Dahlem, avoir constamment vu son fils Martin
à son bureau, entre ses deux appareils
téléphoniques et
répétant alternativement :
« oui »,
« non », mais le plus
souvent : « non »,
remarque l'interlocuteur.
Ce détail fait penser aux
innombrables tentatives de journalistes
étrangers pour obtenir une interview et qui
se plaignaient de n'avoir entendu, au lieu du
renseignement désiré, que la brusque
fermeture de l'appareil. En effet, ce
« non » de Niemöller est
connu et redouté. Il est souvent
arrivé, dans les séances du Conseil
fraternel de l'Eglise confessante, que le
président Koch, d'Oeynhausen, croyait avoir
trouvé une formule propre à concilier
les esprits, lorsqu'aussitôt Niemöller,
debout, protestait énergiquement :
- Non, Monsieur le
Président !
Cela était dit sur un ton qui
contrastait avec la voix grave et tranquille avec
laquelle le président Koch dirigeait les
débats. Ce n'est pas une petite affaire de
présider une assemblée
composée de tant d'esprits divers et
toujours en danger d'explosion. Mais le
président du Synode
« confessionnel » allemand a,
dans cet art, une maîtrise
incontestée. Son autorité a obtenu
des résultats décisifs dans la lutte
ecclésiastique aussi bien à
l'intérieur qu'à l'extérieur
de l'Eglise. La génération à
laquelle il appartient, son expérience
politique et ecclésiastique, toute sa
manière et ses méthodes le
distinguent de son compatriote Niemöller. Mais
quand leurs avis venaient à se heurter, ils
en éprouvaient tous deux
une vive douleur, non seulement à cause de
leur amitié personnelle, mais parce qu'ils
étaient unis au service de la même
cause et que l'Eglise confessante ne pouvait se
passer ni de l'un ni de l'autre.
Qu'est-ce donc qui provoque toujours chez
Niemöller cet impitoyable
« non » même à
l'adresse de ses amis ?
Koch l'a expliqué un jour en le
mettant sur le compte d'une mémoire
extraordinaire qui ne laisse rien
échapper.
NiemölIer se souvient des engagements
pris une fois ou l'autre et, quand certains sont
tentés de s'en détourner, il sait les
leur rappeler avec une précision troublante.
Et quand, sous l'influence de faits nouveaux, ils
sont enclins à modifier leurs positions,
Niemöller, lui, s'en tient strictement
à ce qu'il a reconnu comme juste une fois
pour toutes. « Me voici, je ne puis
autrement ! ». C'est là son
cri de guerre. Rien ne montre mieux combien peu
politique est son attitude.
NiemölIer se sait, avant tout,
lié par les premiers synodes confessionnels
de Barmen et de Dahlem en 1934, où furent
votées, concernant le message et
l'ordonnance intérieure de l'Eglise, des
résolutions fondamentales d'une valeur
absolue pour l'avenir de celle-ci.
Jésus-Christ, à qui l'Écriture
sainte rend témoignage, est l'unique Parole
de Dieu pour le monde (Barmen) et l'Eglise, en
matière de doctrine et de discipline, doit
prendre ses décisions en toute
indépendance (Dahlem) : voilà ce
qu'il ne se lasse pas de rappeler à ses
frères toutes les fois qu'ils sont en danger
d'oublier leurs engagements solennels.
Bientôt Niemöller et ses amis recevront
le surnom de « Dahlemites ».
Ils ont parfois fort à faire à
défendre leur tendance absolue, quand
pasteurs et paroisses traversent des phases de
lassitude et que même des hommes
éprouvés comme Zoellner et Eger
interviennent en faveur d'un compromis. Mais
Niemöller ne se laisse jamais ébranler.
Ni son ancien chef Zoellner ni son
prédécesseur Eger, à Dahlem,
ne parviennent à le faire dévier d'un
pouce de sa voie. Il discerne, mieux que ces
messieurs des conseils ecclésiastiques,
l'abus qu'on cherche à faire de leurs noms
respectables pour une cause mauvaise,
c'est-à-dire pour un autre Évangile,
pour un Évangile nationaliste et raciste
greffé sur l'Évangile biblique et
pour la domestication de l'Eglise sous la
souveraineté de l'État. Il s'agit
donc de résister d'emblée au diable
qui épie toutes les négociations et
de ne pas même lui céder le petit
doigt.
Voilà le sens du
« non » de
Niemöller : « nul ne peut
servir deux maîtres ». Ce
« non » n'est que
l'opposé du « oui »
qu'il dit au Seigneur et à son
Évangile. Mais c'est un
« non » indispensable. Car
Niemöller à la conviction qu'il est
impossible de confesser vraiment le Christ sans
combattre l'Antéchrist. Ce n'est pas pour
rien que les écrits traitant de la
confession de foi juxtaposent la profession de la
saine doctrine et le rejet de la fausse doctrine.
Quand nous prêchons : « Je
suis le Seigneur ton Dieu » nous avons
à prêcher avec tout autant de
netteté. « Tu n'auras pas d'autres
dieux devant ma face ». Il serait
évidemment plus commode de taire cette
contre-partie, pour ne choquer personne et se
borner, à la manière des groupements
neutres, aux affirmations qu'il est permis de
formuler sans être inquiété.
Mais cela s'appelle déjà trahir le
Seigneur Jésus-Christ et subordonner sa
parole à un décret humain.
« Que votre oui soit oui ; que votre
non soit non ».
Il y a là, sans doute, de quoi rendre
le prédicateur impopulaire. Niemöller
ne tarde pas à ressentir le
mécontentement que son radicalisme suscite
en-deçà et au-delà. Ils disent
aux voyants : « Ne voyez
point ! » et aux
prophètes : « Ne nous
prophétisez pas la
vérité ! Dites-nous des choses
agréables ; faites briller à nos
yeux des illusions ! Sortez de la bonne voie,
détournez-vous du droit
chemin ! Ôtez de votre vue le Saint
d'Israël »
(Esaïe XXX, 10). On se fatigue
du « non », on suspecte les
« Dahlemites » de cultiver des
chicanes pastorales, de dissoudre la
communauté populaire. Et c'est
Niemöller, bien sûr, le vrai
trouble-fête, le coupable. Il y a trop
longtemps qu'on le laisse sévir. L'heure
vient où ses « sermons
irritants », ses « attaques
perfides » par quoi il trouble l'opinion
publique, le conduiront au banc des accusés
et devant ses juges.
Même cette perspective n'arrive pas
à le décontenancer. Les
interrogatoires que lui inflige la police
secrète font partie de plus en plus de son
programme hebdomadaire. Il les subit la tête
haute et avec une bonne conscience. Il n'a rien
à retirer de ce qu'il a dit ; il avoue
même avoir dit plus qu'on ne lui reproche.
Mais sa mémoire est là aussi d'une
exactitude importune. Il ne laisse inscrire au
procès-verbal aucun mot qu'il n'ait
prononcé. Ce serait peine perdue d'attendre
de lui la moindre rétractation ou la
promesse de se modérer à l'avenir ou
de s'abstenir tout à fait de certaines
activités. Il fera sans hésiter tout
ce qui appartient à son ministère,
jusqu'à ce qu'on l'en empêche par la
force, afin que chacun constate que
l'Évangile est persécuté et
que ce n'est pas lui qui a abandonné la
partie. Et si même en fin de compte il
pouvait acheter sa sécurité et sa
liberté par un simple
« oui », il demeurera ferme et
s'en tiendra au « non » qui
répond au
« Résister » de Marie
Durand dans la Tour de Constance.
Cette attitude, qui a fait du nom de
Niemöller un symbole aux yeux du monde entier,
a cependant son côté tragique. Qu'on
se souvienne des débuts, des dispositions
enthousiastes avec lesquelles il a accueilli le
Ille Reich. - Tout son être, toute sa vie
s'exprimait en un « Oui » sans
réserve. Le jugement du tribunal, cinq ans
plus tard, lui a rendu publiquement le
témoignage qu'il n'y eut
jamais rien de déshonorant dans sa
manière d'agir, ni rien qui fût
dirigé contre les intérêts de
l'État allemand. S'il a dit
« non », ce fut sous la
contrainte de sa conscience, contre son gré,
à la suite d'une longue et douloureuse
évolution intérieure qui l'a
obligé à sacrifier, morceau par
morceau, ses espoirs et son idéal de
naguère. On pourrait même, de divers
côtés, lui en vouloir d'avoir dit un
non trop tardif et incomplet. L'opposition
politique a ses motifs d'être
mécontente de lui. Mais nul ne peut
contester que son « non » sorte d'un
coeur rempli de l'unique désir d'être
un fidèle serviteur de son peuple en le
mettant en garde contre les faux-dieux et en
l'appelant sans cesse à revenir au vrai
Dieu.
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