MARTIN
NIEMÖLLER
7. - DU BUREAU A L'AUTO
Lorsque, en 1931, Martin Niemöller fut
appelé dans sa première paroisse de
Dahlem, calme village de banlieue, il ne pouvait
pressentir quelles tempêtes viendraient, deux
ans plus tard, secouer le paisible
presbytère situé à
côté de l'église et du
cimetière. Ces lieux, qui paraissent
créés pour les natures romantiques et
contemplatives, sont devenus le centre du champ de
bataille où se déroule le combat de
l'Eglise allemande. Nulle part mieux que là
se trouve démentie la légende de
l'idylle pastorale de village. La tension et
l'agitation qui existent dans cette maison se
communiquent d'emblée à qui la visite
pour la première fois. Dans toutes les
pièces, des gens attendent. Sonnette de la
porte d'entrée, téléphone,
cris d'enfants, bruits de bureau,
s'entre-répondent à travers les
parois. Niemöller n'est visible que pendant de
courts instants entre deux ou trois questions
à régler simultanément. Dans
son « journal », il ne note que
les faits et les personnes auxquelles il a eu
affaire. Malgré son excellente
mémoire il a parfois de la peine, le soir,
à récapituler tous les
événements de la journée.
À 8 heures du matin, deux ou quatre
fois par semaine, il y a instruction religieuse de
catéchumènes dans la salle de
paroisse voisine. Le petit-déjeuner qui l'a
précédée est une des rares
occasions pour le père de famille
d'être avec les siens. À 9 heures, la
secrétaire arrive et c'est alors, pendant
presque toute la matinée, la dictée
des lettres, interrompue par de nombreux appels
téléphoniques ou des visiteurs. Vers
midi, il se rend en hâte à quelque
séance du Conseil fraternel,
formé des pasteurs de la
ville, qui a commencé dès le matin et
où l'arrivée de Niemöller est
attendue avec impatience. Il n'y reste que le temps
nécessaire, et regagne ensuite la maison. De
là, après un bref repas, il se rend
à l'église pour une
bénédiction nuptiale ou au
cimetière pour un culte funèbre. Ce
ne sont pas seulement des paroissiens de Dahlem qui
recourent à lui. Il y a longtemps que des
familles berlinoises, de toutes les parties de la
ville, ont pris l'habitude de s'adresser à
Niemöller pour leurs actes religieux. Elles
peuvent être assurées de n'essuyer
aucun refus ni de voir arriver un
remplaçant.
À 15 heures, de nouveau, deux fois
par semaine, instruction religieuse, qui se
poursuivra jusqu'à 19 heures avec une courte
interruption. Ce sont cent à deux cents
enfants appartenant à diverses classes, que
Niemöller a comme catéchumènes.
Cela représente dix heures de cours par
semaine. Mais il tient particulièrement
à ce travail et y attache tant d'importance
qu'il porte à deux ans l'unique année
obligatoire et en fait à ses
élèves une condition. Cette
décision trouvera de nombreux imitateurs, en
raison des difficultés qui raréfient
et compliquent l'éducation religieuse. Tous
les quinze jours, le soir, ont lieu les
catéchismes pour adultes de la paroisse de
Dahlem. Le reste du temps est
généralement réservé
des mois à l'avance. Il ne se passe
guère de jour sans que Niemöller ait
à parler ici ou là. Parfois
même, il doit quitter Berlin l'avant-veille
et rentrer par le train de nuit, afin de se
retrouver le lendemain matin à 8 heures
devant ses catéchumènes. Quand il lui
arrive de pouvoir rester à la maison, des
audiences du soir, des séances de nuit ou
des visites d'amis ne lui permettent jamais de se
coucher avant minuit. Niemöller est un
piètre mangeur - sa mine le montre assez -
mais un excellent dormeur qui sait se reposer la
nuit dans le train ou après dîner dans
un fauteuil, à supposer
qu'il ait quelques instants. Or ceux-ci se font
rares dans un programme aussi rempli, qui comporte,
en outre, la préparation des leçons,
allocutions et discours.
Le centre de son travail à domicile
est sa table de travail, que dominent les images
des églises de Dahlem, de son
presbytère précédent et de son
pays natal. Sur la table même, voici les
cartes déjà mentionnées avec
des textes bibliques ou des citations de Luther,
une masse de documents et de lettres, des
calendriers, des mémentos et les deux
appareils téléphoniques. Puis,
toujours à portée de sa main, la
Bible et le psautier, des commentaires et des
liturgies. Tout cela dans un ordre parfait. Ses
amis l'ont souvent taquiné au sujet de son
habitude de commencer sa journée en mettant
de l'ordre sur sa table de travail. Même la
présence d'un visiteur ne l'en empêche
pas. Il continue la conversation, le dos
tourné vers son hôte. La seule chose
qui puisse le faire retourner, c'est la
présentation d'une nouvelle publication ou
circulaire ecclésiastique qu'il ne
connaît pas encore. Ce fanatisme de l'ordre
fait partie de sa tradition prussienne... La
correction de l'officier se manifeste aussi dans
son écriture toujours facile à lire.
La disparition d'un papier le met hors de lui et
fait passer à son entourage des moments qui
ne sont pas gais. À un tempérament
aussi explosible, il faut un collaborateur calme et
tranquille.
Mais Niemöller est de ceux qui font les
choses eux-mêmes. Il n'a pas le talent de
faire travailler les autres pour lui. Rien de plus
stupéfiant que l'étendue et la
variété de la production dont sa
table est le centre. Il est en correspondance avec
le pays tout entier. Chacun cherche auprès
de lui des informations et des conseils. Des amis
de toutes les provinces lui envoient des rapports
quotidiens sur tout ce qui se passe dans l'Eglise.
Les directions de cure d'âme et les affaires
ecclésiastiques occupent une grande place
dans ses lettres. Puis ce sont
les questions financières et
administratives, concernant en particulier la
« Ligue de détresse des
pasteurs », qui bénéficie
grandement de l'expérience de Niemöller
en matière d'organisation, des
enquêtes pour les Synodes ou les Conseils
fraternels, et enfin les relations avec les
autorités de l'Eglise et du Reich. Quand les
représentants officiels de l'Eglise font
défaut et se taisent en présence des
violations publiques des dix commandements et de
l'Évangile, les lettres de Niemöller se
font l'organe des paroisses. Nul ne peut
l'intimider ni l'empêcher de dire la
vérité franchement et sans craindre
personne. Fenêtres et portes ouvertes, il va
et vient dans son cabinet de travail, dictant ses
lettres à haute voix, leur donnant un tour
si vigoureux et si passionné qu'elles
mériteraient d'être rassemblées
et conservées comme documents de l'histoire
ecclésiastique de ce temps.
Pourtant, l'effort principal dont cette
table de travail est le témoin, c'est le
sermon. Quelle que soit la facilité de sa
plume, il se donne un mal inouï lorsqu'il
s'agit de préparer son sermon ! Tandis
que d'autres ont leur samedi libre et ne savent
même pas l'utiliser, Niemöller s'empare
de la moindre minute que lui laissent la famille,
les paroissiens ou le téléphone. Il
voudrait souvent se réfugier dans le calme
de la sacristie, mais en vain. Une fatalité
étrange veut que la plupart des moments
critiques de ces quatre années de lutte
coïncident presque régulièrement
avec un samedi après-midi.
Rien d'étonnant à ce que, dans
la règle, une ou deux heures du matin soient
près de sonner quand il met le point final
à son sermon. Même dans les
circonstances ordinaires, il est rare qu'il compose
au courant de la plume. Chaque phrase est le fruit
d'un rude labeur, jusqu'à ce qu'il ait
trouvé l'expression et la forme
appropriées. Mais alors, ce qui est
écrit reste écrit. On ne trouve
guère de corrections dans ses
manuscrits. Il aime à lire
à sa femme ou à un ami intime ce
qu'il a déjà rédigé,
discute avec eux les questions
exégétiques relatives à son
texte, ou le choix des cantiques. Il accepte avec
simplicité et gratitude toute indication qui
peut lui être utile et cherche avec une
sincère modestie à se laisser
instruire. Le dimanche matin, de bonne heure, il se
retrouve dans son cabinet de travail encore tout
rempli de la fumée des cigares de la veille
et, jusqu'au moment d'aller à
l'église, il achève de
mémoriser son sermon.
À vrai dire, on ne le voit jamais
goûter un instant de réelle
tranquillité. Cela n'est pas dans sa nature.
Le téléphone, du reste, se charge de
le maintenir en mouvement et en contact
perpétuel avec le monde extérieur.
Une partie importante de la lutte religieuse se
déroule sous forme de centaines de
communications téléphoniques, locales
et interurbaines, où la parole de
Niemöller sait être aussi nette et
précise que dans ses lettres.
Mais depuis que les déplacements en
chemins de fer sont devenus fréquents et
onéreux, son principal moyen d'action, c'est
son auto. Voit-on ouvertes les portes du petit
garage au sous-sol du presbytère, on sait
aussitôt que Niemöller est en route,
soit pour un entretien en ville, soit pour une
comparution devant le commissaire de police, soit
pour de longs trajets diurnes ou nocturnes à
travers le pays. Ne faudrait-il pas un chauffeur
pour permettre à cet homme harcelé de
respirer un peu en cours de route ? Erreur
totale. Quelqu'un a fait un jour la remarque que
c'était déjà un paradoxe de
voir Niemöller dans un train dont la
locomotive ne serait pas conduite par lui. Il est
donc son propre chauffeur et roule à
l'allure vive qui lui est naturelle, avec une
sûreté remarquable. Ce passage d'une
concentration à l'autre lui sert de
détente. On peut se confier sans crainte
à ce conducteur. Dans ce domaine aussi, sa
manière de conduire est de beaucoup
préférable à
celle des hésitants perpétuels qui,
à force de prudence, courent à leur
perte. Lorsque, après deux ans de rude
travail, la petite auto fut usée,
Niemöller, malgré la perspective de sa
prochaine incarcération, résolut d'en
acheter une nouvelle. Mais il ne put s'en servir.
Une étrange coïncidence amena le jeune
homme qui la lui avait vendue dans la même
prison que les pasteurs de l'Eglise
confessante.
C'est là une existence pastorale
singulièrement active, agitée
même et mouvementée. À la
considérer du dehors, elle n'a rien
d'ecclésiastique, au sens habituel du terme.
Mais, en vérité, l'allure et la
technique y sont au service de la seule cause pour
laquelle Niemöller vit et combat :
annoncer l'Évangile, aussi longtemps que
cela est possible et partout où l'occasion
s'en présente, en un mot consacrer à
ce ministère toutes les forces du corps et
de l'âme.
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