MARTIN
NIEMÖLLER
8. -
« FRÈRE » ET
« COLLÈGUE »
Il y eut un temps dans l'Eglise protestante
où la manière dont les pasteurs se
saluaient entre eux variait selon leur tendance.
Les orthodoxes disaient
« Frère », les
libéraux disaient
« Collègue ». Ce genre
n'a pas entièrement disparu. Mais à
l'intérieur de l'Eglise confessante, il y a
quelque chose d'entièrement changé.
Le terme de « frère » a
pris un son nouveau et un sens concret. Le seul
fait que cent à deux cents pasteurs de tous
les arrondissements berlinois se rencontrent
régulièrement chaque semaine ou tous
les quinze jours, qu'ils se prêtent
assistance mutuelle et organisent en commun des
cultes et d'autres manifestations, tout cela marque
un progrès sensible sur les conditions de
l'Eglise d'avant 1933. À cet égard
aussi ce temps de luttes a certainement
été à l'avantage de la vie de
l'Eglise. Les souffrances communes ont
suscité la cohésion et la
résistance commune.
Mais l'Eglise confessante est plus et mieux
qu'une communauté de combattants. Elle a
vraiment appris que la fraternité fait
partie de l'essence de l'Eglise et que les
« Conseils fraternels » sont
une forme nécessaire de la direction d'une
Église évangélique. C'est
pourquoi ils durent et doivent être maintenus
en face des méthodes de violence introduites
par les
« Chrétiens-allemands »
dans le gouvernement de l'Eglise. Le principe
politique du « Führer »
est impossible et inapplicable dans ce
cadre-là. « Les rois des nations
les tyrannisent et les grands les asservissent.
Qu'il n'en soit pas de même parmi nous. Mais
quiconque veut être le plus grand, qu'il soit
serviteur de tous »
(Luc XXII, 25-26).
Frédéric de Bodelschwingh avait
raison, lorsque, élu Évêque
d'Empire, il préférait le titre de
Diacre du Reich. Car l'épiscopat
lui-même ne tire son autorité et sa
sainteté que du ministère de la
Parole de Dieu, qui incombe à chaque
pasteur.
Nul n'a mieux compris ni proclamé
plus nettement ces vérités que Martin
Niemöller. Non point certes par sympathie pour
la démocratie et le parlementarisme, qui
sont aussi étrangers à ses
conceptions politiques qu'à son
tempérament personnel. Au contraire. A-t-il
un débat à présider, il limite
la discussion au minimum nécessaire, s'en
tient strictement à l'ordre du jour et fait
voter une résolution sans équivoque.
Certains de ses critiques l'ont même
trouvé trop autoritaire. Niemöller sait
bien cependant qu'il ne lui appartient pas de
dicter sa volonté, mais que toute
décision doit être le fait de
l'ensemble de l'Eglise. Il n'est ni Führer, ni
président, mais membre du Conseil, et c'est
lui précisément qui réclame
toujours avec insistance la convocation des synodes
et qui s'en rapporte à leurs votes.
« J'exhorte les Anciens qui sont parmi
vous, moi qui suis Ancien comme eux, témoin
des souffrances de Christ : paissez le
troupeau de Dieu qui vous est confié, non
comme dominant sur ceux qui vous sont échus
en partage, mais en étant les modèles
du troupeau » (
1 Pierre V, 1-3). C'est sur cette
parole que Niemöller a voulu régler sa
manière d'agir. C'est dans cet esprit qu'il
a contribué à la création de
la « Ligue de détresse des
pasteurs » et que, placé à
sa tête, il adressa à ses
frères dans le ministère ses lettres
circulaires qui devinrent de plus en plus de vraies
lettres pastorales.
Que de pasteurs de paroisses solitaires de
la campagne auxquels ces lettres ont appris les
nouvelles que les feuilles
officielles des autorités
ecclésiastiques auraient dû leur
apporter ! Lorsque, en 1934, la formation des
Synodes confessionnels fit passer la
« Ligue de détresse des pasteurs
au second plan », elle resta cependant la
troupe de réserve sur laquelle l'Eglise
pouvait toujours s'appuyer. L'assistance des
frères qui se trouvaient dans des
difficultés matérielles continua sans
arrêt, grâce aux cotisations de tous.
Car, dit Niemöller, « que serait une
cure d'âmes qui oublierait le
corps ? ». Souvent aussi,
impatienté par certaines lenteurs ou par une
résistance trop faible des dirigeants de
l'Eglise, Niemöller sonnait le rassemblement
des vieux lutteurs pour imprimer au corps tout
entier un nouvel élan.
Cette fraternité pastorale se
manifestait également dans les petites
choses. Il est difficile de s'en faire une
idée si l'on ne connaît pas par
expérience le « frère
Niemöller ».
« J'avais un camarade, le meilleur
d'ici-bas », cette chanson militaire
s'applique à Niemöller comme à
nul autre, dans la lutte pour l'Eglise, comme
naguère dans les tranchées. Martin
Niemöller s'y révèle aussi
humain que viril. Sa poignée de main fait
sentir à l'ami qu'il reçoit la
cordialité sincère de son accueil. Il
ne cache pas la joie que lui procure la visite qui
lui est faite et qu'il a peut-être attendue
longtemps, et l'hôte de la maison de
Niemöller ne peut commettre plus lourde faute
que de partir trop tôt. Elle serait
même pire que s'il arrivait mal à
propos. Car Niemöller a besoin d'avoir autour
de lui quelques êtres sur qui il puisse
compter. Eux aussi peuvent toujours compter sur
lui. Un frère est-il injustement
attaqué, Niemöller est le premier
à s'interposer pour lui et à
mobiliser en sa faveur toutes les ressources
disponibles. Une famille est-elle atteinte par le
malheur, il intervient, téléphone ou
écrit une lettre qui apporte un secours
véritable et non des phrases. Le sort de
frères ou de paroissiens
isolés l'absorbe plus
qu'il ne le laisse voir. Entre ses courses, d'une
Église à une salle de
conférences ou à une gare, il trouve
toujours moyen de faire quelques visites dans les
hôpitaux ou dans les familles de pasteurs
persécutés.
Mais les relations fraternelles exigent de
la franchise, car « la charité ne
se réjouit pas de l'injustice, elle se
réjouit de la
vérité ». Ce que d'autres
appellent le manteau de la charité
chrétienne n'existe pas pour Niemöller.
Il veut de la clarté, dès qu'une
divergence se manifeste, et tient à appeler
les choses par leur nom. Il a vite fait de
téléphoner pour obliger à
s'expliquer ouvertement le partenaire qui voudrait
se dérober. Il déteste les
détours diplomatiques par la poste ou par
l'intermédiaire de tiers. La cause de
l'Eglise lui paraît-elle trahie ou
lésée, il devient impitoyable.
Même ses amis les plus proches doivent alors
subir de cinglants reproches. Chacun n'y est pas
disposé, et plus d'une fois on lui fit avec
sérieux ou en plaisantant cette remarque par
laquelle le président Koch vint un jour
à la rescousse d'un interlocuteur
froissé :
- Aviez-vous bien besoin, frère
Niemöller, de dire cela de cette
façon ?
Mais Niemöller se connaît et ne
se donne pas pour meilleur qu'il n'est. Sa
colère passe aussi rapidement qu'elle a fait
explosion et quand l'affaire est liquidée,
il ne subsiste chez lui ni ressentiment ni
susceptibilité.
Quiconque est d'accord avec Niemöller
sur le fond des choses, supportera cela sans que la
fraternité en souffre. Mais nous touchons
ici à la frontière entre le
« Frère » et le
« Collègue » qui est en
dehors de l'Eglise confessante. Il n'a pas toujours
été facile pour Niemöller de
tracer une ligne de démarcation rigoureuse,
car, au-delà du fossé, il y avait
plus d'un de ses anciens amis. Certains d'entre eux
ont reçu maintes lettres d'avertissement,
dans lesquelles, en des accents presque
apocalyptiques, il adjurait un égaré
de se raviser. Ce langage lui a
valu bien des inimitiés. Mais il le croyait
nécessaire parce qu'il voulait avoir fait
tout son devoir pour amener une âme
menacée à ouvrir les yeux sur son
égarement. Ce que d'autres pouvaient
considérer avec étonnement comme une
étrange rechute dans les intransigeances de
l'orthodoxie est en fait un retour à la
discipline ecclésiastique,
négligée depuis le XVIIe
siècle, et dont la suprême sanction
est l'excommunication de l'impénitent.
L'Eglise confessante s'y est risquée pour la
première fois, en 1934, en déclarant
publiquement que Satan se servait de Ludwig Muller
et d'Auguste Jäger pour faire son oeuvre et
que ces hommes, par leur manière d'agir,
s'étaient exclus de l'Eglise. NiemölIer
en tira la conséquence pratique en refusant
la chaire de Dahlem à tout
« chrétien-allemand ».
À ses yeux la seule solution de la question
ecclésiastique est que
l'hérésie et ses représentants
disparaissent du sein de l'Eglise
évangélique, dont les malheurs
proviennent de la fiction qui a fait habiter
« Christ et Bélial »
sous un même toit.
Cette séparation des esprits, qui en
résulte, NiemölIer la prend trop au
sérieux pour l'appliquer aux seules
relations officielles et en faire abstraction dans
les rapports privés. Il lui est impossible
de faire dévier la conversation avec un
« collègue » sur des
sujets neutres et de simuler une paix inexistante.
« Si quelqu'un n'enseigne pas cette
doctrine, ne le recevez pas, ni le
saluez ». En 1934, il reçut un
ouvrage théologique d'un homme qui,
après avoir été parmi les
fondateurs du mouvement de la « Jeune
Réformation », s'était fait
élire évêque par Ludwig Muller.
Aussitôt Niemöller lui retourne
l'ouvrage dédicacé, afin que
l'expéditeur se sache
démasqué. Jamais NiemölIer ne
reconnaîtra à de tels hommes un titre
accordé par un gouvernement
ecclésiastique illégal.
Albrecht Ritschl, parlant un jour d'une
assemblée de théologiens, disait y
avoir rencontré beaucoup de
collègues, mais peu
d'hommes. Cette expérience pénible,
Niemöller l'a faite des centaines de fois. De
plus, sa passion de vérité lui a
valu, même de la part des frères, bien
des malentendus et des ingratitudes. Il ne s'est
cependant pas lassé de la lutte et n'a
jamais douté de la justesse de sa ligne de
conduite, même quand il ne fut entouré
que d'un petit nombre d'alliés. D'autant
plus grande fut sa joie lorsque Zoellner, peu avant
sa mort, reconnut que c'est lui qui avait eu raison
dans sa méfiance à l'égard des
« Comités
ecclésiastiques », ou lorsque
l'évêque Meiser déclara, en
1934, que s'il arrive à l'Eglise
évangélique de connaître des
jours meilleurs, ce sera grâce à
l'activité de Niemöller et de la
« Ligue de détresse des
pasteurs ». De tels avis ont
été émis ailleurs encore que
dans les rangs de l'Eglise protestante allemande.
Les hommes d'Eglise catholiques ont parlé de
Niemöller avec la plus grande
considération, et l'intérêt de
la chrétienté oecuménique tout
entière est un témoignage clair et
explicite rendu à son oeuvre. Ce n'est pas
là un culte voué à un nom
célèbre, mais plutôt,
grâce à Niemöller, la formation
d'un sentiment nouveau de la responsabilité
des Églises chrétiennes et d'une
fraternité qui dépasse les
frontières nationales.
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