LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE DÉPART
(Matthieu V, 3-19.)
2. La vocation des chercheurs.
La dernière béatitude traite, non
plus du développement intérieur des
chercheurs, dont les premières ont suivi les
étapes, mais des expériences et des
devoirs qui les attendent.
«Heureux ceux qui sont
persécutés pour la justice, car le
royaume des cieux est à eux.»
Ce qui signifie, transposé
dans notre langage : Heureux ceux qui souffrent la
persécution à cause de la
vérité qui germe en eux, car en eux
vit l'être originel. Que ceux qui procurent
la paix ne s'étonnent point d'être
persécutés, bien que le rapprochement
de ces deux termes semble paradoxal. On a souvent
trouvé contradictoire et
incompréhensible cette parole
adressée à ses disciples par Celui
qui est venu apporter au monde la paix divine:
«Ne supposez pas que je sois venu apporter la
paix sur la terre, je ne suis pas venu apporter la
paix, mais l'épée.» Et pourtant,
il est impossible qu'il en soit autrement. Car la
paix qu'apportent Jésus et les siens
consiste dans une organisation normale et naturelle
de toutes choses, dans l'harmonie de nos
facultés natives, dans la
vérité rédemptrice de
l'être et de la vie. Elle doit donc, de ce
fait, se trouver en conflit et en contradiction
flagrante avec toutes les déformations de
l'humanité
dégénérée, et avec son
organisation défectueuse et artificielle,
qu'elles se présentent sous la forme de
traditions ou de conventions, de morale ou de
religion, de moeurs ou d'institutions sociales.
Aussi les créateurs de la véritable
paix seront-ils toujours traités de
mécontents et de révolutionnaires, et
considérés comme des fanatiques
dangereux livrés à l'arbitraire des
opinions les plus subjectives.
Si l'éclosion de notre vie
originelle est l'avènement de la paix, elle
est en même temps un élan vital
irrésistible, une puissante montée de
sève, qui, parmi les lâchetés,
les compromis et les ménagements ambiants,
fait l'effet, d'un désordre et d'une
révolte. Cela est inévitable. Entre
les chercheurs et les satisfaits,
l'équilibre est impossible. Du mouvement
vital, d'une part, et de la force d'inertie de
l'autre, résulte forcément un
frottement, et de ce frottement procède la
persécution.
Pour les âmes
rassasiées et routinières, les
chercheurs sont parfaitement insupportables, car
ils sont leur mauvaise conscience même et ils
troublent par leur seule apparition le
bien-être jouisseur des uns, comme
l'affairement intéressé des autres ou
leur fièvre de se dépenser pour le
bien public. Leur regard avide de
vérité met tout en question avant
même qu'ils aient exprimé le moindre
doute, qu'il s'agisse d'une opinion scientifique
dûment patentée, d'un paisible bonheur
familial, ou encore de « l'assurance du salut
par Christ ». Aussi ont-ils contre eux tous
les partis.
Si donc nous ne sommes pas
persécutés, c'est que notre recherche
n'est pas encore une puissance de vie active et
pénétrante. Elle
est compatible avec la routine, supportable par
conséquent; elle est une disposition
intermittente, non la force motrice de notre vie.
Ou bien elle se consume en aspirations, mais elle
n'a pas encore été
fécondée par l'action divine
éveillant dans l'âme réceptive
la puissance de germination. Car notre
mécontentement de nous-mêmes, s'il
reste infructueux, excite tout au plus la
compassion, la moquerie, ou un sentiment de
supériorité satisfaite; seule
l'irruption de la vie nouvelle provoque le
scandale, l'inimitié, la
persécution.
Aussi Jésus dit-il : Heureux
ceux qui sont persécutés « pour
la justice », pour la vérité
réalisée dans leur conduite et dans
leur vie. Quant à ceux dont l'attitude
agressive, la maladresse ou les manquements
attirent la persécution, il est juste de les
plaindre, mais non de les déclarer heureux.
Car ce qui les atteint dans ce cas, ce n'est point
réellement la persécution, mais une
critique justifiée, des jugements
mérités, bref, un désaveu
inspiré par le sentiment du bien en face de
sa caricature. Mais si nous sommes opprimés
à cause de la vérité que nous
incarnons, nous sommes heureux, car le royaume des
cieux est à nous. C'est lui qu'on attaque en
notre personne, et la persécution qui nous
atteint n'est que la réaction
provoquée par son avènement dans
notre vie. Elle en est, par conséquent, la
garantie.
«Le royaume des cieux est
à vous.» Cette assurance finale, toute
pareille à celle de la première
béatitude, n'est pas plus que les
précédentes la promesse d'une
récompense; elle met simplement en
évidence un enchaînement naturel et
logique : la persécution ne fait qu'attester
la croissance obscure de l'être originel, qui
provoque inévitablement l'hostilité
de toutes les natures
dégénérées. C'est ce
qu'il ne faut pas perdre de vue
dans l'étude des paroles suivantes qui
renforcent et précisent celles que nous
venons de considérer.
« Heureux serez-vous lorsqu'on vous
insultera, qu'on vous persécutera et qu'on
dira faussement contre vous toute sorte de mal
à cause de moi. Réjouissez-vous et
soyez dans l'allégresse, parce que votre
récompense est grande dans les cieux; car
c'est ainsi qu'on a persécuté les
prophètes avant vous. »
Tout ce que nous avons à
souffrir à cause de Jésus, ne saurait
éveiller en nous qu'une joie
débordante, puisque la vie divine qui
palpite en nous s'accroît en proportion. En
employant l'expression de «grande
récompense», Jésus formule
simplement ce rapport de réciprocité
dans un langage familier à ses auditeurs
juifs. Il détourne ainsi nos regards des
contre-coups douloureux que notre transformation ne
peut manquer de provoquer, et les dirige vers
l'avenir. Non pas cependant vers un but lointain,
ou même relégué dans
l'au-delà, mais vers un avenir qui sans
cesse devient présent. Car parmi les
outrages, les persécutions et les calomnies,
grandit notre être originel, et son action
rénovatrice nous ouvre des perspectives
infinies. Virescit vulnere virtus, c'est dans
l'affliction que s'épanouit la
vertu.
Insultés, les chercheurs le
seront comme tels. L'inquiétude qui les
anime, l'élan qui les presse sont
antipathiques à l'inertie
générale, aussi les traite-t-on
faussement d'éléments de
désordre, de novateurs dangereux,
d'ergoteurs tracassiers et importuns qui troublent
la paix du monde et qui, dans leur
présomption, se figurent sottement
être capables de le
réformer. On passe par toutes les nuances du
dénigrement : du haussement d'épaules
compatissant et du hochement de tête narquois
aux plus viles accusations publiquement
formulées. Ces outrages sont la
justification des âmes satisfaites et de leur
lâche inertie : pour se sentir dans leur
droit, il faut qu'elles taxent d'aberrations toutes
les nobles tentatives inspirées par un
profond sentiment de ce qu 'il y a
d'intolérable dans nos conditions
actuelles.
Calomniés, les chercheurs le
seront toutes les fois que leur vie nouvelle se
manifestera d'une façon originale. lis sont
différents des autres, chose tout à
fait inconvenante au gré de la foule
indolente. Aussi chacun s'accorde à
condamner leur vie qui n'est cependant que le
résultat non prémédité
de leur évolution. Parfois à la
réprobation se mêle le dépit de
ne pouvoir leur ressembler; ailleurs, l'irritation
grandit du fait qu'on pressent obscurément
qu'ils pourraient bien avoir raison. Surtout ils
ont contre eux tous les propres justes qui,
convaincus de leur infaillibilité, se
regardent comme les gardiens attitrés de la
tradition et des usages consacrés, et qui
sans se faire aucune idée des Mobiles qui
inspirent ces hommes nouveaux, ni du sens que peut
avoir leur conduite insolite, suspectent ou
calomnient avec une vertueuse indignation tous
leurs gestes et toutes leurs paroles.
Il n'y a pas envers eux d'attitude
intermédiaire : ou ils font sur leur
entourage l'effet d'un jugement
mérité et alors il faut sortir de son
inertie, ce qui implique l'abandon de toute
satisfaction propre et de toute confiance en soi;
ou leur appel à la vie est repoussé
comme une révolte contre toutes les routines
religieuses, morales et sociales, et alors il faut
les dénigrer pour ne pas se mépriser
soi-même.
On n'y éprouve d'ailleurs
aucune difficulté. On ne saurait même
en agir autrement, car on les juge d'après
soi et on leur impute les intentions et les mobiles
qu'on trouve en soi. Leur individualisme est
taxé d'orgueil, leur fidélité
envers eux-mêmes de manque d'égards
pour les autres, leur droiture de brutalité,
leur liberté d'immoralité, leur
mobilité et leur capacité
d'évolution de légèreté
et de manque de caractère, leur
irrésistible élan
d'irrévérence, et leur naturel de
frivolité et d'impudence.
De là à la
persécution proprement dite, il n'y a qu'un
pas. Des êtres aussi dangereux doivent
être mis hors d'état de nuire. Toutes
les tendances et tous les partis sont unanimes sur
ce point. Orthodoxes, libres-penseurs, socialistes,
aristocrates, bourgeois et demi-savants,
État, société, famille, tous
s'accordent pour annihiler, si possible, les
éléments éruptifs qui
s'efforcent de s'élever à une vie
plus haute.
Tel est le sort des
véritables chercheurs. Chacun d'eux en
aurait long à conter sur ce sujet. C'est
dans la vie de la famille qu'éclate tout
d'abord l'inimitié, car c'est là que
la disparité se fait sentir le plus vivement
: «L'homme aura pour ennemis les gens de sa
propre maison.» L'esprit de famille est
souvent d'une longanimité étonnante :
il supporte, excuse, ignore les accrocs les plus
flagrants à la morale, il accomplit les Plus
grands sacrifices pour remettre sur pied les
enfants prodigues, il tolère les opinions et
les tendances les plus opposées aux
traditions familiales. Mais quand
l'inquiétude et l'élan du devenir
s'éveillent chez un fils ou une fille, et
les entraînent sur des voies nouvelles
à la poursuite de la vérité,
alors l'amour de leurs parents tourne à la
tyrannie; de leur impuissance naît un
zèle amer, une passion de destruction qui ne
reculent pas devant les
imputations les plus cruelles.
Les rebelles se voient mis à l'index, et
dans le choeur des parents et des amis ce sont les
plus proches qui embouchent la trompette de la
calomnie. Suivent les collègues et les
camarades. Tout ce que fait le suspect est
qualifié d'autocentrie, d'indiscipline,
d'incapacité de se contenter de sa vocation
et de son milieu, et les commérages vont
leur train.
Jamais l'opinion publique n'en a
usé autrement, si du moins celui qui
s'aventure sur la route de la terre promise reste
fidèle à lui-même jusqu'au
bout. il est vrai que, dans la suite, on ne met que
plus d'empressement à accommoder son
héritage spirituel au profit des masses.
Ainsi en est-il allé de Jésus et de
tous ceux qui, insoucieux des opinions et des
habitudes courantes, n'ont cherché
qu'à discerner et à suivre le chemin
de la vérité. «C'est ainsi
qu'ils ont persécuté les
prophètes avant vous. » Tous les
témoins de la vérité, tous
ceux qui ont désiré son
avènement et se sont efforcés de lui
frayer la voie, ont connu ce destin, aussi bien que
le moindre d'entre les chercheurs
d'aujourd'hui.
Cependant tous les
persécutés et tous ceux qui se
qualifient de chercheurs n'ont pas également
le droit de se compter au nombre des heureux
célébrés par Jésus.
Celui-ci ajoute expressément aux mots :
« lorsqu'on dira de vous toute sorte de mal
», l'épithète de
«faussement ». Si les accusations des
gens bien pensants et des représentants de
la tradition sont justifiées par les faits,
si notre conduite procède en effet de nos
instincts bas et impurs, si elle est
troublée et corrompue par nos caprices, nos
vues intéressées, notre orgueil ou
notre légèreté, par la soif de
sensations, le dégoût des devoirs
prosaïques et journaliers, si ce sont
l'insubordination, la recherche de l'effet, ou une
sorte de coquetterie de la vie
intime qui nous inspirent ce que nous donnons pour
l'expression spontanée d'une impulsion
intérieure irrésistible, alors c'est
nous qui mentons et non nos détracteurs. Il
se peut que leur jugement tombe à faux dans
le détail, parce qu'ils ne
pénètrent point les
arrière-plans obscurs de notre conduite.
Mais ils ont raison quant au fond : nous sommes des
hypocrites, notre conduite est réellement
basse et fausse.
Jésus fait encore une
restriction à cause de moi »,
ajoute-t-il. C'est la première fois qu'il se
met lui-même en cause, et fait de sa personne
le poids déterminant sur la balance.
Qu'est-ce à dire? Cette restriction
correspond sans aucun doute au « pour la
justice » du verset précédent et
ne fait qu'exprimer la même pensée
sous une forme différente. Jésus est
la vérité. Pour ses auditeurs de
jadis comme pour nous, il est l'incarnation du
royaume de Dieu et de la vérité
humaine, il est le nouvel ordre de choses
personnifié, la cellule primitive de la vie
naissante. Ceci, non dans un sens
théologique ou dogmatique, mais au sens
historique et culturel.
Si donc on nous calomnie parce que
la vie de Jésus veut s'actualiser en nous,
et son dessein se réaliser par nous, on nous
persécute à cause de lui. Mais
combien n'a-t-on pas abusé de cet «
à cause de moi » ? Chacun de ceux qui
croyaient pouvoir se réclamer de
Jésus l'a fait valoir à son profit.
Il a été la consolation de tous ceux
auxquels leur piété et leur
profession de christianisme ont valu quelque
déboire. Et néanmoins la plupart
étaient aussi étrangers à son
caractère, à son inspiration et
à son dessein que ceux qui lui disent :
«Seigneur, Seigneur», et dont il
déclare qu'il ne les a jamais connus. Que
n'a-t-on pas justifié par ses
paroles, couvert de son pavillon
! Que de grossières falsifications, de
piteuses caricatures, de manoeuvres hypocrites se
sont glorifiées de l'exaspération
qu'elles soulevaient chez les honnêtes
adeptes de la vérité comme d'une
persécution subie à cause de lui ! En
faut-il des exemples? Un grand nombre d'hommes qui
restent figés dans leur bien-être ne
se croient-ils pas aujourd'hui
persécutés «à cause de
Jésus », par ceux qui ne peuvent
prendre leur parti de l'arrêt de
l'évolution humaine dans la
chrétienté, et dont la seule ambition
est d'en découvrir à nouveau le
secret?
Il faut le répéter
bien haut : si ce ne sont pas les effets de la vie
nouvelle qui provoquent l'inimitié de la
foule incompréhensive, si le
caractère des persécutés n'est
pas celui que Jésus a incarné et
qu'il crée chez les siens, il a beau exciter
l'opposition, il n'est pas authentique et «
pur sang», et on ne saurait par
conséquent les proclamer heureux, car
l'être nouveau ne grandit point en eux en
proportion des persécutions qu'ils
subissent.
Peu importent nos sensations ou
notre opinion de nous-mêmes; tout
dépend de ce que nous sommes en
réalité. Si la constitution normale
de l'être humain s'élabore en nous, si
ce sont ses manifestations qui
déchaînent l'animosité de
toutes les existences chaotiques
décorées d'une étiquette
quelconque, chrétienne ou autre, nous sommes
persécutés à cause de
Jésus, soit que nous suivions consciemment
ses traces, soit que, poussés par un obscur
besoin de vérité, nous cherchions
encore inconsciemment notre chemin dans la
direction où il a marché
lui-même. C'est pourquoi, aujourd'hui comme
dans tous les temps, plusieurs peuvent être
persécutés «à cause de
lui », tandis que leurs lèvres le
nient, parce que « leurs yeux sont encore
retenus, en sorte qu'ils ne le
voient point tel qu'il est ». Bien
qu'adversaires du Christ que le monde adore, ils
font, sans le savoir, sa volonté et
souffrent par conséquent à cause de
lui.
Les paroles de Jésus sont
d'une clarté qui ne laisse rien à
désirer; elles caractérisent
strictement et exclusivement les
persécutés qu'il proclame heureux :
pureté de leurs mobiles intimes (quand on
dira faussement contre vous, etc .... ),
authenticité de leurs expériences
personnelles témoignant de la vie nouvelle
qui agit en eux (à cause de moi),
c'est-à-dire sincérité
subjective et objective, telles sont les conditions
que suppose la dernière béatitude.
Alors, mais alors seulement, les
persécutés sont vraiment des heureux,
car c'est la présence de l'être
originel en eux qui provoque la persécution,
et qui, du même coup, détermine leur
vocation.
«Vous êtes le sel de la
terre. »
Les béatitudes
découvrent successivement aux yeux des
chercheurs une série de perspectives
merveilleuses - tandis qu'ils ploient sous le
sentiment de leur néant, elles les
proclament heureux parce que l'être nouveau
palpite en eux; au sein de leur détresse,
elles leur signalent leurs privilèges et
leur annoncent l'exaucement de leurs désirs;
elles leur révèlent dans leur
inquiétude intime une vibration divine et
dans l'hostilité de la multitude indolente
une réaction inévitable contre la vie
nouvelle qui germe dans leur âme. Mais quelle
surprise plus grande encore, quelle
révélation de la gloire de
l'Évangile dans cette déclaration :
«Vous êtes le sel de la terre, vous
êtes la lumière du monde. »
Cette parole définit leur
fonction dans le monde. Ils sont
l'élément qui y maintient et y
crée la vie. Sans eux l'humanité
serait depuis longtemps la proie de la corruption.
Ils arrêtent la décomposition de la
masse inerte; grâce à eux, elle reste
utilisable et susceptible de s'élever
à la vie véritable. C'est de ceux qui
cherchent que les satisfaits tirent leur
subsistance. Toute l'histoire spirituelle de
l'humanité en témoigne. La foule
parasite a toujours vécu des
vérités et des valeurs vitales
découvertes ou créées par les
chercheurs. Mais jamais elle ne les a mises en
oeuvre sans les dénaturer, en les
dépouillant de leur puissance
créatrice pour les accommoder à son
usage. Elle laissait perdre la véritable
vie; elle conservait les formes, les idées,
les coutumes et les formules afin de s'en
alimenter. Elle tuait les prophètes, mais
elle leur bâtissait des tombeaux et rendait
un culte à leurs reliques. «La
lumière a lui dans les
ténèbres et les
ténèbres ne l'ont point reçue
», aussi les ténèbres sont-elles
restées ténèbres, quelque
lueur qu'elle y ait jetée. Il en fut ainsi
avant Jésus. Il en a été de
même après lui. Le christianisme,
c'est l'obscurité éclairée,
mais non le plein jour. Cependant la vie
émanant des âmes chrétiennes
qui cherchent sans trêve la terre nouvelle,
le maintient et fait de lui une
bénédiction pour les millions
d'êtres « assis dans l'ombre de la mort
».
Ces chercheurs cachés et
disséminés dans la masse, ne se
bornent pas à la conserver, par leur
vibration continue, ils mettent en mouvement
quelques-unes des parcelles qui la composent. Comme
le levain qui fait lever la pâte, ils
travaillent l'humanité engourdie
jusqu'à ce qu'ils l'aient entièrement
pénétrée. Leur contact qui
irrite les endormis, excite l'inquiétude des
âmes mobiles et les arrache, à leur
paresse et à leur inertie.
Ainsi la vie allume la vie, et l'évolution
créatrice de l'humanité agrège
cellule à cellule.
En disant : «Vous êtes le
sel de la terre », Jésus ne prononce
pas un jugement de valeur, il ne formule aucune
prétention, n'impose aucun devoir. Il
constate simplement un état de fait qui nous
révèle une loi fondamentale et
permanente du développement de la vie
nouvelle. Il ne dit pas aux chercheurs : Vous devez
être le sel et la lumière, mais : Vous
l'êtes, en tant que chercheurs, et par le
seul fait de votre existence. Point n'est besoin
d'entreprendre ou d'exécuter quoi que ce
soit en vue de ce résultat : de votre vie
comme telle, et quel que soit le stade de votre
évolution, émane une force agissante,
tant que vous restez des chercheurs
sincères.
Cette loi de la vie nouvelle est
d'une importance capitale. Jésus n'a point
dit Parlez, enseignez, convertissez, faites des
prosélytes; mais Vous êtes; votre
mission s'accomplit par votre seule existence de
chercheurs, de devenants, de vivants. C'est sur le
fait de votre être et l'action de votre vie
que repose l'avenir de l'humanité. Soyez des
chercheurs de bon aloi et le règne de Dieu
viendra nécessairement. Que l'histoire de la
création de l'humanité
véritable nous présente des vocations
extraordinaires et des instruments spéciaux,
comme les apôtres, par exemple, là
n'est pas la question. il ne s'agit ici que de la
fonction des chercheurs dans l'avènement de
l'ordre nouveau, et cette fonction se résume
en deux mots : être et vivre.
Le royaume de Dieu s'établit
naturellement, par les manifestations vitales
involontaires de ceux chez lesquels germe et
s'épanouit la vie originelle. Toute action
volontaire, préméditée,
forcée, en vue de ce résultat, ne
peut que lui nuire, parce qu'elle
ne procède pas d'un mouvement
spontané. Les intentions les plus pures n'y
sauraient rien changer; c'est là une loi de
nature inflexible, inéluctable. Rien ne
retarde davantage la venue des choses nouvelles que
la fièvre d'action de ceux qui ne savent pas
les attendre. Le seul effet de l'ardeur qui nous
entraîne vers le terme de l'évolution
humaine doit être d'attiser constamment notre
flamme : les ondes lumineuses s'en
dégageront d'elles-mêmes. Mieux la
lampe brûle, plus elle
éclaire.
Cette déclaration de
Jésus ne concerne naturellement que les
heureux qu'il a caractérisés d'une
manière concrète et vivante dans le
cours des béatitudes, mais elle s'adresse
à eux tous, sans réserve et sans
condition. Peu importe leur point de départ,
la nuance de leur religion ou de leur culture, la
valeur qu'ils assignent aux institutions
traditionnelles, la manière dont leur vie
nouvelle se formule dans leur esprit et se traduit
dans leurs opinions, la portée que la
personne de Jésus a acquise à leurs
yeux, pourvu que leur caractère soit en
vérité celui des vrais chercheurs
décrits par Jésus. Mais ce
caractère spécial, rien ne saurait
lieu, ni convictions chrétiennes, ni vie
religieuse et en tenir morale, ni point de vue
quelconque. Les croyants cristallisés et
figés dans leur foi chrétienne ne
sont certainement, dans la pensée de
Jésus, ni sel, ni lumière.
Le refus que Jésus a
opposé aux tentations du désert, nous
a montré de quelle manière le royaume
de Dieu ne doit pas se fonder; l'instruction
positive qu'il nous donne ici complète cet
enseignement négatif. Le règne de
Dieu s'établit dans le secret et par
l'action de la vie personnelle.
Mêlés à la
masse, comme le sel, disséminés,
isolés les uns des autres, les chercheurs ne
forment point une puissance
compacte. Le seul lien qui les
unisse, c'est le nouvel élément de
vie qui les pénètre et établit
entre eux, parmi ceux qui les entourent, un contact
immédiat et vivant. Toute association
exclut. Tout groupement isolerait les chercheurs de
ceux qui restent stationnaires et entraverait ainsi
l'action directe de leur nouvelle nature. Il ne
faut point que les éveilleurs de vie
s'encapsulent, sous peine d'interrompre
aussitôt le progrès de la
vie.
«Mais si le sel s'affadit, avec
quoi lui rendra-t-on sa saveur? Il n'est plus bon
à rien, sinon à être
jeté dehors et foulé aux pieds par
les hommes.»
Nous l'avons vu, les chercheurs sont
un ferment dont 'l'énergie active
réside uniquement dans leur vie personnelle.
Il y a là un processus Vital, non une action
préméditée ou une entreprise
spéciale. Là où ce processus
se poursuit avec la nécessité interne
et la spontanéité d'un
phénomène naturel, la vie originelle
se propage et l'organisation nouvelle des choses
s'instaure. Mais pour que le royaume de Dieu
s'étende ainsi par son moyen, il faut que le
ferment de vie conserve sa nature propre, car en la
perdant il perd du même coup sa vertu
vivifiante.
Rester fidèle en tout et
partout à leur caractère, tel est
donc le devoir des chercheurs. Qu'ils se gardent de
se laisser affadir en se mélangeant
d'éléments étrangers, de
s'accommoder au goût d'autrui en
atténuant leur âpreté
originale. Ils perdraient leur saveur saline, il ne
leur resterait qu'un goût de moisi. Ils
deviendraient impropres aux opérations
vitales, parce qu'ils tomberaient eux-mêmes
en décomposition.
Surtout qu'ils restent des
chercheurs! L'éveil de la vie dans un
être humain est quelque chose de si grand que
celui qui en fait la merveilleuse expérience
peut être tenté de se croire au but.
Il lui semble avoir trouvé tout ce qu'il lui
faut pour vivre et pour mourir, son élan
intérieur se ralentit. Mais il cesse par
là même d'être un chercheur, il
devient un sel insipide. Or il nous faut
persévérer dans la recherche si nous
voulons vivre, - car le germe qui ne se
développe pas périt, - et si nous
voulons agir, - car autrement nous nous ankylosons
fatalement. Chercher, c'est rester dans le
mouvement de la vie; rester dans le mouvement de la
vie, c'est demeurer capables de la transmettre, car
c'est notre inquiétude qui se communique
à notre entourage, c'est sous ses vibrations
répétées que l'inertie
ambiante se met à frémir.
Cependant combien de chercheurs
s'enlisent dans un point de vue, une opinion, une
oeuvre, un programme ou un «mouvement»!
Chez combien d'entre eux les ardentes pulsations de
la vie intérieure s'affaiblissent peu
à peu et s'arrêtent enfin,
étouffées par les travaux ou les
plaisirs de l'existence! Combien s'accommodent de
l'état de choses actuel, estiment que son
développement historique en garantit le
droit et la vérité, et finissent par
s'en déclarer satisfaits, puisqu'il est
impossible d'y rien changer.
Il est un autre danger encore, c'est
que notre recherche porte exclusivement sur la
connaissance, et que l'élan intérieur
qu'elle nous imprime reste théorique au lieu
de se manifester dans notre vie. Souvent tout se
passe en pensée seulement. L'illusion tient
lieu de réalité, et ne produit rien
de vivant. Les chercheurs n'exercent, en
conséquence, aucune action vivifiante. Car
les théories n'ont jamais
réveillé personne.
Sans doute on s'aperçoit que ceux qui les
proclament s'efforcent d'en tirer pour
eux-mêmes des éléments de vie
nouvelle, mais comme ils continuent, en somme,
à vivre exactement comme les autres, on les
tient pour des poseurs, et on a raison.
D'autres ressentent très
distinctement les impulsions de la vie nouvelle qui
palpite en eux. Mais, soit timidité, soit
indolence, soit égard pour autrui, ils ne
les laissent point s'actualiser. J'ai connu
beaucoup de chercheurs qui se figurent qu'il suffit
de revêtir des dispositions nouvelles,
d'acquérir des intérêts
supérieurs et d'orienter vers le but leur
vie intérieure. Ce sont là,
pensent-ils, des éléments de
progrès et d'action parfaitement compatibles
avec la dévotion, la moralité, la
ligne de conduite ordinaires. C'est là une
erreur funeste que l'expérience devrait
dissiper, car ceux qui en agissent ainsi
piétinent sur place. Ils deviennent un sel
insipide.
Enfin plusieurs manquent de
fidélité envers eux-mêmes dans
la crainte de nuire à la « bonne cause
». Ils mesurent leur attitude au degré
de compréhension de ceux sur lesquels ils
ont l'intention d'agir. Car ils tiennent à
être appréciés des satisfaits.
Aussi leur vie entière est-elle
dominée par la préoccupation de
l'effet persuasif et entraînant qu'il leur
importe de produire. Ils en tuent ainsi, à
leur insu, la spontanéité, la vigueur
et l'originalité. Ils croient ne pouvoir
qu'à ce prix être le sel de la terre,
et peut-être acquiesce-t-ils en effet de
l'influence sur les masses. Mais ils ont perdu leur
saveur, et le nouveau devenir cesse de grandir en
eux et par eux.
Notre élan intérieur,
notre évolution et notre vie personnelles,
la modalité particulière de notre
recherche et de notre conduite,
doivent s'affirmer et se déployer. Les
contenir, c'est les étouffer. On ne saurait
interrompre à volonté la relation
entre la vie intime et la vie extérieure
sans détruire la vie originelle qui veut
s'accroître. Elle se résout alors en
états d'âme, en réflexions
édifiantes mais stériles, et c'en est
fait de sa vertu. Combien se figurent que
l'affection, l'obéissance, la
vénération leur ordonnent de se
montrer différents de ce que les ferait leur
instinct profond, afin de ne pas scandaliser ceux
qui leur sont le plus chers. Ils craignent de nuire
à la bonne cause et à sa propagation
en obéissant envers et contre tous aux
impulsions et aux impératifs de la vie
nouvelle. Alors commencent les marchandages, les
accommodements, les combinaisons prudentes. Ils
deviennent infidèles à leur
caractère, renient la nature enfantine qui
renaissait en eux, trahissant l'être originel
qui faisait valoir ses droits, et détruisent
la spontanéité des opérations
vitales de laquelle tout dépend, leur
évolution personnelle aussi bien que celle
de l'humanité.
Il ne nous appartient ni de
diminuer, ni d'augmenter intentionnellement le
frottement qui résulte du contact entre ceux
qui marchent et ceux qui restent stationnaires. Il
ne nous est pas plus loisible, dans ce domaine,
d'équilibrer, d'atténuer, de
concilier, que d'accentuer, de renchérir,
d'intensifier. Laissons s'exprimer involontairement
et directement ce qui surgit en nous : que notre
influence ne soit jamais voulue, mais
immédiate et involontaire. Sinon, c'en est
fait de nous et de notre action sur le
monde.
Tout devient si simple quand nous
consentons à ne rien forcer et à ne
jouer aucun rôle, et nous bornons à
nous placer dans les conditions voulues pour que le
développement décrit dans les
béatitudes s'accomplisse de lui-même
en nous! Tout devient si simple
dès que nous vivons directement de nos
impulsions! Tout se gâte, au contraire,
dès que notre vie procède de notre
raisonnement, fût-il fondé sur une
connaissance parfaite : «Si vous ne devenez
comme des enfants, vous n'entrerez point dans le
royaume de Dieu.»
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