Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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LE SERMON SUR LA MONTAGNE
Transposé dans notre langage et pour notre temps



CHAPITRE PREMIER

LE POINT DE DÉPART
(Matthieu V, 3-19.)

2. La vocation des chercheurs.

La dernière béatitude traite, non plus du développement intérieur des chercheurs, dont les premières ont suivi les étapes, mais des expériences et des devoirs qui les attendent.

«Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux.»

Ce qui signifie, transposé dans notre langage : Heureux ceux qui souffrent la persécution à cause de la vérité qui germe en eux, car en eux vit l'être originel. Que ceux qui procurent la paix ne s'étonnent point d'être persécutés, bien que le rapprochement de ces deux termes semble paradoxal. On a souvent trouvé contradictoire et incompréhensible cette parole adressée à ses disciples par Celui qui est venu apporter au monde la paix divine: «Ne supposez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée.» Et pourtant, il est impossible qu'il en soit autrement. Car la paix qu'apportent Jésus et les siens consiste dans une organisation normale et naturelle de toutes choses, dans l'harmonie de nos facultés natives, dans la vérité rédemptrice de l'être et de la vie. Elle doit donc, de ce fait, se trouver en conflit et en contradiction flagrante avec toutes les déformations de l'humanité dégénérée, et avec son organisation défectueuse et artificielle, qu'elles se présentent sous la forme de traditions ou de conventions, de morale ou de religion, de moeurs ou d'institutions sociales. Aussi les créateurs de la véritable paix seront-ils toujours traités de mécontents et de révolutionnaires, et considérés comme des fanatiques dangereux livrés à l'arbitraire des opinions les plus subjectives.

Si l'éclosion de notre vie originelle est l'avènement de la paix, elle est en même temps un élan vital irrésistible, une puissante montée de sève, qui, parmi les lâchetés, les compromis et les ménagements ambiants, fait l'effet, d'un désordre et d'une révolte. Cela est inévitable. Entre les chercheurs et les satisfaits, l'équilibre est impossible. Du mouvement vital, d'une part, et de la force d'inertie de l'autre, résulte forcément un frottement, et de ce frottement procède la persécution.

Pour les âmes rassasiées et routinières, les chercheurs sont parfaitement insupportables, car ils sont leur mauvaise conscience même et ils troublent par leur seule apparition le bien-être jouisseur des uns, comme l'affairement intéressé des autres ou leur fièvre de se dépenser pour le bien public. Leur regard avide de vérité met tout en question avant même qu'ils aient exprimé le moindre doute, qu'il s'agisse d'une opinion scientifique dûment patentée, d'un paisible bonheur familial, ou encore de « l'assurance du salut par Christ ». Aussi ont-ils contre eux tous les partis.

Si donc nous ne sommes pas persécutés, c'est que notre recherche n'est pas encore une puissance de vie active et pénétrante. Elle est compatible avec la routine, supportable par conséquent; elle est une disposition intermittente, non la force motrice de notre vie. Ou bien elle se consume en aspirations, mais elle n'a pas encore été fécondée par l'action divine éveillant dans l'âme réceptive la puissance de germination. Car notre mécontentement de nous-mêmes, s'il reste infructueux, excite tout au plus la compassion, la moquerie, ou un sentiment de supériorité satisfaite; seule l'irruption de la vie nouvelle provoque le scandale, l'inimitié, la persécution.

Aussi Jésus dit-il : Heureux ceux qui sont persécutés « pour la justice », pour la vérité réalisée dans leur conduite et dans leur vie. Quant à ceux dont l'attitude agressive, la maladresse ou les manquements attirent la persécution, il est juste de les plaindre, mais non de les déclarer heureux. Car ce qui les atteint dans ce cas, ce n'est point réellement la persécution, mais une critique justifiée, des jugements mérités, bref, un désaveu inspiré par le sentiment du bien en face de sa caricature. Mais si nous sommes opprimés à cause de la vérité que nous incarnons, nous sommes heureux, car le royaume des cieux est à nous. C'est lui qu'on attaque en notre personne, et la persécution qui nous atteint n'est que la réaction provoquée par son avènement dans notre vie. Elle en est, par conséquent, la garantie.

«Le royaume des cieux est à vous.» Cette assurance finale, toute pareille à celle de la première béatitude, n'est pas plus que les précédentes la promesse d'une récompense; elle met simplement en évidence un enchaînement naturel et logique : la persécution ne fait qu'attester la croissance obscure de l'être originel, qui provoque inévitablement l'hostilité de toutes les natures dégénérées. C'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue dans l'étude des paroles suivantes qui renforcent et précisent celles que nous venons de considérer.

« Heureux serez-vous lorsqu'on vous insultera, qu'on vous persécutera et qu'on dira faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux; car c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes avant vous. »

Tout ce que nous avons à souffrir à cause de Jésus, ne saurait éveiller en nous qu'une joie débordante, puisque la vie divine qui palpite en nous s'accroît en proportion. En employant l'expression de «grande récompense», Jésus formule simplement ce rapport de réciprocité dans un langage familier à ses auditeurs juifs. Il détourne ainsi nos regards des contre-coups douloureux que notre transformation ne peut manquer de provoquer, et les dirige vers l'avenir. Non pas cependant vers un but lointain, ou même relégué dans l'au-delà, mais vers un avenir qui sans cesse devient présent. Car parmi les outrages, les persécutions et les calomnies, grandit notre être originel, et son action rénovatrice nous ouvre des perspectives infinies. Virescit vulnere virtus, c'est dans l'affliction que s'épanouit la vertu.

Insultés, les chercheurs le seront comme tels. L'inquiétude qui les anime, l'élan qui les presse sont antipathiques à l'inertie générale, aussi les traite-t-on faussement d'éléments de désordre, de novateurs dangereux, d'ergoteurs tracassiers et importuns qui troublent la paix du monde et qui, dans leur présomption, se figurent sottement être capables de le réformer. On passe par toutes les nuances du dénigrement : du haussement d'épaules compatissant et du hochement de tête narquois aux plus viles accusations publiquement formulées. Ces outrages sont la justification des âmes satisfaites et de leur lâche inertie : pour se sentir dans leur droit, il faut qu'elles taxent d'aberrations toutes les nobles tentatives inspirées par un profond sentiment de ce qu 'il y a d'intolérable dans nos conditions actuelles.

Calomniés, les chercheurs le seront toutes les fois que leur vie nouvelle se manifestera d'une façon originale. lis sont différents des autres, chose tout à fait inconvenante au gré de la foule indolente. Aussi chacun s'accorde à condamner leur vie qui n'est cependant que le résultat non prémédité de leur évolution. Parfois à la réprobation se mêle le dépit de ne pouvoir leur ressembler; ailleurs, l'irritation grandit du fait qu'on pressent obscurément qu'ils pourraient bien avoir raison. Surtout ils ont contre eux tous les propres justes qui, convaincus de leur infaillibilité, se regardent comme les gardiens attitrés de la tradition et des usages consacrés, et qui sans se faire aucune idée des Mobiles qui inspirent ces hommes nouveaux, ni du sens que peut avoir leur conduite insolite, suspectent ou calomnient avec une vertueuse indignation tous leurs gestes et toutes leurs paroles.

Il n'y a pas envers eux d'attitude intermédiaire : ou ils font sur leur entourage l'effet d'un jugement mérité et alors il faut sortir de son inertie, ce qui implique l'abandon de toute satisfaction propre et de toute confiance en soi; ou leur appel à la vie est repoussé comme une révolte contre toutes les routines religieuses, morales et sociales, et alors il faut les dénigrer pour ne pas se mépriser soi-même.

On n'y éprouve d'ailleurs aucune difficulté. On ne saurait même en agir autrement, car on les juge d'après soi et on leur impute les intentions et les mobiles qu'on trouve en soi. Leur individualisme est taxé d'orgueil, leur fidélité envers eux-mêmes de manque d'égards pour les autres, leur droiture de brutalité, leur liberté d'immoralité, leur mobilité et leur capacité d'évolution de légèreté et de manque de caractère, leur irrésistible élan d'irrévérence, et leur naturel de frivolité et d'impudence.

De là à la persécution proprement dite, il n'y a qu'un pas. Des êtres aussi dangereux doivent être mis hors d'état de nuire. Toutes les tendances et tous les partis sont unanimes sur ce point. Orthodoxes, libres-penseurs, socialistes, aristocrates, bourgeois et demi-savants, État, société, famille, tous s'accordent pour annihiler, si possible, les éléments éruptifs qui s'efforcent de s'élever à une vie plus haute.

Tel est le sort des véritables chercheurs. Chacun d'eux en aurait long à conter sur ce sujet. C'est dans la vie de la famille qu'éclate tout d'abord l'inimitié, car c'est là que la disparité se fait sentir le plus vivement : «L'homme aura pour ennemis les gens de sa propre maison.» L'esprit de famille est souvent d'une longanimité étonnante : il supporte, excuse, ignore les accrocs les plus flagrants à la morale, il accomplit les Plus grands sacrifices pour remettre sur pied les enfants prodigues, il tolère les opinions et les tendances les plus opposées aux traditions familiales. Mais quand l'inquiétude et l'élan du devenir s'éveillent chez un fils ou une fille, et les entraînent sur des voies nouvelles à la poursuite de la vérité, alors l'amour de leurs parents tourne à la tyrannie; de leur impuissance naît un zèle amer, une passion de destruction qui ne reculent pas devant les imputations les plus cruelles. Les rebelles se voient mis à l'index, et dans le choeur des parents et des amis ce sont les plus proches qui embouchent la trompette de la calomnie. Suivent les collègues et les camarades. Tout ce que fait le suspect est qualifié d'autocentrie, d'indiscipline, d'incapacité de se contenter de sa vocation et de son milieu, et les commérages vont leur train.

Jamais l'opinion publique n'en a usé autrement, si du moins celui qui s'aventure sur la route de la terre promise reste fidèle à lui-même jusqu'au bout. il est vrai que, dans la suite, on ne met que plus d'empressement à accommoder son héritage spirituel au profit des masses. Ainsi en est-il allé de Jésus et de tous ceux qui, insoucieux des opinions et des habitudes courantes, n'ont cherché qu'à discerner et à suivre le chemin de la vérité. «C'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes avant vous. » Tous les témoins de la vérité, tous ceux qui ont désiré son avènement et se sont efforcés de lui frayer la voie, ont connu ce destin, aussi bien que le moindre d'entre les chercheurs d'aujourd'hui.

Cependant tous les persécutés et tous ceux qui se qualifient de chercheurs n'ont pas également le droit de se compter au nombre des heureux célébrés par Jésus. Celui-ci ajoute expressément aux mots : « lorsqu'on dira de vous toute sorte de mal », l'épithète de «faussement ». Si les accusations des gens bien pensants et des représentants de la tradition sont justifiées par les faits, si notre conduite procède en effet de nos instincts bas et impurs, si elle est troublée et corrompue par nos caprices, nos vues intéressées, notre orgueil ou notre légèreté, par la soif de sensations, le dégoût des devoirs prosaïques et journaliers, si ce sont l'insubordination, la recherche de l'effet, ou une sorte de coquetterie de la vie intime qui nous inspirent ce que nous donnons pour l'expression spontanée d'une impulsion intérieure irrésistible, alors c'est nous qui mentons et non nos détracteurs. Il se peut que leur jugement tombe à faux dans le détail, parce qu'ils ne pénètrent point les arrière-plans obscurs de notre conduite. Mais ils ont raison quant au fond : nous sommes des hypocrites, notre conduite est réellement basse et fausse.

Jésus fait encore une restriction à cause de moi », ajoute-t-il. C'est la première fois qu'il se met lui-même en cause, et fait de sa personne le poids déterminant sur la balance. Qu'est-ce à dire? Cette restriction correspond sans aucun doute au « pour la justice » du verset précédent et ne fait qu'exprimer la même pensée sous une forme différente. Jésus est la vérité. Pour ses auditeurs de jadis comme pour nous, il est l'incarnation du royaume de Dieu et de la vérité humaine, il est le nouvel ordre de choses personnifié, la cellule primitive de la vie naissante. Ceci, non dans un sens théologique ou dogmatique, mais au sens historique et culturel.

Si donc on nous calomnie parce que la vie de Jésus veut s'actualiser en nous, et son dessein se réaliser par nous, on nous persécute à cause de lui. Mais combien n'a-t-on pas abusé de cet « à cause de moi » ? Chacun de ceux qui croyaient pouvoir se réclamer de Jésus l'a fait valoir à son profit. Il a été la consolation de tous ceux auxquels leur piété et leur profession de christianisme ont valu quelque déboire. Et néanmoins la plupart étaient aussi étrangers à son caractère, à son inspiration et à son dessein que ceux qui lui disent : «Seigneur, Seigneur», et dont il déclare qu'il ne les a jamais connus. Que n'a-t-on pas justifié par ses paroles, couvert de son pavillon ! Que de grossières falsifications, de piteuses caricatures, de manoeuvres hypocrites se sont glorifiées de l'exaspération qu'elles soulevaient chez les honnêtes adeptes de la vérité comme d'une persécution subie à cause de lui ! En faut-il des exemples? Un grand nombre d'hommes qui restent figés dans leur bien-être ne se croient-ils pas aujourd'hui persécutés «à cause de Jésus », par ceux qui ne peuvent prendre leur parti de l'arrêt de l'évolution humaine dans la chrétienté, et dont la seule ambition est d'en découvrir à nouveau le secret?

Il faut le répéter bien haut : si ce ne sont pas les effets de la vie nouvelle qui provoquent l'inimitié de la foule incompréhensive, si le caractère des persécutés n'est pas celui que Jésus a incarné et qu'il crée chez les siens, il a beau exciter l'opposition, il n'est pas authentique et « pur sang», et on ne saurait par conséquent les proclamer heureux, car l'être nouveau ne grandit point en eux en proportion des persécutions qu'ils subissent.

Peu importent nos sensations ou notre opinion de nous-mêmes; tout dépend de ce que nous sommes en réalité. Si la constitution normale de l'être humain s'élabore en nous, si ce sont ses manifestations qui déchaînent l'animosité de toutes les existences chaotiques décorées d'une étiquette quelconque, chrétienne ou autre, nous sommes persécutés à cause de Jésus, soit que nous suivions consciemment ses traces, soit que, poussés par un obscur besoin de vérité, nous cherchions encore inconsciemment notre chemin dans la direction où il a marché lui-même. C'est pourquoi, aujourd'hui comme dans tous les temps, plusieurs peuvent être persécutés «à cause de lui », tandis que leurs lèvres le nient, parce que « leurs yeux sont encore retenus, en sorte qu'ils ne le voient point tel qu'il est ». Bien qu'adversaires du Christ que le monde adore, ils font, sans le savoir, sa volonté et souffrent par conséquent à cause de lui.

Les paroles de Jésus sont d'une clarté qui ne laisse rien à désirer; elles caractérisent strictement et exclusivement les persécutés qu'il proclame heureux : pureté de leurs mobiles intimes (quand on dira faussement contre vous, etc .... ), authenticité de leurs expériences personnelles témoignant de la vie nouvelle qui agit en eux (à cause de moi), c'est-à-dire sincérité subjective et objective, telles sont les conditions que suppose la dernière béatitude. Alors, mais alors seulement, les persécutés sont vraiment des heureux, car c'est la présence de l'être originel en eux qui provoque la persécution, et qui, du même coup, détermine leur vocation.

«Vous êtes le sel de la terre. »

Les béatitudes découvrent successivement aux yeux des chercheurs une série de perspectives merveilleuses - tandis qu'ils ploient sous le sentiment de leur néant, elles les proclament heureux parce que l'être nouveau palpite en eux; au sein de leur détresse, elles leur signalent leurs privilèges et leur annoncent l'exaucement de leurs désirs; elles leur révèlent dans leur inquiétude intime une vibration divine et dans l'hostilité de la multitude indolente une réaction inévitable contre la vie nouvelle qui germe dans leur âme. Mais quelle surprise plus grande encore, quelle révélation de la gloire de l'Évangile dans cette déclaration : «Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde. »

Cette parole définit leur fonction dans le monde. Ils sont l'élément qui y maintient et y crée la vie. Sans eux l'humanité serait depuis longtemps la proie de la corruption. Ils arrêtent la décomposition de la masse inerte; grâce à eux, elle reste utilisable et susceptible de s'élever à la vie véritable. C'est de ceux qui cherchent que les satisfaits tirent leur subsistance. Toute l'histoire spirituelle de l'humanité en témoigne. La foule parasite a toujours vécu des vérités et des valeurs vitales découvertes ou créées par les chercheurs. Mais jamais elle ne les a mises en oeuvre sans les dénaturer, en les dépouillant de leur puissance créatrice pour les accommoder à son usage. Elle laissait perdre la véritable vie; elle conservait les formes, les idées, les coutumes et les formules afin de s'en alimenter. Elle tuait les prophètes, mais elle leur bâtissait des tombeaux et rendait un culte à leurs reliques. «La lumière a lui dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont point reçue », aussi les ténèbres sont-elles restées ténèbres, quelque lueur qu'elle y ait jetée. Il en fut ainsi avant Jésus. Il en a été de même après lui. Le christianisme, c'est l'obscurité éclairée, mais non le plein jour. Cependant la vie émanant des âmes chrétiennes qui cherchent sans trêve la terre nouvelle, le maintient et fait de lui une bénédiction pour les millions d'êtres « assis dans l'ombre de la mort ».

Ces chercheurs cachés et disséminés dans la masse, ne se bornent pas à la conserver, par leur vibration continue, ils mettent en mouvement quelques-unes des parcelles qui la composent. Comme le levain qui fait lever la pâte, ils travaillent l'humanité engourdie jusqu'à ce qu'ils l'aient entièrement pénétrée. Leur contact qui irrite les endormis, excite l'inquiétude des âmes mobiles et les arrache, à leur paresse et à leur inertie. Ainsi la vie allume la vie, et l'évolution créatrice de l'humanité agrège cellule à cellule.

En disant : «Vous êtes le sel de la terre », Jésus ne prononce pas un jugement de valeur, il ne formule aucune prétention, n'impose aucun devoir. Il constate simplement un état de fait qui nous révèle une loi fondamentale et permanente du développement de la vie nouvelle. Il ne dit pas aux chercheurs : Vous devez être le sel et la lumière, mais : Vous l'êtes, en tant que chercheurs, et par le seul fait de votre existence. Point n'est besoin d'entreprendre ou d'exécuter quoi que ce soit en vue de ce résultat : de votre vie comme telle, et quel que soit le stade de votre évolution, émane une force agissante, tant que vous restez des chercheurs sincères.

Cette loi de la vie nouvelle est d'une importance capitale. Jésus n'a point dit Parlez, enseignez, convertissez, faites des prosélytes; mais Vous êtes; votre mission s'accomplit par votre seule existence de chercheurs, de devenants, de vivants. C'est sur le fait de votre être et l'action de votre vie que repose l'avenir de l'humanité. Soyez des chercheurs de bon aloi et le règne de Dieu viendra nécessairement. Que l'histoire de la création de l'humanité véritable nous présente des vocations extraordinaires et des instruments spéciaux, comme les apôtres, par exemple, là n'est pas la question. il ne s'agit ici que de la fonction des chercheurs dans l'avènement de l'ordre nouveau, et cette fonction se résume en deux mots : être et vivre.

Le royaume de Dieu s'établit naturellement, par les manifestations vitales involontaires de ceux chez lesquels germe et s'épanouit la vie originelle. Toute action volontaire, préméditée, forcée, en vue de ce résultat, ne peut que lui nuire, parce qu'elle ne procède pas d'un mouvement spontané. Les intentions les plus pures n'y sauraient rien changer; c'est là une loi de nature inflexible, inéluctable. Rien ne retarde davantage la venue des choses nouvelles que la fièvre d'action de ceux qui ne savent pas les attendre. Le seul effet de l'ardeur qui nous entraîne vers le terme de l'évolution humaine doit être d'attiser constamment notre flamme : les ondes lumineuses s'en dégageront d'elles-mêmes. Mieux la lampe brûle, plus elle éclaire.

Cette déclaration de Jésus ne concerne naturellement que les heureux qu'il a caractérisés d'une manière concrète et vivante dans le cours des béatitudes, mais elle s'adresse à eux tous, sans réserve et sans condition. Peu importe leur point de départ, la nuance de leur religion ou de leur culture, la valeur qu'ils assignent aux institutions traditionnelles, la manière dont leur vie nouvelle se formule dans leur esprit et se traduit dans leurs opinions, la portée que la personne de Jésus a acquise à leurs yeux, pourvu que leur caractère soit en vérité celui des vrais chercheurs décrits par Jésus. Mais ce caractère spécial, rien ne saurait lieu, ni convictions chrétiennes, ni vie religieuse et en tenir morale, ni point de vue quelconque. Les croyants cristallisés et figés dans leur foi chrétienne ne sont certainement, dans la pensée de Jésus, ni sel, ni lumière.

Le refus que Jésus a opposé aux tentations du désert, nous a montré de quelle manière le royaume de Dieu ne doit pas se fonder; l'instruction positive qu'il nous donne ici complète cet enseignement négatif. Le règne de Dieu s'établit dans le secret et par l'action de la vie personnelle.

Mêlés à la masse, comme le sel, disséminés, isolés les uns des autres, les chercheurs ne forment point une puissance compacte. Le seul lien qui les unisse, c'est le nouvel élément de vie qui les pénètre et établit entre eux, parmi ceux qui les entourent, un contact immédiat et vivant. Toute association exclut. Tout groupement isolerait les chercheurs de ceux qui restent stationnaires et entraverait ainsi l'action directe de leur nouvelle nature. Il ne faut point que les éveilleurs de vie s'encapsulent, sous peine d'interrompre aussitôt le progrès de la vie.

«Mais si le sel s'affadit, avec quoi lui rendra-t-on sa saveur? Il n'est plus bon à rien, sinon à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes.»

Nous l'avons vu, les chercheurs sont un ferment dont 'l'énergie active réside uniquement dans leur vie personnelle. Il y a là un processus Vital, non une action préméditée ou une entreprise spéciale. Là où ce processus se poursuit avec la nécessité interne et la spontanéité d'un phénomène naturel, la vie originelle se propage et l'organisation nouvelle des choses s'instaure. Mais pour que le royaume de Dieu s'étende ainsi par son moyen, il faut que le ferment de vie conserve sa nature propre, car en la perdant il perd du même coup sa vertu vivifiante.

Rester fidèle en tout et partout à leur caractère, tel est donc le devoir des chercheurs. Qu'ils se gardent de se laisser affadir en se mélangeant d'éléments étrangers, de s'accommoder au goût d'autrui en atténuant leur âpreté originale. Ils perdraient leur saveur saline, il ne leur resterait qu'un goût de moisi. Ils deviendraient impropres aux opérations vitales, parce qu'ils tomberaient eux-mêmes en décomposition.

Surtout qu'ils restent des chercheurs! L'éveil de la vie dans un être humain est quelque chose de si grand que celui qui en fait la merveilleuse expérience peut être tenté de se croire au but. Il lui semble avoir trouvé tout ce qu'il lui faut pour vivre et pour mourir, son élan intérieur se ralentit. Mais il cesse par là même d'être un chercheur, il devient un sel insipide. Or il nous faut persévérer dans la recherche si nous voulons vivre, - car le germe qui ne se développe pas périt, - et si nous voulons agir, - car autrement nous nous ankylosons fatalement. Chercher, c'est rester dans le mouvement de la vie; rester dans le mouvement de la vie, c'est demeurer capables de la transmettre, car c'est notre inquiétude qui se communique à notre entourage, c'est sous ses vibrations répétées que l'inertie ambiante se met à frémir.

Cependant combien de chercheurs s'enlisent dans un point de vue, une opinion, une oeuvre, un programme ou un «mouvement»! Chez combien d'entre eux les ardentes pulsations de la vie intérieure s'affaiblissent peu à peu et s'arrêtent enfin, étouffées par les travaux ou les plaisirs de l'existence! Combien s'accommodent de l'état de choses actuel, estiment que son développement historique en garantit le droit et la vérité, et finissent par s'en déclarer satisfaits, puisqu'il est impossible d'y rien changer.

Il est un autre danger encore, c'est que notre recherche porte exclusivement sur la connaissance, et que l'élan intérieur qu'elle nous imprime reste théorique au lieu de se manifester dans notre vie. Souvent tout se passe en pensée seulement. L'illusion tient lieu de réalité, et ne produit rien de vivant. Les chercheurs n'exercent, en conséquence, aucune action vivifiante. Car les théories n'ont jamais réveillé personne. Sans doute on s'aperçoit que ceux qui les proclament s'efforcent d'en tirer pour eux-mêmes des éléments de vie nouvelle, mais comme ils continuent, en somme, à vivre exactement comme les autres, on les tient pour des poseurs, et on a raison.

D'autres ressentent très distinctement les impulsions de la vie nouvelle qui palpite en eux. Mais, soit timidité, soit indolence, soit égard pour autrui, ils ne les laissent point s'actualiser. J'ai connu beaucoup de chercheurs qui se figurent qu'il suffit de revêtir des dispositions nouvelles, d'acquérir des intérêts supérieurs et d'orienter vers le but leur vie intérieure. Ce sont là, pensent-ils, des éléments de progrès et d'action parfaitement compatibles avec la dévotion, la moralité, la ligne de conduite ordinaires. C'est là une erreur funeste que l'expérience devrait dissiper, car ceux qui en agissent ainsi piétinent sur place. Ils deviennent un sel insipide.

Enfin plusieurs manquent de fidélité envers eux-mêmes dans la crainte de nuire à la « bonne cause ». Ils mesurent leur attitude au degré de compréhension de ceux sur lesquels ils ont l'intention d'agir. Car ils tiennent à être appréciés des satisfaits. Aussi leur vie entière est-elle dominée par la préoccupation de l'effet persuasif et entraînant qu'il leur importe de produire. Ils en tuent ainsi, à leur insu, la spontanéité, la vigueur et l'originalité. Ils croient ne pouvoir qu'à ce prix être le sel de la terre, et peut-être acquiesce-t-ils en effet de l'influence sur les masses. Mais ils ont perdu leur saveur, et le nouveau devenir cesse de grandir en eux et par eux.

Notre élan intérieur, notre évolution et notre vie personnelles, la modalité particulière de notre recherche et de notre conduite, doivent s'affirmer et se déployer. Les contenir, c'est les étouffer. On ne saurait interrompre à volonté la relation entre la vie intime et la vie extérieure sans détruire la vie originelle qui veut s'accroître. Elle se résout alors en états d'âme, en réflexions édifiantes mais stériles, et c'en est fait de sa vertu. Combien se figurent que l'affection, l'obéissance, la vénération leur ordonnent de se montrer différents de ce que les ferait leur instinct profond, afin de ne pas scandaliser ceux qui leur sont le plus chers. Ils craignent de nuire à la bonne cause et à sa propagation en obéissant envers et contre tous aux impulsions et aux impératifs de la vie nouvelle. Alors commencent les marchandages, les accommodements, les combinaisons prudentes. Ils deviennent infidèles à leur caractère, renient la nature enfantine qui renaissait en eux, trahissant l'être originel qui faisait valoir ses droits, et détruisent la spontanéité des opérations vitales de laquelle tout dépend, leur évolution personnelle aussi bien que celle de l'humanité.

Il ne nous appartient ni de diminuer, ni d'augmenter intentionnellement le frottement qui résulte du contact entre ceux qui marchent et ceux qui restent stationnaires. Il ne nous est pas plus loisible, dans ce domaine, d'équilibrer, d'atténuer, de concilier, que d'accentuer, de renchérir, d'intensifier. Laissons s'exprimer involontairement et directement ce qui surgit en nous : que notre influence ne soit jamais voulue, mais immédiate et involontaire. Sinon, c'en est fait de nous et de notre action sur le monde.

Tout devient si simple quand nous consentons à ne rien forcer et à ne jouer aucun rôle, et nous bornons à nous placer dans les conditions voulues pour que le développement décrit dans les béatitudes s'accomplisse de lui-même en nous! Tout devient si simple dès que nous vivons directement de nos impulsions! Tout se gâte, au contraire, dès que notre vie procède de notre raisonnement, fût-il fondé sur une connaissance parfaite : «Si vous ne devenez comme des enfants, vous n'entrerez point dans le royaume de Dieu.»


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