LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE DÉPART
(Matthieu V, 3-19.)
2. La vocation des chercheurs.
(Suite)
«Vous êtes la lumière du
monde. »
Par leur seule présence, par
leur vie qui rayonne au dehors, les chercheurs
apportent tout naturellement au monde la
véritable clarté, car en eux se
révèle la vérité
cachée sous les formes et les
phénomènes, par eux est
démasqué le monde des apparences dans
lequel restent emprisonnées les âmes
satisfaites. À la lumière de la vie
nouvelle qui émane de ceux qui marchent, les
yeux des endormis s'entrouvrent; ils
aperçoivent ce qu'il y a d'anormal dans la
vie où s'étiole leur être
véritable, et dans les conditions
d'existence qui entravent notre
développement intégral. L'intuition
du véritable état des choses, de la
vocation réelle de l'homme, du sens et du
but de l'évolution, de la puissance
créatrice qui pousse l'humanité vers
sa perfection, cette intuition vivante qu'aucune
parole ne saurait produire, et de laquelle
jaillissent aussitôt une aspiration, un
élan vers le but, elle leur est
communiquée directement par le spectacle de
la vie des chercheurs, et par l'expérience
personnelle de l'ordre de choses nouveau chez les
hommes qui l'incarnent.
Cette démonstration est seule
efficace; toute autre insensibilise et obscurcit.
Tout ce qu'on nous enseigne est nuisible, tant
qu'on ne nous en communique pas l'impression
spontanée. Il faut que les hommes voient la
lumière, pour constater
qu'ils sont dans les ténèbres et pour
se tourner vers la lumière. La sensation
immédiate de la vie nouvelle peut seule
créer la réceptivité qui y
rend accessible. C'est sur cette loi de nature que
repose la vocation universelle des chercheurs, dont
la vie témoigne de ce qui naît et
grandit en eux.
« Une ville située sur le
sommet d'une montagne ne peut rester cachée.
On n'allume pas une lumière pour la mettre
sous le boisseau, mais on la pose sur un
chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux
qui sont dans la maison.. »
Si le royaume de Dieu ne
s'établit pas au moyen d'institutions
extérieures, mais par l'effet de la vie
personnelle, s'il ne se manifeste pas avec
éclat, mais dans le secret, au sein de la
vie quotidienne, « il n'y a rien de secret qui
ne se découvre » cependant. Le ressort
de notre vie ne peut rester ignoré, surtout
lorsque nous occupons une position en vue. Or tous
ceux qui se distinguent de la foule par un
caractère spécial, se trouvent bon
gré, mal gré, mis en évidence.
Tel est le cas des chercheurs. Par le fait seul
qu'ils se donnent ingénument pour ce qu'ils
sont, et en dépit de leur réserve
naturelle, ils attirent l'attention sur
eux.
Cela est nécessaire, du
reste, bien que cela ne doive jamais être
intentionnel. Leur action sur le monde
résulte précisément de
l'impression particulière qu'ils produisent
en raison de ce qu'ils sont, de la qualité
spéciale de toutes leurs manifestations
vitales.
Puis donc que leur action vivifiante
dépend du rayonnement de leur être, il
ne leur est point permis de le dérober
aux regards. S'ils fuient le
monde, le monde demeure dans les
ténèbres. Combien d'entre eux
cependant mettent leur lumière sous le
boisseau au lieu de la faire luire dans la vie!
Leur vie intérieure constitue un domaine
à part; elle se dépense dans une
activité déterminée, en vue
d'intérêts particuliers, et s'y
épuise tout entière. Pour les uns,
c'est la religion; tous les élans
provoqués en eux par leurs aspirations
nouvelles, se concentrent dans la culture de leur
vie intérieure, les exercices de
piété et d'édification, la
préoccupation de questions religieuses, la
participation à la vie de l'Église :
fonctions du coeur auxquelles manque la circulation
du sang, dilettantisme religieux. Pour d'autres, le
boisseau qui cache la lumière, c'est une
méthode nouvelle de retour à la
nature, une réforme d'un genre quelconque.
Cette activité les absorbe, leur élan
intérieur s'y épuise et reste sans
action sur leur vie. Ils sont nombreux ces
boisseaux sous lesquels se cache la
lumière.
La place de notre lumière
n'est pas sous le boisseau, mais sur le chandelier.
Le chandelier, c'est la position
particulière que chacun de nous occupe dans
la vie : position familiale, professionnelle,
mondaine, sociale, intellectuelle. C'est là
notre sphère lumineuse, l'espace
illimité dans lequel la force
éclairante de notre être nouveau doit
rayonner sans obstacles. Ceci ne concerne point
uniquement ceux qu'on appelle communément
les gens haut placés. Dans ce domaine, toute
situation est importante, et le plus humble des
travailleurs peut avoir parmi les milliers de
compagnons qui sont les témoins de sa vie
une sphère d'influence plus
considérable qu'un savant illustre dont la
vie personnelle n'exerce son action que dans un
milieu restreint.
Si chacun est, à sa place,
une manifestation vivante du
nouveau devenir, la grande
transformation qui s'accomplit chez les chercheurs
ne peut rester cachée. Elle rayonne au
dehors et allume dans les âmes un
pressentiment qui les pousse à chercher
à leur tour. Ce mode de diffusion de la vie
nouvelle en garantit l'influence permanente aussi
bien que le succès réel. Quand on l'a
compris, on s'explique pourquoi Jésus a
considéré toute méthode
extérieure de propagande comme une tentation
qui devait être repoussée, et dans
l'intérêt même de
l'intégrité de la nouvelle
création, a limité l'action des
chercheurs au seul rayonnement de. l'être
nouveau.
«Que votre lumière luise
donc devant les hommes, afin qu'ils voient vos
bonnes oeuvres et louent votre père qui est
aux cieux. »
Si nous laissons transluire ce qui
brûle en nous, on percevra Dieu dans notre
personne et dans l'oeuvre de notre vie. Car du
premier éveil de notre inquiétude
jusqu'à l'éclosion de la vie nouvelle
en nous, tout n'est que vibration, impulsion,
opération de la puissance créatrice
qui pousse l'humanité vers son
achèvement. Si donc Dieu est.
manifesté par notre être et par notre
vie, l'humanité prend conscience de sa
présence qui lui devient sensible dans la
personne de quelques-uns de ses membres. La gloire
du Dieu invisible transparaît dans ses
créatures en sorte que ceux qui en sont
témoins rendent hommage au Père de
toute vie originelle.
Si c'est à nous que
s'adressent leurs louanges et non à Dieu,
cela tient évidemment à ce que nous
ne l'avons pas mis en lumière nettement et
pleinement. Il est évident que cela aussi
dépend de la spontanéité avec
laquelle la vie nouvelle se
manifeste en nous et par nous. Pour peu que cette
spontanéité soit compromise, le divin
s'obscurcit dans notre âme. Quand nous
essayons de remplacer par quelque chose d'analogue
ce qui ne surgit pas spontanément en nous,
nous «profanons le nom de Dieu» et nous
ne faisons ainsi que gâcher et
détruire. Aussi n'y a-t-il qu'un conseil
à donner à tous ceux qui sentent
combien insuffisamment luit leur lumière :
Brûlez; veillez à entretenir en vous
la flamme intérieure, ne fût-ce que
l'ardeur obsédante qui aspire à la
vérité, et la douleur de ne rien
trouver en vous qui vous satisfasse.
Il serait temps de reconnaître
cette loi de l'évolution nouvelle et de
comprendre combien est illusoire notre
méthode actuelle de propager et de soutenir
la foi chrétienne. Elle diffère
absolument de celle que Jésus nous indique
ici. On défend un point de vue, on lutte
pour une croyance, on se meut dans les
ténèbres des notions
théoriques, tandis que le seul moyen de
prouver Dieu, c'est de le faire éprouver.
N'apprendrons-nous pas enfin à garder
lé silence au sujet de notre Dieu pour le
laisser parler lui-même par ses
créations de vie?
En tout cas, la méthode
courante est étrangère à
l'esprit de Jésus : elle n'est en effet
qu'un effort stérile pour suppléer
à notre incapacité de faire
naître chez les autres l'expérience de
Dieu; elle est donc fausse en soi. Aussi ne
peut-elle que blaser ceux auxquels elle s'adresse,
en même temps qu'égarer ceux qui la
pratiquent. Le fait que cette manière de
« rendre témoignage » à
notre foi a reçu la sanction de l'histoire
et même de l'organisation
ecclésiastique, n'en modifie point le
résultat funeste. La sincérité
et le zèle de ceux qui s'y livrent n'y
changent rien non plus. Car nous
sommes en présence de la
loi de nature qui veut que nous ne puissions saisir
aucune vérité en dehors d'une
expérience correspondante. C'est pourquoi la
vie divine éclatant dans la
personnalité humaine avec la
spontanéité d'une force de la nature
est l'unique argument qui convaincra les hommes de
notre temps; et ceux-là seuls qui en ont
fait l'expérience ont le droit de s'en faire
les interprètes.
Les deux similitudes du sel et de la
lumière ne nous indiquent pas seulement le
vrai mode de propagation du règne de Dieu
dans l'humanité, elles nous montrent du
même coup le mode de croissance de
l'être nouveau chez les chercheurs. L'un
n'est que l'envers de l'autre.
Ce qui ne fonctionne pas normalement
ne saurait pas non plus croître normalement.
Ce ne sont pas seulement les obstacles
extérieurs qui portent atteinte à la
croissance de l'être originel. Il
s'étiole et dépérit aussi
lorsqu'il doit supporter le poids artificiel d'une
activité voulue qui ne procède pas
directement de lui. Dans le premier cas, son
développement est arrêté par le
manque d'espace; en conséquence, il
s'affaiblit et dégénère, sa
sève s'épuise en états
d'âme malsains, en réflexions, en
rêveries, pour se retirer enfin et tarir.
Dans le second cas, c'est un élément
de fausseté qui s'insinue en lui et le
corrompt; un désaccord se produit entre le
vouloir et le pouvoir, entre l'opinion que l'on se
fait de soi-même et ce qu'on est en
réalité. On succombe à la
tentation de chercher à remplacer par des
efforts de volonté la puissance qui fait
défaut; on perd le sens délicat de la
contradiction entre l'original et l'artificiel; on
cesse d'éprouver du malaise à
paraître ce qu'on n'est pas et une
répugnance instinctive pour tout ce qui est
le produit d'un zèle factice, d'un
raisonnement. Le levain de
l'hypocrisie
pénètre ainsi toujours plus profond
et tue la vie originelle.
La meilleure volonté, les
intentions les plus sincères, la
Piété la plus fervente n'y changent
rien. Dans ce domaine aussi règne la rigueur
inflexible de la nature, de la
vérité, de la sainteté divine.
Gardez-vous donc, ô chercheurs, de devenir un
sel affadi et de perdre toute action sur le monde
en vous perdant vous-mêmes. Gardez-vous de la
méthode que préconisent les
satisfaits et qui est, à leurs yeux, la
seule bonne, et restez fidèles à
votre caractère de franche
spontanéité, à la vie
impulsive qui procède directement et
nécessairement de votre évolution
nouvelle.
|