LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE DÉPART
(Matthieu V, 3-19.)
3. La ligne de conduite des
chercheurs.
«Ne pensez pas que je sois venu abolir la
loi ou les prophètes : je ne suis pas venu
abolir, mais accomplir. Car, en
vérité, jusqu'à ce que passent
le ciel et la terre, il ne disparaîtra de la
loi ni un iota, ni un seul trait que tout ne soit
accompli.»
La critique a contesté
à maintes reprises l'authenticité de
ce passage, pour des raisons d'ordre interne. Elle
y a vu l'expression de la fidélité
à la loi qui régnait dans
l'Église primitive. Cette opinion ne serait
justifiée que si cette déclaration de
Jésus était en contradiction avec sa
conduite personnelle ou si elle n'était pas
motivée par les nécessités de
son ministère. Or, tel n'est point le cas.
Jésus n'a jamais cherché à
abolir la loi; il a toujours conservé
à son égard une
attitude parfaitement respectueuse. D'autre part,
sa déclaration fait l'effet d'une prise de
position catégorique et inévitable.
En effet, du moment que le but qu'il pour suivait
se précisait aux yeux de tous, elle devenait
obligatoire, et pour ses disciples en particulier,
indispensable. Si la critique s'achoppe à
ces paroles, cela tient à ce qu'elle les
comprend machinalement. Dès que nous les
considérons à la lumière de la
situation historique donnée, nous nous
rendons compte de leur relation organique avec les
autres passages du Sermon sur la montagne, et leur
portée permanente nous apparaît avec
évidence.
Plus était puissante
l'impression produite par les choses nouvelles que
Jésus apportait au monde, plus aussi il
était naturel de supposer qu'en
présence de l'ère divine qui
s'ouvrait, tous les étais du passé
perdaient leur raison d'être. C'est là
une tendance générale de l'esprit
humain : on croit devoir frayer la voie à
l'évolution nouvelle en démolissant
ou, tout au moins, en réformant ce qui a
précédé. À cela
s'ajoutait, dans l'esprit des Juifs, la promesse
d'une alliance nouvelle de Dieu avec son peuple. Or
la loi ne tenait aucune place dans la
prédication de Jésus qui ouvrait au
salut des voies inconnues. Quelle position
fallait-il donc adopter à l'égard de
ce régime ancien? Ne devait-il pas
être aboli pour faire place à l'ordre
de choses nouveau? Jésus s'oppose
énergiquement à cette conception :
« je ne suis pas venu abolir la loi et les
prophètes, mais les
accomplir.»
La loi et les prophètes,
c'est ainsi que les Juifs désignaient
habituellement leur Bible, le témoignage des
révélations de Dieu dans le
passé et, par suite, l'ensemble des
institutions religieuses, Morales et politiques
dont elles étaient la base. Jésus
n'entendait ni abolir, ni même
ébranler les fondements
séculaires et traditionnels de la vie de son
temps, mais les accomplir. Les paroles suivantes
expliquent sa pensée. En proclamant
solennellement l'immutabilité de la loi
« jusqu'à ce que passent le ciel et la
terre », Jésus ne lui assigne point un
terme fixe; il se sert simplement d'une locution
courante chez les juifs pour en marquer le
caractère inviolable et inéluctable.
Il veut donc dire : il est tout à fait
impossible que la loi perde rien de sa valeur
«avant que tout soit accompli ». Ainsi,
sa déclaration absolue devient
conditionnelle.
Par accomplir, Jésus entend
certainement amener cette complète
réalisation. il s'agit donc pour lui de
réaliser pleinement le sens et l'intention
de chacune des ordonnances et des dispositions de
la loi, et de lui attribuer le rôle que Dieu
lui réservait en vue du salut d'Israël.
Comment Jésus se représentait-il cet
«accomplissement»? il n'est guère
possible de le préciser, mais que ce
fût là pour lui le sens de ce mot,
nous n'en pouvons douter.
Jésus avait compris que la
loi et les prophètes n'avaient pas leur fin
en eux-mêmes, mais tendaient à un
régime nouveau riche de possibilités
infinies. La loi, il est vrai, ne l'indiquait pas
d'une façon précise. Cependant les
préceptes du décalogue, par exemple,
esquissent une morale qui implique un état
de la personnalité produisant
spontanément la conduite conforme à
la volonté de Dieu. Jésus avait
l'intuition de ce rôle pédagogique de
la loi, tel que l'apôtre Paul l'exposa
clairement plus tard dans l'Épître aux
Galates. Chez les prophètes, cet
acheminement vers un avenir espéré
s'exprime plus distinctement que dans la loi leur
attente et leurs efforts allaient trouver leur
réalisation.
Quand cet accomplissement se
réalise, la loi et les prophètes ne
perdent nullement leur prix, mais leur
signification n'est plus la même. Ils
deviennent superflus; il est par conséquent
inutile de les abolir, tout comme il est vain
d'abroger des lois surannées. La
vérité que Jésus formule ici,
il l'a vécue. Il n'a voulu ni
révolutionner, ni réformer. Il n'a
porté atteinte ni aux usages religieux, ni
aux lois morales, pas plus qu'à l'ordre
social ou aux institutions existantes, mais il est
entré comme un élément tout
nouveau dans le judaïsme de son temps et dans
la vie de son peuple en créant un
état nouveau de la personnalité.
Comment l'expansion de cette vie nouvelle
réagirait-elle sur l'état spirituel,
social et politique d'Israël? Il ne s'en
mettait point en peine. Il n'y avait pour lui
qu'une issue possible : accomplir la loi et les
prophètes. Nul n'a mieux compris et
exposé ce principe et cette attitude de
Jésus que l'apôtre Paul, il n'y a pas
de meilleur commentaire de
Matthieu, ch. 5, v. 17, que
Galates, ch. 4, v. 2-5.
De ce qui précède
ressort tout naturellement l'énergique
avertissement dans lequel Jésus indique
à ses disciples la conséquence
pratique du principe qu'il vient de poser
:
«Celui donc qui viole l'un de ces
moindres commandements et enseigne ainsi aux hommes
à les violer, sera appelé le plus
petit dans le royaume des cieux, mais celui qui les
pratique et les enseigne, sera appelé grand
dans le royaume des cieux. »
Si le royaume de Dieu est avant tout
un «accomplissement», ce n'est pas en
ébranlant les institutions existantes que
nous en hâterons la venue, mais en en
réalisant dans notre vie
le véritable sens et en incitant les autres
à le faire. Car nous devenons ainsi des
agents de la grande transformation qui doit
créer une organisation nouvelle de la
vie.
Telle est la ligne de conduite que
Jésus prescrit à ceux qu'il jugeait
«aptes au royaume de Dieu » et qui se
demandaient anxieusement quelle valeur
conserveraient dans l'avenir les institutions
divines du passé et quelle position ils
avaient à prendre à leur
égard. Mais en quoi ces instructions
concernent-elles les chercheurs
d'aujourd'hui?
Pour le comprendre il faut nous
efforcer de dégager clairement la
signification universelle et la portée
permanente des éléments de vie qui
avaient trouvé leur expression judaïque
dans « la loi et les prophètes ».
Car si le contenu de la loi et des prophètes
n'était qu'un produit du sol juif, ne
correspondant à rien d'essentiel dans
l'âme humaine à toutes les
étapes de son histoire, les instructions de
Jésus à ce sujet n'auraient plus pour
nous aucun intérêt vital. Or tel n'est
pas le cas.
La loi et les prophètes
résumaient pour l'Israélite toutes
ses obligations religieuses, morales, sociales et
politiques, tous ses intérêts les plus
élevés, tous ses idéals.
Prises dans leur sens profond et largement humain,
les paroles de Jésus ne se rapportent donc
point en dernière analyse à
Moïse et aux prophètes, mais à
toutes les institutions et à tous les
éléments de notre vie
élaborés par les siècles et
subsistant partout où les hommes sont
groupés en tribus ou en peuples. Ce seront
donc pour nous l'Église et l'école,
nos institutions sociales et politiques, notre
jurisprudence, les rapports de l'État avec
les individus, les usages nationaux et les
conventions mondaines, bref, tout le régime
actuel et les mouvements qui se manifestent dans
ces divers domaines; mais aussi
les conceptions de notre temps et les luttes
auxquelles elles donnent lieu, notre culture et les
efforts qu'elle inspire, nos ambitions nationales
et notre vie politique.
En face de toute cette organisation
de la vie actuelle, telle qu'elle s'est
développée historiquement,
l'Évangile annonce à ceux qui en font
l'expérience vivante, la venue d'une
ère nouvelle. Nous allons au-devant d'un
ordre de choses essentiellement différent de
celui qui a régné jusqu'ici, et qui
restait compatible avec la tradition du
passé.
Pour en être convaincu, pour
connaître l'obsession des problèmes
que cette opposition pose aux chercheurs
d'aujourd'hui comme à ceux d'autrefois, il
ne suffit pas, il est vrai, d'être d'accord
en principe avec le point de vue que nous exposons.
Il faut s'être engagé dans le chemin
que Jésus a découvert et
indiqué, il faut être ainsi devenu en
quelque mesure participant de la vie originelle.
Ceux-là seuls qui ont passé par ce
bouleversement radical, par une véritable
renaissance de leur moi, peuvent se faire une
idée de cette rénovation de
l'humanité et pressentir le contraste
qu'offriront le régime nouveau, sa nature,
son caractère avec l'état de choses
que nous ont légué les temps
écoulés.
L'humanité, telle que nous la
connaissons, soit dans son ensemble, soit dans ses
membres isolés, est encore un chaos qui
attend son fial lux. La force motrice de son
évolution, c'est l'élan qui la presse
d'échapper à la confusion personnelle
et générale pour se constituer en un
organisme vivant et harmonieux et parvenir ainsi
à une existence véritablement
humaine. Dès ses origines, l'instinct de
conservation lui a fait sentir la
nécessité d'une organisation solide
et d'une discipline rigide, destinées
à combattre l'influence destructive de
l'anarchie des esprits et des instincts, en les
domptant, les limitant et les
ordonnant de manière à en tirer
parti. L'histoire du monde est ainsi devenue
l'épopée du combat de l'homme contre
le chaos de l'humanité. Les États,
les législations, les institutions civiles
ne se sont créés qu'en vue d'une
organisation parfaite de la vie commune,
nécessaire à la
prospérité individuelle et
collective. Toutes les religions, tous les
moralistes travaillent à vaincre le
désordre chez les individus et à
discipliner les peuples. Nos moeurs et nos
idéals, toute notre culture intellectuelle
aussi bien que l'économie politique et les
conventions internationales ne visent qu'à
ce seul but.
Mais en dépit de ces
tentatives dont nous ne saurions trop admirer
l'extension et les ramifications infinies, le
constant perfectionnement et les résultats
extraordinaires, l'humanité, dans son fond
le plus intime, est restée un chaos que les
efforts les plus passionnés n'ont point
réussi à transformer en un cosmos
vivant. Tout l'effort de l'esprit humain pour
féconder les aspirations des peuples est
resté impuissant à en faire
éclore l'être et la vie
véritables, capables d'affranchir
l'humanité de sa misère, et toutes
leurs conceptions philosophiques les plus hautes
comme leurs créations artistiques les plus
merveilleuses n'ont été que les
mirages de leur attente inquiète qui
trompaient un instant leur soif de
rédemption.
Jésus, lui, est l'aurore de
la nouvelle création et de la
rédemption de l'humanité, le
début d'une évolution de la vie
profonde qui veut transformer le désordre
hétérogène et anorganique en
un organisme vivant et homogène. Si donc
nous pressentons dans les aspirations douloureuses
de notre siècle les angoisses de
l'enfantement d'une humanité nouvelle, si
nous ne voulons pas le voir avorter comme tant
de fois jusqu'ici, si nous
sommes prêts à tous les sacrifices
pour permettre à la semence répandue
par Jésus de lever enfin, une des questions
les plus urgentes à résoudre sera
celle de la position que nous avons à
prendre à l'égard de tous les
facteurs constitutifs de notre culture
contemporaine, tels qu'ils se sont
développés au cours de l'histoire.
Devons-nous les combattre comme s'étant
montrés inefficaces, et chercher à
les détruire? Devons-nous les transformer
«selon l'esprit de Jésus » et les
faire servir à une organisation nouvelle de
la vie? Faut-il révolutionner et abolir?
Faut-il réformer et christianiser? S'il est
une tentation actuelle pour les chercheurs de nos
jours, c'est bien celle-là, et nous y
succombons tous, me semble-t-il, jusqu'au moment
où retentit en nous cette parole de
Jésus:
« Je ne suis pas venu abolir, mais
accomplir.»
La connaissance que nous avons
acquise du caractère et de la signification
de nos agents de culture actuels, d'une part, et du
dessein de Jésus, de l'autre, nous permet de
saisir cette parole dans toute sa profondeur et
toute son étendue. Il serait insensé
que le mouvement qui prétend faire du chaos
un cosmos par l'action pénétrante
d'une vie nouvelle, commençât par
abolir les institutions qui le
réfrènent et par renverser les
soutiens qui le préservent de la
destruction. On ne saurait provisoirement s'en
passer; ils conservent l'humanité en vue de
son épanouissement intégral, et
grâce à eux la situation reste en
quelque mesure supportable. Ils doivent être
maintenus jusqu'au moment où la
création de l'humanité nouvelle les
rendra superflus, c'est-à-dire pour employer
l'expression même de Jésus :
«jusqu'à ce que tout soit
accompli». Ces digues protectrices demeurent
indispensables même au point de vue de
l'oeuvre entreprise par
Jésus, car en disparaissant, elles
laisseraient les germes de vie qui doivent en
assurer la réalisation, à la merci
des flots déchaînés de ce
sinistre chaos.
C'est donc une erreur funeste que
d'attaquer, de chercher à bouleverser ou
même à supprimer au nom du Christ les
institutions existantes, comme l'a fait
Tolstoï, par exemple. C'est
méconnaître non seulement leur nature
et leur signification, mais surtout le but
poursuivi par Jésus. Évidemment,
c'est par la lutte entre les choses anciennes et
les choses nouvelles que se réalisent tous
les progrès qui s'accomplissent dans le
monde. Mais il en est autrement du royaume de Dieu,
car il n'est pas un progrès. Il ne peut
être question de progrès que dans les
choses de même nature. Or, le royaume de Dieu
est d'un autre ordre, unique. Il n'entre en conflit
avec ce qui l'a précédé qu'en
faisant toutes choses nouvelles.
Au cours des luttes
passionnées entre l'ordre ancien et l'ordre
nouveau, dont l'histoire nous offre le spectacle,
le progrès ne s'est jamais effectué
que par une série de compromis entre l'un et
l'autre et il fallait ensuite tout un travail de
dissociation pour en dégager les
éléments utilisables et viables. Ce
n'est pas ainsi que la vie originelle surgit dans
l'humanité. On ne la produit pas
artificiellement; elle naît lorsque les
semences de vérité lèvent dans
une âme que son ardente aspiration a
préparée à les recevoir. Il en
est de même de sa propagation : elle est
l'effet d'un développement homogène,
d'une transformation.
Que ceux qui s'efforcent de suivre
les traces de Jésus renoncent donc à
tout travail de démolition : critique,
polémique, abolition, révolution,
pour autant du moins qu'ils veulent servir à
l'avènement de la véritable
humanité. Ce est pas
ainsi que se crée l'ordre nouveau. Le
devenir seul est créateur, et la vie, qui
fait surgir des réalités nouvelles.
La constitution future de l'humanité a son
origine dans les profondeurs cachées de la
vie personnelle et ne dépend pas de telle ou
telle organisation de nos conditions d'existence.
Quelque forme qu'aient donc assumée dans un
peuple «la loi et les prophètes »,
laissons-les subsister en paix, aussi longtemps que
cela est possible. La vie nouvelle est une semence
jetée parmi nos conditions anciennes.
À mesure qu'elle s'y épanouira, elle
créera une organisation nouvelle de la vie
qui rendra tout naturellement superflues les
institutions surannées; elles
s'écrouleront, ou voleront en éclats
sous son action victorieuse.
Ne nous attaquons donc point
à l'édifice social.
L'avènement de l'homme véritable
rendra insoutenable tout ce qui il y est pas digne
de lui. En quoi l'ordre social actuel
entraverait-il la vie de communion qui doit
s'instaurer parmi les hommes? Il ne saurait
empêcher des relations toutes nouvelles de
s'établir entre supérieurs et
subordonnés, patrons et ouvriers, par
exemple; au contraire, il tombera lui-même en
désuétude, dès que ces
relations se seront créées. Et
l'Église, quel que soit l'état de
choses qui y règne, pourrait-elle retarder
la venue du royaume de Dieu, quand la vie nouvelle
se répandra dans les âmes? Il se peut
qu'elle devienne superflue, il se peut aussi
qu'elle subsiste, refuge d'un culte et d'une
religiosité superstitieuse. Il serait
absurde, en tout cas, de chercher à
l'anéantir pour faire place au royaume de
Dieu. Mais surtout à quoi bon lutter contre
un point de vue ou une doctrine? Lorsque se
lèvera la lumière,
c'est-à-dire la vie dans sa
vérité, lis pâliront tous
devant ce soleil divin.
Mais si l'entreprise de Jésus
n'est point le renversement de l'ordre de choses
existant, elle n'en est pas davantage le
parachèvement ou le redressement. Elle tend
à une nouvelle création, à la
révélation de la nature originelle de
l'homme et à son déploiement dans
tout ce qui est humain. Aucune puissance
civilisatrice ne saurait les produire, mais seule
une impulsion créatrice jaillissant des
profondeurs de l'être. Aussi pour mesurer
l'intelligence que nous avons du dessein de
Jésus, suffit-il de nous demander si nous
cherchons à utiliser à cet effet nos
institutions et nos moyens de culture et à
les réformer « selon son esprit».
Car rendons-nous-en compte : les expédients,
les mesures de défense contre le chaos,
réussissent tout au plus à
protéger l'ordre nouveau, ils ne sauraient
le susciter; il vient sur une voie toute
différente, celle que nous montre le Sermon
sur la montagne.
N'en concluons pas cependant que
Jésus ait voulu déclarer inamovibles
toutes les institutions existantes. il y a entre la
loi juive et les constitutions de tous les autres
peuples civilisés une différence
notable : l'histoire de la première
achève avec sa clôture, elle reste
dès ce moment immuable et intangible, tandis
que celles-ci n'ont point cessé de se
développer et de progresser. Aussi
Jésus ne pouvait-il confirmer l'importance
de la loi et la préserver de toute tendance
dissolvante qu'en maintenant la valeur absolue de
chaque iota et de chaque trait de lettre; tandis
que, comprise dans son sens largement humain, sa
déclaration ne se rapporte qu'aux
institutions existantes, comme telles, mais ne
s'oppose en aucune façon à leur
évolution progressive et continue chez la
plupart des peuples.
Ne concluons pas non plus des
paroles de Jésus que nous
devions adopter une attitude d'indifférence
envers l'ordre de choses existant. Comment
resterions-nous indifférents à
l'égard de ce qu'il a si
catégoriquement maintenu et cherché
à préserver de toute attaque? Bien au
contraire, dans l'intérêt de
l'humanité nous appliquerons tout notre
effort à perfectionner les institutions qui
doivent la sauvegarder et la discipliner, afin de
rendre supportable sa situation provisoire. Nous
participerons activement à toutes les
réformes, mais - c'est là le point -
sans jamais nous figurer qu'elles puissent
favoriser, ni même hâter
l'avènement de la vie nouvelle.
Nous ne prêtons point ici aux
paroles de Jésus un sens qui leur serait
étranger. Quand bien même toute
réforme n'impliquerait pas une sorte
d'abolition, toute tentative de hâter
l'évolution humaine à l'aide des
éléments de culture actuels, ou en
formation, resterait contraire à l'attitude
constante de Jésus. Cela ressort de la
troisième tentation, dont l'enseignement
négatif trouve dans ce mot : « non pas
abolir mais accomplir », son complément
positif. En la repoussant, Jésus a
renoncé à fonder le royaume de Dieu
au moyen des agents de culture et des puissances
civilisatrices qui avaient élevé
l'humanité si haut et avaient
créé de si grandes choses. Dans la
parole que nous rappelons, il marque la relation de
l'évolution nouvelle avec ces agents et ces
puissances : elle les accomplira.
Mais accomplir n'est point
perfectionner. Le mot «accomplir»
concerne le but même auquel tendent les
institutions, les puissances civilisatrices, les
productions intellectuelles, et non les moyens
insuffisants mis en oeuvre jusqu'ici, les freins,
les formes et les appuis d'un agrégat
anorganique. L'organisme vivant, le cosmos
harmonieux que Jésus
vient faire surgir du chaos, n'aura que faire des
freins, des formes et des appuis. Ils sont tous des
secours en cas de détresse : accomplir c'est
supprimer la détresse. Ils sont des
préservatifs contre les maux : accomplir
c'est délivrer de tout mal. Ils sont des
instruments d'éducation et de progrès
: accomplir c'est faire grandir spontanément
l'humanité jusqu'à ses proportions
normales. Ils représentent des principes
moraux destinés à dompter les
instincts : accomplir, c'est élever la vie
instinctive à la pleine réalisation
de sa destinée. Ils sont des limites
posées à l'arbitraire : accomplir,
c'est conduire à la vie jaillissant d'une
nécessité intérieure. Sous
tous les points, les lois naturelles de
l'être originel doivent se substituer ainsi
aux lois extérieures et
artificielles.
Cet « accomplissement»
doit donc réaliser la fin suprême de
tous les éléments de culture, fin qui
dépasse tellement leur sphère
d'influence que nous la pressentons à peine,
et sommes, par conséquent, bien loin de
l'avoir atteinte. Il surpasse toute l'intelligence
qui les a conçus, car il fera surgir
spontanément ce qu'ils ont cherché
péniblement à produire.
L'organisation du chaos appartiendra toujours
à une tout autre sphère que
l'organisme nouveau de l'être originel. Mais
cet organisme vivant dont la croissance est
spontanée, est l'accomplissement même
de toute organisation, de la plus inférieure
comme de la plus haute. Cependant si tous nos
éléments de culture ne sont que des
pis aller, ils trahissent, par ce fait même,
notre détresse et nous promettent un temps
et un état de choses où ils
deviendront, non pas suffisants et parfaits, mais
superflus. L'ère nouvelle inaugurée
par Jésus sera la réalisation de
cette promesse. Elle actualisera nos aspirations et
nos idéals, mais cela
uniquement par le moyen d'un
nouveau devenir. Que les chercheurs consacrent donc
à ce devenir tout leur effort! C'est sur
cette vole seulement qu'ils en hâteront
l'épanouissement.
L'accomplissement, nous l'avons vu,
n'abolit point, mais rend superflu; il ne le fait
toutefois que dans la mesure et dans les limites
Où il s'effectue véritablement. Il
faut que l'émancipation des formes, des
barrières et des appuis soit l'effet d'une
supériorité positive : ce n'est que
lorsque nous aurons atteint une sphère de
vie qui nous dégage et nous délivre
de la manière de vivre à laquelle
tous ces moyens de culture sont
proportionnés, accommodés et
indispensables, qu'ils perdront pour nous toute
signification. Tant que nous n'en sommes pas
là, les freins et les leviers
nécessaires à notre état
chaotique et à notre existence anorganique,
ont un droit absolu de subsister et nul ne doit se
permettre de les ébranler ni de les
abolir.
Illustrons ce principe en
l'appliquant à un cas donné. Lorsque
les institutions existantes compriment et
paralysent en nous la vie nouvelle en formation,
nous avons le droit de réclamer pour elle
l'espace nécessaire, de ne tenir aucun
compte des limitations et de nous insurger contre
ce qui lui fait obstacle. Mais cela seulement dans
la mesure où l'ordre nouveau s'est
réellement installé en nous, et
où ses progrès dépendent de
notre affranchissement. Car chacune de ces
étapes a sa raison d'être
«Jusqu'à ce que tout soit accompli
». La perspective de voir un jour notre
développement entravé par elles, ne
nous donne nullement le droit de nous en
affranchir: le fait de leur accomplissement seul
nous y autorise.
La conséquence que
Jésus tire ici du principe qu'il a
posé: «non abolir,
mais accomplir», nous apparaît donc
parfaitement claire et lumineuse; quiconque fait
oeuvre de critique, de polémique, de
démolition ou de réforme, reste sans
valeur pour l'ordre de choses nouveau, quelle que
soit d'ailleurs l'importance immense qu'il puisse
avoir pour le bien de l'humanité. Car il
s'agit ici de l'enfantement des temps nouveaux par
l'être humain vivant de sa vie originelle.
Mais ceux dont le devenir, la vie personnelle,
l'existence tout entière réalisent
l'état de choses auquel tendent, sans jamais
l'atteindre, tous nos moyens de culture,
ceux-là ont du prix pour la véritable
évolution humaine. Quiconque, par
conséquent, appartient, ne fût-ce que
dans une mesure infime, à l'ordre nouveau,
est «plus grand que Jean-Baptiste », que
Jésus déclare cependant être
«le plus grand de ceux qui sont nés de
femme»; c'est-à-dire qu'il a pour
l'humanité plus de valeur vitale que les
plus remarquables de ceux qui appartiennent encore
à l'ordre ancien.
En nous conformant à la ligne
de conduite qui nous est ainsi tracée, nous
éviterons une perte considérable de
temps et de forces. Car nous ne bataillerons plus,
dans l'intérêt de l'évolution
nouvelle, avec les facteurs de culture
traditionnels qui ont jusqu'ici
façonné et soutenu la
société humaine, comme s'ils avaient
pour elle une portée quelconque. Nous nous
consacrerons plutôt tout entiers à
l'ordre nouveau qui veut s'établir en nous
en obéissant à toutes ses impulsions
et en satisfaisant à toutes ses exigences.
Le principe posé. par Jésus revient
à dire : Ne vous mettez pas en souci des
institutions existantes et des puissances qui
régissent votre vie actuelle; une seule
chose est nécessaire, les accomplir. Nous ne
nous laisserons donc plus tenter d'ériger
les temps nouveaux à l'aide de leviers
anciens; de chercher à
éveiller et à façonner
l'être véritable par telles
méthodes éducatives, tels
procédés de culture. Car nous aurons
compris que la vie nouvelle est d'un autre ordre
que l'ancienne et que tout ce qui pouvait
être favorable à l'une, devient
insuffisant pour l'autre. Nous la laisserons germer
dans les profondeurs cachées de l'être
humain, se développer selon ses lois
innées et ses forces intrinsèques et
se manifester selon sa nature propre. Ainsi
s'accomplira ce à quoi la nature humaine n'a
cessé d'aspirer, sans que soient compromis
en aucune façon les éléments
de culture séculaires; bien au contraire,
l'ordre nouveau en réservera
expressément les droits et leur
conférera leur plus haute valeur
vitale.
Cette règle de conduite, en
préservant les chercheurs de nombreux
errements, assure du même coup
l'avènement progressif de l'humanité
véritable; car en prévenant toute
imitation de l'ordre nouveau par l'ordre ancien,
elle garantit l'authenticité et
l'intégrité de la création
nouvelle. On ne prendra plus les organisations
factices de l'existence anorganique pour des
organismes vivants. Les produits artificiels ne
passeront plus. pour des créations
originales, les résultats d'un effort moral
pour les fruits de la vie nouvelle, et l'on ne
confondra plus les uns avec les autres. Car on
n'essaiera plus de contrefaire ce qui
n'éclora pas naturellement; on s'efforcera
simplement de se placer dans les conditions
intérieures nécessaires, puis on
attendra ce qui doit venir.
Si nous rapprochons ces
enseignements de Jésus, et les
conséquences qui en découlent, des
indications que nous ont données les
béatitudes sur le développement de la
vie nouvelle dans les âmes réceptives,
et sur le destin et la vocation
des chercheurs, nous distinguerons avec une
clarté parfaite la manière dont le
royaume de Dieu doit s'établir ici-bas.
Aussi quand, dans la suite, se posera pour nous,
à plus d'une reprise, la question de
Nicodème: «Comment cela peut-il se
faire? », n'aurons-nous qu'à regarder
en arrière pour être
renseignés.
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