Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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LE SERMON SUR LA MONTAGNE
Transposé dans notre langage et pour notre temps



CHAPITRE PREMIER

LE POINT DE DÉPART
(Matthieu V, 3-19.)

3. La ligne de conduite des chercheurs.

«Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi ou les prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. Car, en vérité, jusqu'à ce que passent le ciel et la terre, il ne disparaîtra de la loi ni un iota, ni un seul trait que tout ne soit accompli.»

La critique a contesté à maintes reprises l'authenticité de ce passage, pour des raisons d'ordre interne. Elle y a vu l'expression de la fidélité à la loi qui régnait dans l'Église primitive. Cette opinion ne serait justifiée que si cette déclaration de Jésus était en contradiction avec sa conduite personnelle ou si elle n'était pas motivée par les nécessités de son ministère. Or, tel n'est point le cas. Jésus n'a jamais cherché à abolir la loi; il a toujours conservé à son égard une attitude parfaitement respectueuse. D'autre part, sa déclaration fait l'effet d'une prise de position catégorique et inévitable. En effet, du moment que le but qu'il pour suivait se précisait aux yeux de tous, elle devenait obligatoire, et pour ses disciples en particulier, indispensable. Si la critique s'achoppe à ces paroles, cela tient à ce qu'elle les comprend machinalement. Dès que nous les considérons à la lumière de la situation historique donnée, nous nous rendons compte de leur relation organique avec les autres passages du Sermon sur la montagne, et leur portée permanente nous apparaît avec évidence.

Plus était puissante l'impression produite par les choses nouvelles que Jésus apportait au monde, plus aussi il était naturel de supposer qu'en présence de l'ère divine qui s'ouvrait, tous les étais du passé perdaient leur raison d'être. C'est là une tendance générale de l'esprit humain : on croit devoir frayer la voie à l'évolution nouvelle en démolissant ou, tout au moins, en réformant ce qui a précédé. À cela s'ajoutait, dans l'esprit des Juifs, la promesse d'une alliance nouvelle de Dieu avec son peuple. Or la loi ne tenait aucune place dans la prédication de Jésus qui ouvrait au salut des voies inconnues. Quelle position fallait-il donc adopter à l'égard de ce régime ancien? Ne devait-il pas être aboli pour faire place à l'ordre de choses nouveau? Jésus s'oppose énergiquement à cette conception : « je ne suis pas venu abolir la loi et les prophètes, mais les accomplir.»

La loi et les prophètes, c'est ainsi que les Juifs désignaient habituellement leur Bible, le témoignage des révélations de Dieu dans le passé et, par suite, l'ensemble des institutions religieuses, Morales et politiques dont elles étaient la base. Jésus n'entendait ni abolir, ni même ébranler les fondements séculaires et traditionnels de la vie de son temps, mais les accomplir. Les paroles suivantes expliquent sa pensée. En proclamant solennellement l'immutabilité de la loi « jusqu'à ce que passent le ciel et la terre », Jésus ne lui assigne point un terme fixe; il se sert simplement d'une locution courante chez les juifs pour en marquer le caractère inviolable et inéluctable. Il veut donc dire : il est tout à fait impossible que la loi perde rien de sa valeur «avant que tout soit accompli ». Ainsi, sa déclaration absolue devient conditionnelle.

Par accomplir, Jésus entend certainement amener cette complète réalisation. il s'agit donc pour lui de réaliser pleinement le sens et l'intention de chacune des ordonnances et des dispositions de la loi, et de lui attribuer le rôle que Dieu lui réservait en vue du salut d'Israël. Comment Jésus se représentait-il cet «accomplissement»? il n'est guère possible de le préciser, mais que ce fût là pour lui le sens de ce mot, nous n'en pouvons douter.

Jésus avait compris que la loi et les prophètes n'avaient pas leur fin en eux-mêmes, mais tendaient à un régime nouveau riche de possibilités infinies. La loi, il est vrai, ne l'indiquait pas d'une façon précise. Cependant les préceptes du décalogue, par exemple, esquissent une morale qui implique un état de la personnalité produisant spontanément la conduite conforme à la volonté de Dieu. Jésus avait l'intuition de ce rôle pédagogique de la loi, tel que l'apôtre Paul l'exposa clairement plus tard dans l'Épître aux Galates. Chez les prophètes, cet acheminement vers un avenir espéré s'exprime plus distinctement que dans la loi leur attente et leurs efforts allaient trouver leur réalisation.

Quand cet accomplissement se réalise, la loi et les prophètes ne perdent nullement leur prix, mais leur signification n'est plus la même. Ils deviennent superflus; il est par conséquent inutile de les abolir, tout comme il est vain d'abroger des lois surannées. La vérité que Jésus formule ici, il l'a vécue. Il n'a voulu ni révolutionner, ni réformer. Il n'a porté atteinte ni aux usages religieux, ni aux lois morales, pas plus qu'à l'ordre social ou aux institutions existantes, mais il est entré comme un élément tout nouveau dans le judaïsme de son temps et dans la vie de son peuple en créant un état nouveau de la personnalité. Comment l'expansion de cette vie nouvelle réagirait-elle sur l'état spirituel, social et politique d'Israël? Il ne s'en mettait point en peine. Il n'y avait pour lui qu'une issue possible : accomplir la loi et les prophètes. Nul n'a mieux compris et exposé ce principe et cette attitude de Jésus que l'apôtre Paul, il n'y a pas de meilleur commentaire de Matthieu, ch. 5, v. 17, que Galates, ch. 4, v. 2-5.

De ce qui précède ressort tout naturellement l'énergique avertissement dans lequel Jésus indique à ses disciples la conséquence pratique du principe qu'il vient de poser :

«Celui donc qui viole l'un de ces moindres commandements et enseigne ainsi aux hommes à les violer, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux, mais celui qui les pratique et les enseigne, sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

Si le royaume de Dieu est avant tout un «accomplissement», ce n'est pas en ébranlant les institutions existantes que nous en hâterons la venue, mais en en réalisant dans notre vie le véritable sens et en incitant les autres à le faire. Car nous devenons ainsi des agents de la grande transformation qui doit créer une organisation nouvelle de la vie.

Telle est la ligne de conduite que Jésus prescrit à ceux qu'il jugeait «aptes au royaume de Dieu » et qui se demandaient anxieusement quelle valeur conserveraient dans l'avenir les institutions divines du passé et quelle position ils avaient à prendre à leur égard. Mais en quoi ces instructions concernent-elles les chercheurs d'aujourd'hui?

Pour le comprendre il faut nous efforcer de dégager clairement la signification universelle et la portée permanente des éléments de vie qui avaient trouvé leur expression judaïque dans « la loi et les prophètes ». Car si le contenu de la loi et des prophètes n'était qu'un produit du sol juif, ne correspondant à rien d'essentiel dans l'âme humaine à toutes les étapes de son histoire, les instructions de Jésus à ce sujet n'auraient plus pour nous aucun intérêt vital. Or tel n'est pas le cas.

La loi et les prophètes résumaient pour l'Israélite toutes ses obligations religieuses, morales, sociales et politiques, tous ses intérêts les plus élevés, tous ses idéals. Prises dans leur sens profond et largement humain, les paroles de Jésus ne se rapportent donc point en dernière analyse à Moïse et aux prophètes, mais à toutes les institutions et à tous les éléments de notre vie élaborés par les siècles et subsistant partout où les hommes sont groupés en tribus ou en peuples. Ce seront donc pour nous l'Église et l'école, nos institutions sociales et politiques, notre jurisprudence, les rapports de l'État avec les individus, les usages nationaux et les conventions mondaines, bref, tout le régime actuel et les mouvements qui se manifestent dans ces divers domaines; mais aussi les conceptions de notre temps et les luttes auxquelles elles donnent lieu, notre culture et les efforts qu'elle inspire, nos ambitions nationales et notre vie politique.

En face de toute cette organisation de la vie actuelle, telle qu'elle s'est développée historiquement, l'Évangile annonce à ceux qui en font l'expérience vivante, la venue d'une ère nouvelle. Nous allons au-devant d'un ordre de choses essentiellement différent de celui qui a régné jusqu'ici, et qui restait compatible avec la tradition du passé.

Pour en être convaincu, pour connaître l'obsession des problèmes que cette opposition pose aux chercheurs d'aujourd'hui comme à ceux d'autrefois, il ne suffit pas, il est vrai, d'être d'accord en principe avec le point de vue que nous exposons. Il faut s'être engagé dans le chemin que Jésus a découvert et indiqué, il faut être ainsi devenu en quelque mesure participant de la vie originelle. Ceux-là seuls qui ont passé par ce bouleversement radical, par une véritable renaissance de leur moi, peuvent se faire une idée de cette rénovation de l'humanité et pressentir le contraste qu'offriront le régime nouveau, sa nature, son caractère avec l'état de choses que nous ont légué les temps écoulés.

L'humanité, telle que nous la connaissons, soit dans son ensemble, soit dans ses membres isolés, est encore un chaos qui attend son fial lux. La force motrice de son évolution, c'est l'élan qui la presse d'échapper à la confusion personnelle et générale pour se constituer en un organisme vivant et harmonieux et parvenir ainsi à une existence véritablement humaine. Dès ses origines, l'instinct de conservation lui a fait sentir la nécessité d'une organisation solide et d'une discipline rigide, destinées à combattre l'influence destructive de l'anarchie des esprits et des instincts, en les domptant, les limitant et les ordonnant de manière à en tirer parti. L'histoire du monde est ainsi devenue l'épopée du combat de l'homme contre le chaos de l'humanité. Les États, les législations, les institutions civiles ne se sont créés qu'en vue d'une organisation parfaite de la vie commune, nécessaire à la prospérité individuelle et collective. Toutes les religions, tous les moralistes travaillent à vaincre le désordre chez les individus et à discipliner les peuples. Nos moeurs et nos idéals, toute notre culture intellectuelle aussi bien que l'économie politique et les conventions internationales ne visent qu'à ce seul but.

Mais en dépit de ces tentatives dont nous ne saurions trop admirer l'extension et les ramifications infinies, le constant perfectionnement et les résultats extraordinaires, l'humanité, dans son fond le plus intime, est restée un chaos que les efforts les plus passionnés n'ont point réussi à transformer en un cosmos vivant. Tout l'effort de l'esprit humain pour féconder les aspirations des peuples est resté impuissant à en faire éclore l'être et la vie véritables, capables d'affranchir l'humanité de sa misère, et toutes leurs conceptions philosophiques les plus hautes comme leurs créations artistiques les plus merveilleuses n'ont été que les mirages de leur attente inquiète qui trompaient un instant leur soif de rédemption.

Jésus, lui, est l'aurore de la nouvelle création et de la rédemption de l'humanité, le début d'une évolution de la vie profonde qui veut transformer le désordre hétérogène et anorganique en un organisme vivant et homogène. Si donc nous pressentons dans les aspirations douloureuses de notre siècle les angoisses de l'enfantement d'une humanité nouvelle, si nous ne voulons pas le voir avorter comme tant de fois jusqu'ici, si nous sommes prêts à tous les sacrifices pour permettre à la semence répandue par Jésus de lever enfin, une des questions les plus urgentes à résoudre sera celle de la position que nous avons à prendre à l'égard de tous les facteurs constitutifs de notre culture contemporaine, tels qu'ils se sont développés au cours de l'histoire. Devons-nous les combattre comme s'étant montrés inefficaces, et chercher à les détruire? Devons-nous les transformer «selon l'esprit de Jésus » et les faire servir à une organisation nouvelle de la vie? Faut-il révolutionner et abolir? Faut-il réformer et christianiser? S'il est une tentation actuelle pour les chercheurs de nos jours, c'est bien celle-là, et nous y succombons tous, me semble-t-il, jusqu'au moment où retentit en nous cette parole de Jésus:

« Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir.»

La connaissance que nous avons acquise du caractère et de la signification de nos agents de culture actuels, d'une part, et du dessein de Jésus, de l'autre, nous permet de saisir cette parole dans toute sa profondeur et toute son étendue. Il serait insensé que le mouvement qui prétend faire du chaos un cosmos par l'action pénétrante d'une vie nouvelle, commençât par abolir les institutions qui le réfrènent et par renverser les soutiens qui le préservent de la destruction. On ne saurait provisoirement s'en passer; ils conservent l'humanité en vue de son épanouissement intégral, et grâce à eux la situation reste en quelque mesure supportable. Ils doivent être maintenus jusqu'au moment où la création de l'humanité nouvelle les rendra superflus, c'est-à-dire pour employer l'expression même de Jésus : «jusqu'à ce que tout soit accompli». Ces digues protectrices demeurent indispensables même au point de vue de l'oeuvre entreprise par Jésus, car en disparaissant, elles laisseraient les germes de vie qui doivent en assurer la réalisation, à la merci des flots déchaînés de ce sinistre chaos.

C'est donc une erreur funeste que d'attaquer, de chercher à bouleverser ou même à supprimer au nom du Christ les institutions existantes, comme l'a fait Tolstoï, par exemple. C'est méconnaître non seulement leur nature et leur signification, mais surtout le but poursuivi par Jésus. Évidemment, c'est par la lutte entre les choses anciennes et les choses nouvelles que se réalisent tous les progrès qui s'accomplissent dans le monde. Mais il en est autrement du royaume de Dieu, car il n'est pas un progrès. Il ne peut être question de progrès que dans les choses de même nature. Or, le royaume de Dieu est d'un autre ordre, unique. Il n'entre en conflit avec ce qui l'a précédé qu'en faisant toutes choses nouvelles.

Au cours des luttes passionnées entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, dont l'histoire nous offre le spectacle, le progrès ne s'est jamais effectué que par une série de compromis entre l'un et l'autre et il fallait ensuite tout un travail de dissociation pour en dégager les éléments utilisables et viables. Ce n'est pas ainsi que la vie originelle surgit dans l'humanité. On ne la produit pas artificiellement; elle naît lorsque les semences de vérité lèvent dans une âme que son ardente aspiration a préparée à les recevoir. Il en est de même de sa propagation : elle est l'effet d'un développement homogène, d'une transformation.

Que ceux qui s'efforcent de suivre les traces de Jésus renoncent donc à tout travail de démolition : critique, polémique, abolition, révolution, pour autant du moins qu'ils veulent servir à l'avènement de la véritable humanité. Ce est pas ainsi que se crée l'ordre nouveau. Le devenir seul est créateur, et la vie, qui fait surgir des réalités nouvelles. La constitution future de l'humanité a son origine dans les profondeurs cachées de la vie personnelle et ne dépend pas de telle ou telle organisation de nos conditions d'existence. Quelque forme qu'aient donc assumée dans un peuple «la loi et les prophètes », laissons-les subsister en paix, aussi longtemps que cela est possible. La vie nouvelle est une semence jetée parmi nos conditions anciennes. À mesure qu'elle s'y épanouira, elle créera une organisation nouvelle de la vie qui rendra tout naturellement superflues les institutions surannées; elles s'écrouleront, ou voleront en éclats sous son action victorieuse.

Ne nous attaquons donc point à l'édifice social. L'avènement de l'homme véritable rendra insoutenable tout ce qui il y est pas digne de lui. En quoi l'ordre social actuel entraverait-il la vie de communion qui doit s'instaurer parmi les hommes? Il ne saurait empêcher des relations toutes nouvelles de s'établir entre supérieurs et subordonnés, patrons et ouvriers, par exemple; au contraire, il tombera lui-même en désuétude, dès que ces relations se seront créées. Et l'Église, quel que soit l'état de choses qui y règne, pourrait-elle retarder la venue du royaume de Dieu, quand la vie nouvelle se répandra dans les âmes? Il se peut qu'elle devienne superflue, il se peut aussi qu'elle subsiste, refuge d'un culte et d'une religiosité superstitieuse. Il serait absurde, en tout cas, de chercher à l'anéantir pour faire place au royaume de Dieu. Mais surtout à quoi bon lutter contre un point de vue ou une doctrine? Lorsque se lèvera la lumière, c'est-à-dire la vie dans sa vérité, lis pâliront tous devant ce soleil divin.

Mais si l'entreprise de Jésus n'est point le renversement de l'ordre de choses existant, elle n'en est pas davantage le parachèvement ou le redressement. Elle tend à une nouvelle création, à la révélation de la nature originelle de l'homme et à son déploiement dans tout ce qui est humain. Aucune puissance civilisatrice ne saurait les produire, mais seule une impulsion créatrice jaillissant des profondeurs de l'être. Aussi pour mesurer l'intelligence que nous avons du dessein de Jésus, suffit-il de nous demander si nous cherchons à utiliser à cet effet nos institutions et nos moyens de culture et à les réformer « selon son esprit». Car rendons-nous-en compte : les expédients, les mesures de défense contre le chaos, réussissent tout au plus à protéger l'ordre nouveau, ils ne sauraient le susciter; il vient sur une voie toute différente, celle que nous montre le Sermon sur la montagne.

N'en concluons pas cependant que Jésus ait voulu déclarer inamovibles toutes les institutions existantes. il y a entre la loi juive et les constitutions de tous les autres peuples civilisés une différence notable : l'histoire de la première achève avec sa clôture, elle reste dès ce moment immuable et intangible, tandis que celles-ci n'ont point cessé de se développer et de progresser. Aussi Jésus ne pouvait-il confirmer l'importance de la loi et la préserver de toute tendance dissolvante qu'en maintenant la valeur absolue de chaque iota et de chaque trait de lettre; tandis que, comprise dans son sens largement humain, sa déclaration ne se rapporte qu'aux institutions existantes, comme telles, mais ne s'oppose en aucune façon à leur évolution progressive et continue chez la plupart des peuples.

Ne concluons pas non plus des paroles de Jésus que nous devions adopter une attitude d'indifférence envers l'ordre de choses existant. Comment resterions-nous indifférents à l'égard de ce qu'il a si catégoriquement maintenu et cherché à préserver de toute attaque? Bien au contraire, dans l'intérêt de l'humanité nous appliquerons tout notre effort à perfectionner les institutions qui doivent la sauvegarder et la discipliner, afin de rendre supportable sa situation provisoire. Nous participerons activement à toutes les réformes, mais - c'est là le point - sans jamais nous figurer qu'elles puissent favoriser, ni même hâter l'avènement de la vie nouvelle.

Nous ne prêtons point ici aux paroles de Jésus un sens qui leur serait étranger. Quand bien même toute réforme n'impliquerait pas une sorte d'abolition, toute tentative de hâter l'évolution humaine à l'aide des éléments de culture actuels, ou en formation, resterait contraire à l'attitude constante de Jésus. Cela ressort de la troisième tentation, dont l'enseignement négatif trouve dans ce mot : « non pas abolir mais accomplir », son complément positif. En la repoussant, Jésus a renoncé à fonder le royaume de Dieu au moyen des agents de culture et des puissances civilisatrices qui avaient élevé l'humanité si haut et avaient créé de si grandes choses. Dans la parole que nous rappelons, il marque la relation de l'évolution nouvelle avec ces agents et ces puissances : elle les accomplira.

Mais accomplir n'est point perfectionner. Le mot «accomplir» concerne le but même auquel tendent les institutions, les puissances civilisatrices, les productions intellectuelles, et non les moyens insuffisants mis en oeuvre jusqu'ici, les freins, les formes et les appuis d'un agrégat anorganique. L'organisme vivant, le cosmos harmonieux que Jésus vient faire surgir du chaos, n'aura que faire des freins, des formes et des appuis. Ils sont tous des secours en cas de détresse : accomplir c'est supprimer la détresse. Ils sont des préservatifs contre les maux : accomplir c'est délivrer de tout mal. Ils sont des instruments d'éducation et de progrès : accomplir c'est faire grandir spontanément l'humanité jusqu'à ses proportions normales. Ils représentent des principes moraux destinés à dompter les instincts : accomplir, c'est élever la vie instinctive à la pleine réalisation de sa destinée. Ils sont des limites posées à l'arbitraire : accomplir, c'est conduire à la vie jaillissant d'une nécessité intérieure. Sous tous les points, les lois naturelles de l'être originel doivent se substituer ainsi aux lois extérieures et artificielles.

Cet « accomplissement» doit donc réaliser la fin suprême de tous les éléments de culture, fin qui dépasse tellement leur sphère d'influence que nous la pressentons à peine, et sommes, par conséquent, bien loin de l'avoir atteinte. Il surpasse toute l'intelligence qui les a conçus, car il fera surgir spontanément ce qu'ils ont cherché péniblement à produire. L'organisation du chaos appartiendra toujours à une tout autre sphère que l'organisme nouveau de l'être originel. Mais cet organisme vivant dont la croissance est spontanée, est l'accomplissement même de toute organisation, de la plus inférieure comme de la plus haute. Cependant si tous nos éléments de culture ne sont que des pis aller, ils trahissent, par ce fait même, notre détresse et nous promettent un temps et un état de choses où ils deviendront, non pas suffisants et parfaits, mais superflus. L'ère nouvelle inaugurée par Jésus sera la réalisation de cette promesse. Elle actualisera nos aspirations et nos idéals, mais cela uniquement par le moyen d'un nouveau devenir. Que les chercheurs consacrent donc à ce devenir tout leur effort! C'est sur cette vole seulement qu'ils en hâteront l'épanouissement.

L'accomplissement, nous l'avons vu, n'abolit point, mais rend superflu; il ne le fait toutefois que dans la mesure et dans les limites Où il s'effectue véritablement. Il faut que l'émancipation des formes, des barrières et des appuis soit l'effet d'une supériorité positive : ce n'est que lorsque nous aurons atteint une sphère de vie qui nous dégage et nous délivre de la manière de vivre à laquelle tous ces moyens de culture sont proportionnés, accommodés et indispensables, qu'ils perdront pour nous toute signification. Tant que nous n'en sommes pas là, les freins et les leviers nécessaires à notre état chaotique et à notre existence anorganique, ont un droit absolu de subsister et nul ne doit se permettre de les ébranler ni de les abolir.

Illustrons ce principe en l'appliquant à un cas donné. Lorsque les institutions existantes compriment et paralysent en nous la vie nouvelle en formation, nous avons le droit de réclamer pour elle l'espace nécessaire, de ne tenir aucun compte des limitations et de nous insurger contre ce qui lui fait obstacle. Mais cela seulement dans la mesure où l'ordre nouveau s'est réellement installé en nous, et où ses progrès dépendent de notre affranchissement. Car chacune de ces étapes a sa raison d'être «Jusqu'à ce que tout soit accompli ». La perspective de voir un jour notre développement entravé par elles, ne nous donne nullement le droit de nous en affranchir: le fait de leur accomplissement seul nous y autorise.

La conséquence que Jésus tire ici du principe qu'il a posé: «non abolir, mais accomplir», nous apparaît donc parfaitement claire et lumineuse; quiconque fait oeuvre de critique, de polémique, de démolition ou de réforme, reste sans valeur pour l'ordre de choses nouveau, quelle que soit d'ailleurs l'importance immense qu'il puisse avoir pour le bien de l'humanité. Car il s'agit ici de l'enfantement des temps nouveaux par l'être humain vivant de sa vie originelle. Mais ceux dont le devenir, la vie personnelle, l'existence tout entière réalisent l'état de choses auquel tendent, sans jamais l'atteindre, tous nos moyens de culture, ceux-là ont du prix pour la véritable évolution humaine. Quiconque, par conséquent, appartient, ne fût-ce que dans une mesure infime, à l'ordre nouveau, est «plus grand que Jean-Baptiste », que Jésus déclare cependant être «le plus grand de ceux qui sont nés de femme»; c'est-à-dire qu'il a pour l'humanité plus de valeur vitale que les plus remarquables de ceux qui appartiennent encore à l'ordre ancien.

En nous conformant à la ligne de conduite qui nous est ainsi tracée, nous éviterons une perte considérable de temps et de forces. Car nous ne bataillerons plus, dans l'intérêt de l'évolution nouvelle, avec les facteurs de culture traditionnels qui ont jusqu'ici façonné et soutenu la société humaine, comme s'ils avaient pour elle une portée quelconque. Nous nous consacrerons plutôt tout entiers à l'ordre nouveau qui veut s'établir en nous en obéissant à toutes ses impulsions et en satisfaisant à toutes ses exigences. Le principe posé. par Jésus revient à dire : Ne vous mettez pas en souci des institutions existantes et des puissances qui régissent votre vie actuelle; une seule chose est nécessaire, les accomplir. Nous ne nous laisserons donc plus tenter d'ériger les temps nouveaux à l'aide de leviers anciens; de chercher à éveiller et à façonner l'être véritable par telles méthodes éducatives, tels procédés de culture. Car nous aurons compris que la vie nouvelle est d'un autre ordre que l'ancienne et que tout ce qui pouvait être favorable à l'une, devient insuffisant pour l'autre. Nous la laisserons germer dans les profondeurs cachées de l'être humain, se développer selon ses lois innées et ses forces intrinsèques et se manifester selon sa nature propre. Ainsi s'accomplira ce à quoi la nature humaine n'a cessé d'aspirer, sans que soient compromis en aucune façon les éléments de culture séculaires; bien au contraire, l'ordre nouveau en réservera expressément les droits et leur conférera leur plus haute valeur vitale.

Cette règle de conduite, en préservant les chercheurs de nombreux errements, assure du même coup l'avènement progressif de l'humanité véritable; car en prévenant toute imitation de l'ordre nouveau par l'ordre ancien, elle garantit l'authenticité et l'intégrité de la création nouvelle. On ne prendra plus les organisations factices de l'existence anorganique pour des organismes vivants. Les produits artificiels ne passeront plus. pour des créations originales, les résultats d'un effort moral pour les fruits de la vie nouvelle, et l'on ne confondra plus les uns avec les autres. Car on n'essaiera plus de contrefaire ce qui n'éclora pas naturellement; on s'efforcera simplement de se placer dans les conditions intérieures nécessaires, puis on attendra ce qui doit venir.

Si nous rapprochons ces enseignements de Jésus, et les conséquences qui en découlent, des indications que nous ont données les béatitudes sur le développement de la vie nouvelle dans les âmes réceptives, et sur le destin et la vocation des chercheurs, nous distinguerons avec une clarté parfaite la manière dont le royaume de Dieu doit s'établir ici-bas. Aussi quand, dans la suite, se posera pour nous, à plus d'une reprise, la question de Nicodème: «Comment cela peut-il se faire? », n'aurons-nous qu'à regarder en arrière pour être renseignés.


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