LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE III
LA VIE PERSONNELLE
(Matthieu VI, 1-18.)
Dans le chapitre qui va nous occuper,
Jésus aborde le sujet de la vie personnelle
et oppose une fois de plus le caractère
particulier de l'être originel à la
nature faussée dont il doit triompher. Nous
y apprenons comment vivent ceux qui ont
été radicalement
transformés.
Les trois fragments réunis
ici projettent une vive clarté sur les
divers domaines dans lesquels se déploie la
vie personnelle des hommes nouveaux: l'instruction
concernant l'aumône nous apprend comment
s'exerce leur action au dehors, l'instruction sur
la prière ce que sont leurs relations avec
Dieu; enfin les déclarations se rapportant
au jeûne, ce que doit être leur vie
intérieure. Cependant, si ces trois morceaux
sont ici groupés, ce n'est pas uniquement en
raison de cette analogie, mais pour un autre motif
encore.
Quelque divers, en effet, que soient
les trois domaines dans lesquels doit se
déployer la vie nouvelle, Jésus nous
fait entendre au sujet de chacun d'eux la
même recommandation,
répétée à chaque fois
en termes identiques : Quand vous faites
l'aumône, quand vous priez, quand vous
jeûnez, ne le faites point publiquement,
comme les hypocrites, afin
d'attirer les regards. Ils y
trouvent leur récompense. Quant à
vous, que cela se passe en secret et votre
Père qui voit dans le secret vous le
rendra.
Jésus énonce ici un
seul principe fondamental, qui s'applique à
tous les domaines de la vie personnelle. Pour en
établir la portée
générale, il nous en montre
successivement les effets dans trois directions
différentes, l'identité des termes
renforce et intensifie sa démonstration.
Cette loi de nature de la vie originelle est d'une
rigueur absolue. Raison de plus pour ne point
l'appliquer uniquement aux trois cas particuliers
dont il est ici question, mais au contraire
à tout l'ensemble de la vie. Ici, comme
ailleurs, nous ne saisirons dans toute sa
profondeur l'enseignement de Jésus, que si,
au lieu de nous en tenir aux exemples concrets
destinés à illustrer le principe,
nous en discernons le sens plus
étendu.
Pour les Juifs, chez lesquels la vie
avait perdu sa signification intrinsèque et
n'avait de valeur qu'en tant que champ de la
religion, la vie. personnelle se confondait avec la
piété. Devenue une pratique
ascétique juxtaposée à la
pratique de la morale, elle acquérait de ce
fait le caractère d'une oeuvre religieuse
qui venait s'ajouter à l'accomplissement du
devoir. La piété comme telle faisait
partie intégrante de la notion de
«justice » qui enfermait tout
l'idéal juif.
Mais le centre de gravité de
la vie personnelle se trouvant ainsi
déplacé, elle devait
nécessairement dévier. Elle
s'écartait de sa véritable fin, qui
réside en elle-même et se subordonnait
à des intérêts exclusivement
religieux. Son objectif n'était plus «
l'accomplissement » comme tel, mais le
caractère méritoire qu'on lui
attribuait et en vue duquel on la cultivait. Il en
résultait qu'on faisait le bien, non en
vue du bien même, mais
afin de mériter la faveur divine et la
récompense attendue, car ce qui importait,
ce n'était pas la chose en soi, mais le but
qu'on cherchait à atteindre par son
moyen.
Il y avait plus encore. À
mesure que les manifestations de la vie personnelle
dégénéraient en « oeuvres
», elles prenaient un caractère
extraordinaire, tout exceptionnel. Elles
procuraient ainsi à celui qui les pratiquait
un sentiment croissant de sa valeur qui, en faisant
miroiter à ses yeux ses mérites et sa
dignité, exerçait sur lui une
véritable séduction. Or, ce qui donne
au mérite sa saveur, c'est la
considération qu'il rencontre. En
conséquence, cette commutation de la vie
personnelle ordinaire en oeuvre religieuse
extraordinaire devait nécessairement inciter
le croyant à escompter l'impression qu'il
produirait grâce à elle. À une
insincérité subtile, succédait
ainsi une faute grossière que Jésus
qualifie d'hypocrisie.
Ce ne sont point là des
phénomènes pathologiques inconnus de
nos jours qui ne présenteraient qu'un
intérêt historique, mais bien des
maladies de la vie religieuse qui sévissent
encore parmi nous. Dans nos cercles
chrétiens aussi, la vie personnelle est
absorbée par la piété et
présente tous les symptômes de la
dégénérescence. Parmi nous
aussi, la piété tourne à
l'hypocrisie partout où elle n'en est pas
préservée par la conviction que tout
est pure grâce et par une profonde
sincérité. Et même lorsqu'elle
en reste exempte' le sentiment d'être quelque
chose de spécial y perce presque toujours.
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