Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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LE SERMON SUR LA MONTAGNE
Transposé dans notre langage et pour notre temps



CHAPITRE III

LA VIE PERSONNELLE
(Matthieu VI, 1-18.)

1 . Nos relations avec le prochain.

«Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes pour attirer leurs regards : autrement vous n'aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. Quand donc tu fais l'aumône, ne sonne pas la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être honorés des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont leur récompense. Pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, en sorte que ton aumône s'accomplisse en secret; et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra. »

Dans ces paroles, Jésus s'accommode d'expressions empruntées à la notion juive de récompense, pour flétrir le vice et l'hypocrisie. Mais dès qu'il lui oppose la disposition contraire, son langage s'affranchit de cette conception mercenaire. Tout ce passage devient donc parfaitement simple et compréhensible, sitôt que nous le dépouillons de, son vêtement juif. Gardez-vous, nous dit-il, de faire le bien pour être vus des hommes, car dans ce cas votre bonne action na aucune valeur aux yeux de Dieu et selon la vérité. Ou, pour traduire l'idée de réaction impliquée dans le mot de récompense : votre bonne oeuvre restera infructueuse pour la vie de l'être originel en vous. En effet, quand nous agissons en vue d'une impression à produire sur autrui, ce n'est pas le Père qui est mis en lumière, mais notre personne; il ne s'agit pas pour nous de vérité et de vie, mais d'apparence et d'ostentation; nous ne servons pas les autres, mais notre ambition; nous ne cherchons point à accomplir, mais à obtenir; notre action n'est pas spontanée, mais calculée. Or la nature d'un acte en détermine l'effet : s'il dégénère, il reste stérile, il devient même nuisible. Le bien se change en mal, par la déviation que lui imprime une arrière-pensée personnelle.

Ne proclamons donc point au son de la trompette les dons de notre miséricorde, comme le font les hypocrites qui n'y cherchent qu'une occasion de se glorifier. En vérité, ils trouvent leur récompense : elle est dans l'impression qu'ils produisent. C'est dans le monde des apparences que leur action s'est effectuée et s'est évanouie. De pareilles manifestations n'ont ni valeur Vitale, ni action vivifiante.

Il est évident que cet avertissement n'a rien perdu pour nous de son importance. Un grand nombre de personnes ne vivent qu'en vue de l'effet qu'elles voudraient produire, et chez la plupart cette considération exerce une influence prépondérante sur la conduite. Que cette préoccupation joue un rôle prédominant parmi ceux qui ne se sont pas encore retrouvés eux-mêmes et qui n'attachent point de prix à leur véritable Mo cela n'a rien qui doive nous sur prendre. Ils sont trop superficiels, trop dépendants des choses extérieures et du jugement des autres, trop flottants intérieurement pour la dominer. Plus un être est pauvre de vie personnelle, Plus il a besoin pour vivre de la considération d'autrui. C'est là sa richesse, il en jouit, il l'exploite, il l'entretient d'instinct afin d'échapper au sentiment de sa misère et de ne pas laisser s'éveiller en lui la soif de vie et de vérité.

Il y a donc un symptôme du caractère encore barbare de notre culture dans le fait qu'elle est, toute pénétrée de l'aspiration à la vaine gloire, qu'elle en vit, en tire parti et s'est organisée en conséquence. Le monde des apparences y compte plus que celui de la réalité. Les honneurs, la considération, la célébrité y sont les mobiles directeurs, du moindre cercle villageois aux Plus hautes sphères de l'art, de la science et de la politique. La notion courante de l'honneur même témoigne du prix que l'on attache communément à l'opinion des autres, car si une offense publique est considérée comme une atteinte à notre honneur, il est évident que celui-ci est censé résider dans l'opinion qu'on a de nous, dans notre réputation, qui sont à la merci d'autrui, et non dans la valeur indélébile de notre personnalité qui ne peut être compromise que par notre infidélité envers nous-mêmes.

Ces vaines préoccupations sont étrangères à la vie nouvelle. Quiconque a fait de cette vie son unique ambition ne peut souffrir que le reflet changeant de son milieu se projette sur sa vie intérieure; celui même qui ne fait encore qu'y aspirer, se désintéresse de l'effet qu'il produit. Pénétré du sentiment de son indigence, il ne songe plus à se faire remarquer; tout ce qu'il accomplit lui semble sans valeur; il ne peut tolérer qu'on en fasse grand bruit. Comment agirait-il en vue de la considération? Plus il vit en profondeur, plus il devient indifférent à ce qui se passe à la surface. Comment celui qui porte les souffrances de ses semblables se sentirait-il stimulé par leur approbation? Comment celui qui poursuit la vérité se demanderait-il en quelle estime on le tient? Il n'y trouverait ni consolation, ni soutien, ni confirmation de sa conscience personnelle.

Et quant à celui qui a déjà en quelque mesure trouvé la vérité, il a totalement perdu le goût des apparences. Plus il s'ennoblit, plus il aspire à demeurer dans l'ombre. Il y a de la vulgarité à prêter l'oreille aux applaudissements, et à cher. cher dans le verdict de la foule le critère de nos actions. D'ailleurs, l'approbation des masses est suspecte, car elle est plus souvent de nature à nous inspirer quelque défiance à l'égard de notre conduite. Nous agissons certainement sur les autres par l'impression que nous produisons; jamais toutefois par l'impression calculée, mais uniquement par un effet involontaire. Le devoir des chercheurs est de luire inconsciemment, grâce aux vibrations de la vie qui les anime, mais jamais de projeter volontairement leur éclat, ni de se mettre eux-mêmes en lumière.

La préoccupation de l'effet trouble la vue. Elle nous éblouit, elle altère la pureté de notre regard. Elle nous détourne du but, elle éparpille nos énergies; elle corrompt notre jugement et affecte à notre insu notre conduite. Des considérations étrangères entrent en jeu et compromettent la droiture et l'impulsivité de notre vie. L'incertitude intérieure commence, la spontanéité disparaît. Là est le nerf de l'avertissement de Jésus : Vous, chercheurs, nous dit-il, qui sentez monter en vous la sève d'une vie nouvelle, veillez à ce que rien ne trouble la spontanéité de vos manifestations; votre vie originelle dépérirait infailliblement. Mais il va plus loin encore : Que ce que vous accomplissez, ajoute-t-il, ne reste pas seulement ignoré des autres, mais de vous-mêmes. « Quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce qu'accomplit ta main droite. »

La relation de la main gauche avec la main droite exprime chez les Orientaux la communion la plus étroite et la plus intime. Si donc l'une doit ignorer absolument l'acte accompli par l'autre, cela signifie que les manifestations de notre vie ne doivent en aucune façon occuper notre esprit, mais se produire sans qu'il s'y arrête, sans qu'il y intervienne, sans qu'il les raisonne. Nous devons vivre ingénument, c'est-à-dire sans y songer, d'une manière immédiate et primesautière. Quand l'impulsion intérieure se réalise involontairement, la main gauche elle-même ignore le mouvement de la main droite, parce qu'il s'est accompli d'instinct.

Quoi donc que nous fassions, ne nous y attardons pas en pensée, ni au moment même, ni dans la suite. Les réflexions qui accompagnent, soupèsent, discutent nos actions, troublent et compromettent la spontanéité de nos manifestations tout autant que les réflexions de notre entourage. Notre conduite en est défraîchie, le fruit perd son duvet. La lumière que nous projetons sur nous-mêmes nous ternit. Elle ôte à notre vie l'originalité qui en fait le charme, la fraîcheur, la limpidité, la force jaillissante et la certitude intuitive. Le déploiement de notre génie propre est inséparable de la spontanéité des phénomènes intimes qui seule permet à notre être nouveau de rayonner dans toute sa pureté et de se manifester par une activité créatrice.

Il ne suffit donc point de laisser ignorer le bien que nous faisons; il faut l'ignorer, nous aussi. Certes, nous devons nous y plonger tout entiers, mais sans aucun retour sur nous-mêmes. Ce que nous accomplissons doit passer inaperçu pour nous comme pour autrui. Peu de gens le comprennent : la plupart s'applaudissent de leurs bonnes actions, s'y complaisent, y reviennent avec une satisfaction infinie; leur pensée ne peut s'en détacher. Cet état d'esprit est incompatible avec la pureté et la simplicité de la vie originelle. Les impulsions impérieuses de notre vie profonde sont d'une chasteté farouche; aussi ne saurions-nous, fût-ce devant nous-mêmes, nous prévaloir de nos oeuvres. Nous avons au contraire à faire si naïvement ce que nous impose une nécessité intérieure, que nous n'ayons plus même à imposer silence au plus léger mouvement de suffisance en nous répétant que nous n'avons rien fait d'extraordinaire.

Notre esprit ne doit s'arrêter à nos actions qu'autant qu'il y collabore; et encore doit-il y collaborer sans jamais les contempler. Il ne faut point qu'il y assiste en observateur, il faut qu'il s'y absorbe assez complètement pour n'en point être impressionné. Nous constituer spectateurs en face de nos propres actions est aussi coupable que de réclamer pour elles des spectateurs. En outre, nous compromettons ainsi l'intégrité de notre mouvement : nous réunissons en une seule personne héros et admirateurs. Or dans la mesure où nous devenons admirateurs, nous cessons d'être héros. Nous sommes des acteurs qui jouent un rôle, ne fût-ce que devant eux-mêmes. L'unité compromise, la vérité disparaît et avec la vérité la force féconde.

Il nous est impossible d'exécuter un travail tout en observant nos gestes dans un miroir. L'énergie de nos mouvements en est diminuée, notre attention se détourne de la chose elle-même pour se reporter sur nous, nos impressions influent sur l'exécution. Nous n'agissons plus ingénument et objectivement. Et quand, en outre, une fois l'oeuvre accomplie, nous nous retournons pour la considérer complaisamment, un arrêt se produit, le rythme de notre vie s'interrompt et le moment s'écoule en vain. Le temps est trop court pour que nous le perdions à fêter nos victoires. Il faut avancer; la vie qui monte nous presse.

Les hommes qui «deviennent» ne sauraient se glorifier de leur vie nouvelle et de leurs oeuvres. Car ce qui a du prix à leurs yeux, c'est ce qui est né et a grandi naturellement, ce qui n'est point le produit de leurs réflexions et de leurs efforts; aussi ne trouvent-ils de joie dans leur vie personnelle que lorsqu'elle est devenue le docile organe de l'action divine. Ils viennent en aide à ceux qui ont besoin d'eux, par un mouvement tout réflexe qui, en libérant leur énergie intérieure, leur procure une joie instinctive, mais exclut toute satisfaction d'eux-mêmes. Qui, en effet, se glorifierait d'aimer? Qui se croirait digne de reconnaissance parce qu'un autre, en se laissant secourir, l'aide à réaliser sa vocation? Y a-t-il quelque chose d'extraordinaire à administrer en faveur d'autrui, avec sagesse et fidélité, les biens qui nous sont confiés, et à en faire part aux nécessiteux? Combien nous semblerait ridicule le caissier qui tirerait vanité des grosses sommes qu'il aurait à débourser? Et cependant, lequel de nous reste tout à fait exempt de ce sentiment lorsqu'il accomplit un «sacrifice »? Nous ne parvenons point à l'étouffer, mais il disparaît: tout naturellement quand nous avons pris une position normale en face de la vie et quand nous sommes devenus si différents que nous ressentons tout d'une manière immédiate.

Mais pour que notre vie personnelle s'écoule véritablement dans le secret, ignorée de nous-mêmes et des autres, il faut qu'elle jaillisse directement de la profondeur. Nous ne vivrons d'une manière absolument naïve que lorsque toutes nos manifestations vitales émaneront non de la réflexion, mais de l'intuition, lorsqu'au lieu d'être préméditées, elles naîtront d'un contact vivant avec la situation donnée, avec les obligations du moment, avec les êtres qui sont placés sur notre chemin. Si notre vie ne s'alimente aux sources mystérieuses situées au-dessous du domaine de la conscience, nous ne connaîtrons jamais les impulsions originales et créatrices. Les racines de tout ce qui vit, de tout ce qui germe, plongent dans l'obscurité. C'est la loi de la nature comme de l'esprit humain. L'existence qui ne s'y conforme point n'est plus une vie, mais un pitoyable mécanisme. Les résultats de nos réflexions sont des produits artificiels dépourvus de toute vie originale et génératrice, non des phénomènes élémentaires, des révélations de notre nature, des fruits authentiques de notre devenir. Nous les avons fabriqués; ils n'ont pas mûri spontanément.

L'opposition entre ces deux ordres de faits est évidente. Dans l'un des cas, à la vue de notre prochain dans la peine, nous ressentons son angoisse aussi profondément que si c'était la nôtre et nous volons à son secours sans y songer, parce que nous ne saurions faire autrement. Sous la pression de sa détresse se dégage en nous une puissance de sympathie qui lui vient en aide «dans le secret». Nous savons à peine après 'coup ce que nous avons fait pour lui. Dans l'autre cas, la détresse de notre prochain nous sollicite : « Sois noble, secourable et bon! » Nous comprenons l'obligation qui nous incombe et nous obéissons. Nous l'assistons parce que le devoir nous ordonne de l'aimer, mais non parce que nous ne saurions ne pas l'aimer. Dans le premier cas, nous agissons en vertu d'une impulsion spontanée, dans le second sous l'empire d'une considération morale.

Or, si nous ne voulons pas étouffer la vie qui germe, il faut que ce que nous éprouvons spontanément se traduise immédiatement dans la pratique. Cela n'exclut point l'activité consciente qui s'exerce au contraire entièrement au profit de cette opération même. Car l'ingénuité ne consiste point à agir sans réflexion, mais à concentrer notre esprit sur l'action qui doit être accomplie, en sorte qu'il lui devienne impossible de l'analyser, de s'y mirer, de s'en applaudir. La naïveté n'est pas l'inconscience, mais la spontanéité candide qui ressent tout si profondément qu'elle s'ignore elle-même en agissant, et ne soupçonne point la grandeur et la beauté de l'oeuvre accomplie.

Cette disposition n'exclut point, mais implique au contraire la réflexion nécessaire en vue de l'action. Notre esprit perçoit par une intuition immédiate tous les appels que la vie nous adresse, comme aussi l'attitude que nous prenons instinctivement à leur égard, et il réagit sur le champ en portant un jugement qui met en branle notre volonté. Et cela d'autant plus que nos impressions sont vives et profondes. Plus notre génie propre, c'est-à-dire notre être originel, est actif, plus aussi ce qui se passe en nous se produit simplement, directement, involontairement et sans que nous nous en rendions compte dans le détail. Toutefois si nous n'obtenons pas d'emblée la clarté qui nous est nécessaire pour établir notre jugement, nous devons certainement nous efforcer de l'acquérir par l'examen approfondi du cas donné. Cet examen pourra se prolonger, si les circonstances l'exigent, mais il restera toujours objectif, strictement au service de «la chose», qui seule sera prise en considération.

Il est évident que dans une vie toute primesautière et jaillissante, passant ainsi directement de l'impulsion à l'action, il n'y a pas de place pour la préoccupation du mérite et de la récompense. Quand la main gauche ignore ce que fait la droite, la raison ne suppute point le bénéfice possible, soit dans la vie présente, soit dans la vie à venir. Aucun mobile étranger à la chose même n'intervient. Nul motif n'émanant pas du sentiment intuitif des nécessités du moment n'est pris en considération. C'est pourquoi nous affirmons que le commandement positif du v. 3 réduit à néant la notion juive de récompense, à laquelle Jésus emprunte d'abord ses expressions en vue de ses auditeurs.

Cependant si les manifestations de notre vie se produisent ainsi dans le secret, le Père qui voit dans le secret, s'y révélera. Dieu considère ce qui se cache, parce qu'il est un Dieu caché. Il agit dans les ténèbres; il crée du fond de l'obscurité. C'est dans le secret qu'il entre en contact avec l'homme, c'est dans le tréfonds de notre être que nous percevons le flot de sa vie qui monte en nous. Nous le sentons vibrer dans l'inquiétude qui nous révèle nous même à nous-mêmes et nous pousse à chercher sans répit.

Dans cet émoi de tout notre être, les impressions et les sollicitations de la vie trouvent le milieu qui les reçoit et les transmet et d'où émane notre mouvement vital. C'est de cette source cachée que doit découler notre activité pour être vraiment née de Dieu. Tant qu'elle dérive de la surface, c'est-à-dire de notre vie consciente, de nos pensées et de nos résolutions, il lui manque le contact direct avec Dieu. Nous agissons, sans doute, avec la préoccupation de servir Dieu, mais nous cessons de vivre objectivement et c'en est fait de notre spontanéité. C'est l'état intérieur que l'apôtre Paul caractérise en ces termes : « Ce qu'on ne fait pas avec foi » - c'est-à-dire ce qui ne jaillit pas d'un contact avec Dieu ressenti spontanément - « est un péché». Si au contraire notre vie jaillit directement des sources intérieures, Dieu la mettra en valeur. Nous n'aurons plu, à nous préoccuper de l'effet, des résultats, du succès, car en elle se manifestera l'action divine et créatrice. Quand Dieu donne le vouloir, il donne aussi l'exécution.. Moins donc nous analysons notre manière d'agir, moins nous nous en inquiétons, plus nous vivons simplement et naïvement, plus aussi elle devient l'affaire de Dieu. Plus notre vie reste ignorée, plus elle se produit avec la spontanéité d'un phénomène naturel, mieux aussi il peut s'y révéler et en tirer parti. La disposition la plus propre à faire de nous ses organes, c'est une objectivité enfantine. Notre vie personnelle exercera donc une influence Objective d'autant plus féconde qu'elle restera plus cachée subjectivement.

En outre ce qui se fait ainsi dans le secret ne restera point ignoré. «Il n'y a rien de caché qui ne doive être révélé. » Non par nous, il est vrai; c'est Dieu qui s'en chargera, mais seulement si nous n'y songeons pas. II ne peut mettre en lumière que ce que nous laissons nous-mêmes dans l'ombre. Mieux vaut donc ne pas nous en préoccuper.

En somme, cet enseignement de Jésus concernant l'aumône éclaire pour nous toute la vie personnelle des hommes nouveaux. Cette vie conserve toujours son caractère primitif : dans la suite, comme à son début, elle est une manifestation impulsive de leur vie profonde, l'épanouissement et le déploiement spontanés de l'être originel qui a pris naissance en eux, mais non l'effet d'un travail moral entrepris sur eux-mêmes. Ils ne se façonnent pas volontairement sur une conception de la vie située. en dehors deux, ils n'agissent plus en contradiction et en continuel désaccord avec eux-mêmes d'après un modèle digne d'être imité, mais la vérité invisible qui germe en eux s'actualise directement dans leur vie et c'est elle qui communique la lumière à leur pensée. Leur vie personnelle repose sur une intuition immédiate et non sur des déductions de leur esprit. Elle est impulsive et non laborieuse, Simple et jaillissante et non point élaborée et apprêtée. C'est une création, non un produit artificiel, le fruit de la vie qui les presse, non le résultat de la réflexion et du surmenage. L'homme n'y peut collaborer qu'en lui procurant les conditions favorables à son développement et en laissant libre cours à la réalisation de ses intuitions immédiates. Il lui faut pour cela se dépouiller de toutes les considérations, de tous les sentiments qui le paralysent, éviter aussi tout ce qui compromet son ingénuité. Il faut que ce qu'il ressent spontanément se traduise en actes, et que ses impulsions créatrices s'extériorisent aussi franchement que possible.

Ce mode de vivre est propre à la nature nouvelle qui veut s'épanouir en nous, parce qu'il est spontané comme elle. La croissance et l'action d'un être sont toujours conformes à sa nature, car elles ne sont que l'être même entré dans le mouvement de la vie. Aussi la puissance et la netteté des manifestations de notre être originel dépendent-elles de l'intégrité des phénomènes de notre vie profonde, et l'action divine et créatrice ne peut-elle se déployer pleinement en lui, que si cette vie est toute naïve et primesautière.

Là où apparaît la moralité nouvelle, le nouvel être existe en substance. Pareillement, là où la vie est toute spontanée, il déploie son caractère et sa vie propre. Ces deux phénomènes sont inséparables. De même, la nouvelle moralité n'est l'épanouissement authentique de l'être originel que lorsqu'elle est instinctive et porte spontanément ses fruits; et d'autre part la vie instinctive n'est réellement une création de l'être originel que lorsqu'elle se manifeste d'une manière qui lui est conforme. L'homme dont la moralité n'est qu'un principe, un idéal laborieusement poursuivi, ignore la transformation radicale de l'être, tout comme celui qui se donne tel qu'il est sans être guidé par les lois de la vie nouvelle. La vie originelle n'est donc une réalité personnelle que là où elle est devenue une seconde nature et où, en même temps, toutes les manifestations naïves et spontanées de la vie témoignent d'un renouvellement de l'être selon sa vérité.

Ce n'est pas seulement dans le domaine de l'action morale que s'exprime d'une manière naïve et originale la vie personnelle des hommes nouveaux. C'est dans tous les domaines. Leur commerce journalier avec leur prochain, par exemple, découle directement du contact qui s'établit tout naturellement entre eux. Leur sensibilité délicate leur communique le sûr instinct qui les fait toujours toucher juste. La diversité de leur attitude personnelle, le ton et le rythme de leur vie en commun, la nuance de leur maintien résultent des rapports invisibles établis et vivifiés par un échange mutuel immédiat. Ils rayonnent d'une spontanéité exquise qui prête à tous les mouvements de leur vie leur couleur spéciale et leur charme particulier, ils sont aux antipodes de toute pose, de toute manière raisonnée, des précautions diplomatiques comme des subtilités artificieuses. Il est clair qu'un commerce pareil constitue seul la vie authentique, l'entr'aide en vue du progrès et la communion véritable.

C'est ainsi que nous nous rendons maîtres de la vie, trouvant dans l'intuition directe des grands et des petits problèmes de chaque jour leur solution réelle et complète, faisant droit avec une aisance tranquille aux devoirs qui nous incombent, parce que nos actions et nos démarches sont l'expression primesautière de notre personnalité et de notre vie profonde. Tant qu'il faut commencer par nous battre les flancs, rien ne nous réussit. L'activité raisonnée n'est que du sabotage. Ce qui ne marche pas de soi-même marche de travers. Toute imperfection résulte d'une intuition insuffisante et d'une spontanéité contrariée.

Nous avons déjà constaté le même fait à propos de la confession et de la propagation de la vie nouvelle. En fin de compte, nous le retrouvons à la base de toutes les relations humaines, dans lesquelles la vérité doit s'incarner, qu'il s'agisse du mariage ou de l'éducation, du travail en commun ou des droits du prochain; et notre mal consiste précisément en ce que toute vie spontanée, immédiate et jaillissante est étouffée en nous par le raisonnement et l'analyse, l'affectation et les procédés artificiels.

Mais il ne nous est possible de vivre en toute naïveté que lorsque notre nouvelle nature est devenue une puissance. Tant que la source de nos intuitions immédiates est obstruée, notre vie n'en saurait découler. Vous donc, ô chercheurs, qui l'entendez sourdre en vous, laissez-la monter et déborder de toutes parts, avec une force créatrice.


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