LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE III
LA VIE PERSONNELLE
(Matthieu VI, 1-18.)
1 . Nos relations avec le
prochain.
«Gardez-vous de pratiquer votre justice
devant les hommes pour attirer leurs regards :
autrement vous n'aurez pas de récompense
auprès de votre Père qui est dans les
cieux. Quand donc tu fais l'aumône, ne sonne
pas la trompette devant toi, comme font les
hypocrites dans les synagogues et dans les rues,
afin d'être honorés des hommes. En
vérité, je vous le dis, ils ont leur
récompense. Pour toi, quand tu fais
l'aumône, que ta main gauche ignore ce que
fait ta main droite, en sorte que ton aumône
s'accomplisse en secret; et ton Père qui
voit dans le secret, te le rendra. »
Dans ces paroles, Jésus
s'accommode d'expressions empruntées
à la notion juive de récompense, pour
flétrir le vice et l'hypocrisie. Mais
dès qu'il lui oppose la disposition
contraire, son langage s'affranchit de cette
conception mercenaire. Tout ce passage devient donc
parfaitement simple et compréhensible,
sitôt que nous le dépouillons de, son
vêtement juif. Gardez-vous, nous dit-il, de
faire le bien pour être vus des hommes, car
dans ce cas votre bonne action na aucune valeur aux
yeux de Dieu et selon la vérité. Ou,
pour traduire l'idée de réaction
impliquée dans le mot de récompense :
votre bonne oeuvre restera infructueuse pour la vie
de l'être originel en vous. En effet, quand
nous agissons en vue d'une impression à
produire sur autrui, ce n'est pas le Père
qui est mis en lumière, mais notre personne;
il ne s'agit pas pour nous de vérité
et de vie, mais d'apparence et d'ostentation; nous
ne servons pas les autres, mais notre ambition;
nous ne cherchons point à accomplir, mais
à obtenir; notre action n'est pas
spontanée, mais calculée. Or la
nature d'un acte en détermine l'effet : s'il
dégénère, il reste
stérile, il devient même nuisible. Le
bien se change en mal, par la déviation que
lui imprime une arrière-pensée
personnelle.
Ne proclamons donc point au son de
la trompette les dons de notre miséricorde,
comme le font les hypocrites qui n'y cherchent
qu'une occasion de se glorifier. En
vérité, ils trouvent leur
récompense : elle est dans l'impression
qu'ils produisent. C'est dans le monde des
apparences que leur action s'est effectuée
et s'est évanouie. De pareilles
manifestations n'ont ni valeur Vitale, ni action
vivifiante.
Il est évident que cet
avertissement n'a rien perdu pour nous de son
importance. Un grand nombre de personnes ne vivent
qu'en vue de l'effet qu'elles voudraient produire,
et chez la plupart cette considération
exerce une influence prépondérante
sur la conduite. Que cette préoccupation
joue un rôle prédominant parmi ceux
qui ne se sont pas encore retrouvés
eux-mêmes et qui n'attachent point de prix
à leur véritable Mo cela n'a rien qui
doive nous sur prendre. Ils sont trop superficiels,
trop dépendants des choses
extérieures et du jugement des autres, trop
flottants intérieurement pour la dominer.
Plus un être est pauvre de vie personnelle,
Plus il a besoin pour vivre de la
considération d'autrui. C'est là sa
richesse, il en jouit, il l'exploite, il
l'entretient d'instinct afin d'échapper au
sentiment de sa misère et de ne pas laisser
s'éveiller en lui la soif de vie et de
vérité.
Il y a donc un symptôme du
caractère encore barbare de notre culture
dans le fait qu'elle est, toute
pénétrée de l'aspiration
à la vaine gloire, qu'elle en vit, en tire
parti et s'est organisée en
conséquence. Le monde des apparences y
compte plus que celui de la réalité.
Les honneurs, la considération, la
célébrité y sont les mobiles
directeurs, du moindre cercle villageois aux Plus
hautes sphères de l'art, de la science et de
la politique. La notion courante de l'honneur
même témoigne du prix que l'on attache
communément à l'opinion des autres,
car si une offense publique est
considérée comme une atteinte
à notre honneur, il est évident que
celui-ci est censé résider dans
l'opinion qu'on a de nous, dans notre
réputation, qui sont à la merci
d'autrui, et non dans la valeur
indélébile de notre
personnalité qui ne peut être
compromise que par notre infidélité
envers nous-mêmes.
Ces vaines préoccupations
sont étrangères à la vie
nouvelle. Quiconque a fait de cette vie son unique
ambition ne peut souffrir que le reflet changeant
de son milieu se projette sur sa vie
intérieure; celui même qui ne fait
encore qu'y aspirer, se désintéresse
de l'effet qu'il produit.
Pénétré du sentiment de son
indigence, il ne songe plus à se faire
remarquer; tout ce qu'il accomplit lui semble sans
valeur; il ne peut tolérer qu'on en fasse
grand bruit. Comment agirait-il en vue de la
considération? Plus il vit en profondeur,
plus il devient indifférent à ce qui
se passe à la surface. Comment celui qui
porte les souffrances de ses semblables se
sentirait-il stimulé par leur approbation?
Comment celui qui poursuit la vérité
se demanderait-il en quelle estime on le tient? Il
n'y trouverait ni consolation, ni soutien, ni
confirmation de sa conscience personnelle.
Et quant à celui qui a
déjà en quelque mesure trouvé
la vérité, il a totalement perdu le
goût des apparences. Plus il s'ennoblit, plus
il aspire à demeurer dans l'ombre. Il y a de
la vulgarité à prêter l'oreille
aux applaudissements, et à cher. cher dans
le verdict de la foule le critère de nos
actions. D'ailleurs, l'approbation des masses est
suspecte, car elle est plus souvent de nature
à nous inspirer quelque défiance
à l'égard de notre conduite. Nous
agissons certainement sur les autres par
l'impression que nous produisons; jamais toutefois
par l'impression calculée, mais uniquement
par un effet involontaire. Le devoir des chercheurs
est de luire inconsciemment, grâce aux
vibrations de la vie qui les anime, mais jamais de
projeter volontairement leur éclat, ni de se
mettre eux-mêmes en
lumière.
La préoccupation de l'effet
trouble la vue. Elle nous éblouit, elle
altère la pureté de notre regard.
Elle nous détourne du but, elle
éparpille nos énergies; elle corrompt
notre jugement et affecte à notre insu notre
conduite. Des considérations
étrangères entrent en jeu et
compromettent la droiture et l'impulsivité
de notre vie. L'incertitude intérieure
commence, la spontanéité
disparaît. Là est le nerf de
l'avertissement de Jésus : Vous, chercheurs,
nous dit-il, qui sentez monter en vous la
sève d'une vie nouvelle, veillez à ce
que rien ne trouble la spontanéité de
vos manifestations; votre vie originelle
dépérirait infailliblement. Mais il
va plus loin encore : Que ce que vous accomplissez,
ajoute-t-il, ne reste pas seulement ignoré
des autres, mais de vous-mêmes. « Quand
tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache
pas ce qu'accomplit ta main droite.
»
La relation de la main gauche avec
la main droite exprime chez les Orientaux la
communion la plus étroite
et la plus intime. Si donc l'une
doit ignorer absolument l'acte accompli par
l'autre, cela signifie que les manifestations de
notre vie ne doivent en aucune façon occuper
notre esprit, mais se produire sans qu'il s'y
arrête, sans qu'il y intervienne, sans qu'il
les raisonne. Nous devons vivre ingénument,
c'est-à-dire sans y songer, d'une
manière immédiate et
primesautière. Quand l'impulsion
intérieure se réalise
involontairement, la main gauche elle-même
ignore le mouvement de la main droite, parce qu'il
s'est accompli d'instinct.
Quoi donc que nous fassions, ne nous
y attardons pas en pensée, ni au moment
même, ni dans la suite. Les réflexions
qui accompagnent, soupèsent, discutent nos
actions, troublent et compromettent la
spontanéité de nos manifestations
tout autant que les réflexions de notre
entourage. Notre conduite en est
défraîchie, le fruit perd son duvet.
La lumière que nous projetons sur
nous-mêmes nous ternit. Elle ôte
à notre vie l'originalité qui en fait
le charme, la fraîcheur, la limpidité,
la force jaillissante et la certitude intuitive. Le
déploiement de notre génie propre est
inséparable de la spontanéité
des phénomènes intimes qui seule
permet à notre être nouveau de
rayonner dans toute sa pureté et de se
manifester par une activité
créatrice.
Il ne suffit donc point de laisser
ignorer le bien que nous faisons; il faut
l'ignorer, nous aussi. Certes, nous devons nous y
plonger tout entiers, mais sans aucun retour sur
nous-mêmes. Ce que nous accomplissons doit
passer inaperçu pour nous comme pour autrui.
Peu de gens le comprennent : la plupart
s'applaudissent de leurs bonnes actions, s'y
complaisent, y reviennent avec une satisfaction
infinie; leur pensée ne peut s'en
détacher. Cet état d'esprit
est incompatible avec la
pureté et la simplicité de la vie
originelle. Les impulsions impérieuses de
notre vie profonde sont d'une chasteté
farouche; aussi ne saurions-nous, fût-ce
devant nous-mêmes, nous prévaloir de
nos oeuvres. Nous avons au contraire à faire
si naïvement ce que nous impose une
nécessité intérieure, que nous
n'ayons plus même à imposer silence au
plus léger mouvement de suffisance en nous
répétant que nous n'avons rien fait
d'extraordinaire.
Notre esprit ne doit s'arrêter
à nos actions qu'autant qu'il y collabore;
et encore doit-il y collaborer sans jamais les
contempler. Il ne faut point qu'il y assiste en
observateur, il faut qu'il s'y absorbe assez
complètement pour n'en point être
impressionné. Nous constituer spectateurs en
face de nos propres actions est aussi coupable que
de réclamer pour elles des spectateurs. En
outre, nous compromettons ainsi
l'intégrité de notre mouvement : nous
réunissons en une seule personne
héros et admirateurs. Or dans la mesure
où nous devenons admirateurs, nous cessons
d'être héros. Nous sommes des acteurs
qui jouent un rôle, ne fût-ce que
devant eux-mêmes. L'unité compromise,
la vérité disparaît et avec la
vérité la force
féconde.
Il nous est impossible
d'exécuter un travail tout en observant nos
gestes dans un miroir. L'énergie de nos
mouvements en est diminuée, notre attention
se détourne de la chose elle-même pour
se reporter sur nous, nos impressions influent sur
l'exécution. Nous n'agissons plus
ingénument et objectivement. Et quand, en
outre, une fois l'oeuvre accomplie, nous nous
retournons pour la considérer
complaisamment, un arrêt se produit, le
rythme de notre vie s'interrompt et le moment
s'écoule en vain. Le temps est
trop court pour que nous le
perdions à fêter nos victoires. Il
faut avancer; la vie qui monte nous
presse.
Les hommes qui
«deviennent» ne sauraient se glorifier de
leur vie nouvelle et de leurs oeuvres. Car ce qui a
du prix à leurs yeux, c'est ce qui est
né et a grandi naturellement, ce qui n'est
point le produit de leurs réflexions et de
leurs efforts; aussi ne trouvent-ils de joie dans
leur vie personnelle que lorsqu'elle est devenue le
docile organe de l'action divine. Ils viennent en
aide à ceux qui ont besoin d'eux, par un
mouvement tout réflexe qui, en
libérant leur énergie
intérieure, leur procure une joie
instinctive, mais exclut toute satisfaction
d'eux-mêmes. Qui, en effet, se glorifierait
d'aimer? Qui se croirait digne de reconnaissance
parce qu'un autre, en se laissant secourir, l'aide
à réaliser sa vocation? Y a-t-il
quelque chose d'extraordinaire à administrer
en faveur d'autrui, avec sagesse et
fidélité, les biens qui nous sont
confiés, et à en faire part aux
nécessiteux? Combien nous semblerait
ridicule le caissier qui tirerait vanité des
grosses sommes qu'il aurait à
débourser? Et cependant, lequel de nous
reste tout à fait exempt de ce sentiment
lorsqu'il accomplit un «sacrifice »? Nous
ne parvenons point à l'étouffer, mais
il disparaît: tout naturellement quand nous
avons pris une position normale en face de la vie
et quand nous sommes devenus si différents
que nous ressentons tout d'une manière
immédiate.
Mais pour que notre vie personnelle
s'écoule véritablement dans le
secret, ignorée de nous-mêmes et des
autres, il faut qu'elle jaillisse directement de la
profondeur. Nous ne vivrons d'une manière
absolument naïve que lorsque toutes nos
manifestations vitales émaneront non de la
réflexion, mais de
l'intuition, lorsqu'au lieu d'être
préméditées, elles
naîtront d'un contact vivant avec la
situation donnée, avec les obligations du
moment, avec les êtres qui sont placés
sur notre chemin. Si notre vie ne s'alimente aux
sources mystérieuses situées
au-dessous du domaine de la conscience, nous ne
connaîtrons jamais les impulsions originales
et créatrices. Les racines de tout ce qui
vit, de tout ce qui germe, plongent dans
l'obscurité. C'est la loi de la nature comme
de l'esprit humain. L'existence qui ne s'y conforme
point n'est plus une vie, mais un pitoyable
mécanisme. Les résultats de nos
réflexions sont des produits artificiels
dépourvus de toute vie originale et
génératrice, non des
phénomènes
élémentaires, des
révélations de notre nature, des
fruits authentiques de notre devenir. Nous les
avons fabriqués; ils n'ont pas mûri
spontanément.
L'opposition entre ces deux ordres
de faits est évidente. Dans l'un des cas,
à la vue de notre prochain dans la peine,
nous ressentons son angoisse aussi
profondément que si c'était la
nôtre et nous volons à son secours
sans y songer, parce que nous ne saurions faire
autrement. Sous la pression de sa détresse
se dégage en nous une puissance de sympathie
qui lui vient en aide «dans le secret».
Nous savons à peine après 'coup ce
que nous avons fait pour lui. Dans l'autre cas, la
détresse de notre prochain nous sollicite :
« Sois noble, secourable et bon! » Nous
comprenons l'obligation qui nous incombe et nous
obéissons. Nous l'assistons parce que le
devoir nous ordonne de l'aimer, mais non parce que
nous ne saurions ne pas l'aimer. Dans le premier
cas, nous agissons en vertu d'une impulsion
spontanée, dans le second sous l'empire
d'une considération morale.
Or, si nous ne voulons pas
étouffer la vie qui germe, il
faut que ce que nous
éprouvons spontanément se traduise
immédiatement dans la pratique. Cela
n'exclut point l'activité consciente qui
s'exerce au contraire entièrement au profit
de cette opération même. Car
l'ingénuité ne consiste point
à agir sans réflexion, mais à
concentrer notre esprit sur l'action qui doit
être accomplie, en sorte qu'il lui devienne
impossible de l'analyser, de s'y mirer, de s'en
applaudir. La naïveté n'est pas
l'inconscience, mais la spontanéité
candide qui ressent tout si profondément
qu'elle s'ignore elle-même en agissant, et ne
soupçonne point la grandeur et la
beauté de l'oeuvre accomplie.
Cette disposition n'exclut point,
mais implique au contraire la réflexion
nécessaire en vue de l'action. Notre esprit
perçoit par une intuition immédiate
tous les appels que la vie nous adresse, comme
aussi l'attitude que nous prenons instinctivement
à leur égard, et il réagit sur
le champ en portant un jugement qui met en branle
notre volonté. Et cela d'autant plus que nos
impressions sont vives et profondes. Plus notre
génie propre, c'est-à-dire notre
être originel, est actif, plus aussi ce qui
se passe en nous se produit simplement,
directement, involontairement et sans que nous nous
en rendions compte dans le détail. Toutefois
si nous n'obtenons pas d'emblée la
clarté qui nous est nécessaire pour
établir notre jugement, nous devons
certainement nous efforcer de l'acquérir par
l'examen approfondi du cas donné. Cet examen
pourra se prolonger, si les circonstances
l'exigent, mais il restera toujours objectif,
strictement au service de «la chose», qui
seule sera prise en
considération.
Il est évident que dans une
vie toute primesautière et jaillissante,
passant ainsi directement de l'impulsion
à l'action, il n'y a pas
de place pour la préoccupation du
mérite et de la récompense. Quand la
main gauche ignore ce que fait la droite, la raison
ne suppute point le bénéfice
possible, soit dans la vie présente, soit
dans la vie à venir. Aucun mobile
étranger à la chose même
n'intervient. Nul motif n'émanant pas du
sentiment intuitif des nécessités du
moment n'est pris en considération. C'est
pourquoi nous affirmons que le commandement positif
du v. 3 réduit à néant la
notion juive de récompense, à
laquelle Jésus emprunte d'abord ses
expressions en vue de ses auditeurs.
Cependant si les manifestations de
notre vie se produisent ainsi dans le secret, le
Père qui voit dans le secret, s'y
révélera. Dieu considère ce
qui se cache, parce qu'il est un Dieu caché.
Il agit dans les ténèbres; il
crée du fond de l'obscurité. C'est
dans le secret qu'il entre en contact avec l'homme,
c'est dans le tréfonds de notre être
que nous percevons le flot de sa vie qui monte en
nous. Nous le sentons vibrer dans
l'inquiétude qui nous révèle
nous même à nous-mêmes et nous
pousse à chercher sans
répit.
Dans cet émoi de tout notre
être, les impressions et les sollicitations
de la vie trouvent le milieu qui les reçoit
et les transmet et d'où émane notre
mouvement vital. C'est de cette source
cachée que doit découler notre
activité pour être vraiment née
de Dieu. Tant qu'elle dérive de la surface,
c'est-à-dire de notre vie consciente, de nos
pensées et de nos résolutions, il lui
manque le contact direct avec Dieu. Nous agissons,
sans doute, avec la préoccupation de servir
Dieu, mais nous cessons de vivre objectivement et
c'en est fait de notre spontanéité.
C'est l'état intérieur que
l'apôtre Paul caractérise en ces
termes : « Ce qu'on ne fait pas avec foi
» - c'est-à-dire ce qui ne jaillit pas
d'un contact avec Dieu ressenti
spontanément - « est un
péché». Si au contraire notre
vie jaillit directement des sources
intérieures, Dieu la mettra en valeur. Nous
n'aurons plu, à nous préoccuper de
l'effet, des résultats, du succès,
car en elle se manifestera l'action divine et
créatrice. Quand Dieu donne le vouloir, il
donne aussi l'exécution.. Moins donc nous
analysons notre manière d'agir, moins nous
nous en inquiétons, plus nous vivons
simplement et naïvement, plus aussi elle
devient l'affaire de Dieu. Plus notre vie reste
ignorée, plus elle se produit avec la
spontanéité d'un
phénomène naturel, mieux aussi il
peut s'y révéler et en tirer parti.
La disposition la plus propre à faire de
nous ses organes, c'est une objectivité
enfantine. Notre vie personnelle exercera donc une
influence Objective d'autant plus féconde
qu'elle restera plus cachée
subjectivement.
En outre ce qui se fait ainsi dans
le secret ne restera point ignoré. «Il
n'y a rien de caché qui ne doive être
révélé. » Non par nous,
il est vrai; c'est Dieu qui s'en chargera, mais
seulement si nous n'y songeons pas. II ne peut
mettre en lumière que ce que nous laissons
nous-mêmes dans l'ombre. Mieux vaut donc ne
pas nous en préoccuper.
En somme, cet enseignement de
Jésus concernant l'aumône
éclaire pour nous toute la vie personnelle
des hommes nouveaux. Cette vie conserve toujours
son caractère primitif : dans la suite,
comme à son début, elle est une
manifestation impulsive de leur vie profonde,
l'épanouissement et le déploiement
spontanés de l'être originel qui a
pris naissance en eux, mais non l'effet d'un
travail moral entrepris sur eux-mêmes. Ils ne
se façonnent pas volontairement sur une
conception de la vie située. en dehors deux,
ils n'agissent plus en
contradiction et en continuel désaccord avec
eux-mêmes d'après un modèle
digne d'être imité, mais la
vérité invisible qui germe en eux
s'actualise directement dans leur vie et c'est elle
qui communique la lumière à leur
pensée. Leur vie personnelle repose sur une
intuition immédiate et non sur des
déductions de leur esprit. Elle est
impulsive et non laborieuse, Simple et jaillissante
et non point élaborée et
apprêtée. C'est une création,
non un produit artificiel, le fruit de la vie qui
les presse, non le résultat de la
réflexion et du surmenage. L'homme n'y peut
collaborer qu'en lui procurant les conditions
favorables à son développement et en
laissant libre cours à la réalisation
de ses intuitions immédiates. Il lui faut
pour cela se dépouiller de toutes les
considérations, de tous les sentiments qui
le paralysent, éviter aussi tout ce qui
compromet son ingénuité. Il faut que
ce qu'il ressent spontanément se traduise en
actes, et que ses impulsions créatrices
s'extériorisent aussi franchement que
possible.
Ce mode de vivre est propre à
la nature nouvelle qui veut s'épanouir en
nous, parce qu'il est spontané comme elle.
La croissance et l'action d'un être sont
toujours conformes à sa nature, car elles ne
sont que l'être même entré dans
le mouvement de la vie. Aussi la puissance et la
netteté des manifestations de notre
être originel dépendent-elles de
l'intégrité des
phénomènes de notre vie profonde, et
l'action divine et créatrice ne peut-elle se
déployer pleinement en lui, que si cette vie
est toute naïve et
primesautière.
Là où apparaît
la moralité nouvelle, le nouvel être
existe en substance. Pareillement, là
où la vie est toute spontanée, il
déploie son caractère et sa vie
propre. Ces deux
phénomènes sont
inséparables. De même, la nouvelle
moralité n'est l'épanouissement
authentique de l'être originel que
lorsqu'elle est instinctive et porte
spontanément ses fruits; et d'autre part la
vie instinctive n'est réellement une
création de l'être originel que
lorsqu'elle se manifeste d'une manière qui
lui est conforme. L'homme dont la moralité
n'est qu'un principe, un idéal
laborieusement poursuivi, ignore la transformation
radicale de l'être, tout comme celui qui se
donne tel qu'il est sans être guidé
par les lois de la vie nouvelle. La vie originelle
n'est donc une réalité personnelle
que là où elle est devenue une
seconde nature et où, en même temps,
toutes les manifestations naïves et
spontanées de la vie témoignent d'un
renouvellement de l'être selon sa
vérité.
Ce n'est pas seulement dans le
domaine de l'action morale que s'exprime d'une
manière naïve et originale la vie
personnelle des hommes nouveaux. C'est dans tous
les domaines. Leur commerce journalier avec leur
prochain, par exemple, découle directement
du contact qui s'établit tout naturellement
entre eux. Leur sensibilité délicate
leur communique le sûr instinct qui les fait
toujours toucher juste. La diversité de leur
attitude personnelle, le ton et le rythme de leur
vie en commun, la nuance de leur maintien
résultent des rapports invisibles
établis et vivifiés par un
échange mutuel immédiat. Ils
rayonnent d'une spontanéité exquise
qui prête à tous les mouvements de
leur vie leur couleur spéciale et leur
charme particulier, ils sont aux antipodes de toute
pose, de toute manière raisonnée, des
précautions diplomatiques comme des
subtilités artificieuses. Il est clair qu'un
commerce pareil constitue seul la vie authentique,
l'entr'aide en vue du progrès et la
communion véritable.
C'est ainsi que nous nous rendons
maîtres de la vie, trouvant dans l'intuition
directe des grands et des petits problèmes
de chaque jour leur solution réelle et
complète, faisant droit avec une aisance
tranquille aux devoirs qui nous incombent, parce
que nos actions et nos démarches sont
l'expression primesautière de notre
personnalité et de notre vie profonde. Tant
qu'il faut commencer par nous battre les flancs,
rien ne nous réussit. L'activité
raisonnée n'est que du sabotage. Ce qui ne
marche pas de soi-même marche de travers.
Toute imperfection résulte d'une intuition
insuffisante et d'une spontanéité
contrariée.
Nous avons déjà
constaté le même fait à propos
de la confession et de la propagation de la vie
nouvelle. En fin de compte, nous le retrouvons
à la base de toutes les relations humaines,
dans lesquelles la vérité doit
s'incarner, qu'il s'agisse du mariage ou de
l'éducation, du travail en commun ou des
droits du prochain; et notre mal consiste
précisément en ce que toute vie
spontanée, immédiate et jaillissante
est étouffée en nous par le
raisonnement et l'analyse, l'affectation et les
procédés artificiels.
Mais il ne nous est possible de
vivre en toute naïveté que lorsque
notre nouvelle nature est devenue une puissance.
Tant que la source de nos intuitions
immédiates est obstruée, notre vie
n'en saurait découler. Vous donc, ô
chercheurs, qui l'entendez sourdre en vous,
laissez-la monter et déborder de toutes
parts, avec une force créatrice.
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