Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



LE SERMON SUR LA MONTAGNE
Transposé dans notre langage et pour notre temps



CHAPITRE III

LA VIE PERSONNELLE
(Matthieu VI, 1-18.)

3. La vie cachée.

«Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites, qui se composent un visage tout défait pour que leur jeûne attire les regards des hommes En vérité, je vous le dis, ils ont leur récompense. Pour toi, lorsque tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, afin que ton jeûne ne soit pas aperçu des hommes, mais seulement de ton Père qui est présent dans le secret; et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra. »

Jeûner, c'est s'abstenir. Il suffit de s'en rendre compte pour ne point passer avec indifférence à côté de ces paroles de Jésus. Car autant est vain le jeûne corporel conventionnel et tout extérieur qui n'est qu'un exercice religieux prescrit par l'Église, autant est importante l'abstinence volontaire de celui qui, dans certaines circonstances et pour des motifs déterminés, renonce à telle ou telle satisfaction dans l'intérêt de son développement, de sa vie ou de son activité. Je n'entends point par là uniquement la privation de nourriture, mais le renoncement aux agréments et aux nécessités de l'existence, à la lecture, aux jouissances artistiques, à la conversation, à la vie de société, au confort et au luxe, aussi bien qu'au manger et au boire, selon que l'obligation s'en fait sentir à nous à un moment donné. Je ne parle pas de l'ascétisme qui a son but en lui-même et qui est la négation de la vie, mais du renoncement qui a un sens, qui affirme la vie, qui cherche à l'ennoblir ou à la fortifier. Ce jeûne librement approprié aux nécessités de notre âme est un des traits fondamentaux de la vie personnelle, car il est le plus puissant levier de vie dont nous disposions. Et il est un signe de vie personnelle, parce qu'il affirme la souveraineté de notre moi et sa libre administration de notre économie intérieure et extérieure.

Il n'est point nécessaire de le prescrire aux chercheurs. Ils y viennent de leur propre mouvement. Ils savent que nous n'assurons la prééminence de notre moi qu'en nous sevrant de tout ce qui exerce sur nous une influence tyrannique. Ils ont fait l'expérience qu'en s'exerçant à l'abstinence on «entraîne » la personnalité qui acquiert de ce fait la force de résistance, la souplesse, l'énergie et l'élasticité. Ils se rendent compte que nous ne pouvons accomplir aucune tâche, atteindre aucun but élevé, sans renoncer à tout ce qui nous entrave, nous détourne et nous affaiblit. Ils jeûnent instinctivement, lorsqu'ils rompent avec tout ce qui trouble leur contact avec Dieu et recherchent la solitude afin de rentrer en eux-mêmes, ou lorsqu'ils laissent tout le reste à l'arrière-plan dans l'intérêt de la seule chose nécessaire, et s'abstiennent de tout ce qui compromet leur vie et leur développement.

Toutefois Jésus ne veut point nous enseigner ici qu'il faut jeûner, mais comment nous devons le faire. Et une fois de plus, il nous répète : «non pas publiquement, mais en secret», non de manière à attirer les regards mais à la dérobée, non extérieurement, mais intérieurement. Dieu seul qui voit dans le secret doit en être témoin.

Mais, objectera-t-on peut-être, si je renonce à la vie de société parce qu'elle me captive et me futilise, aux jouissances artistiques parce qu'elles sont pernicieuses pour moi, ou à l'alcool parce qu'il diminue ma force de résistance, cela ne peut avoir lieu secrètement. Il est impossible qu'on ne le remarque pas. Certes; aussi n'est-ce point là ce que Jésus condamne. Nous ne pouvons cacher le changement qui se produit dans notre vie, mais nous pouvons laisser ignorer qu'il est un acte de renoncement. C'est le jeûne en soi qui doit passer inaperçu. Qu'on s'explique comme on le voudra notre métamorphose, ne laissons nul regard pénétrer dans notre âme, célons les mobiles de notre conduite, les circonstances personnelles qui l'inspirent. Préservons notre être intime de l'indiscrétion des curieux qui prennent plaisir à épier leurs semblables et à surprendre leurs singularités.

L'insistance de Jésus sur ce point est telle qu'il va jusqu'à recommander certaines mesures propres à garantir le secret du jeûne. «Bien loin de montrer un visage défait, dit-il, parfume ta tête et lave ton visage», - c'est-à-dire rayonne de la joie de vivre et pare-toi comme pour une fête, - « afin que ton jeûne n'attire pas les regards des hommes». Que ton apparence dissimule ce qui se passe en toi.

Mais en nous donnant l'air différent de ce que nous sommes en réalité, ne tomberons-nous pas d'une hypocrisie dans une autre? Jésus n'exige-t-il pas de nous une conduite mensongère? Sans aucun doute, si nous appliquons ici nos notions habituelles et toutes formelles de la sincérité. Mais Jésus en a une conception différente. Car son instinct délicat discerne l'hypocrisie subtile qui se cache sous une sincérité apparente et la fausseté intérieure qui s'y propage.

Pour sauver l'honneur de Jésus, on allègue qu'il a simplement voulu montrer que ceux qui sont dans une relation normale avec le Père peuvent rester joyeux, même au sein de la plus grande détresse et des plus douloureux dépouillements, parce qu'ils le demeurent au fond du coeur. Qui nierait qu'il puisse en être ainsi et que ce soit l'idéal pour les enfants de Dieu? Évidemment le renoncement qui nous assombrit et nous laisse un arrière-goût d'amertume n'est pas un renoncement complet. Il retient intérieurement ce qu'il abandonne extérieurement. Nous ne sommes réellement détachés de ce qui est pour nous une occasion de chute que lorsque nous n'en ressentons plus la privation. Et quand le résultat poursuivi par ce moyen nous tient assez à coeur pour que nous y sacrifiions tout, nous pouvons le faire avec joie et le sourire aux lèvres. Cependant ni le texte, ni son contexte ne nous indiquent que ce soit là la pensée de Jésus. Il nous recommande d'agir de manière à cacher notre renoncement intime. L'attitude qu'il nous prescrit correspond exactement à l'ordre de fermer la porte sur nous quand nous voulons prier le Père - c'est une mesure de sûreté que nous avons à prendre.

Mais précisément parce que tel est le cas, nous ne manquons pas à la vérité en parfumant notre tête lorsque nous jeûnons. Car il ne s'agit pas de simuler ce que nous n'éprouvons pas, mais seulement de dissimuler sous une attitude de surface ce qui se passe au fond de notre être intime, et de déjouer ainsi l'indiscrétion des hommes. Que nous paraissions alors différents de ce que nous sommes, cela est indéniable. Toutefois notre manière d'agir n'implique aucune intention mensongère, mais une légitime défense de notre moi. Si quelqu'un confond l'apparence avec la réalité, nous n'en sommes pas plus responsables que nous ne sommes obligés pour être vrais de nous présenter nus à tout venant. En tout cas, cette erreur ne tient pas à notre réserve, mais à la superficialité de notre prochain.

Mais surtout si nous agissons ainsi, c'est en vertu d'une conception tout autre de la vérité. La notion extérieure, formelle, mécanique de la vérité exige que tout ce que nous faisons et disons soit exact : nous sommes véridiques lorsque nous exprimons ce qui est littéralement vrai. La véracité, dans ce cas, c'est la fidélité de la reproduction photographique. Ce serait donc mentir et tromper, au sens strict du mot, que de raconter aux enfants des contes de fées et se prêter à leurs représentations enfantines, ou de répondre simplement : Bien, merci, à la question : Comment vous portez-vous? lorsque nous ressentons un malaise quelconque. Il faudrait ne rapporter aux enfants que des événements historiques incontestables, ne leur donner que des réponses scientifiquement exactes et répondre aux questions concernant notre état par une analyse scrupuleuse de notre condition physique et morale.

La notion objective, intérieure, organique de la vérité exige au contraire que nous parlions et agissions de manière à satisfaire aux obligations présentes, à résoudre parfaitement le problème posé, à réaliser intégralement notre vocation, à cet instant précis. Or cela ne peut avoir lieu d'une façon abstraite, mais seulement d'une manière concrète, sur la base et dans la mesure des conditions données : de notre état intérieur, de nos relations spéciales avec notre interlocuteur, des circonstances du moment, des droits et des devoirs qui découlent de la situation générale. Il n'y a de vérité que dans ce qui « devient» et mûrit; tout ce qu'on échafaude est faux en soi. Toute manifestation qui procède directement de l'intuition immédiate de la nécessité actuelle est donc véridique pourvu qu'elle y corresponde, qu'elle soit exacte ou non au sens purement formel. En conséquence, la seule réponse vraie sera celle que notre interlocuteur pourra comprendre et utiliser et qui satisfera entièrement à ses besoins présents. Aussi n'est-ce point mentir que de fournir provisoirement aux enfants des explications incomplètes; tandis que c'est agir d'une manière contraire à la vérité que de donner en pâture à leur imagination les faits dans toute leur sécheresse.

Ce qui est faux au sens organique du mot, ce n'est pas la parole qui formule une chose inexacte, mais bien plutôt la parole inutile qui détruit au lieu de vivifier, parce qu'elle ne procède pas d'une nécessité intérieure et ne donne aucun sens au moment actuel, le propos Insignifiant et arbitraire, quelque irréprochablement exact qu'il soit d'ailleurs. C'est à ce point de vue que Jésus se place, quand il nous dit que nous aurons à rendre compte de toutes les paroles « vaines » que nous aurons prononcées.

Une vie pénétrée de cette sincérité effective est l'accomplissement de toutes nos obligations morales envers la vérité. Jésus entendait l'apporter au monde comme tous les autres accomplissements que nous présente le Sermon sur la montagne. En conséquence, la conduite qu'il prescrit à ceux qui jeûnent répond à une exigence inéluctable de la vérité. En effet, pour être absolument sincère, notre jeûne doit demeurer ignoré; mais ce n'est possible que si la surface de notre vie reste assez unie pour ne rien trahir de ce qui se passe au-dessous. Il en résulte que nous avons à prendre les mesures qui nous garantissent le secret, dussions-nous pour cela voiler la détresse de notre âme sous une apparente gaîté.

En agissant ainsi, nous ne méconnaissons point nos obligations envers le prochain. Il n'a nul droit de connaître notre vie intérieure, ni d'y prendre part. La sincérité n'implique pas l'expansion. L'impression illusoire que nous produisons sur les autres, n'est ni un mensonge, ni une tromperie; pas plus que l'apparence de dureté, d'injustice ou de cruauté sous laquelle se dérobent dans l'univers l'amour et la miséricorde de Dieu.

Nous ne comprendrons, du reste, à quel point cette mesure de protection est conforme à la vérité qu'en dégageant clairement la loi de la vie nouvelle qui est ici en cause.

Le jeûne peut être inspiré par les motifs et les mobiles les plus divers. La discipline qu'il nous impose est un incomparable instrument d'éducation personnelle et de conquête de. l'autonomie intérieure, un levier extraordinairement efficace de la liberté individuelle; dans la lutte pour notre véritable existence, il est l'arme la plus tranchante et la plus appropriée; il est l'unique moyen dont nous disposions pour augmenter notre force et notre capacité d'action, enfin il est souvent l'expression immédiate d'un jugement que nous prononçons sur nous-mêmes. Quand le jeûne est de la sorte un acte volontaire, et non l'exécution d'un commandement de l'Église ou d'un devoir religieux, il devient une manifestation capitale de notre vie intime et personnelle. Et en nous exhortant énergiquement à le laisser ignorer, Jésus nous enseigne que pour rester sincère et féconde, notre vie profonde doit se dérouler dans le secret et dans la solitude.

C'est de cette source mystérieuse que jaillit notre vie personnelle. C'est de ces couches obscures que montent les sucs qui l'alimentent. Là se font entendre les voix qui élèvent des profondeurs, et se révèlent les vérités invisibles. Là l'être originel cherche à s'affirmer en face du flot montant des instincts corrompus et des séductions funestes. Là convergent les impressions que nous apporte la vie, et qui au contact des expériences antérieures demeurées vivantes bien que silencieuses, éveilleront les émotions d'où jaillira notre vie nouvelle. Les orages de la destinée fondent sur nous et secouent le tréfonds de notre être; la pression répétée de nos détresses et de nos devoirs provoque des explosions formidables de l'énergie personnelle qui y est concentrée. Des impulsions puissantes se font jour, des intuitions inconnues S'éveillent, de merveilleux pressentiments frémissent, tandis que tout l'effort de notre esprit suffit à peine à saisir, élaborer, mettre en oeuvre ce nouveau devenir et ces expériences nouvelles. Ainsi, tout ce qui nous arrive passe dans le creuset de notre vie profonde pour être purifié des scories qui le souillent et transformé en un trésor de vie. Elle est le centre duquel tout part et auquel tout revient.

Elle est le lieu où s'opère le développement embryonnaire de notre vie personnelle. La vie consciente, claire, énergique qui s'épanouit souveraine et consciente de son but repose entièrement sur une vie de sensations immédiates, constamment fécondées par nos expériences. D'elles surgissent les clartés, les inspirations, les forces qui modèlent et dirigent notre vie personnelle. Il n'y a point là un travail de réflexion ou de raisonnement, mais un processus de croissance qui élabore, clarifie, transforme, une maturation graduelle, la gestation de l'être qui se forme en nous et veut venir au jour. Cette vie naissante échappe à notre action. Tantôt elle ne croît qu'insensiblement dans le silence de notre attente recueillie; tantôt nous nous sentons ébranlés jusqu'au fond par l'angoisse et la souffrance intolérable que nous cause cet effort de la vie. Mais nous nous y consacrons tout entiers, avec d'autant plus d'ardeur.

Cependant notre être intime n'abrite pas seulement le mystère de notre vie naissante; il est aussi le théâtre de notre activité personnelle. Nous ne pouvons nous borner à hâter de nos voeux l'évolution qui commence, nous avons à nous mesurer avec les problèmes qui nous obsèdent et nous ne saurions trouver de repos avant de les avoir résolus. Il faut que les fardeaux soient portés, les conflits apaisés, les liens rompus, le chemin trouvé, la fatalité vaincue. Le champ de bataille de notre vie personnelle est au fond de nous-mêmes. Les ennemis que nous n'y aurons pas domptés demeureront invincibles, car là seulement se remportent les vraies victoires. Là se découvrent les solutions qui « accomplissent»; en les cherchant ailleurs nous n'aboutirions qu'à des accommodements.

Le secret le plus absolu est donc indispensable à l'élaboration de nos expériences comme au développement de notre vie naissante. Tout ce qui vit a été conçu dans l'obscurité; rien ne s'effectue d'une manière féconde, puissante et souveraine sans avoir été auparavant trouvé et expérimenté dans le secret. C'est sur cette loi fondamentale de la vie véritable que repose l'exhortation de Jésus que nous venons de considérer.

Notre vie intime est notre sanctuaire; quiconque en a retrouvé l'entrée est prêt à tous les sacrifices pour le réédifier après en avoir été lui-même le dévastateur inconscient. Gardons-le jalousement de la profanation des visiteurs étrangers et incompréhensifs. N'y laissons pénétrer que les familiers de notre âme. Mais dans ce sanctuaire même, il est un lieu très saint dont nul ne doit franchir le seuil. Ce qu'il recèle - anxiétés, détresses, douleurs, sentences prononcées sur nous-mêmes dans la honte et le repentir, luttes contre le doute et le désespoir, victoires de la foi, attente patiente et tenace, jugements de Dieu, tentations diaboliques, expériences merveilleuses - doit rester caché à tous les yeux. Nous ne pourrons sans doute empêcher nos plus proches de pressentir l'état de notre âme. Mais ce qui s'y passe en réalité leur restera voilé, comme bien souvent à nous-mêmes, si ébranlés que nous soyons par ces secousses souterraines et ces brusques éruptions. Quoiqu'il en soit, n'en parlons pas, même aux plus chers. Que leur contact immédiat et personnel avec nous le leur fasse seul entrevoir. Alors leur silence discret ne fera que favoriser le mystère duquel dépend le salut de notre personnalité.

Il s'agit de faire acte d'énergie et de tout sacrifier à cette sauvegarde absolue de notre vie cachée. Y manquer, c'est lui donner le coup de mort. Celui qui découvre aux regards les affres de son devenir, les angoisses au prix desquelles il affirme et maintient son moi, ses difficultés dans l'accomplissement de sa vocation, profane ce qu'il y a de plus saint en lui et livre le mystère de sa personnalité.

Nul n'a besoin, du reste, d'en être averti. La pudeur de l'âme nous en préserve naturellement. L'homme sain est incapable de parler de ses expériences intimes avant qu'elles aient atteint la maturité qui leur permet de porter des fruits de vie. Mais dans les cercles où l'on fait de la vie intérieure un sport, une verbosité sans pudeur étouffe chez plusieurs la répugnance instinctive à divulguer leurs émotions et leurs expériences les plus sacrées. On ne sait plus rien éprouver sans le proclamer aussitôt. On se met en scène, on s'étale complaisamment pour la plus grande gloire de Dieu, pour le bien de ses frères, par besoin de distraction, sans se rendre compte du sacrilège que l'on commet. Jésus défendait avec menaces à ceux qui avaient reçu quelque secours ou quelque révélation de Dieu, d'en rien dire à personne. Combien ce sentiment s'est perdu dans notre monde chrétien !

Le silence est la chasteté de l'âme. L'amour seul autorise à parler, l'amour vrai qui n'est que la vie qui déborde. Comment donc aimer sans avoir commencé par se taire jusqu'à ce qu'on ose parler, jusqu'à ce qu'on ait quelque chose à communiquer? Il faut que les sources secrètes aient émergé des profondeurs avant de se répandre.

La mise à nu de notre vie cachée entraîne toutes les conséquences de la prostitution. Elle tue la pudeur de l'âme et avec elle la sensibilité délicate qui est l'organe des expériences profondes et originales; l'impulsivité est compromise, le développement spontané s'arrête. Le travail de la vie organique ne supporte pas le grand jour. Lorsqu'elle languit pour avoir été arrachée à l'obscurité, force est bien de la remplacer par une contrefaçon. La réflexion prend la place de l'intuition; les sentiments d'emprunt, l'affectation et la routine, celle des impulsions primesautières. On s'engage ainsi dans la voie mensongère et superficielle de l'illusion, de l'imitation et de la mise en scène. On simule la vie personnelle, parce qu'on ne peut plus la vivre spontanément.

Tant que nos expériences personnelles ne sont encore qu'un pêle-mêle informe d'impressions et de sentiments impossibles à formuler, tant qu'elles ne constituent pas un tout homogène assez distinct pour être saisi consciemment, tant qu'elles n'ont pas acquis la maturité nécessaire pour devenir un élément vivifiant dans la structure de notre organisme, nous avons à subir patiemment le travail de renouvellement qui se poursuit en nous, et à vivre de manière à le favoriser, mais à garder à tout prix le silence à son sujet, afin d'en assurer la réalité, la profondeur et la fécondité.

De même, nous n'avons pas le droit de parler des difficultés que nous n'avons pas vaincues, de ce qui n'a pas encore été consommé dans notre for intérieur. Nous avons à lutter, au contraire, dans le secret le plus absolu, jusqu'à ce que nous en soyons venus à bout. Les grandes actions ne naissent que dans le silence. En nous répandant au dehors avant le temps, nous nous privons des forces, des clartés, des expériences nouvelles qui devaient se révéler parmi ces obscurités, des progrès et des fruits que nous en pouvions attendre. Dans ce domaine, ce qui n'est fait qu'à moitié n'est pas fait du tout. Le contact direct avec le problème donné peut seul nous en apporter la solution. Sachons donc rester en proie à la fièvre qu'il nous cause jusqu'à ce que nous l'ayons trouvée. Tout épanchement prématuré trouble notre intuition immédiate et nous prive en conséquence de la source d'énergie de laquelle découle toute victoire.

Nous connaissons tous le soulagement qu'on éprouve à parler de ses perplexités. C'est le plus sûr moyen de s'en débarrasser, mais aussi de n'en jamais triompher et de les dépouiller de toute valeur vitale. Ce que nous communiquons nous échappe et nous devient étranger. Peut-être le rappellerons-nous avec larmes; nous ne le retrouverons plus jamais, car notre capacité de le ressentir s'est évanouie pour s'être dissoute prématurément en paroles. Ce qui germe en nous se flétrit quand nous l'exposons aux regards. Sans doute, dans une autre occasion, ces germes de vie pourront se ranimer et recommencer à bourgeonner; mais pour l'instant ils restent inutiles, et les progrès et la continuité de notre évolution en sont compromis.

Il n'en va pas de même des vicissitudes et des souffrances que nous avons à surmonter. Elles demeurent et s'imposent toujours à nouveau, même quand un coeur ami en a reçu la confidence. Mais la consolation et l'adoucissement que nous trouvons à en parler affaiblissent cependant et détendent la sensation qu'elles nous faisaient éprouver. Nous avons rendu inutiles et infructueuses nos douleurs et la détresse de notre âme. Il faudra que nous les éprouvions à nouveau, mais ce sera chaque fois avec moins d'intensité. Or, plus notre sensibilité s'amoindrit, plus aussi diminue notre faculté de réagir victorieusement. Apprenons donc à souffrir sans nous plaindre, afin d'avoir part aux fruits de la souffrance.

Lorsque nous ne réussissons pas à surmonter seuls nos difficultés, mais nous voyons obligés de recourir à l'aide d'autrui, le cas est tout différent. Il n'y a point là d'impudeur, pas plus qu'il n'y en a à consulter un médecin. Car le secours véritable ne supprime pas notre détresse intérieure; il nous y fait pénétrer au contraire plus profondément et il nous révèle l'attitude à prendre pour en triompher. L'ami vraiment secourable entre avec nous dans notre peine et nous soutient en la portant et la surmontant avec nous. Celui que nous initions ainsi à nos préoccupations, en une intime et vivante communion, nous aidera certainement à les dérober aux regards.

Quand notre obscure impulsion ou notre pressentiment anxieux se sont transformés en certitude lumineuse, quand la tension intérieure a produit un dégagement de vie et l'expérience de Dieu déployé son action créatrice, quand la détresse purificatrice a abouti à un nouvel essor de l'âme, l'angoisse intolérable à la victoire, le devoir pénible à l'accomplissement, - alors, mais seulement alors, peut être révélé ce qui a mûri en nous, ce que nous avons conquis intérieurement.

Les fruits de notre vie cachée appartiennent à tous, mais non le secret des phénomènes qui les ont fait apparaître et des conditions dans lesquelles ils ont mûri. Il faut que le monde voie l'oeuvre achevée de notre personnalité, non la vie intérieure d'où elle procède, quelque remarquable et puissante qu'elle soit peut-être. Qui voudrait narrer après coup les douleurs de son enfantement et les affres de son devenir comme il ferait le récit de ses aventures? Que ces expériences restent enfermées dans notre sanctuaire le plus intime, sous peine d'être perdues pour nous. Qu'elles s'ensevelissent au fond de nous-mêmes pour y devenir un réservoir permanent de vie!

Il n'est pas toujours facile, cependant, de dérober l'accès de notre sanctuaire, non seulement à la curiosité importune des passants indiscrets, mais encore à la compassion des amis bien intentionnés. On écarte aisément les envahisseurs étrangers; on se soustrait difficilement à la sollicitude à courte vue qui voudrait nous épargner les souffrances et les risques, à l'affection fidèle qui devine en une certaine mesure ce qui se passe en nous et nous trouble par ses consolations et ses conseils. Dans bien des cas, il ne suffit point de n'en rien laisser paraître, car les causes extérieures de notre angoisse intime ne sont que trop connues de notre entourage. Aussi nous voyons-nous obligés de recourir à des mesures préservatrices : «Parfume ta tête », nous dit Jésus, et cela d'autant plus diligemment que ton Jeûne est plus rigoureux. L'être chaste le fait instinctivement. Il déguise sa détresse et dépiste les regards inquisiteurs. Il déconcerte la sympathie qui cherche à s'imposer, et son air dégagé déçoit la curiosité. C'est un devoir catégorique de conservation personnelle. Laissons donc sans scrupule les flots moutonner gaîment à la surface, afin que nul ne soupçonne ce que recèlent leurs profondeurs silencieuses!

Cette sérénité apparente est notre unique moyen de salut lorsque la tempête intérieure menace de rompre toutes les digues et que nous nous trouvons en danger de perdre pied. Souvent alors il suffit que quelqu'un effleure par hasard le point sensible, pour que s'évanouisse tout notre empire sur nous-mêmes. Le flot de nos émotions contenues fait irruption comme un élément déchaîné et laisse notre âme en proie à la dévastation. Qui ne sait qu'il suffit d'un mot pour exaspérer celui qu'obsède une souffrance cachée, en sorte que sa désolation intérieure éclate" au dehors avec une impétuosité sauvage? Cela est terrible et funeste, car c'est la défaite sans rémission. Nous périssons dans la tourmente, quand nous ne pouvons plus la dominer. Il n'y a rien dont nous nous remettions plus difficilement que d'avoir donné en spectacle notre détresse intime. Cela ne doit pas être. Il faut contenir le tumulte intérieur pour en triompher et conserver notre dignité humaine. Ne laissons donc personne toucher à notre mal sous peine de perdre toute maîtrise de nous-mêmes. Et pour que nul ne s'y aventure, sachons donner le change sur ce qui se passe en nous. Le chant des pèlerins:

Souvent la bouche rit, le visage est joyeux
Alors que l'âme pleure et que le coeur se brise

est vrai dans un sens plus grave encore et pour tous les hommes. Que de fois ne supportons-nous notre angoisse qu'en la dissimulant sous des dehors plaisants! Celui qui ne sait pas feindre est incapable de vivre seul au milieu des hommes. Or quiconque ne sait pas vivre seul parmi ses semblables se perdra lui-même au milieu d'eux. Dérobons donc aux regards notre histoire intime et la vie profonde de notre moi, si nous tenons à le conserver.

Nous aurions tort évidemment d'employer pour sauvegarder notre vie personnelle des moyens qui répugnent à notre nature et à la vérité, si même ce n'était pas aller à fin contraire, et nous condamner à échouer misérablement. Toute comédie et toute tactique consciente manqueraient le but et nous seraient nuisibles, car elles tueraient notre spontanéité. Les seules mesures légitimes sont celles que la situation donnée nous suggère tout naturellement. Il ne s'agit point de prendre telle ou telle attitude calculée d'avance. La conduite que Jésus nous prescrit n'est pas autre chose que celle qu'adopte instinctivement une âme pudique que, avant même de se rendre compte de sa signification. Il est facile de détourner les questions dépourvues de tact, de prévenir, par des questions sur leur santé et leurs circonstances, les témoignages de commisération et les regards compatissants de ceux qui voudraient prendre part à notre peine. Non seulement le temps qu'il fait, mais les grands et les petits événements de la vie nous fourniront assez de matière pour nous y retrancher et y abriter notre détresse.

Pour masquer ainsi sa peine sous une apparence enjouée, il faut évidemment être doué d'un certain humour qui, même dans les temps difficiles, saisit les moindres lueurs qui viennent égayer le cours changeant des jours. Cependant, livrés à nous-mêmes, absorbés dans notre chagrin, nous les laisserions peut-être passer sans y prendre garde, tandis que détournés de nos préoccupations par l'importunité d'autrui, nous les remarquons involontairement et en profitons pour tenir à distance la commisération indiscrète. Sans doute aussi, ceux chez lesquels ne s'unissent point des éléments contraires et dont le fond ne se distingue en rien de la surface, ceux qui ne savent point associer le sérieux au badinage, réussiront malaisément à sauvegarder ainsi leur vie intérieure. Et ceux qui ne sont pas assez maîtres d'eux-mêmes pour voiler sous une apparence calme et unie les orages de l'âme n'y parviendront Jamais. il y faut une adresse et une maîtrise que plusieurs ne possèdent pas. Mais cela ne saurait infirmer ni le droit, ni le devoir que nous avons de préserver notre vie intime de toute intrusion, ni la possibilité de le faire tout en restant absolument sincères.

Si notre vie profonde demeure ainsi cachée à tous les regards, le Père la mettra en valeur. Il ne peut se révéler dans notre vie entière que si nous le laissons régner sans obstacle dans notre for intérieur, S'il regarde au secret du coeur, c'est que c'est là seulement qu'il opère et de là qu'il agit au dehors. L'élément créateur de toute vie personnelle, c'est la vibration de la puissance de vie universelle. C'est elle qui excite en nous l'inquiétude et l'ardeur de la recherche. Elle nous rend capable d'impressions profondes et de vie intense. En faisant éclore en nous l'être originel, elle crée notre véritable personnalité. Elle ouvre notre coeur à la vérité, et de tout événement, fait affluer en nous la vie. Mais pour que cette action du Père se concentre dans une évolution et une vie organiques capables de s'élever à leur plus haute puissance et de déployer des effets permanents, il lui faut le huis clos d'une vie intérieure inaccessible à tous. Aussi la révélation nette et puissante du Père par ses enfants dépend-elle de la réserve et de la chasteté de leur vie intime.

Les sources de la vie personnelle gisent donc dans l'obscurité et doivent y demeurer cachées pour lui permettre de s'y accumuler, d'en jaillir naturellement, et de se manifester normalement dans les trois directions indiquées par Jésus. En signalant aux chercheurs l'identité de cette loi de nature dans tous les domaines de la vie, Jésus nous exhorte énergiquement à l'observer à tout prix. Mais il est évident que cette exhortation ne concerne que les chercheurs. Car il est impossible d'engager qui que ce soit à fonder exclusivement son existence sur une chose qu'il ne possède pas. « Un homme ne peut recevoir que ce qui lui a été donné du ciel. » Les instructions de Jésus ne peuvent être pratiquées que par ceux chez lesquels est née la vie originelle.

Comment les autres vivraient-ils directement de leurs intuitions spontanées? Ils sont en proie à des impressions contradictoires, artificielles, fausses. Ils sont bien obligés de réfléchir, de peser et de trancher les questions selon des normes et des principes, sous peine de faire leur malheur et celui des autres. Comment pourraient-ils « adorer Dieu en esprit et en vérité », c'est-à-dire vivre uniquement de foi? Ils n'ont pas fait l'expérience immédiate de Dieu. Il faut bien qu'ils cultivent leurs relations avec lui, comme on le fait quand on ignore le contact divin. Comment leur vie intérieure prospérerait-elle? Ils ne possèdent point en eux de source cachée, toujours jaillissante; ils en sont réduits à vivre des autres et avec les autres, pour ne pas mourir d'inanition. S'ils tentaient d'accomplir les paroles de Jésus, ils se verraient bientôt livrés à une vaine exaltation et se consumeraient dans leur néant. Mais ce danger n'existe pas pour eux : ces instructions leur restent inintelligibles parce qu'ils ne connaissent pas la vie dans laquelle règne cette loi de nature.

Mais à ceux qui cherchent, les déclarations de Jésus concernant l'aumône, la prière et le jeûne, révèlent une étape nouvelle de la transformation radicale et merveilleuse qu'est la nouvelle naissance. Elles leur font entrevoir ce que devient notre vie lorsque les impulsions de l'être originel, les mouvements de la vérité grandissante éveillés dans l'âme inquiète, se coordonnent et s'organisent. Elles leur montrent comment se fonde et se constitue la vie collective et leur découvrent les sources primitives d'où la vie personnelle jaillit dans sa vérité, sa pureté et sa profondeur, pourvu que nous en sauvegardions le mystère. « Car il n'y a rien de caché qui ne doive être connu.»


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