LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE III
LA VIE PERSONNELLE
(Matthieu VI, 1-18.)
3. La vie cachée.
«Quand vous jeûnez, ne prenez pas
un air triste, comme les hypocrites, qui se
composent un visage tout défait pour que
leur jeûne attire les regards des hommes En
vérité, je vous le dis, ils ont leur
récompense. Pour toi, lorsque tu
jeûnes, parfume ta tête et lave ton
visage, afin que ton jeûne ne soit pas
aperçu des hommes, mais seulement de ton
Père qui est présent dans le secret;
et ton Père qui voit dans le secret, te le
rendra. »
Jeûner, c'est s'abstenir. Il
suffit de s'en rendre compte pour ne point passer
avec indifférence à côté
de ces paroles de Jésus. Car autant est vain
le jeûne corporel
conventionnel et tout
extérieur qui n'est qu'un exercice religieux
prescrit par l'Église, autant est importante
l'abstinence volontaire de celui qui, dans
certaines circonstances et pour des motifs
déterminés, renonce à telle ou
telle satisfaction dans l'intérêt de
son développement, de sa vie ou de son
activité. Je n'entends point par là
uniquement la privation de nourriture, mais le
renoncement aux agréments et aux
nécessités de l'existence, à
la lecture, aux jouissances artistiques, à
la conversation, à la vie de
société, au confort et au luxe, aussi
bien qu'au manger et au boire, selon que
l'obligation s'en fait sentir à nous
à un moment donné. Je ne parle pas de
l'ascétisme qui a son but en lui-même
et qui est la négation de la vie, mais du
renoncement qui a un sens, qui affirme la vie, qui
cherche à l'ennoblir ou à la
fortifier. Ce jeûne librement
approprié aux nécessités de
notre âme est un des traits fondamentaux de
la vie personnelle, car il est le plus puissant
levier de vie dont nous disposions. Et il est un
signe de vie personnelle, parce qu'il affirme la
souveraineté de notre moi et sa libre
administration de notre économie
intérieure et extérieure.
Il n'est point nécessaire de
le prescrire aux chercheurs. Ils y viennent de leur
propre mouvement. Ils savent que nous n'assurons la
prééminence de notre moi qu'en nous
sevrant de tout ce qui exerce sur nous une
influence tyrannique. Ils ont fait
l'expérience qu'en s'exerçant
à l'abstinence on «entraîne
» la personnalité qui acquiert de ce
fait la force de résistance, la souplesse,
l'énergie et l'élasticité. Ils
se rendent compte que nous ne pouvons accomplir
aucune tâche, atteindre aucun but
élevé, sans renoncer à tout ce
qui nous entrave, nous détourne et nous
affaiblit. Ils jeûnent instinctivement,
lorsqu'ils rompent avec tout ce
qui trouble leur contact avec Dieu et recherchent
la solitude afin de rentrer en eux-mêmes, ou
lorsqu'ils laissent tout le reste à
l'arrière-plan dans l'intérêt
de la seule chose nécessaire, et
s'abstiennent de tout ce qui compromet leur vie et
leur développement.
Toutefois Jésus ne veut point
nous enseigner ici qu'il faut jeûner, mais
comment nous devons le faire. Et une fois de plus,
il nous répète : «non pas
publiquement, mais en secret», non de
manière à attirer les regards mais
à la dérobée, non
extérieurement, mais intérieurement.
Dieu seul qui voit dans le secret doit en
être témoin.
Mais, objectera-t-on
peut-être, si je renonce à la vie de
société parce qu'elle me captive et
me futilise, aux jouissances artistiques parce
qu'elles sont pernicieuses pour moi, ou à
l'alcool parce qu'il diminue ma force de
résistance, cela ne peut avoir lieu
secrètement. Il est impossible qu'on ne le
remarque pas. Certes; aussi n'est-ce point
là ce que Jésus condamne. Nous ne
pouvons cacher le changement qui se produit dans
notre vie, mais nous pouvons laisser ignorer qu'il
est un acte de renoncement. C'est le jeûne en
soi qui doit passer inaperçu. Qu'on
s'explique comme on le voudra notre
métamorphose, ne laissons nul regard
pénétrer dans notre âme,
célons les mobiles de notre conduite, les
circonstances personnelles qui l'inspirent.
Préservons notre être intime de
l'indiscrétion des curieux qui prennent
plaisir à épier leurs semblables et
à surprendre leurs
singularités.
L'insistance de Jésus sur ce
point est telle qu'il va jusqu'à recommander
certaines mesures propres à garantir le
secret du jeûne. «Bien loin de montrer
un visage défait, dit-il, parfume ta
tête et lave ton visage», -
c'est-à-dire rayonne de
la joie de vivre et pare-toi comme pour une
fête, - « afin que ton jeûne
n'attire pas les regards des hommes». Que ton
apparence dissimule ce qui se passe en
toi.
Mais en nous donnant l'air
différent de ce que nous sommes en
réalité, ne tomberons-nous pas d'une
hypocrisie dans une autre? Jésus
n'exige-t-il pas de nous une conduite
mensongère? Sans aucun doute, si nous
appliquons ici nos notions habituelles et toutes
formelles de la sincérité. Mais
Jésus en a une conception différente.
Car son instinct délicat discerne
l'hypocrisie subtile qui se cache sous une
sincérité apparente et la
fausseté intérieure qui s'y
propage.
Pour sauver l'honneur de
Jésus, on allègue qu'il a simplement
voulu montrer que ceux qui sont dans une relation
normale avec le Père peuvent rester joyeux,
même au sein de la plus grande
détresse et des plus douloureux
dépouillements, parce qu'ils le demeurent au
fond du coeur. Qui nierait qu'il puisse en
être ainsi et que ce soit l'idéal pour
les enfants de Dieu? Évidemment le
renoncement qui nous assombrit et nous laisse un
arrière-goût d'amertume n'est pas un
renoncement complet. Il retient
intérieurement ce qu'il abandonne
extérieurement. Nous ne sommes
réellement détachés de ce qui
est pour nous une occasion de chute que lorsque
nous n'en ressentons plus la privation. Et quand le
résultat poursuivi par ce moyen nous tient
assez à coeur pour que nous y sacrifiions
tout, nous pouvons le faire avec joie et le sourire
aux lèvres. Cependant ni le texte, ni son
contexte ne nous indiquent que ce soit là la
pensée de Jésus. Il nous recommande
d'agir de manière à cacher notre
renoncement intime. L'attitude qu'il nous
prescrit correspond exactement
à l'ordre de fermer la porte sur nous quand
nous voulons prier le Père - c'est une
mesure de sûreté que nous avons
à prendre.
Mais précisément parce
que tel est le cas, nous ne manquons pas à
la vérité en parfumant notre
tête lorsque nous jeûnons. Car il ne
s'agit pas de simuler ce que nous
n'éprouvons pas, mais seulement de
dissimuler sous une attitude de surface ce qui se
passe au fond de notre être intime, et de
déjouer ainsi l'indiscrétion des
hommes. Que nous paraissions alors
différents de ce que nous sommes, cela est
indéniable. Toutefois notre manière
d'agir n'implique aucune intention
mensongère, mais une légitime
défense de notre moi. Si quelqu'un confond
l'apparence avec la réalité, nous
n'en sommes pas plus responsables que nous ne
sommes obligés pour être vrais de nous
présenter nus à tout venant. En tout
cas, cette erreur ne tient pas à notre
réserve, mais à la
superficialité de notre prochain.
Mais surtout si nous agissons ainsi,
c'est en vertu d'une conception tout autre de la
vérité. La notion extérieure,
formelle, mécanique de la
vérité exige que tout ce que nous
faisons et disons soit exact : nous sommes
véridiques lorsque nous exprimons ce qui est
littéralement vrai. La
véracité, dans ce cas, c'est la
fidélité de la reproduction
photographique. Ce serait donc mentir et tromper,
au sens strict du mot, que de raconter aux enfants
des contes de fées et se prêter
à leurs représentations enfantines,
ou de répondre simplement : Bien, merci,
à la question : Comment vous portez-vous?
lorsque nous ressentons un malaise quelconque. Il
faudrait ne rapporter aux enfants que des
événements historiques
incontestables, ne leur donner que des
réponses scientifiquement exactes et
répondre aux questions
concernant notre état par une analyse
scrupuleuse de notre condition physique et
morale.
La notion objective,
intérieure, organique de la
vérité exige au contraire que nous
parlions et agissions de manière à
satisfaire aux obligations présentes,
à résoudre parfaitement le
problème posé, à
réaliser intégralement notre
vocation, à cet instant précis. Or
cela ne peut avoir lieu d'une façon
abstraite, mais seulement d'une manière
concrète, sur la base et dans la mesure des
conditions données : de notre état
intérieur, de nos relations spéciales
avec notre interlocuteur, des circonstances du
moment, des droits et des devoirs qui
découlent de la situation
générale. Il n'y a de
vérité que dans ce qui «
devient» et mûrit; tout ce qu'on
échafaude est faux en soi. Toute
manifestation qui procède directement de
l'intuition immédiate de la
nécessité actuelle est donc
véridique pourvu qu'elle y corresponde,
qu'elle soit exacte ou non au sens purement formel.
En conséquence, la seule réponse
vraie sera celle que notre interlocuteur pourra
comprendre et utiliser et qui satisfera
entièrement à ses besoins
présents. Aussi n'est-ce point mentir que de
fournir provisoirement aux enfants des explications
incomplètes; tandis que c'est agir d'une
manière contraire à la
vérité que de donner en pâture
à leur imagination les faits dans toute leur
sécheresse.
Ce qui est faux au sens organique du
mot, ce n'est pas la parole qui formule une chose
inexacte, mais bien plutôt la parole inutile
qui détruit au lieu de vivifier, parce
qu'elle ne procède pas d'une
nécessité intérieure et ne
donne aucun sens au moment actuel, le propos
Insignifiant et arbitraire, quelque
irréprochablement exact qu'il soit
d'ailleurs. C'est à ce point de vue que
Jésus se place, quand il nous dit que
nous aurons à rendre
compte de toutes les paroles « vaines »
que nous aurons prononcées.
Une vie
pénétrée de cette
sincérité effective est
l'accomplissement de toutes nos obligations morales
envers la vérité. Jésus
entendait l'apporter au monde comme tous les autres
accomplissements que nous présente le Sermon
sur la montagne. En conséquence, la conduite
qu'il prescrit à ceux qui jeûnent
répond à une exigence
inéluctable de la vérité. En
effet, pour être absolument sincère,
notre jeûne doit demeurer ignoré; mais
ce n'est possible que si la surface de notre vie
reste assez unie pour ne rien trahir de ce qui se
passe au-dessous. Il en résulte que nous
avons à prendre les mesures qui nous
garantissent le secret, dussions-nous pour cela
voiler la détresse de notre âme sous
une apparente gaîté.
En agissant ainsi, nous ne
méconnaissons point nos obligations envers
le prochain. Il n'a nul droit de connaître
notre vie intérieure, ni d'y prendre part.
La sincérité n'implique pas
l'expansion. L'impression illusoire que nous
produisons sur les autres, n'est ni un mensonge, ni
une tromperie; pas plus que l'apparence de
dureté, d'injustice ou de cruauté
sous laquelle se dérobent dans l'univers
l'amour et la miséricorde de
Dieu.
Nous ne comprendrons, du reste,
à quel point cette mesure de protection est
conforme à la vérité qu'en
dégageant clairement la loi de la vie
nouvelle qui est ici en cause.
Le jeûne peut être
inspiré par les motifs et les mobiles les
plus divers. La discipline qu'il nous impose est un
incomparable instrument d'éducation
personnelle et de conquête de. l'autonomie
intérieure, un levier extraordinairement
efficace de la liberté
individuelle; dans la lutte pour notre
véritable existence, il est l'arme la plus
tranchante et la plus appropriée; il est
l'unique moyen dont nous disposions pour augmenter
notre force et notre capacité d'action,
enfin il est souvent l'expression immédiate
d'un jugement que nous prononçons sur
nous-mêmes. Quand le jeûne est de la
sorte un acte volontaire, et non l'exécution
d'un commandement de l'Église ou d'un devoir
religieux, il devient une manifestation capitale de
notre vie intime et personnelle. Et en nous
exhortant énergiquement à le laisser
ignorer, Jésus nous enseigne que pour rester
sincère et féconde, notre vie
profonde doit se dérouler dans le secret et
dans la solitude.
C'est de cette source
mystérieuse que jaillit notre vie
personnelle. C'est de ces couches obscures que
montent les sucs qui l'alimentent. Là se
font entendre les voix qui élèvent
des profondeurs, et se révèlent les
vérités invisibles. Là
l'être originel cherche à s'affirmer
en face du flot montant des instincts corrompus et
des séductions funestes. Là
convergent les impressions que nous apporte la vie,
et qui au contact des expériences
antérieures demeurées vivantes bien
que silencieuses, éveilleront les
émotions d'où jaillira notre vie
nouvelle. Les orages de la destinée fondent
sur nous et secouent le tréfonds de notre
être; la pression
répétée de nos
détresses et de nos devoirs provoque des
explosions formidables de l'énergie
personnelle qui y est concentrée. Des
impulsions puissantes se font jour, des intuitions
inconnues S'éveillent, de merveilleux
pressentiments frémissent, tandis que tout
l'effort de notre esprit suffit à peine
à saisir, élaborer, mettre en oeuvre
ce nouveau devenir et ces expériences
nouvelles. Ainsi, tout ce qui nous
arrive passe dans le creuset de
notre vie profonde pour être purifié
des scories qui le souillent et transformé
en un trésor de vie. Elle est le centre
duquel tout part et auquel tout revient.
Elle est le lieu où
s'opère le développement embryonnaire
de notre vie personnelle. La vie consciente,
claire, énergique qui s'épanouit
souveraine et consciente de son but repose
entièrement sur une vie de sensations
immédiates, constamment
fécondées par nos expériences.
D'elles surgissent les clartés, les
inspirations, les forces qui modèlent et
dirigent notre vie personnelle. Il n'y a point
là un travail de réflexion ou de
raisonnement, mais un processus de croissance qui
élabore, clarifie, transforme, une
maturation graduelle, la gestation de l'être
qui se forme en nous et veut venir au jour. Cette
vie naissante échappe à notre action.
Tantôt elle ne croît qu'insensiblement
dans le silence de notre attente recueillie;
tantôt nous nous sentons
ébranlés jusqu'au fond par l'angoisse
et la souffrance intolérable que nous cause
cet effort de la vie. Mais nous nous y consacrons
tout entiers, avec d'autant plus
d'ardeur.
Cependant notre être intime
n'abrite pas seulement le mystère de notre
vie naissante; il est aussi le théâtre
de notre activité personnelle. Nous ne
pouvons nous borner à hâter de nos
voeux l'évolution qui commence, nous avons
à nous mesurer avec les problèmes qui
nous obsèdent et nous ne saurions trouver de
repos avant de les avoir résolus. Il faut
que les fardeaux soient portés, les conflits
apaisés, les liens rompus, le chemin
trouvé, la fatalité vaincue. Le champ
de bataille de notre vie personnelle est au fond de
nous-mêmes. Les ennemis que nous n'y aurons
pas domptés demeureront invincibles, car
là seulement se remportent
les vraies victoires. Là
se découvrent les solutions qui «
accomplissent»; en les cherchant ailleurs nous
n'aboutirions qu'à des
accommodements.
Le secret le plus absolu est donc
indispensable à l'élaboration de nos
expériences comme au développement de
notre vie naissante. Tout ce qui vit a
été conçu dans
l'obscurité; rien ne s'effectue d'une
manière féconde, puissante et
souveraine sans avoir été auparavant
trouvé et expérimenté dans le
secret. C'est sur cette loi fondamentale de la vie
véritable que repose l'exhortation de
Jésus que nous venons de
considérer.
Notre vie intime est notre
sanctuaire; quiconque en a retrouvé
l'entrée est prêt à tous les
sacrifices pour le réédifier
après en avoir été
lui-même le dévastateur inconscient.
Gardons-le jalousement de la profanation des
visiteurs étrangers et
incompréhensifs. N'y laissons
pénétrer que les familiers de notre
âme. Mais dans ce sanctuaire même, il
est un lieu très saint dont nul ne doit
franchir le seuil. Ce qu'il recèle -
anxiétés, détresses, douleurs,
sentences prononcées sur nous-mêmes
dans la honte et le repentir, luttes contre le
doute et le désespoir, victoires de la foi,
attente patiente et tenace, jugements de Dieu,
tentations diaboliques, expériences
merveilleuses - doit rester caché à
tous les yeux. Nous ne pourrons sans doute
empêcher nos plus proches de pressentir
l'état de notre âme. Mais ce qui s'y
passe en réalité leur restera
voilé, comme bien souvent à
nous-mêmes, si ébranlés que
nous soyons par ces secousses souterraines et ces
brusques éruptions. Quoiqu'il en soit, n'en
parlons pas, même aux plus chers. Que leur
contact immédiat et personnel avec nous le
leur fasse seul entrevoir. Alors leur silence
discret ne fera que favoriser le
mystère duquel dépend le salut de
notre personnalité.
Il s'agit de faire acte
d'énergie et de tout sacrifier à
cette sauvegarde absolue de notre vie
cachée. Y manquer, c'est lui donner le coup
de mort. Celui qui découvre aux regards les
affres de son devenir, les angoisses au prix
desquelles il affirme et maintient son moi, ses
difficultés dans l'accomplissement de sa
vocation, profane ce qu'il y a de plus saint en lui
et livre le mystère de sa
personnalité.
Nul n'a besoin, du reste, d'en
être averti. La pudeur de l'âme nous en
préserve naturellement. L'homme sain est
incapable de parler de ses expériences
intimes avant qu'elles aient atteint la
maturité qui leur permet de porter des
fruits de vie. Mais dans les cercles où l'on
fait de la vie intérieure un sport, une
verbosité sans pudeur étouffe chez
plusieurs la répugnance instinctive à
divulguer leurs émotions et leurs
expériences les plus sacrées. On ne
sait plus rien éprouver sans le proclamer
aussitôt. On se met en scène, on
s'étale complaisamment pour la plus grande
gloire de Dieu, pour le bien de ses frères,
par besoin de distraction, sans se rendre compte du
sacrilège que l'on commet. Jésus
défendait avec menaces à ceux qui
avaient reçu quelque secours ou quelque
révélation de Dieu, d'en rien dire
à personne. Combien ce sentiment s'est perdu
dans notre monde chrétien !
Le silence est la chasteté de
l'âme. L'amour seul autorise à parler,
l'amour vrai qui n'est que la vie qui
déborde. Comment donc aimer sans avoir
commencé par se taire jusqu'à ce
qu'on ose parler, jusqu'à ce qu'on ait
quelque chose à communiquer? Il faut que les
sources secrètes aient émergé
des profondeurs avant de se
répandre.
La mise à nu de notre vie
cachée entraîne toutes les
conséquences de la
prostitution. Elle tue la pudeur de l'âme et
avec elle la sensibilité délicate qui
est l'organe des expériences profondes et
originales; l'impulsivité est compromise, le
développement spontané
s'arrête. Le travail de la vie organique ne
supporte pas le grand jour. Lorsqu'elle languit
pour avoir été arrachée
à l'obscurité, force est bien de la
remplacer par une contrefaçon. La
réflexion prend la place de l'intuition; les
sentiments d'emprunt, l'affectation et la routine,
celle des impulsions primesautières. On
s'engage ainsi dans la voie mensongère et
superficielle de l'illusion, de l'imitation et de
la mise en scène. On simule la vie
personnelle, parce qu'on ne peut plus la vivre
spontanément.
Tant que nos expériences
personnelles ne sont encore qu'un
pêle-mêle informe d'impressions et de
sentiments impossibles à formuler, tant
qu'elles ne constituent pas un tout homogène
assez distinct pour être saisi consciemment,
tant qu'elles n'ont pas acquis la maturité
nécessaire pour devenir un
élément vivifiant dans la structure
de notre organisme, nous avons à subir
patiemment le travail de renouvellement qui se
poursuit en nous, et à vivre de
manière à le favoriser, mais à
garder à tout prix le silence à son
sujet, afin d'en assurer la réalité,
la profondeur et la
fécondité.
De même, nous n'avons pas le
droit de parler des difficultés que nous
n'avons pas vaincues, de ce qui n'a pas encore
été consommé dans notre for
intérieur. Nous avons à lutter, au
contraire, dans le secret le plus absolu,
jusqu'à ce que nous en soyons venus à
bout. Les grandes actions ne naissent que dans le
silence. En nous répandant au dehors avant
le temps, nous nous privons des forces, des
clartés, des
expériences nouvelles qui devaient se
révéler parmi ces obscurités,
des progrès et des fruits que nous en
pouvions attendre. Dans ce domaine, ce qui n'est
fait qu'à moitié n'est pas fait du
tout. Le contact direct avec le problème
donné peut seul nous en apporter la
solution. Sachons donc rester en proie à la
fièvre qu'il nous cause jusqu'à ce
que nous l'ayons trouvée. Tout
épanchement prématuré trouble
notre intuition immédiate et nous prive en
conséquence de la source d'énergie de
laquelle découle toute victoire.
Nous connaissons tous le soulagement
qu'on éprouve à parler de ses
perplexités. C'est le plus sûr moyen
de s'en débarrasser, mais aussi de n'en
jamais triompher et de les dépouiller de
toute valeur vitale. Ce que nous communiquons nous
échappe et nous devient étranger.
Peut-être le rappellerons-nous avec larmes;
nous ne le retrouverons plus jamais, car notre
capacité de le ressentir s'est
évanouie pour s'être dissoute
prématurément en paroles. Ce qui
germe en nous se flétrit quand nous
l'exposons aux regards. Sans doute, dans une autre
occasion, ces germes de vie pourront se ranimer et
recommencer à bourgeonner; mais pour
l'instant ils restent inutiles, et les
progrès et la continuité de notre
évolution en sont compromis.
Il n'en va pas de même des
vicissitudes et des souffrances que nous avons
à surmonter. Elles demeurent et s'imposent
toujours à nouveau, même quand un
coeur ami en a reçu la confidence. Mais la
consolation et l'adoucissement que nous trouvons
à en parler affaiblissent cependant et
détendent la sensation qu'elles nous
faisaient éprouver. Nous avons rendu
inutiles et infructueuses nos douleurs et la
détresse de notre âme. Il faudra que
nous les éprouvions
à nouveau, mais ce sera
chaque fois avec moins d'intensité. Or, plus
notre sensibilité s'amoindrit, plus aussi
diminue notre faculté de réagir
victorieusement. Apprenons donc à souffrir
sans nous plaindre, afin d'avoir part aux fruits de
la souffrance.
Lorsque nous ne réussissons
pas à surmonter seuls nos
difficultés, mais nous voyons obligés
de recourir à l'aide d'autrui, le cas est
tout différent. Il n'y a point là
d'impudeur, pas plus qu'il n'y en a à
consulter un médecin. Car le secours
véritable ne supprime pas notre
détresse intérieure; il nous y fait
pénétrer au contraire plus
profondément et il nous révèle
l'attitude à prendre pour en triompher.
L'ami vraiment secourable entre avec nous dans
notre peine et nous soutient en la portant et la
surmontant avec nous. Celui que nous initions ainsi
à nos préoccupations, en une intime
et vivante communion, nous aidera certainement
à les dérober aux regards.
Quand notre obscure impulsion ou
notre pressentiment anxieux se sont
transformés en certitude lumineuse, quand la
tension intérieure a produit un
dégagement de vie et l'expérience de
Dieu déployé son action
créatrice, quand la détresse
purificatrice a abouti à un nouvel essor de
l'âme, l'angoisse intolérable à
la victoire, le devoir pénible à
l'accomplissement, - alors, mais seulement alors,
peut être révélé ce qui
a mûri en nous, ce que nous avons conquis
intérieurement.
Les fruits de notre vie
cachée appartiennent à tous, mais non
le secret des phénomènes qui les ont
fait apparaître et des conditions dans
lesquelles ils ont mûri. Il faut que le monde
voie l'oeuvre achevée de notre
personnalité, non la vie intérieure
d'où elle procède, quelque
remarquable et puissante qu'elle
soit peut-être. Qui voudrait narrer
après coup les douleurs de son enfantement
et les affres de son devenir comme il ferait le
récit de ses aventures? Que ces
expériences restent enfermées dans
notre sanctuaire le plus intime, sous peine
d'être perdues pour nous. Qu'elles
s'ensevelissent au fond de nous-mêmes pour y
devenir un réservoir permanent de
vie!
Il n'est pas toujours facile,
cependant, de dérober l'accès de
notre sanctuaire, non seulement à la
curiosité importune des passants indiscrets,
mais encore à la compassion des amis bien
intentionnés. On écarte
aisément les envahisseurs étrangers;
on se soustrait difficilement à la
sollicitude à courte vue qui voudrait nous
épargner les souffrances et les risques,
à l'affection fidèle qui devine en
une certaine mesure ce qui se passe en nous et nous
trouble par ses consolations et ses conseils. Dans
bien des cas, il ne suffit point de n'en rien
laisser paraître, car les causes
extérieures de notre angoisse intime ne sont
que trop connues de notre entourage. Aussi nous
voyons-nous obligés de recourir à des
mesures préservatrices : «Parfume ta
tête », nous dit Jésus, et cela
d'autant plus diligemment que ton Jeûne est
plus rigoureux. L'être chaste le fait
instinctivement. Il déguise sa
détresse et dépiste les regards
inquisiteurs. Il déconcerte la sympathie qui
cherche à s'imposer, et son air
dégagé déçoit la
curiosité. C'est un devoir
catégorique de conservation personnelle.
Laissons donc sans scrupule les flots moutonner
gaîment à la surface, afin que nul ne
soupçonne ce que recèlent leurs
profondeurs silencieuses!
Cette sérénité
apparente est notre unique moyen de salut lorsque
la tempête intérieure menace de rompre
toutes les digues et que nous
nous trouvons en danger de perdre pied. Souvent
alors il suffit que quelqu'un effleure par hasard
le point sensible, pour que s'évanouisse
tout notre empire sur nous-mêmes. Le flot de
nos émotions contenues fait irruption comme
un élément
déchaîné et laisse notre
âme en proie à la dévastation.
Qui ne sait qu'il suffit d'un mot pour
exaspérer celui qu'obsède une
souffrance cachée, en sorte que sa
désolation intérieure éclate"
au dehors avec une impétuosité
sauvage? Cela est terrible et funeste, car c'est la
défaite sans rémission. Nous
périssons dans la tourmente, quand nous ne
pouvons plus la dominer. Il n'y a rien dont nous
nous remettions plus difficilement que d'avoir
donné en spectacle notre détresse
intime. Cela ne doit pas être. Il faut
contenir le tumulte intérieur pour en
triompher et conserver notre dignité
humaine. Ne laissons donc personne toucher à
notre mal sous peine de perdre toute maîtrise
de nous-mêmes. Et pour que nul ne s'y
aventure, sachons donner le change sur ce qui se
passe en nous. Le chant des pèlerins:
Souvent la bouche rit, le visage
est joyeux
Alors que l'âme pleure et
que le coeur se brise
est vrai dans un sens plus grave encore et pour
tous les hommes. Que de fois ne supportons-nous
notre angoisse qu'en la dissimulant sous des dehors
plaisants! Celui qui ne sait pas feindre est
incapable de vivre seul au milieu des hommes. Or
quiconque ne sait pas vivre seul parmi ses
semblables se perdra lui-même au milieu
d'eux. Dérobons donc aux regards notre
histoire intime et la vie profonde de notre moi, si
nous tenons à le conserver.
Nous aurions tort évidemment
d'employer pour sauvegarder
notre vie personnelle des moyens qui
répugnent à notre nature et à
la vérité, si même ce
n'était pas aller à fin contraire, et
nous condamner à échouer
misérablement. Toute comédie et toute
tactique consciente manqueraient le but et nous
seraient nuisibles, car elles tueraient notre
spontanéité. Les seules mesures
légitimes sont celles que la situation
donnée nous suggère tout
naturellement. Il ne s'agit point de prendre telle
ou telle attitude calculée d'avance. La
conduite que Jésus nous prescrit n'est pas
autre chose que celle qu'adopte instinctivement une
âme pudique que, avant même de se
rendre compte de sa signification. Il est facile de
détourner les questions dépourvues de
tact, de prévenir, par des questions sur
leur santé et leurs circonstances, les
témoignages de commisération et les
regards compatissants de ceux qui voudraient
prendre part à notre peine. Non seulement le
temps qu'il fait, mais les grands et les petits
événements de la vie nous fourniront
assez de matière pour nous y retrancher et y
abriter notre détresse.
Pour masquer ainsi sa peine sous une
apparence enjouée, il faut évidemment
être doué d'un certain humour qui,
même dans les temps difficiles, saisit les
moindres lueurs qui viennent égayer le cours
changeant des jours. Cependant, livrés
à nous-mêmes, absorbés dans
notre chagrin, nous les laisserions peut-être
passer sans y prendre garde, tandis que
détournés de nos
préoccupations par l'importunité
d'autrui, nous les remarquons involontairement et
en profitons pour tenir à distance la
commisération indiscrète. Sans doute
aussi, ceux chez lesquels ne s'unissent point des
éléments contraires et dont le fond
ne se distingue en rien de la surface, ceux qui ne
savent point associer le
sérieux au badinage, réussiront
malaisément à sauvegarder ainsi leur
vie intérieure. Et ceux qui ne sont pas
assez maîtres d'eux-mêmes pour voiler
sous une apparence calme et unie les orages de
l'âme n'y parviendront Jamais. il y faut une
adresse et une maîtrise que plusieurs ne
possèdent pas. Mais cela ne saurait infirmer
ni le droit, ni le devoir que nous avons de
préserver notre vie intime de toute
intrusion, ni la possibilité de le faire
tout en restant absolument
sincères.
Si notre vie profonde demeure ainsi
cachée à tous les regards, le
Père la mettra en valeur. Il ne peut se
révéler dans notre vie entière
que si nous le laissons régner sans obstacle
dans notre for intérieur, S'il regarde au
secret du coeur, c'est que c'est là
seulement qu'il opère et de là qu'il
agit au dehors. L'élément
créateur de toute vie personnelle, c'est la
vibration de la puissance de vie universelle. C'est
elle qui excite en nous l'inquiétude et
l'ardeur de la recherche. Elle nous rend capable
d'impressions profondes et de vie intense. En
faisant éclore en nous l'être
originel, elle crée notre véritable
personnalité. Elle ouvre notre coeur
à la vérité, et de tout
événement, fait affluer en nous la
vie. Mais pour que cette action du Père se
concentre dans une évolution et une vie
organiques capables de s'élever à
leur plus haute puissance et de déployer des
effets permanents, il lui faut le huis clos d'une
vie intérieure inaccessible à tous.
Aussi la révélation nette et
puissante du Père par ses enfants
dépend-elle de la réserve et de la
chasteté de leur vie intime.
Les sources de la vie personnelle
gisent donc dans l'obscurité et doivent y
demeurer cachées pour lui permettre
de s'y accumuler, d'en jaillir
naturellement, et de se manifester normalement dans
les trois directions indiquées par
Jésus. En signalant aux chercheurs
l'identité de cette loi de nature dans tous
les domaines de la vie, Jésus nous exhorte
énergiquement à l'observer à
tout prix. Mais il est évident que cette
exhortation ne concerne que les chercheurs. Car il
est impossible d'engager qui que ce soit à
fonder exclusivement son existence sur une chose
qu'il ne possède pas. « Un homme ne
peut recevoir que ce qui lui a été
donné du ciel. » Les instructions de
Jésus ne peuvent être
pratiquées que par ceux chez lesquels est
née la vie originelle.
Comment les autres vivraient-ils
directement de leurs intuitions spontanées?
Ils sont en proie à des impressions
contradictoires, artificielles, fausses. Ils sont
bien obligés de réfléchir, de
peser et de trancher les questions selon des normes
et des principes, sous peine de faire leur malheur
et celui des autres. Comment pourraient-ils «
adorer Dieu en esprit et en vérité
», c'est-à-dire vivre uniquement de
foi? Ils n'ont pas fait l'expérience
immédiate de Dieu. Il faut bien qu'ils
cultivent leurs relations avec lui, comme on le
fait quand on ignore le contact divin. Comment leur
vie intérieure prospérerait-elle? Ils
ne possèdent point en eux de source
cachée, toujours jaillissante; ils en sont
réduits à vivre des autres et avec
les autres, pour ne pas mourir d'inanition. S'ils
tentaient d'accomplir les paroles de Jésus,
ils se verraient bientôt livrés
à une vaine exaltation et se consumeraient
dans leur néant. Mais ce danger n'existe pas
pour eux : ces instructions leur restent
inintelligibles parce qu'ils ne connaissent pas la
vie dans laquelle règne cette loi de nature.
Mais à ceux qui cherchent,
les déclarations de Jésus concernant
l'aumône, la prière et le jeûne,
révèlent une étape nouvelle de
la transformation radicale et merveilleuse qu'est
la nouvelle naissance. Elles leur font entrevoir ce
que devient notre vie lorsque les impulsions de
l'être originel, les mouvements de la
vérité grandissante
éveillés dans l'âme
inquiète, se coordonnent et s'organisent.
Elles leur montrent comment se fonde et se
constitue la vie collective et leur
découvrent les sources primitives
d'où la vie personnelle jaillit dans sa
vérité, sa pureté et sa
profondeur, pourvu que nous en sauvegardions le
mystère. « Car il n'y a rien de
caché qui ne doive être connu.»
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