LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE IV
LA VIE QUOTIDIENNE
(Matthieu VI, 19-34.)
1. Le centre de gravité.
Du domaine de la vie personnelle, le Sermon sur
la montagne passe maintenant à celui de la
conduite journalière envisagée
à la lumière du nouveau
devenir.
« Ne vous amassez pas des
trésors sur la terre, où les vers et
la rouille rongent, et où les voleurs
percent les murs et dérobent. Mais
amassez-vous des trésors dans le ciel
où ni les vers, ni la rouille ne rongent, et
où aucun voleur ne perce les murs, ni ne
dérobe. Car là où est votre
trésor, là aussi est votre coeur.
»
Nous ne dépasserions pas une
interprétation juive et toute superficielle
de ces paroles, si nous nous figurions que
Jésus ait voulu exhorter ses auditeurs
à «s'amasser des trésors dans le
ciel en pratiquant la véritable justice,
à laquelle est réservée une
grande récompense qui est en
dépôt dans le ciel et qui doit leur
échoir là-haut au jour de
la rétribution finale: la
participation au règne de Dieu alors
consommé ». Il se peut que quelque
Israélite encroûté dans sa
dogmatique ait interprété cette
simple parole : Amassez-vous des trésors
dans le ciel, d'une façon aussi
compliquée que le théologien
chrétien que nous venons de citer, et qui
paraît pénétré de
judaïsme jusqu'aux moelles.
Mais, à coup sûr,
Jésus n'a voulu parler ni de bonnes oeuvres,
ni de récompense, ni de «là
haut», ni du règne de Dieu parfaitement
réalisé, car il n'eût point,
dans ce cas, motivé sa recommandation en ces
termes : «Là OÙ est votre
trésor, là aussi est votre coeur.
» Où vivons-nous intérieurement?
Voilà ce qui lui importe. C'est dans nos
efforts et nos ambitions que se trahit notre
état intérieur, c'est pourquoi
Jésus commence par nous exhorter à
rechercher des biens impérissables
plutôt que des biens passagers.
Pour caractériser ces
richesses impérissables, il se sert de
l'expression courante de « ciel »,
domaine de l'éternité, mais cette
parole : Là où est votre
trésor, là aussi est votre coeur,
indique clairement qu'il ne s'agit pas dans sa
pensée de la vie future. Notre coeur Vit,
déjà ici-bas, dans les régions
célestes, quand il s'attache à
l'acquisition des trésors permanents que
nous possédons virtuellement en raison de
notre nature divine.
Nous avons donc le droit, tant selon
la lettre que selon l'esprit, de transposer ainsi
dans notre langage l'exhortation de Jésus :
N'amassez point de trésors dans
l'économie terrestre, car tout ce qui est
terrestre est incertain,
éphémère, sans valeur et sans
fruit. Mais amassez des trésors de vie
originelle que ne sauraient vous ravir ni les
hommes, ni les vicissitudes de la destinée.
Cette vie-là est indestructible et
éternelle, parce qu'elle est
indépendante de tout mode
d'existence limité et procède de
l'action même de Dieu. Son origine divine lui
confère son prix infini et sa
fécondité. Elle seule donne à
notre existence un sens et une fin. Les «
trésors» périssables
représentent tout ce qui constitue
communément la richesse et la gloire, le
bonheur et l'orgueil de l'homme. Tous ces biens ne
sont qu'illusion. Si nous fondons sur eux notre
existence, si nous leur attribuons une valeur
essentielle et une signification réelle,
c'en est fait de nous. «La vie d'un homme ne
dépend pas des biens qu'il
possède.» C'est se perdre que d'y
attacher son coeur. Rien n'est Plus instable, plus
dépourvu de vie que la fortune. «Que
servirait-il à un homme de gagner tout le
monde, s'il se perdait
lui-même?»
Que sont la gloire et la
considération? Un halo, une vaine lueur qui
n'est pas même le reflet de notre vie
réelle, mais seulement une hallucination de
l'opinion publique. AU plus profond de
nous-mêmes, nous soupirons après
l'atmosphère limpide où rien n'existe
et ne vaut que ce que nous sommes. Cela seul a du
prix. Les seules choses essentielles sont celles
qui ne peuvent être
célébrées par les hommes,
parce qu'elles vivent dans le secret de notre
âme et que leurs manifestations n'attirent
point non plus les regards.
Il en est de même de nos
oeuvres et de notre carrière. Que nous
servirait d'obtenir tels ou tels résultats,
fût-ce même de marquer de notre
empreinte toute une période de l'histoire du
monde? Les seuls résultats satisfaisants
sont ceux qui procèdent de
l'épanouissement original de notre
personnalité. Tout le reste est
vanité. À quoi aboutit, en fin de
compte, celui qui voue son existence à la
culture d'un talent spécial, au
progrès de la science, à
l'amélioration du sort de
l'humanité, s'il se perd lui-même? Il
s'est frustré du seul bien qui demeure, de
l'unique vie qui nous appartienne.
Ce n'est pas dans la fortune, la
jouissance, l'activité, même les plus
extraordinaires et les Plus excellentes, que se
trouvent les biens indestructibles,
inaliénables, éternels, mais
uniquement dans notre vie personnelle. Elle
possède une valeur vitale infinie,
indépendante de toutes les fluctuations des
valeurs en cours, de notre destinée comme de
nos succès ou de nos conditions d'existence.
Elle renferme une gloire divine au prix 'de
laquelle tout ce que la vie peut nous offrir est
vide et insignifiant. Nous enrichir dans ce
domaine, c'est donner un sens à notre vie,
trouver la seule satisfaction véritable en
réalisant notre vocation, et créer
notre éternité. Seules
l'évolution, la carrière, la vie
supérieure de la personnalité ont une
importance capitale. tout le reste n'est
qu'apparence, luxe mesquin, misérable
bien-être.
Cette assertion est
évidemment incompréhensible pour tout
homme qui ne s'est pas encore trouvé
lui-même, qui n'a pas, avec un bienheureux
frémissement, senti s'éveiller en lui
le germe d'une vie nouvelle, et vu s'effondrer,
parmi les angoisses de son devenir, tout ce qui
faisait jusqu'alors la richesse et le repos de son
existence. Il n'y voit qu'une exaltation
insensée, ou une hostilité suspecte
envers la vie. Mais vous, ô pèlerins
de la recherche et du désir, qui n'avez plus
où reposer votre tête, vous qu'une
inquiétude consumante détourne de
tout ce qui s'offre à vous contenter, vous
savez ces choses, car parmi tous vos biens, vos
plaisirs, vos travaux, vous vous sentez pauvres
infiniment. Aussi comprenez-vous l'exhortation de
votre guide : Amassez-vous dei
trésors de vie originelle, enrichissez votre
être intérieur. Le seul trésor
qui ne soit pas du clinquant est enfoui au fond de
vous-mêmes. Il l'en faut extraire pour avoir
la vie, et pour être dans
l'abondance.
Ce qu'il faut à tout prix,
c'est vous trouver vous-mêmes et affranchir
votre moi de tous les liens où il se meurt.
Songez aux moyens de le ramener à la vie, de
lui procurer l'air et la nourriture
nécessaires à sa croissance.
Triomphez de la paresse qui vous surprend toujours
à nouveau et vous paralyse, que
protégé par vos inquiétudes et
vos aspirations germe et lève votre
véritable moi. Il faut qu'il fasse
éclater toutes les enveloppes que votre
existence livrée aux choses
périssables a tissées autour de lui,
que, par une expansion continue, il s'en
dégage et s'épanouisse. Vivez d'une
façon personnelle pour que votre
personnalité se développe. Cherchez
votre propre voie, prenez en main la direction de
votre vie afin de conquérir votre autonomie.
Épurez votre vie intime, pour que se forme,
homogène et distinct, votre être
intégral. Luttez contre tout ce qui vous
détourne de votre chemin, altère
votre véritable nature, fait dévier
votre conduite et entrave votre vie. Prêtez
constamment l'oreille à la voix de votre
génie et suivez ses ordres, de peur de voir
s'engloutir et disparaître votre
trésor.
C'est ainsi que vous amasserez des
trésors permanents. Car notre moi, ce rayon
de la divinité, est notre bien
suprême, et sa vie, son devenir et son action
constituent la seule existence humaine digne de ce
nom. Sa puissance fait notre richesse, sa
souveraineté sur toutes les vicissitudes et
tous les hasards de la destinée fait notre
gloire. C'est dans son épanouissement que
réside la beauté impérissable
d'une jeunesse éternelle devant laquelle
pâlit le charme fragile de
tous les objets extérieurs. La
nécessité intérieure et
impulsive de nos manifestations est notre
liberté; notre dignité humaine
reconquise est notre noblesse; notre titre
d'enfants de Dieu, notre royauté. C'est dans
la vérité qui demeure en nous que
réside notre honneur; la vie
créatrice qui travaille en nous fait notre
prix. Notre solidarité avec nos
frères, manifestation instinctive de notre
origine divine, voilà le service dont nous
nous acquittons envers l'humanité; les
fruits de notre vie nouvelle, voilà nos
travaux, dont la valeur consiste à propager
la vie. Enfin, cet accomplissement de notre
vocation, voilà notre bonheur incorruptible,
inépuisable et toujours
grandissant.
Ceux qui comprennent l'exhortation
de Jésus à ne pas amasser des
trésors périssables, voient ainsi
cette évaluation nouvelle de toutes choses
se vérifier dans leur vie tout
entière. Jésus n'y insiste pas
davantage. Il passe aussitôt des effets
pratiques de la vie originelle à la loi sur
laquelle ils se fondent : « Là
où est votre trésor, là aussi
est votre coeur. » Là où
résident nos intérêts
dominants, là aussi réside notre
être intime, là où gît
notre bien suprême, là est notre
centre de gravité. Or notre centre de
gravité ne doit point être en dehors
de nous, mais en nous-mêmes. De cette loi
fondamentale de notre existence il résulte
directement que les seuls trésors que nous
devions amasser sont ceux de l'être
véritable. Mais ce principe a une
portée plus haute encore : il fixe la
condition inéluctable d'une conduite
vraiment personnelle, dans tous les domaines de la
vie.
Si notre centre de gravité
n'est pas en nous-mêmes, nous ne nous
appartenons pas réellement, nous devenons
les esclaves des hommes et des choses, des biens et
des idéals dans lesquels
il est placé. Nous tombons dans leur
dépendance, nous perdons toute existence
propre. Ils nous subjuguent et nous engloutissent;
ce qu'il y a de personnel en nous est
absorbé par eux. Nous devenons incapables de
diriger notre vie dont la force motrice ne
réside plus en nous, mais en eux. Notre
fortune, notre vocation, nos affaires, nos
circonstances, nos intérêts, nos
idéals même nous
désâment; ils deviennent des
démons dont nous sommes
possédés. Nos sentiments, notre
volonté, nos pensées leur sont
également assujettis. Nous succombons
à leur domination tyrannique et arbitraire :
ils nous aveuglent, nous grisent, nous intoxiquent
et nous égarent; surmenés, aplatis,
vidés, désagrégés, nous
périssons enfin, et notre moi est
étouffé et anéanti. La vie
nous offre des exemples effrayants de cette ruine
que la vocation la plus noble, les
intérêts les plus
élevés, l'idéal le plus
splendide ne sauraient empêcher. Peu de
personnes, il est vrai, discernent sous les
conséquences extérieures de cet
état de choses le désastre
intérieur de ceux qui se perdent ainsi sans
le savoir.
Il faut être fondé en
soi pour se maintenir, pour rester
indépendant et conquérir son
autonomie parmi les agitations et les courants
divers de la vie matérielle et spirituelle.
Il n'y a d'homme véritablement libre que
celui dont le centre de gravité est dans les
profondeurs de son être. Seul il
possède la force de résistance et la
supériorité nécessaires pour
rester, malgré les échecs et les
déceptions, maître de la situation et
créateur de sa destinée. Il tire sa
vie de tout ce qui consume les âmes
dépendantes, remplit de sa plénitude
ce qui les épuise, use pour son salut de ce
qui les use. Car il écoute la voix de son
génie et il est en mesure de lui
obéir. Aussi la vérité de
l'être humain peut-elle
s'incarner en lui et y
déployer sa vigueur et ses clartés.
En lui l'être originel atteint, par la vertu
de sa vie intrinsèque, sa pleine
maturité, et manifeste sa souveraine
puissance de vie.
Mais quand la force
centripète ne contrebalance pas la force
centrifuge, quand la vie profonde et cachée
ne maintient pas tout le reste en équilibre,
notre personnalité se dissout dans le
tourbillon de l'existence. Notre vie intime se
volatilise; notre conscience individuelle, le
sentiment de nos obligations et de notre
responsabilité envers nous-mêmes
s'évanouissent. Car nous ne nous sentons
spontanément obligés qu'envers ce qui
est réellement notre raison
d'être.
Conquérir la vie personnelle,
subsister par nous-mêmes, et traverser
l'existence debout, voilà ce qu'il nous
faut. La plante qui s'attache à un appui
extérieur ne peut acquérir un tronc
vigoureux. Toute dépendance est une
mutilation. Toute rupture de notre équilibre
aboutit à une position fausse. Pour trouver
en toute circonstance l'attitude juste, il faut
être fondé en soi. L'ordre, la suite,
un développement continu s'introduisent
alors dans notre vie, autrement tous les fils
s'enchevêtrent et tous les rapports se
faussent. Celui qui est au pouvoir de l'argent, par
exemple, n'entre en rapport direct avec rien ni
personne : il voit tout à travers l'argent.
En conséquence, sa dépendance de
l'argent influence et détermine tous ses
sentiments et toutes ses actions. Rien
d'étonnant à ce que tout
dévie, se dénature, se
déséquilibre, et à ce que sa
vie entière dégénère et
rate.
Enfin celui-là seul qui est
fondé en soi peut conférer à
la vie riche et multiple qui nous environne sa
valeur vitale. Nous comprendrions mal la
pensée de Jésus si nous croyions
devoir mépriser ce que
cette vie nous offre, sous prétexte que tout
est vain. Nous avons au contraire à faire
servir tous les éléments de
l'existence au développement de notre
être originel, et nous le faisons d'instinct
quand notre centre de gravité est en
nous-mêmes. Plus rien qui ne concoure
à nous rapprocher du but. Tout acquiert une
signification appropriée à notre
personnalité, même les choses les plus
superficielles et les plus fugitives.- Il ne se
produit pas une dépréciation, mais
une évaluation nouvelle de toutes choses,
car désormais ce qui détermine la
valeur d'un objet, c'est son importance au point de
vue du développement de notre être
intérieur. Pas n'est besoin cependant
d'établir pour cela une nouvelle
échelle des valeurs; chacun discerne
instinctivement ce qui lui est bon et l'emploie de
façon à en tirer profit pour sa
vie.
Ainsi en est-il, par exemple, de
l'amour sexuel, chose incertaine et
passagère, enivrement d'un instant,
satisfaction misérable en soi. Dès
que nous en saisissons la signification personnelle
et en faisons un moyen de devenir des hommes
complets, il acquiert une valeur éternelle,
d'un prix incomparable. De même l'art cesse
d'être une simple occasion de jouissance
esthétique et une excitation subtile des
sens, dépourvues de toute valeur vitale et
permanente. Le génie créateur des
grands maîtres fécondant les
âmes réceptives, les entraîne
dans le large courant d'une vie immédiate et
spontanée, et communique aux manifestations
de leur vie une belle harmonie et une noblesse
tranquille. Il en est ainsi dans tous les domaines.
Il suffit d'avoir les yeux ouverts pour constater
que tout peut acquérir une signification
d'une portée immense pour notre vie et notre
être véritables, dès que notre
centre de gravité est en nous-mêmes et
non dans les choses qui peuvent et doivent les
alimenter.
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