LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE IV
LA VIE QUOTIDIENNE
(Matthieu VI, 19-34.)
2. La lumière de la vie.
« L'oeil est la lumière du corps.
Si ton oeil est sain, tout ton corps est dans la
lumière; mais si ton oeil est en mauvais
état, ton corps tout entier est dans les
ténèbres. Si donc la lumière
qui est en toi est ténèbres, combien
grandes seront les
ténèbres!»
Ce qu'est l'oeil pour le corps,
l'esprit l'est pour la vie. Il est l'organe qui lui
transmet la lumière. C'est par son moyen que
nous considérons le monde et que nous
regardons en nous-mêmes. Les choses qu'il ne
perçoit pas nous demeurent cachées,
car elles restent enveloppées
d'obscurité. Notre esprit est l'organe
intérieur qui réfléchit tout
ce qui surgit en nous ou nous atteint du dehors,
qui saisit et comprend, juge et décide, et
grâce auquel l'impression reçue se
transforme en vie active. Il est le
réservoir de vie personnelle auquel affluent
toutes les impressions et d'où
émanent les résolutions et les
clartés. Si la faculté visuelle lui
fait défaut, notre vie entière est
dans les ténèbres. Nous restons aussi
aveugles que le serait un corps sans yeux, aussi
inertes qu'un être privé de ses sens.
Rien ne saurait faire entendre plus clairement, que
cette comparaison avec l'oeil et le rôle
qu'il joue dans notre existence corporelle,
l'importance qu'a pour notre vie notre conscience
du monde et de nous-mêmes.
Mais si notre faculté
visuelle a une importance aussi
capitale, il s'agit avant tout
de savoir non ce que nous voyons, mais comment nous
voyons. L'essentiel n'est pas d'avoir une
conception générale du monde et des
choses car, après tout, nous voyons tout ce
dont nous faisons l'expérience et, par
conséquent, nous embrassons à chaque
instant du regard tout notre monde. Ce qui importe,
c'est que notre vision soit exacte et juste,
puisque, c'est elle qui déterminera notre
conduite. C'est d'elle que dépendra notre
attitude à l'égard des faits et des
événements comme des obligations de
la vie. Jésus laisse donc à
l'arrière-plan la question, estimée
en général si intéressante, de
l'abondance et du classement des impressions sur
lesquelles se fonde notre jugement, et s'attache,
en revanche, à marquer l'influence
décisive qu'exerce sur notre vie la
netteté de ces impressions.
Mais la justesse de notre vue
dépend de l'excellence de notre organe. Si
notre oeil intérieur est limpide,
c'est-à-dire non prévenu, s'il
perçoit les images simplement, directement,
s'il ne se laisse ni illusionner, ni
éblouir, nous sommes dans la lumière
et tout nous apparaît clair et distinct. Nous
discernons exactement ce que nous avons à
faire et nous touchons toujours juste. Si au
contraire notre oeil est en mauvais état,
s'il est troublé ou obscurci, s'il louche,
S. il voit double ou faux, nous sommes sujets
à toutes les erreurs, nous n'avançons
qu'à tâtons et nous nous
égarons enfin. Veillons donc à ce que
notre vue soit saine si nous tenons à
accomplir heureusement le voyage de la
vie.
Cette vue saine, nous ne la
possédons pas d'emblée. Notre
façon de considérer toutes choses est
habituellement troublée par des idées
préconçues qui nous les font voir et
juger, à notre insu, sous un certain jour.
Une fois notre oeil
intérieur affranchi de
ces aberrations, il découvre la haute valeur
que recèlent les objets les plus
insignifiants et la monstruosité de faits
tout ordinaires; il discerne le vain éclat
de gloires universellement
célébrées, la
puérilité des systèmes les
plus vantés et l'absurdité
extraordinaire de notre train de vie. Dans ces
instants de clairvoyance, l'atmosphère
subjective qui nous enveloppe tous se
déchire, et nous entrons en contact direct
avec la vie objective.
C'est peut-être notre demeure
ou notre vêtement qui nous produisent une
impression si étrange que nous ne nous
sentons plus à notre aise dans notre peau de
civilisés. Ce sont le ton et les
manières de la société qui
nous apparaissent si affectés, si
exagérés et si ridicules qu'il nous
devient impossible de nous y associer. La
vanité nous fait l'effet d'un atavisme
Simiesque, l'ambition d'une démence,
l'égoïsme d'une étroitesse
stupide, la cupidité d'une
imbécillité. Nous constatons avec
étonnement que chacun peut donner la plus
minime de ses découvertes pour la pierre
philosophale. sans que personne s'avise de douter
de sa raison, que l'on prend au sérieux ceux
qui jonglent avec des théories religieuses
ou philosophiques, tandis que, bien loin
d'obéir aux simples lois de la vie, on se
borne à les admirer comme un jeu de la
pensée. Alors nous nous épouvantons
d'avoir vécu si longtemps, sans nous en
douter, non de réalités, mais de mots
tout faits et de notions abstraites.
Et que de préjugés
dans les domaines les plus divers ne voyons-nous
point, par exemple, les enfants
considérés comme la
propriété des parents, la femme comme
subordonnée à l'homme, la souffrance
comme un malheur, la mort comme une
délivrance, et ainsi de suite? Lorsque nos
yeux, jusqu'alors retenus,
recouvrent la clarté, nous remarquons que
nous avons tout envisagé à l'envers.
II semble que l'influence suggestive de la
tradition et des conventions, notre
superficialité, notre étroitesse et
notre folie aient faussé notre oeil en sorte
qu'au lieu de voir les choses telles qu'elles sont,
nous ne les apercevons qu'étrangement
voilées et déformées. Notre
sens de la réalité est
altéré, atrophié même.
Il faut que l'objectivité de notre vie
nouvelle dissipe ces préventions subjectives
et que la vérité grandissant en nous
éclaire notre regard, pour que nous
acquérions la faculté de contempler
la vie sans idées préconçues
et comme d'un autre monde.
Notre faculté visuelle
dépend donc absolument de notre état
personnel. C'est nous-mêmes que nous voyons
en tout. Notre conception des choses n'est que le
reflet de notre être, et notre vision l'effet
de ce que nous sommes. Sommes-nous sincères,
nos impressions sont franches. Sommes-nous
compliqués, tout nous paraît
enchevêtré. S'il y a de l'unité
dans notre vie, il y en a dans nos conceptions.
Dépendons-nous de notre humeur du moment,
tout se teinte de sa nuance particulière. La
vérité intérieure nous
fait-elle défaut, nous ne voyons que ce que
nous voulons voir. Manquons-nous de
décision, tout miroite et chatoie. Le
désordre règne-t-il en nous, tout se
brouille et se confond. C'est donc de la
pureté, de la simplicité et de
l'ingénuité de notre esprit que
dépend la question de savoir si notre vision
des choses est, ou non, une force éclairante
pour notre vie.
Mais cette question dépend
pour le moins autant de notre attitude personnelle
à l'égard de la vie. Si notre centre
de gravité se trouve en dehors de nous, dans
n'importe quels biens ou quels idéals, notre
esprit tombe en leur pouvoir. Il
en est si possédé, si
pénétré, que ce n'est plus lui
en réalité qui conçoit et qui
juge, mais bien plutôt la puissance qui nous
subjugue: nous voyons par les yeux de Mammon, de
nos passions, de nos intérêts
dominants. Tout ce à quoi nous attachons
notre coeur nous paraît précieux,
indispensable, et capable de nous satisfaire. Le
domaine de l'apparent, du périssable, de
l'éphémère devient pour nous
l'essentiel. Un train de vie dépourvu de
sens et de valeur nous semble assez important pour
y consacrer notre existence, tandis que nous
n'avons pas un regard pour ce qu'il y a de
réel dans la vie humaine, même lorsque
quelque effroyable désastre nous ouvre un
instant les yeux sur notre folie : notre
édifice magnifique s'écroule, il
gît à nos pieds comme un amas de
décombres, mais nous sommes incapables de
discerner les valeurs vitales et les biens
permanents ensevelis sous ces ruines. Dès
que nous nous affranchissons, au contraire, de nos
esclavages, nos illusions se dissipent; les
brouillards qui nous dérobaient la vue du
monde vrai se déchirent et nous l'apercevons
dans sa réalité.
Précisons davantage encore.
Nos yeux ne s'ouvrent véritablement et
définitivement que lorsque s'empare de nous
l'inquiétude intime qui met en question tout
ce que nous sommes et tout ce que nous
possédons. Alors s'évanouissent les
vaines apparences auxquelles nous avions
attribué jusque là du prix, de la
stabilité, de la réalité. La
substance des choses, qui réside sous les
phénomènes, se révèle
à nous. L'élément
métaphysique de notre être entre en
rapport avec l'élément
métaphysique du monde. Nous pressentons le
pouvoir paternel qui régit notre vie.
L'organisme vivant de nature spirituelle qui se
dérobe sous l'aspect d'un mécanisme
de fer, sans âme et sans vie, nous devient
évident dès que
nous prenons conscience de notre place dans sa
structure. Nous discernons le sens et
l'énergie motrice de tout ce qui vit. Les
véritables valeurs se dévoilent. La
fatalité de l'ordre ancien nous
apparaît aussi distinctement que les lois
naturelles du nouveau devenir. Sous l'éclat
de la lumière divine reflétée
par un regard limpide, l'enchaînement
organique de notre vie, notre situation, le
programme et les lois de notre existence
s'illuminent d'une clarté nouvelle. Nous
comprenons ce que c'est que vivre et ce
qu'être homme signifie. Nous savons ce qui
importe et ce que nous avons à faire. Le
voyage au large peut commencer. En avant, ô
chercheurs, dans les yeux desquels rayonne le
regard du Père. Vous trouverez.
Veillons donc à ce que notre
oeil reste sain, de peur de retomber dans les
ténèbres. Tant que frémit en
nous l'inquiétude d'une âme qui
cherche, tant que grandit notre être
originel, tant que nous saisissons tout «par
la foi », c'est-à-dire selon notre
intuition immédiate de Dieu, nous marchons
à la pleine lumière de la
vérité et de la vie. Mais dès
que les instincts et les passions de la vieille
nature recommencent à vibrer en nous, notre
sang qui bouillonne injecte nos yeux et obscurcit
notre regard. Nous devenons insensibles aux
sollicitations divines qui, comme des ondes
lumineuses, émanent de tous les
phénomènes et de tous les faits de la
vie, et nous en révèlent la
réalité profonde. L'obscurité
descend, et l'éclairage artificiel au moyen
duquel nous cherchons à l'illuminer, jette
un faux jour sur toute chose. Alors c'est
l'incertitude, la confusion, les préventions
subjectives. On devient infidèle à sa
vraie nature, on perd son chemin, on succombe aux
tentations. C'est la ruine complète.
« Si donc la lumière qui
est en toi - celle qui illumine les chercheurs
quand ils trouvent le Père - devient
ténèbres, combien sera profonde
l'obscurité de ta vie ! » Jésus
suppose ici le cas où le rayon de soleil
divin tombé dans l'âme s'éteint
et se change en ténèbres. Il ne dit
point : Si tu es aveugle, mais : Si la
lumière qui est en toi, c'est-à-dire
l'intuition vivante de Dieu, devient
ténèbres, c'est-à-dire devient
une croyance dépourvue de vie et de
réalité, impossible d'imaginer
l'obscurité qui t'enveloppera.
Combien d'êtres cependant
vivent dans cette obscurité! Que d'aveugles
qui se croient voyants parce qu'ils professent des
convictions chrétiennes! Ils ne discernent
point Dieu dans la vie, mais ils croient en Dieu et
font des doctrines chrétiennes les
luminaires qui doivent dissiper leurs
ténèbres. Ils considèrent leur
vie à la lueur factice et voulue des
théories toutes faites et déclarent
que les choses sont telles qu'ils les voient. Ils
ne les distinguent pas dans leur
vérité et dans leur principe, ils
s'en font une représentation imaginaire, et
qui a cependant sa méthode et son
système; mais à supposer même
que cette représentation fût exacte,
il lui manquerait la vie que donne l'impression
directe, et par conséquent la puissance
originelle. Ils n'aperçoivent point
involontairement les phénomènes et
les faits et n'en saisissent point
spontanément la signification, comme le font
ceux qui sont dans la lumière, mais ils sont
obligés de les examiner d'abord et de les
analyser, pour se rendre compte de ce qu'il en est
et de ce qu'il convient de faire, «au point de
vue chrétien». Il leur manque
l'instinct de la vérité, l'intuition
des rapports et des enchaînements, le
pressentiment des situations, et la certitude
impulsive de ce qui est nécessaire en soi.
En conséquence, ils ne sont pas plus
capables de comprendre leur vie
et de la diriger que les aveugles de juger des
couleurs. N'ayant aucune idée de ce dont Il
s'agit, ils sont hésitants et incapables,
ils tombent dans les contradictions et
l'absurdité, ils entreprennent tout à
l'envers et sont en état non seulement de
commettre, mais d'élever à la hauteur
d'un principe, les plus extraordinaires
insanités. Jésus nous en donne un
exemple :
« Nul ne peut servir deux
maîtres, car ou il haïra l'un et aimera
l'autre, ou il s'attachera à l'un et
méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir
Dieu et Mammon. »
Ou l'un ou l'autre. L'un exclut
l'autre. Nous ne pouvons à la fois marcher
dans deux directions différentes, avoir deux
centres de gravité opposés, vivre en
vertu de deux principes contraires. Quiconque a des
yeux qui voient en constate l'impossibilité.
Pourtant aux yeux éteints des
chrétiens de nom, cela parait non seulement
possible, mais commode et simple. Combien doivent
être grandes leurs ténèbres!
Ils réussissent à placer le fondement
de leur existence dans leurs biens terrestres, dans
les intérêts les plus divers, et
à se figurer en même temps qu'il est
au ciel. Ils sont esclaves de l'argent ou de
l'ambition exactement comme les autres hommes, ils
se passionnent pour les choses passagères,
vaines et périssables, trompent la faim de
leur âme au moyen de misérables
futilités, mais ils tiennent Dieu en
réserve à tout hasard. C'est qu'ils
n'ont jamais été changés
intérieurement; ils ne sont pas nés
de nouveau, mais ils restent embarrassés
dans leur vieille nature. Cependant, ce sont des
gens très religieux. Possédés
des démons de la vie
présente, ils ont conclu avec Dieu un
contrat privé : ils lui rendront son culte
spécial, il pourra réclamer d'eux de
l'intérêt pour les choses religieuses,
une dévotion et une morale
chrétiennes, la participation aux oeuvres de
charité de leur église. En
échange, il leur assurera son appui dans
tout ce qui leur tient à coeur,
c'est-à-dire dans le domaine des choses
périssables. Cependant on ne peut servir
deux maîtres qu'en subordonnant l'un à
l'autre. On fait donc de Dieu l'esclave de Mammon,
mais officiellement on le craint, on l'aime, on se
confie en lui par-dessus tout. Et l'on est capable
de persévérer sa vie durant dans
cette grotesque aberration. N'est-ce point vivre
dans les plus épaisses
ténèbres? Tout s'est éteint,
même la conscience.
Quant à vous, ô
chercheurs, vous ne pouvez servir Dieu et Mammon.
Car dans votre inquiétude se manifeste
l'appel du Père; c'est sa force qui
opère dans votre devenir, et l'instinct de
la vérité qui anime votre être
renouvelé vous fait voir toute chose
à sa lumière. Comment, par quoi, vous
laisseriez-vous assujettir? Grâce à la
force d'attraction divine qui domine votre vie,
votre centre de gravité est dans le salut et
l'avenir de votre être. Servez donc Dieu,
Dieu seul, si vous aspirez à sauver votre
âme, à vous enrichir de vie
originelle. À ce prix seulement, votre oeil
restera limpide et vous pourrez vivre à la
clarté du soleil divin.
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