LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE IV
LA VIE QUOTIDIENNE
(Matthieu VI, 19-34.)
3. Le point d'appui.
«C'est pourquoi je vous dis : Ne vous
inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous
mangerez ou boirez, ni pour votre corps, de quoi
vous le vêtirez. La vie
n'est-elle pas plus que la
nourriture et le corps plus que le vêtement?
Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment
ni ne moissonnent, ils n'amassent rien dans des
greniers, et votre Père céleste les
nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux?
D'ailleurs, qui de vous, à force de soucis,
pourrait ajouter une coudée à sa
taille? Et quant au vêtement, pourquoi vous
en inquiéter?
Considérez comment croissent les
lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent.
Cependant je vous déclare que Salomon
lui-même, dans toute sa gloire, n'a pas
été vêtu comme l'un d'eux. Si
Dieu revêt de la sorte l'herbe des champs,
qui existe aujourd'hui et demain sera jetée
au four, ne le fera-t-il pas bien plus pour vous,
gens de peu de foi? Ne vous mettez donc point en
peine, disant: Que mangerons-nous, que
boirons-nous? De quoi nous vêtirons-nous? Car
ce sont les païens qui recherchent toutes ces
choses et votre Père céleste sait que
vous en avez besoin. »
Ces paroles sont en rapport
étroit avec les précédentes
«C'est pourquoi, dit Jésus, ne vous
inquiétez pas.» Si nous ne pouvons
servir en même temps Dieu et Mammon, notre
inquiétude ne saurai pas non plus avoir
simultanément pour objet la croissance de
notre être originel et l'acquisition des
biens matériels. En outre, si notre centre
de gravité est en nous-mêmes, nous ne
saurions nous laisser troubler par la
préoccupation de la nourriture et du
vêtement. De là la double affirmation
de Jésus : impossible de vous
inquiéter, car l'âme et la vie sont
plus que le corps et le
vêtement, et votre intérêt va
à ce qui est essentiel; inutile de le faire,
car si vous servez Dieu, vous êtes sous la
garde de sa sollicitude paternelle. Un regard
jeté sur les oiseaux suffit à vous
convaincre de ce qu'il y a d'anormal dans vos
alarmes. Ils ne sèment ni ne moissonnent, ni
n'amassent aucune provision dans des greniers.
Néanmoins le Père céleste les
nourrit. Quelle différence n'y a-t-il pas
entre eux et vous cependant! D'abord les hommes
sèment, moissonnent, engrangent. Pourquoi
donc ajouter des soucis à leurs soins et
à leur prévoyance? Dieu ne les
nourrira-t-il pas à plus forte raison, eux
qui gagnent leur pain à la sueur de leur
front ? Et puis, de combien leur prix ne
dépasse-t-il pas celui des oiseaux? Vos
soucis témoignent d'un incroyable manque de
confiance en Dieu; si vous portez en vous le germe
d'une vie éternelle, comment votre
Père vous laisserait-il manquer des biens
passagers, et périr faute du
nécessaire?
Pour toucher du doigt
l'absurdité de nos inquiétudes, il
suffit de constater que tout ce qu'il y a
d'important dans notre vie échappe à
notre action. Nous ne saurions ajouter un
millimètre à notre taille; ni le
temps qu'il fait, ni notre sort, ne sont entre nos
mains. Si donc nous n'avons aucun pouvoir sur les
conditions mêmes de notre existence et de
notre activité, il ne sert de rien de nous
mettre en peine des choses capitales de la vie.
Alors, à quoi bon nous tourmenter des choses
accessoires?
Pour nous rassurer davantage encore,
Jésus attire notre attention sur les fleurs
des champs. Elles ne se mettent point en souci de
leur parure, elles n'ont qu'une destinée
éphémère, et cependant elles
sont revêtues d'une incomparable
beauté. Combien plus le Père vous
revêtira-t-il, ô
fils de Dieu ! Hommes de peu de foi, revenez donc
à la raison. Les païens s'agitent au
sujet de toutes ces choses, mais votre Père,
qui est dans les cieux, sait bien que vous en avez
besoin. Pourquoi donc vous laisseriez-vous
troubler, vous qui connaissez votre
Père?
Quiconque a lu ces paroles avec
attention est saisi d'étonnement en
entendant objecter que de semblables exhortations
pouvaient s'adresser aux Orientaux de ces temps
reculés, et dans l'attente prochaine de la
fin du monde, mais qu'on ne saurait donner les
moineaux et les anémones en exemple aux
hommes de notre temps que consume la lutte pour
l'existence. De nos jours, dit-on, quiconque ne se
met point en peine est perdu.
Raisonner ainsi, c'est
méconnaître absolument le sens des
paroles de Jésus et le fond même de la
question. Jésus n'a pas songé
à nous. donner en exemple les oiseaux et les
fleurs inconscientes. Il a voulu nous faire sentir
la différence prodigieuse qu'il y a entre
leur vie et la nôtre, et nous faire
comprendre que si Dieu pourvoit à leur
existence fragile, insignifiante et oisive, nous
pouvons à plus forte raison compter sur sa
sollicitude. Il en résulte que tout homme
qui vit d'une façon vraiment humaine et qui
vaque honnêtement à son travail, peut
avoir la certitude mille fois plus absolue que Dieu
prendra fait et cause pour lui, car il se fait
l'allié de ceux qui portent son
caractère et de tout travail effectif. Or
cette assurance est infiniment plus
précieuse et plus opportune dans notre
siècle de fer qu'au moment où elle
fut prononcée. Elle est un message
rédempteur pour notre
génération qui, dans la poursuite
avide du pain quotidien, court le plus grand danger
de perdre la vie.
Le souci ne consiste ni dans la
peine que nous prenons pour nous procurer le
nécessaire et pour nous assurer des
conditions d'existence tolérables, ni dans
l'effort que nous consacrons à notre
carrière et à nos progrès dans
tous les domaines. Le souci consiste dans
l'anxiété que nous éprouvons
à ce sujet et qui résulte du
sentiment de notre impuissance en face des devoirs
et des hasards de la vie. Prévoir, pourvoir,
calculer, administrer sagement, ce n'est point nous
mettre en peine. Tout au contraire, c'est
créer notre avenir et maîtriser la
vie; c'est prouver que nous dominons la situation
et que nous tenons le gouvernail de notre
existence. Il est indispensable, pour cela,
d'examiner les circonstances avec calme et
circonspection, de nous demander
sérieusement, par exemple, si nous sommes
capables d'entreprendre tel ou tel travail ou s'II
dépassera nos forces, de prévenir les
contretemps fâcheux, de peser les
éventualités, de combiner les moyens
et de prévoir le cours des choses, afin de
créer des conditions favorables. Tous ces
soins ne sont pas des soucis, ils témoignent
d'une calme assurance qui déploie ses effets
dans la vie. Aussi Jésus n'a-t-il pas
songé à les déprécier
et à décourager notre effort. Car
c'est cet effort même qui nous distingue des
fleurs et des oiseaux.
Se mettre en peine, c'est ressentir
péniblement les obligations de la vie, en
être intérieurement troublé,
ballotté, absorbé, oppressé.
Le souci, c'est l'agitation et la dépression
que produisent notre incapacité de vivre,
notre assujettissement aux choses
extérieures, notre dépendance
intérieure de nos conditions d'existence.
C'est la neurasthénie de la vie personnelle.
Nous avons un intérêt majeur à
en être délivrés, car il est
devenu la maladie du temps actuel,
l'obstacle le plus
considérable à notre triomphe sur la
vie. Or nous pouvons, aujourd'hui encore, en
être affranchis, si nous suivons le chemin
que Jésus nous trace. Non pas tous, il est
vrai, mais ceux-là seulement qui ne peuvent
servir Dieu et Mammon, parce que leur centre de
gravité est en eux-mêmes et non en
dehors d'eux, parce qu'ils éprouvent l'effet
de l'attraction divine et que, par
conséquent, l'effort de leur vie porte tout
entier sur la croissance de leur être
originel et non sur la poursuite de biens
périssables et d'idéals passagers.
Quant aux autres, quelque convaincus qu'ils
puissent être de l'inanité des soucis
et de leur influence désastreuse, ils
continueront à s'inquiéter,
c'est-à-dire à trembler et haleter
sous le joug qu'ils ont à porter. Seul,
celui qui a conquis la liberté
intérieure restera paisible en face des
hasards de la vie et sans souci pour sa
subsistance, parce qu'il a placé ses
véritables intérêts dans le
domaine de l'impérissable et que la
réalisation de sa destinée est
indépendante des circonstances et des
événements.
Il peut, en effet, demeurer en paix,
car il éprouve la présence active du
Père qui sait de quoi nous avons besoin.
Celui qui s'alarme au sujet de sa santé, de
son pain, de son avancement, du succès de
ses efforts, est un homme de peu de foi ; car il ne
connaît que dans une faible mesure
l'expérience immédiate de Dieu. Plus
ses yeux s'ouvriront pour distinguer le
Père, plus la vie originelle deviendra la
puissance qui éclaire et enrichit son
existence, plus aussi se dissiperont ses alarmes.
II en est ainsi de nos jours aussi bien
qu'autrefois. Car cet affermissement et ce
soulagement intérieurs reposent sur des lois
naturelles, immuables, indépendantes de
toutes les conditions de lieu, de temps et de
culture. Heureux donc les chercheurs ! Ils sont
affranchis des soucis : la
neurasthénie de la vie intérieure est
vaincue par la croissance de l'être originel
en eux.
Jésus ne touche ici
qu'à la question des soucis. Mais
l'état intérieur de l'âme
enracinée en Dieu exerce ses effets dans
tous les domaines et triomphe de tous les
désordres. L'arbitraire fait place à
la nécessité de la vie nouvelle qui
nous dicte d'instant en instant la conduite
à tenir. Asservis naguère aux hommes,
aux choses, aux événements, nous
acquérons une souveraineté
intérieure qui assure la liberté de
nos mouvements et de notre croissance. À la
faiblesse, à l'incapacité de vivre se
substitue une puissance de vie qui fait concourir
à notre salut les rencontres les plus
tragiques de la destinée. Aux
tâtonnements succède la certitude
profonde qui découle du contact personnel
avec Dieu; à l'accablement, la joie et le
goût de vivre qui se renouvellent en puisant
aux sources divines; à la crainte, la
vaillance qui peut tout par celui qui nous
fortifie; au sentiment de l'abandon, l'assurance
bienheureuse de la présence du Père,
qui nous inonde de son amour. Ainsi le nouvel
état intérieur que crée en
nous la vie originelle fournit à notre vie
journalière un point d'appui d'une 'valeur
incomparable.
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