LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE IV
LA VIE QUOTIDIENNE
(Matthieu VI, 19-34.)
4. Le but.
« Ce sont les païens qui recherchent
toutes ces choses », les païens,
c'est-à-dire des hommes fermés
à la véritable réalité,
ignorants de Dieu et de son action
rédemptrice, des âmes
rassasiées auxquelles suffit le
misérable bien-être que procurent les
choses vaines et périssables. Quant à
vous, chercheurs, qui sentez
frémir en vous un nouveau devenir
« Cherchez premièrement le
royaume de Dieu et la justice de Dieu, et toutes
ces choses vous seront données par
surcroît. »
C'est de notre inquiétude
intime, du malaise qui nous étreint parmi le
va-et-vient de la vie, que naît notre
recherche du royaume de Dieu. L'obscur besoin
d'autre chose qui s'éveille en nous se
transforme, par la vertu de l'évolution qui
commence, en un ferme vouloir. De ce vouloir et de
cette évolution résulte un mouvement
impulsif conscient : nous nous mettons en marche
vers la terre nouvelle que cherchent
instinctivement toutes les âmes vivantes.
Jésus élève ici ce processus
intérieur à la hauteur d'un principe
organisateur de notre vie : Cherchez, nous dit-il,
ce règne de la vie créatrice
émanant de Dieu, tendez à
l'organisation harmonieuse de l'être humain
et de la vie sur cette base. Prenez fait et cause
pour son avènement et frayez-lui la voie.
Que ce soit là le ressort de votre vie tout
entière.
Chercher, - lorsqu'il s'agit d'une
nouvelle création de notre
personnalité et du développement
intégral de l'humanité,
c'est-à-dire de l'affranchissement et de l'
épanouissement glorieux de notre être
éternel aussi bien que de la solution du
problème humain en général, -
chercher, c'est nous consacrer sans réserve
à ce dessein avec toutes les forces et tous
les moyens dont nous disposons, brûler de
cette seule ambition, concentrer tous les
mouvements de notre âme dans cet unique
effort, nous laisser consciemment ou inconsciemment
attirer par ce pôle
magnétique.
Cette recherche n'a rien de commun
avec la manie du «travail
pour le règne de Dieu», la
sentimentalité langoureuse qui soupire
après la « patrie céleste »
ou n'importe quel autre pieux état
d'âme que puisse évoquer cette
exhortation de Jésus. C'est un élan
continuel vers la réalisation de
l'évolution nouvelle, qui détermine
chacun de nos mouvements. C'est l'oeuvre de la vie
constamment orientée vers ce but. Il ne
suffit pas que cette recherche soit à
l'arrière-plan de toutes nos pensées
et de toute notre activité; il faut qu'elle
passe au premier plan. Non seulement tout, dans
notre existence, doit la provoquer et la stimuler,
mais elle doit elle-même tout vivifier, tout
ordonner, tout modeler. On ne cherche
réellement le royaume de Dieu et sa justice
que lorsque le développement intégral
de l'homme et la rénovation de toutes choses
sont devenus l'intérêt suprême,
le ferme propos auquel on se conforme sans
cesse.
L'avènement de la
vérité en nous, comme la renaissance
de l'humanité, sont un devenir. Mais ce
devenir ne s'inaugure et ne se continue qu'au prix
d'une recherche et d'une poursuite sans
trêve. C'est ce que fait ressortir le Sermon
sur la montagne qui nous en retrace les
étapes. Si nos aspirations ouvrent notre
âme à la vérité, seule
l'action énergique qui actualise dans la vie
chacune des impulsions de l'être originel en
assure l'exécution. C'est dire que nous ne
parviendrons au but que si nous risquons tout pour
l'atteindre, et si nous nous en rapprochons
d'instant en instant dans la mesure du
possible.
L'occasion nous en est constamment
offerte. Il n'est pas une des obligations de la vie
qui n'éveille en nous l'ambition de
l'accomplir parfaitement
(Matthieu ch. 5, v. 48), et
l'intuition délicate de la manière
dont nous avons à le faire. Mettre en oeuvre
énergiquement et immédiatement cet
instinct profond,
réaliser ce qu'il nous dicte à ce
moment précis, c'est chercher en
vérité le royaume de Dieu et
contribuer à sa venue, quelle que soit la
distance qui nous sépare encore du but. Dans
ce domaine rien n'est trop petit, trop
extérieur, trop superficiel. Car du point le
plus imperceptible part une ligne qui se dirige
droit vers le but, et c'est sur cette ligne qu'il
s'agit d'avancer. Celui qui est entré dans
le courant de l'humanité nouvelle ressent en
toute rencontre l'impulsion de la puissance de vie
universelle qui travaille sans relâche
à son achèvement. Il perçoit
son appel à devenir, en se faisant
l'instrument de cette force qui l'entraîne et
l'aiguillonne, un élément
créateur de la terre nouvelle : celui dont
la pensée et la conduite obéissent
à cette impulsion, cherche le royaume de
Dieu et sa justice.
Cette recherche et cette ambition
pénétreront sa vie entière et
ne lui laisseront de repos que lorsqu'il l'aura
mise en harmonie avec l'ordre nouveau qu'il
entrevoit. Désormais, par exemple, il
envisagera tout ce qu'il possède, femme,
enfants, biens, talents, comme des trésors
qui lui sont confiés. Il verra dans tout
être qui a spécialement besoin de lui
son prochain, au sens propre de ce mot, et lui
viendra en aide. Il considérera toute chose
dans son rapport avec le bien des hommes, et en
usera en vue de leur salut et de leur vie. Il
honorera pleinement le Père en cherchant
à faire en tout sa volonté. C'est
ainsi que l'ordre nouveau s'incarne dans notre
existence et que les progrès du nouveau
devenir sont accélérés par
notre conduite qui lui est conforme et favorable.
Quelles conséquences, quels effets
accessoires aura-t-elle d'ailleurs? Ce n'est point
notre affaire; toutes les préoccupations' de
ce genre passent au second rang.
La recherche
prépondérante du royaume de Dieu
introduit dans notre vie le grand courant qui tend
à la vie humaine intégrale; il en
actionne dès lors tous les mouvements,
même les plus imperceptibles, et la dirige
invariablement vers le but. Désormais elle
revêt en quelque mesure le caractère
effectif et créateur de la puissance de vie
qui est à l'oeuvre dans l'univers. Elle
trouve son harmonie et son unité, car tout y
est mis involontairement en rapport avec le but
poursuivi. Elle acquiert de ce fait une
signification nouvelle et un caractère
particulier, elle entre dans la sphère du
nouveau devenir. Ainsi la recherche du royaume de
Dieu et de sa vérité organise notre
vie, et la façonne du dedans au dehors. Elle
crée en nous la constitution nouvelle qui
résoud le problème de notre
être, elle fait de notre existence une vie
proprement humaine en lui donnant le sens qui seul
la justifie et qui accomplit notre véritable
destinée.
En outre, elle nous rend
invulnérables en face des
contrariétés et des revers. Car
désormais la raison d'être et le prix
de notre vie ne résident plus dans notre
situation extérieure et ne sauraient par
conséquent être compromis par les
coups de la destinée. Nous aurons sans doute
à combattre jusqu'au bout contre
l'adversité et la détresse, nous
devrons compter toujours avec les dangers et les
aventures, mais notre vie personnelle, dont la
force agissante résulte de la tension de
tout notre être vers le but, nous assure la
suprématie sur les vicissitudes et les
hasards de l'existence. Or cette vie n'a pas sa
source en dehors de nous, mais au dedans. C'est de
l'élan de notre devenir qu'elle
découle; c'est son accomplissement, non sa
réussite, qui fait notre bonheur. Cette
marche en avant est notre raison de vivre, et
dussions-nous aller nous briser contre
d'infranchissables obstacles,
nous n'aurions point manqué notre but. Car
ce qui fait la valeur de notre existence, c'est le
développement de notre être en
conformité avec sa véritable fin, et
le déploiement dans notre vie d'une force
consciente de cette fin. Que leurs effets
transparaissent au dehors et soient reconnus des
autres ou que, semences d'avenir, ils restent
ensevelis dans l'obscurité, cela est
indifférent au point de vue de
l'évolution véritable et de son
progrès dans le monde. Soit que nous
parvenions à notre épanouissement
complet, soit qu'il se trouve entravé par
des circonstances défavorables, tant que
l'être originel palpite en nous, nous sommes
des cellules vivantes au moyen desquelles se
poursuit la création nouvelle de
l'humanité, et qui sont, par
conséquent, indispensables. La recherche du
royaume de Dieu devient donc le principe d'une vie
héroïque.
L'élan continu vers le but
nous délivre enfin de tout ce qui fait
obstacle à notre vie. Les soucis, la crainte
et la douleur n'ont plus de prise sur celui qui est
entré dans le courant vital. Il est
affranchi de toute dépendance comme de toute
prévention, car il avance imperturbablement
et parvient au delà des brouillards qui
obscurcissaient son horizon. Le courant de vie
objective qui l'entraîne, l'arrache à
son atmosphère subjective et le conduit de
clarté en clarté. Le pouvoir de la
vieille nature est brisé par la force
évolutive de l'être nouveau qui
s'insurge contre elle. L'incertitude enfin
disparaît, car de la poursuite incessante du
royaume de Dieu procède une
nécessité intérieure qui
s'impose à la vie.
C'est sur cette influence
illimitée, exercée sur notre vie par
la recherche du royaume de Dieu, que se fonde la
déclaration de Jésus, la lettre de
crédit qu'il délivre aux
siens : «Et toutes les
autres choses vous seront données par
surcroît. » Tout, en effet, leur
échoit de soi-même. Car ils sont dans
le courant de la vie. Ils peuvent vivre
impulsivement, comme en se jouant, avec
l'ingénuité de l'enfant, car le
Père pourvoit à tout ce dont ils ont
besoin pour cela. Tout doit concourir à leur
bien et leur réussir en les rapprochant du
but. Il semble qu'une vie pareille attire à
elle par l'effet d'un pouvoir magnétique
tout ce qui lui est nécessaire. En jetant un
regard en arrière, on aperçoit le
tissu merveilleux et subtil des
événements qui tous surgirent au
moment opportun, et l'oeil averti découvre
en toutes choses l'action paternelle qui les a
disposées de telle sorte que la vie
entière devienne une
révélation ininterrompue de la
grâce et de la gloire divines.
Cette lettre de crédit est un
privilège que Dieu octroie à ses
enfants, à ceux en qui palpite la vie que
nous révèlent les trois
premières demandes de l'oraison dominicale.
Elle n'entre point en vigueur pour ceux chez
lesquels la recherche du royaume de Dieu ne
constitue pas le courant profond de la vie et ne
procède pas directement « de la foi
», c'est-à-dire de l'expérience
immédiate du Dieu qui nous entraîne
vers le but. Mais ceux qui sont les enfants de Dieu
par la foi, éprouvent chaque jour la
réalité de cette promesse, qui
dépasse tout ce qu'ils peuvent demander et
concevoir.
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