LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE V
LA VIE COMMUNE
RÉALISÉE
(Matthieu VII, 1-6 et
12.)
1. Les bases de la vie commune.
Le changement radical qui s'opère en nous
et l'éclosion de notre être originel
n'ont pas uniquement pour effet de nous
élever à une vie individuelle normale
et à une conduite digne de notre vocation;
ils créent en outre parmi les hommes une vie
collective toute nouvelle. Jésus indique
ici, en quelques traits rapides, les conditions
élémentaires desquelles elle
résulte nécessairement.
«Ne jugez point, afin que vous ne
soyez point jugés. Car on vous jugera comme
vous jugez, et on se servira pour vous de la mesure
avec laquelle vous mesurez. »
L'habitude de juger les autres n'est
pas seulement un travers commun à tous les
humains, elle est pour ceux qui cherchent le
royaume de Dieu une tentation dont une
intégrité complète peut seule
les préserver. Leur zèle ardent
pour l'évolution nouvelle
ne les induit que trop aisément à
condamner ceux qui ne poursuivent pas le même
but, ceux qui ne cherchent point, mais restent
immobiles et satisfaits. Cependant la position que
leur aspiration à la vie
véritablement humaine les oblige à
prendre envers la nature humaine
déformée, n'implique pas la
condamnation de ceux qui périssent
inconsciemment dans leur Inertie. Au contraire,
quiconque est pénétré de
l'esprit des béatitudes est incapable de
juger, il ne peut que supporter, endurer, user de
miséricorde, procurer la paix. Aussi
Jésus dit-il : Ne jugez point. Ce ne sera de
votre part ni faiblesse, ni indifférence,
mais Simplement l'effet de votre caractère
de chercheurs.
Le mot juger ne signifie point ici
apprécier, mais condamner. Nous ne pouvons
vivre parmi les hommes sans nous former une opinion
sur eux. Jésus lui-même nous engage
à le faire quand il nous met en garde contre
les faux prophètes : «Vous les
reconnaîtrez à leurs fruits »,
dit-il, ce qui ne signifie pas autre chose que :
Vous les jugerez d'après leurs fruits. De
même, pour ne pas jeter les perles devant les
pourceaux, le discernement est indispensable. Toute
attitude prise envers notre prochain implique un
jugement inconscient.
Mais condamner est tout autre chose.
Ce n'est pas se borner à porter un jugement
sur la valeur que les autres ont pour nous, sur
l'importance qu'ils ont dans la vie, sur la mesure
en laquelle il convient de les prendre en
considération, mais sur ce qu'ils sont en
eux-mêmes, sur leur personnalité et
leur valeur objective. Quand nous jugeons, nous
prétendons décider ce qu'est un
être en soi, s'il est bon ou mauvais, s'il
vaut ou non quelque chose. Jésus nous
interdit de le faire, parce que
nous en sommes absolument incapables. Nous n'y
trouverions qu'une occasion de nous enorgueillir
sans aucun profit,
Nous ne pouvons juger personne,
parce que nous ne connaissons les hommes que
superficiellement. Le fond intime de leur
être, leur histoire intérieure, la
signification objective de leur vie restent pour
nous un mystère impénétrable.
Pour les juger il nous faudrait un critère.
Mais tous les critères sont insuffisants,
parce qu'ils ne peuvent s'appliquer qu'à ce
qui parait au dehors, et injustes, parce que tout
homme doit être mesuré à sa
mesure propre. En motivant ainsi sa défense
: « afin que vous ne soyez pas jugés
», Jésus veut nous faire pressentir
quelles seraient nos impressions si l'on nous
faisait violence en critiquant notre personne et
notre vie de cette façon tout
extérieure, mécanique et injuste.
Nous apprendrions à nos dépens
combien il est insensé et pervers de
juger.
Mais il y a plus. En jugeant les
autres, nous attirons sur nous un jugement pareil
non seulement de la part de nos semblables, mais de
la part de Dieu. Par la norme selon laquelle nous
condamnons, nous fixons involontairement la norme
selon laquelle nous voulons être
jugés; nous le faisons inintentionnellement,
sans doute, mais effectivement, s'il est vrai du
moins que la justice suprême est celle qui
mesure l'homme à sa propre mesure. C'est ce
que l'apôtre Paul atteste dans cette parole
incisive : « En jugeant autrui, tu te juges
toi-même. »
Cependant la chose est plus grave
encore : en jugeant, nous nous excluons du royaume
des cieux dans lequel règne non la justice,
mais la miséricorde; nous nous livrons
à la justice dont nous nous faisons les
partisans, Car pour obtenir
miséricorde il faut pratiquer la
miséricorde. Telle est la loi de nature que,
pour la troisième fois, nous présente
le Sermon sur la montagne.
Ceux qui cherchent, ceux qui sont
entrés en contact avec le Père, ne
jugeront donc point. Mais ils ne se contenteront
pas de cette attitude négative : ils auront
foi dans les hommes, Partout et toujours. Car leur
propre expérience leur enseigne que sous
toutes les déformations et les
déchéances de l'être humain, se
cache le germe indestructible d'un être
éternel; que le péché n'est
pas notre essence, mais notre
dégénérescence, non notre
nature, mais notre anti-nature. Dans son fond et
quoi qu'il puisse advenir de lui, l'homme est et
demeure bon et infiniment précieux, car il
est de Dieu et il le reste. Aussi celui qui
pressent en quelque mesure la réalité
de Dieu et de sa propre âme a-t-il une foi
sans réserve en ses semblables. L'intuition
de ce qu'il y a de divin en eux détermine
son jugement et son attitude à leur
égard.
Cette confiance absolue dans l'homme
n'a rien de commun avec la bonhomie qui ne le
considère jamais tel qu'il est, parce
qu'elle ne veut pas voir, et qui nous rend par
conséquent inaptes à une vie
collective fructueuse. Elle n'est pas non Plus une
croyance fanatique, à laquelle on se
cramponne malgré toutes les impressions
contraires. Elle est une intuition spontanée
qui, jaillit du contact intérieur de
l'âme réveillée avec celle du
prochain. Elle n'est point voulue et factice, mais
vivante, comme l'expérience de Dieu, avec
laquelle elle est en relation intime. Si nous avons
foi en Dieu, nous avons foi dans les hommes, et
celui qui me peut croire imperturbablement aux
hommes ne saurait pas non plus croire
inébranlablement en Dieu. Cette foi n'est
point aveugle, mais clairvoyante
et perspicace. Pénétrant au-dessous
de la surface, en vertu d'une intuition
immédiate, elle discerne à travers
tous les voiles le caractère propre de
l'être et reçoit l'impression directe
de la beauté qui sommeille en lui. Toutefois
elle ne méconnaît point ses
déformations, elle les reconnaît au
contraire d'autant plus nettement. On ne comprend
les hommes que lorsqu'on croit en eux.
Pour s'en rendre compte, il faut
l'avoir éprouvé. Il faut avoir, au
moins une fois dans sa vie, souffert de la
méchanceté et de la bassesse d'un
être humain sans pouvoir cependant cesser de
croire en lui, tant s'imposait le pressentiment de
la gloire divine captive au fond de son être.
Impossible alors de condamner, on ne peut que
chercher à comprendre, et l'on apprend
à le faire si l'on consent à subir
patiemment jusqu'au bout cette expérience
contradictoire. On finit par se rendre compte que
ce qu'il y a de mauvais dans l'homme est l'effet de
son anarchie intérieure, de son impuissance
en face des séductions, de sa
dépendance d'éléments
étrangers à sa nature,
c'est-à-dire de ce qu'il y a d'impersonnel
en lui; ou encore la suppuration de plaies
cachées, la fièvre intérieure
d'une âme qui devient, la manifestation d'une
souffrance intolérable que provoquent des
circonstances adverses. C'est ainsi, par exemple,
qu'un profond mécontentement de soi se fera
jour peut-être par le soupçon,
l'envie, les caprices, ou une rage de destruction
s'attaquant à tout ce qui nous est
précieux. On reconnaît alors que le
péché est le composé le plus
inimaginable de tous les désordres et de
tous les égarements, et qu'il n'est jamais
inhérent à l'être même,
mais bien en constante opposition avec lui.
Lorsqu'on a fait cette
expérience, on garde en face de la
méchanceté humaine une attitude
interrogative. On la considère
provisoirement, dans chaque cas donné, comme
une énigme encore inexpliquée,
jusqu'au moment où l'on constate
l'état maladif qu'elle révèle.
On croit donc aux hommes en tout état de
cause, qu'on les ait déjà
pénétrés ou qu'on ne les
devine point encore. De même que le
médecin ne saurait porter secours au malade,
sans croire à la puissance
réparatrice de la nature, il faut croire
à la puissance de l'être originel qui
sommeille en toute créature humaine pour
contribuer à le faire
éclore.
Cette expérience, constamment
confirmée par les faits, nous apprend
à discerner sous ses déformations
actuelles la véritable nature humaine; nous
en saisissons les rapports obscurs à la
lumière du Père qui, lui aussi, a une
foi invariable dans les hommes, et par
conséquent, au lieu de les juger, cherche
constamment à entrer en contact avec eux
pour les affranchir de la malédiction du
péché.
La foi à la vraie
humanité dans chacun de ceux que nous
rencontrons est la base d'une véritable vie
commune. Car celui qu'elle anime reconnaît en
tout homme un être de même rang que
lui. D'elle découlent le respect profond
pour la nature particulière de chacun et
pour le droit qu'il a de s'affirmer, l'intelligence
de son caractère et de ses manifestations
vitales, le contact immédiat avec sa vie
profonde, l'amour compréhensif qui supporte
tout et qui rend capable d'entrer dans sa
pensée et de lui prêter assistance,
bref toutes les conditions fondamentales d'une vie
d'entr'aide et de collaboration dans l'oeuvre de
notre devenir.
C'est encore cette foi qui nous
inspire la patience et le pardon, une confiance
inébranlable dans la bonté invisible
de tout être, la certitude
de sa haute vocation, l'espérance
indestructible du triomphe de sa beauté
divine. Ceux qui l'éprouvent
spontanément plongent tous ceux qui les
approchent dans cette merveilleuse source de
guérison. Leur foi est le ferme point
d'appui offert à ceux qui faiblissent ou
trébuchent, le baume salutaire versé
sur leurs blessures, la main secourable tendue aux
désespérés, l'air tonique, la
chaleur vivifiante éveillant dans les coeurs
endurcis les puissances germinatrices d'une vie
nouvelle. La confiance des croyants dans leurs
frères, c'est le Père qui est aux
cieux faisant rayonner sa miséricorde sur
les indigents et les perdus, à travers des
coeurs et des yeux humains.
Quand nous croyons aux hommes, toute
notre vie prend un caractère affirmatif;
elle procède du oui. Quand nous doutons
d'eux, quand nous les condamnons, nous prenons
envers eux une attitude négative, nous
vivons du non. Nous pouvons donc, à notre
choix, devenir les fils de la puissance positive
qui anime de sa vie tout l'univers, ou les fils de
« l'esprit qui nie sans trêve ». Or
l'union ne peut naître que du oui; là
où règne le non, surgissent les
oppositions, l'éloignement, les divisions,
l'orgueil, le mépris. La confiance est
l'énergie vitale de la vie commune, la
défiance en est le ferment corrupteur. La
foi est créatrice, car elle dégage,
fortifie, épanouit le bien qu'elle
espère et découvre; la
défiance est stérile et dissolvante,
elle irrite, elle précipite dans le mal
qu'elle constate. Celui qui croit rend justice aux
hommes; celui qui juge est toujours injuste. Celui
qui croit attire; celui qui Juge repousse. Celui
qui croit fait des expériences nouvelles
là où les autres condamnent; celui
qui ne croit point reste fermé à ces
expériences et se condamne inconsciemment
à périr en détournant de lui
tous les affluents de vie. Ayons
foi dans les hommes : nous vivrons par eux, ils
vivront par nous.
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