LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE V
LA VIE COMMUNE
RÉALISÉE
(Matthieu VII, 1-6 et
12.)
2. Le caractère de la vie
commune.
«Pourquoi regardes-tu le brin de paille
qui est dans l'oeil de ton frère, tandis que
tu ne remarques pas la poutre qui est dans ton
oeil? Ou comment peux-tu dire à ton
frère : Laisse-moi ôter la paille de
ton oeil, lorsqu'il y a une poutre dans le tien ?
Hypocrite, enlève d'abord la poutre de ton
oeil, et alors tu verras à retirer la paille
de l'oeil de ton frère.»
Même quand on ne condamne pas,
on rend volontiers les autres attentifs à
leurs défauts, on cherche à les en
corriger. Jésus taxe ce
procédé d'hypocrisie, parce que celui
qui en use s'enorgueillit dans le sentiment de sa
propre justice et agit d'une façon tout
extérieure. C'est secourir son prochain
à la manière de l'ordre ancien, et
cet exemple nous fait voir comment la meilleure
volonté du monde et les intentions les plus
nobles échouent nécessairement
lorsque nous ne sommes pas nous-mêmes dans
l'ordre, et parce que nous agissons contrairement
aux lois immanentes de la vie. Dans ce cas, le bien
même devient un mal.
Nous avons sans cesse l'occasion de
le constater. Ceux qui s'intéressent au
développement de la vie morale, à la
manière de l'ordre ancien,
considèrent comme leur premier devoir
d'améliorer leurs semblables, de leur
«dire la vérité », de
contribuer à leurs progrès. Dans leur
zèle moralisateur, ils foncent sur eux
arbitrairement et se mettent en
devoir de pratiquer l'opération
nécessaire. Mais ils ne font qu'empirer le
mal. En effet nul ne saurait tolérer un
procédé pareil, car nul ne se laisse
imposer un secours qu'il ne réclame pas,
surtout lorsqu'il sent instinctivement que celui
qui intervient de cette façon ferait mieux
de balayer devant sa porte. En conséquence,
le patient se défend et prend
involontairement fait et cause pour ce que l'autre
veut éliminer, et cela d'autant plus que
l'importun médecin, superficiellement
renseigné, se méprend
généralement sur le mal qu'il veut
guérir et fournit ainsi à sa victime
une base de défense justifiée. Il ne
fait donc qu'enfoncer plus profondément dans
l'oeil le brin de paille qu'il en voulait retirer,
et par conséquent aggraver la situation. Il
entrave le travail purificateur déjà
commencé peut-être, ou nuit en
fouillant sans discernement dans une plaie qui
n'était pas mûre encore pour le
remède et pour la guérison. En outre,
par la résistance et la contradiction qu'il
provoque, il incite celui qu'il reprend à
manquer de sincérité envers
lui-même, et il l'endurcit dans sa faute.
Impossible de venir véritablement en aide
à notre prochain par ce moyen. Ce genre
d'assistance est bien plutôt un ferment
d'irritation et de haine parmi les
hommes.
Jésus nous exhorte en
revanche à nous occuper d'abord de
nous-mêmes et de notre propre salut; car nous
ne saurions porter secours aux autres avant d'avoir
réellement et complètement
recouvré nous-mêmes la santé.
Cet avertissement met en lumière la loi de
l'entr'aide pratiquée selon l'ordre nouveau,
loi que nous a révélée le
début du Sermon sur la montagne. Lorsque la
vue du mal chez les autres éveille en nous
le désir de les secourir, il ne suffit point
que ce désir soit sincère et que nous
restions conscients de nos
propres manquements, il faut encore nous y prendre
de la bonne manière. À la disposition
convenable, doit s'ajouter la méthode
convenable : charité bien ordonnée
commence par soi-même. Pour faire quelque
chose pour notre prochain, il faut d'abord
être devenu quelqu'un, car nous ne l'aidons
que par ce que nous sommes. C'est aux bien portants
seuls à soigner les malades. C'est pourquoi
nous avons à nous débarrasser
nous-mêmes des corps étrangers avant
de songer à en débarrasser les
autres. Dans la mesure où nous vivons la
vérité, nous devenons capables de la
répandre, car ainsi seulement nous
acquérons la puissance de guérison,
et la faculté de secourir.
Mais cette loi du royaume des cieux
a encore une autre raison d'être. Toutes nos
relations avec nos semblables doivent reposer sur
l'action immédiate d'individu à
individu, et être maintenues et
déterminées par elle. C'est là
ce qui leur donne un caractère organique et
personnel, ce qui leur permet de se manifester
d'une manière opportune, efficace, et
conforme à une nécessité
interne. Autrement elles ne sont que des rapports
mécaniques, extérieurs,
conventionnels, d'où résultent des
procédés arbitraires, impropres et
manqués. Dans le premier cas seulement
s'établit une vie véritablement
commune. Dans le second, ce ne sont que
frottements, conflits ou accommodements. On
comprend donc aisément que l'un des traits
caractéristiques de la vie collective
chaotique et barbare, c'est
précisément cette habitude de jeter
ses conseils et son aide à la tête des
autres, quitte à échouer et
même à nuire; tandis que là
où se constitue une vie collective
véritablement commune, toute aide efficace
naît de l'influence immédiate d'un
être sur un autre. Le charlatanisme
malfaisant fait place à
l'action directe de la personnalité
déployant spontanément sa puissance
de guérison.
Voulons-nous donc venir en aide aux
autres? Veillons à ce que des torrents d'eau
vive découlent de nous. Nous ne pouvons leur
être utiles que dans la mesure où nous
devenons pour eux un secours vivant, par notre
personnalité même et son
épanouissement dans la vie. Alors
émanent incessamment de notre être des
vertus bienfaisantes et libératrices qui se
communiquent à ceux qui en ont besoin et qui
sont prêts à les recevoir. Ainsi
s'opère tout naturellement une
sélection de ceux auxquels nous pouvons et
devons prêter assistance à ce moment
précis. Il n'est plus question de foncer
arbitrairement sur le premier venu. Celui-là
seul est notre prochain qui se trouve confié
à notre sollicitude, par le fait de notre
relation directe avec lui.
Dans la plupart des cas, l'influence
salutaire immédiate sera suffisante. Les
corps étrangers enfoncés dans l'oeil
de notre frère seront attirés au
dehors par le magnétisme de notre vie
personnelle. Mais lorsqu'une intervention directe
sera nécessaire, le patient la
réclamera lui-même. Attendons en paix
son appel; agir plus tôt serait
prématuré. Quand il nous en priera,
ce sera le moment d'intervenir, car nous serons
alors l'un envers l'autre dans une situation
normale. Il ne nous est donc pas permis de lui dire
: Halte-là, frère, je vais retirer de
ton oeil un brin de paille. C'est à lui de
nous dire : Frère, retire-le. Si c'est nous
qui nous imposons, il restera récalcitrant;
si c'est lui qui recherche notre aide, nous le
trouverons docile, traitable, patient.
Toutefois cette intervention
même ne pourra procéder que d'un
contact personnel avec celui qui la réclame.
Il n'y a de secours efficace qu'à ce prix.
Nous ne saurions autrement
comprendre le mal, découvrir le traitement
qui en triomphera, trouver la manière et le
mot justes. Dans les opérations de la vie
personnelle, le cas-type disparaît, il est
modifié par une foule
d'éléments individuels. En
conséquence, ces opérations doivent
revêtir dans chaque cas donné un
caractère spécial. C'est ce qui se
produit tout naturellement lorsqu'elles se fondent
sur un contact intérieur immédiat
avec le malade. Or l'amour est le vivant contact
d'une âme avec une autre âme; celui qui
aime est donc seul capable de secourir.
Le caractère primesautier de
la vie nouvelle s'affirme ici encore, non seulement
dans les mobiles, mais aussi dans les
procédés, de toute aide efficace.
Aussi plus notre assistance doit être
immédiate, c'est-à-dire impulsive,
plus nous est indispensable la puissance de
guérison que nous ne possédons que
lorsque nous avons été
nous-mêmes complètement guéris.
Travaillons donc à notre propre salut, si
nous désirons concourir à celui des
autres.
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