LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE V
LA VIE COMMUNE
RÉALISÉE
(Matthieu VII, 1-6 et
12.)
3. La condition de la vie
commune.
«Ne donnez pas les choses saintes aux
chiens, et ne jetez pas vos perles devant les
pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds
et que, se retournant, ils ne vous
déchirent.»
Cette parole signifie simplement que
certains êtres sont à l'égard
de ce que nous avons de plus précieux et de
plus sacré, ce que sont les chiens à
l'égard des choses saintes et les pourceaux
à l'égard des perles : ils n'ont
aucune intelligence de ces
choses, il n'y a entre eux et elles aucun rapport,
elles leur demeurent étrangères, et
indifférentes. Le langage de Jésus
n'a donc rien d'injurieux pour eux; il ne veut que
marquer la nature et le degré de leur
insensibilité en face de la vie
nouvelle.
Jésus nous recommande
d'observer envers eux une réserve
extrême. Gardez-vous, nous dit-il, de leur
livrer, si peu que ce soit, votre trésor;
ils le fouleraient aux pieds avec mépris et
se jetteraient sur vous pour vous déchirer.
Pour reconnaître à quel point cet
avertissement est nécessaire, il suffit de
constater que l'une des occupations habituelles,
non seulement des *croyants » mais d'un grand
nombre de chercheurs, consiste à jeter des
perles devant les pourceaux, et que la
réaction annoncée par Jésus se
produit alors invariablement : la parole est
repoussée avec mépris,
bafouée, passée au crible de la
critique et ses porteurs traités
d'hypocrites ou de benêts; on cherche
à les déchirer moralement. Cependant
ils ne sont point des martyrs, ils portent le
châtiment mérité par leur
manque de doigté.
Toutes les fois que nous ne pouvons
nous attendre à être compris, il ne
nous reste qu'à nous taire. Inutile de
parler de ce qui vit en nous à ceux qui n'y
sont point préparés. Tant que leur
réceptivité n'est pas
éveillée, ils ne sauraient en tirer
parti. Or ce ne sont pas les paroles qui
créent cette réceptivité. Elle
naît de l'inquiétude intérieure
que les expériences quotidiennes provoquent
dans l'intimité de l'âme. Quant
à l'intelligence de la vie nouvelle, elle ne
s'acquiert que par le contact avec cette vie
réalisée. Aussi Jésus a-t-il
dit aux chercheurs : Que votre lumière luise
dans le monde, afin que les hommes voient vos
oeuvres, c'est-à-dire
votre vie, et y
découvrent le Père; mais ne parlez
pas. C'est pourquoi aussi le seul moyen d'exciter
chez les autres l'inquiétude
intérieure consiste dans le frottement que
provoque notre vie de recherche, la vibration de
notre propre inquiétude se propageant parmi
notre entourage.
La proclamation de l'évangile
peut évidemment éveiller dans une
âme la réceptivité et
l'intelligence du message du Christ. Mais il faut
pour cela d'une part que l'auditeur y soit
prédisposé, d'autre part que la
parole soit l'expression directe et vivante de la
vie nouvelle, une révélation
immédiate du Dieu qui l'anime. (Comparez les
déclarations de l'apôtre Paul à
ce sujet dans la 1ère Épître
aux Corinthiens.) Ce fait et cette
possibilité n'infirment donc pas
l'exhortation de Jésus à la prudence
et à la réserve; au contraire,
connaissant la condition de toute
prédication efficace, nous nous garderons
d'autant plus de prononcer des paroles qui, au lieu
de faire entendre la voix de Dieu, livreraient aux
chiens notre sanctuaire. Pour annoncer
l'évangile dans l'esprit de Jésus, il
faut avoir la certitude d'y être
appelé par, Dieu et de trouver accès
dans les coeurs. Or Jésus ne s'adresse pas
ici à des apôtres; il parle à
des chercheurs et ceux-ci ont à retenir
sérieusement ses paroles : Ne jetez pas vos
perles devant les pourceaux.
Mais comment savoir si nous avons
affaire à des âmes accessibles
à l'Évangile? Il est aisé de
s'en assurer. Nous l'avons vu, c'est du sein de nos
aspirations que naît toute vie originelle. Ne
parlons donc de notre perle de grand prix
qu'à ceux qui aspirent à la
posséder, et, pour n'avancer qu'à
coup sûr, attendons simplement qu'ils s'en
enquièrent.
Il suffira d'un regard interrogateur
pour desceller nos lèvres. Mais tant que
nous n'y sommes pas sollicités, nous
n'avons pas le droit de parler.
Et notre coeur fût-il près
d'éclater, gardons le silence et
contentons-nous de laisser rayonner la
lumière de notre vie nouvelle jusqu'à
ce que notre prochain nous interroge. Alors
seulement il sera disposé à nous
entendre et ne traitera pas notre message comme les
pourceaux le font des perles. Notre parole trouvera
en lui un terrain propice et, à
défaut d'intelligence, au moins du respect;
il la conservera dans son coeur jusqu'à ce
qu'elle y lève, le moment venu.
Ne répondons, d'ailleurs,
qu'autant qu'il nous questionne et selon ce qu'il
est capable d'assimiler; ses questions mêmes
et la manière dont il accueillera nos
réponses nous renseigneront à ce
sujet. Mieux nous doserons la nourriture, mieux il
l'absorbera; mieux nos éclaircissements
seront gradués, plus nous lui en
faciliterons l'assimilation. L'acquiescement
à la vérité doit aller de pair
avec l'expérience, sur laquelle il repose;
sinon il devient une adhésion
théorique, c'est-à-dire une illusion
qui ne fait que retarder l'entendement, parce
qu'elle entrave l'expérience.
Cette réserve prudente nous
est donc imposée non seulement par le
respect envers nous-mêmes et envers la
sainteté de la vérité que nous
portons en nous, mais avant tout par les
égards dus à ceux auxquels nous
désirons venir en aide. En effet, ce que
nous livrons à leur incompréhension
non seulement ne leur sert de rien, mais leur est
positivement nuisible. Toute impression, tout
conseil qui n'affectent et n'ébranlent pas
réellement, émoussent. Quand
l'Évangile ne touche pas le coeur, il
l'endurcit. Pour l'émouvoir de nouveau, il
faudra un choc infiniment plus puissant. Telle est
la raison du fait, inexplicable autrement, que
le Christ ne produit aucune
impression vivante sur ceux qui entendent
continuellement parler de lui; la surabondance des
impressions reçues les a
insensibilisés avant qu'ils fussent
mûrs pour les recevoir.
Cet état de choses que nous
devons nous borner à signaler, mais qui
vaudrait la peine d'être étudié
de plus près, résulte du
caractère organique du nouveau devenir et de
la vie nouvelle qui en est le fruit. Tout
procédé mécanique. importun,
intempestif, manque nécessairement le but,
et cela non seulement dans le domaine de la parole,
mais dans tous les domaines de la vie
commune.
La vie en commun est une vie
organique, un échange vital, une action
directe des uns sur les autres, une emprise
mutuelle de la vie personnelle. Elle repose donc
sur certaines conditions préalables sans
lesquelles elle est impossible, mais desquelles
elle découle spontanément.
Elle exige un contact
intérieur et des relations personnelles.
C'est la nature de ce contact qui détermine
le degré de la communion et le
caractère de la vie collective. Sans ce
contact, pas de communion réelle. Les
paroles se croisent, mais ne portent pas; nous
restons hésitants, embarrassés,
maladroits et impuissants en face les uns des
autres. Nous ne pressentons ni les dissemblances
personnelles, ni les circonstances spéciales
qui en sont la cause, et nous ne pouvons par
conséquent vivre selon l'intuition que nous
en aurions : dès lors, nous manquons de
tact, nous ne trouvons pas l'attitude juste et tout
va de travers.
Sans contact intérieur, il
nous est impossible de nous pénétrer
mutuellement; en dépit de ses efforts pour
sortir de lui-même, chacun reste en
réalité seul et confiné en
soi. Impossible de rien échanger, à
plus forte raison de porter
ensemble les fardeaux, de
prendre fait et cause les uns pour les autres, de
s'entr'aider véritablement.
Le contact intérieur peut
seul nous faire pressentir le caractère
particulier de nos rapports mutuels, qui marque de
son empreinte spéciale chacune des relations
humaines. Il nous avertit de ce que notre prochain
attend de nous, des impressions que nous provoquons
chez lui; il nous apprend jusqu'à quel point
nous pouvons nous occuper de lui et entrer dans son
intimité. Il détermine la mesure, le
temps et le rythme de la vie commune. C'est
grâce à lui qu'elle se constitue
organiquement.
La vie commune repose sur
l'intuition que nous avons des autres, de leur
nature, de leur état intérieur, de
leurs circonstances. Sans intuition. il ne peut y
avoir ni compréhension, ni rapprochement
véritable, nous sommes séparés
par un abîme. Aussi les égoïstes
ne sauraient-ils vivre réellement d'une vie
commune: ils n'ont aucun instinct de leur prochain.
Autant attendre des aveugles un échange
mutuel, avec cette différence cependant
qu'il reste aux aveugles d'autres sens qui les
renseignent, tandis que les égoïstes
n'ont aucun sens qui les mette en rapport avec
leurs semblables. C'est pourquoi leur vie en commun
n'est qu'une collision
perpétuelle.
De cette intuition immédiate
et de ce contact intérieur naît
spontanément une vie de communion, par le
fait que les éléments qui constituent
chacune des personnalités en présence
et qui déterminent leurs rapports
réciproques, se dégagent et sont mis
en valeur tout naturellement. La vie qui n'en est
point l'effet involontaire, n'est jamais originale,
judicieuse, harmonieuse, féconde; elle n'a
aucune valeur vitale parce qu'elle ne s'est point
développée
organiquement, mais
extérieurement et mécaniquement et
qu'elle n'a aucun fondement intérieur. C'est
une réplique, non une réaction,
l'effet d'une initiative individuelle, non le fruit
d'une communion mutuelle. Qu'on envisage
l'importance du développement organique de
la vie en commun sous ses formes les plus simples,
dans les relations entre époux, entre
parents et enfants, entre maîtres et
élèves, par exemple, et l'on se
rendra compte qu'il peut seul établir entre
les hommes une vie véritablement commune.
4. Le principe de la vie
commune.
« Tout ce que vous voulez que les hommes
fassent pour vous, faites-le aussi pour eux; car
c'est la loi et les prophètes.
»
Cette courte sentence résume
tout ce que nous avons à faire pour les
autres et à leur donner : tout ce que nous
leur demandons nous-mêmes. Or ce que nous
leur demandons en réalité, ce que
nous cherchons auprès d'eux, c'est la vie.
C'est là la raison profonde qui nous pousse
vers nos semblables. Nous ne pouvons nous passer
d'eux, parce qu'ils sont nécessaires
à notre vie. Aussi nous sentons-nous
pressés de nous rapprocher d'eux, même
lorsque la timidité, la misanthropie, le
mépris nous font désirer de les
éviter. Celui qui parvient à se
retrancher complètement de la
société humaine se perd
lui-même et prouve ainsi que nous ne saurions
exister seuls.
Ce que, dans leur soif de vivre, les
hommes réclament les uns
des autres est aussi divers que ce qu'ils entendent
par vivre. Ceux qui mènent une vie
d'apparence cherchent auprès de leurs
semblables des éléments de vie
fictifs, et trouvent en suffisance les excitants et
les poisons destructeurs de la vie. Quant à
nous qui sommes sur le chemin de la
vérité et de la vie réelle,
nous cherchons en eux des germes et des forces de
vie divine, nous leur demandons des valeurs
éternelles, des impulsions qui stimulent
notre être originel, le contact avec le
nouveau devenir, et les expériences de la
vie véritable. Et dans la mesure où
nous entrons en contact avec eux, nous savons aussi
ce que nous avons à leur donner.
Ce que nous recherchons pour
nous-mêmes, un enrichissement de vie
originelle, nous devons aussi le vouloir pour eux.
Or si toute notre existence est en rapport
étroit avec le développement de notre
être véritable, si dans chacun de nos
mouvements vibre le désir de réaliser
le règne de Dieu, la vie qui nous anime se
trahira involontairement en toute rencontre, et se
communiquera à notre prochain. Elle le fera
sans effort, si elle palpite véritablement
en nous et nous inspire pour lui une sollicitude
toute spontanée. Tel sera le cas si nous
nous sentons membres les uns des autres, car chaque
membre vit et souffre avec tous. Alors notre
manière d'être à leur
égard correspond à leur degré
de réceptivité. Nous laissons
simplement déborder sur eux le trop-plein de
notre coeur. Ils nous trouvent à leur
côté quand ils ont besoin de nous.
Leur cause devient la nôtre et nous portons
avec eux leurs fardeaux. Nous mettons à leur
service tout ce que nous avons et tout ce que nous
sommes; bref, nous les aimons de l'amour qui est
propre à l'être nouveau.
Cette parole : « Tout ce que
vous voulez que les hommes fassent pour vous,
faites-le aussi pour eux », n'est que
l'énoncé différent du principe
identique formulé dans ce commandement :
«Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
» Aussi Jésus ajoute-t-il : «C'est
la loi et les prophètes. » On ne
saurait définir plus brièvement le
principe de la vie commune : nous avons à
nous donner mutuellement la vie. Or là
où la communion est réelle, se
transmet du même coup la vie
véritable.
Telles sont les indications que
Jésus nous donne sur l'établissement
d'une véritable vie commune résultant
tout naturellement de l'épanouissement de la
vie originelle dans notre vie extérieure, et
du lien que crée spontanément entre
les hommes le nouveau devenir. Ces indications sont
assez claires pour nous laisser entrevoir la terre
merveilleuse qui est encore pour nous un
mystère et nous montrer la voie qui peut
nous en ouvrir l'entrée.
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