LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE VI
LES CONDITIONS DU
SUCCÈS
(Matthieu VII, 7.27.)
2. Le vrai chemin.
«Entrez par la porte étroite, car
large est la porte et spacieuse la voie qui
mènent à la perdition, et nombreux
sont ceux qui y passent! Mais étroite est la
porte, et resserré le chemin qui conduisent
à la vie, et il en est peu qui le
trouvent.»
Que faut-il entendre par la voie
large et le chemin resserré? Qu'est-ce que
la porte étroite par laquelle nous devons
entrer?
Selon l'interprétation
reçue, la vole large c'est la vie sans Dieu,
vouée aux choses périssables, aux
jouissances, aux passions, au bonheur terrestre; le
chemin resserré c'est la crainte de Dieu, la
piété, la vie morale et la foi
chrétienne, le christianisme sous la forme
et selon la confession auxquelles on se rattache.
Cette interprétation est fausse, à
mon avis. On peut naturellement se servir de ces
images pour marquer le contraste entre ces deux
modes de vivre, mais tel n'en est pas le sens
originel. Cette conception ne procède pas de
la pensée de Jésus, mais de celle de
l'Eglise. Si elle était correcte, elle
jurerait avec le ton général du
Sermon sur la montagne. En effet, nulle part dans
ce discours Jésus n'oppose les croyants aux
impies, les gens pieux aux gens du monde, les
justes aux pécheurs. Il s'adresse
constamment aux chercheurs, c'est-à-dire
à des gens qu'il ne serait point
nécessaire de mettre en garde contre la voie
spacieuse si elle consistait en une vie de
jouissance et d'insensibilité à
l'égard des choses spirituelles.
Mais même si cette
considération ne nous paraissait pas
décisive, attendu qu'il n'est pas absolument
certain que ce passage fit primitivement partie du
Sermon sur la montagne, cette parole ainsi
interprétée s'écarterait
complètement de tous les autres
enseignements de Jésus. Car l'opposition que
l'Eglise établit entre les mondains et les
fidèles n'a jamais été un
leitmotiv de ses discours. Son attitude à
l'égard des justes, comme à
l'égard des pécheurs, était
toute différente de celle qu'adopte envers
eux le monde religieux.
D'ailleurs cette parole
considérée en elle-même et sans
idée préconçue, nous impose
une conclusion identique : il n'y est question que
des voies qui prétendent mener à la
vie. Seule une sente étroite y conduit
véritablement, tandis que
le chemin battu aboutit à la ruine, bien que
ceux qui le suivent croient y trouver la vie. C'est
justement parce qu'avec les meilleures intentions
du monde on court le risque de s'y égarer,
que Jésus débute par ces mots :
«Entrez par la porte étroite.» Si
l'expression de chemin resserré eût eu
le sens qu'on lui attribue
généralement, il eût
ajouté : « Il y en a peu qui le suivent
», et non : « Il y en a peu qui le
trouvent. » Car on ne saurait dire du chemin
étroit que prône l'Eglise en
opposition à la vole spacieuse des mondains,
que beaucoup ne peuvent le trouver, mais seulement
que beaucoup ne veulent pas le suivre. Il est en
effet facile à découvrir. On y a
pourvu.
Ce que Jésus avait en vue, ce
qu'il opposait au chemin qui conduit à la
vie, c'est tout autre chose. C'est la justice des
scribes et des pharisiens, qui ne mène point
au royaume de Dieu. Non seulement dans le Sermon
sur la montagne, mais dans son activité tout
entière, Jésus lutte contre cette
tendance et met ses disciples en garde contre elle.
Pour saisir le sens original de ses instructions au
sujet de la porte étroite, il faut donc
à tout prix nous rendre compte du contraste
qu'il nous y présente.
Mais nous n'en sommes pas
réduits à des conclusions indirectes.
Jésus nous a clairement et positivement
indiqué la voie qui mène à la
vie. Il ne l'a point désignée sous le
nom de piété ni de quoi que ce soit
d'analogue, mais il a dit : «
Convertissez-vous; il faut que vous naissiez de
nouveau; si vous ne changez et ne devenez comme des
enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de
Dieu; celui qui voudra sauver son âme la
perdra, et celui qui la perdra, la sauvera»,
et ainsi de suite. C'est là le chemin
étroit. Cette voie est vraiment
resserrée, car elle passe par une mort
et une résurrection, et
véritablement difficile à trouver,
car combien peu nombreux sont ceux qui la
découvrent !
Il ne peut donc y avoir de doute :
la porte étroite, c'est le secret de la
nouvelle naissance qui fait le sujet de tout le
Sermon sur la montagne; et le chemin
resserré, c'est le devenir de l'homme
nouveau, de l'être originel
créé par cette seconde
naissance.
La voie resserrée et la voie
spacieuse ne figurent donc pas non plus le
contraste entre ceux qui cherchent et ceux qui
restent stationnaires. Cette interprétation
ne ferait que transporter sur le terrain de
l'expérience humaine en
général la conception
ecclésiastique courante. Elles
représentent, au contraire, deux
éventualités qui s'offrent à
tout chercheur sincère. Ceux mêmes qui
sont aptes au royaume de Dieu courent le danger de
s'engager dans une voie spacieuse qui semble
conduire à la vie, mais qui en
réalité aboutit à la ruine;
ils risquent encore de manquer la sente
étroite qui seule mène à la
vie.
Si nous avons compris le Sermon sur
la montagne, il est impossible de nous
méprendre à ce sujet : suivre la voie
spacieuse, c'est nous soustraire à la
transformation radicale de notre être
intérieur, à l'éclosion et
à l'épanouissement de la vie
originelle en nous. Toutes les voles de
progrès spirituel qui évitent la
porte étroite, c'est-à-dire la
rénovation totale de l'être, qui ne
partent pas de ce point de vue positif et objectif
de la vie personnelle pour en faire dériver
tout le reste, sont des voies
spacieuses.
Qu'on manque à son insu la
porte étroite, qu'on se figure l'avoir
franchie, soit par le baptême, soit en vertu
des émotions psychiques d'une conversion,
soit en imprimant à sa vie une direction
nouvelle, ou qu'on l'esquive
consciemment comme absurde et
impraticable, cela revient au même.
Possédons-nous, oui ou non, la vie qui
résulte de l'éclosion de notre
être originel et de son épanouissement
créateur? Voilà la question. Si ce
n'est pas de lui que notre vie procède et
qu'elle s'alimente, nous n'avons point
réellement trouvé la vie, mais un
faux semblant qui dissimule avec peine notre
déchéance intérieure et notre
insuccès. Nous demeurons en fait dans
l'état ancien, dans un train de vie barbare,
quels que soient d'ailleurs nos efforts sur
nous-mêmes, nos aspirations et notre
activité religieuse. Nous ne saurions
fournit les fruits authentiques du nouveau devenir,
mais uniquement les produits artificiels d'un
labeur moral.
Au point de vue positif, suivre la
voie spacieuse, c'est donc éduquer et
façonner notre vieille nature, dompter le
chaos et y établir un ordre relatif,
cultiver, de manière à la rendre
supportable, notre humanité
dégénérée, au lieu de
nous affranchir de la barbarie, de remplacer le
chaos intérieur par une vie personnelle
organique, de laisser naître et grandir notre
être originel avec la vie qui lui est
propre.
Un grand nombre de chrétiens
ne trouvent pas la porte étroite qui donne
accès à cette vie nouvelle. Aussi ne
se produit-il chez eux aucun changement essentiel.
Ils se transportent par la réflexion dans un
nouvel état d'esprit, Ils croient
naïvement être nés de nouveau,
posséder la vie véritable, appartenir
à Jésus-Christ, participer à
la communion des saints. Ils demeurent dans l'ordre
ancien, mais Ils professent la doctrine
chrétienne, s'approprient ses points de vue,
s'imaginent posséder de ce fait la
lumière de la vie. Ils domptent leur nature
barbare, la plient à la morale
chrétienne et se figurent porter les fruits
de la vie nouvelle. Ils s'exercent à la
piété et croient reconnaître
dans leurs états
d'âme religieux des
impulsions divines. Ils substituent des
contrefaçons aux manifestations
spontanées de la vie authentique et estiment
«croître dans la sanctification».
Ils prennent une part active aux oeuvres de
l'Eglise et aux Missions, espérant
étendre le royaume de Dieu qu'ils ne
possèdent point eux-mêmes. Qu'ils s'y
appliquent honnêtement, de tout coeur et avec
un zèle ardent, cela ne change rien à
la chose : leur justice. reste, en substance, celle
des scribes et des pharisiens,
réalisée selon les conceptions et
fondée sur les principes du
christianisme.
Peu importe que ce chef-d'oeuvre de
notre vieille nature porte ou non
l'étiquette de l'Eglise et du christianisme.
Cultiver notre personnalité avant que
l'être originel ait germé en nous et
sans attendre de son épanouissement tout
progrès intérieur, essayer de vivre
selon l'ordre nouveau sans avoir passé par
la mort et la renaissance de notre être et
nous être ainsi conquis nous-mêmes,
travailler à notre éducation avant
que notre nature désordonnée ait
été remplacée par une nature
éducable, appliquer notre esprit aux grandes
questions de l'existence au lieu de chercher
à résoudre le problème de
notre moi, c'est suivre, tout comme les
chrétiens de nom, la voie spacieuse,
construite et pavée, il est vrai, de
façon différente. Que ce soit la
route de la Bible et des livres
d'édification, des écrits
consacrés à l'éducation
personnelle ou des « grüne Blätter
» (1) ni sur
l'une, ni sur l'autre de ces voies on n'avancera
d'un pas. On se condamne à un échec
certain, si l'on n'entre pas dans la vie par la
porte étroite de la nouvelle naissance.
Nombreux sont ceux qui foulent ces
voies spacieuses. Elles se sont aplanies et
élargies sous les pas des multitudes, aussi
sont-elles faciles à trouver et commodes
à suivre. La religion y tient lieu de la vie
originelle, la culture chrétienne de
l'évolution créatrice, l'Eglise du
royaume de Dieu, la conformité au
christianisme de la conformité à la
volonté divine. La civilisation se substitue
à la nouvelle création de
l'humanité, les progrès moraux aux
fruits de la vie. « Je suis sauvé
» remplace «Voici, toutes choses sont
faites nouvelles ». L'espérance d'une
vie future console de la banqueroute de la vie
présente.
Le Sermon sur la montagne nous a
signalé à plusieurs reprises ces
traits caractéristiques de ceux qui suivent
les grand'routes officielles du salut. Ils ne
vivent point d'une vie réellement nouvelle,
car ils n'en connaissent ni les opérations
immédiates, ni les manifestations impulsives
et originales, ni la croissance et
l'épanouissement naturels. Ils en ignorent
les sensations instinctives, les forces
innées, les clartés intuitives,
l'enchaînement organique et
l'homogénéité des
phénomènes,
l'ingénuité, la simplicité et
l'harmonie.
L'être nouveau à la
façon de la vole large a quelque chose
d'artificiel, de voulu, d'appuyé. Il est
marqué d'une empreinte rigide et ne
revêt pas les formes souples de la vie. Il se
manifeste chez tous d'une manière uniforme
et non diversement et individuellement. Il est
lié et ne saurait s'épanouir en
liberté. Il est conforme à la
tradition et à la convention; il n'est pas
réellement né de nouveau et ne s'est
pas développé d'une manière
originale dans chaque personnalité. Il est
raisonné, car il est le produit de la
connaissance, au lieu que sa connaissance soit le
fruit de l'expérience. Il
est laborieux et compliqué, car il est une
spécialité sans rapport avec le reste
de la vie. Il est arbitraire, incertain et, par
conséquent, borné et
intolérant. Dépourvu de vie
intrinsèque, il ne possède aucune
autonomie, mais reste dépendant des hommes,
perpétuellement mineur, constamment
obligé à un régime
particulier. On ne réussit à
l'émanciper qu'en faisant de lui l'objet
d'une culture spéciale, mais même
alors on ne le libère que
théoriquement et il reste dépendant
dans la pratique.
La vole spacieuse, elle est partout
où s'assemblent des adeptes et où des
hommes dépendent d'autres hommes; partout
où ce sont des doctrines, des dogmes, des
confessions de foi, des idées et des mots
d'ordre qui font loi; où l'on croit, parle,
sent et agit de seconde main et en s'appropriant
des expériences étrangères;
où le salut est lié à
l'adoption de formes et de notions
déterminées, à certains actes
religieux ou à certaines manifestations
collectives; où l'on pratique le
prosélytisme; où l'on fait reposer la
piété sur des éléments
impersonnels, tels que les dogmes, les
préceptes et les institutions, tandis qu'on
regarde l'élément personnel comme
subjectif et discutable; où l'on agit du
dehors au dedans; où l'on organise des
réveils, et où l'on croit pouvoir
édifier le royaume de Dieu au moyen des
agents de vie et de culture de l'ordre
ancien.
La voie spacieuse, c'est la morale
qu'on a tirée du Sermon sur la montagne. La
porte étroite, en échange, c'est le
nouveau devenir esquissé dans les
béatitudes, le chemin resserré, c'est
la croissance de l'être originel, sa vie
propre, son déploiement créateur que
nous a fait connaître la suite de ce
discours. Les décrire, ce serait
répéter tout ce que nous avons
exposé jusqu'ici,
Nous connaissons donc ce chemin, et
cependant Jésus dit vrai : «Il y en a
peu qui le trouvent ». Car il y a loin de
connaître à trouver. On peut savoir
parfaitement en quoi consiste la porte
étroite sans en découvrir
personnellement l'accès et surtout sans
jamais franchir le seuil de la vie nouvelle. C'est
même précisément du moment
où nous comprenons ce dont il s'agit que
commence la difficulté : comment cette
entrée dans la vie peut-elle devenir une
réalité?
Dans ce domaine, la réflexion
ne nous sert de rien. Elle risque bien plutôt
de nous entraîner sur la grand'route
pavée de doctrines qui mène au pays
nébuleux de la théorie et des
illusions et non au royaume de la vie. Ce qui
importe, c'est d'entrer personnellement en contact
avec les paroles de Jésus, en partant du
point où nous nous trouvons à ce
moment précis, de nous assurer
jusqu'à quel point nous sommes
intérieurement dans les conditions
nécessaires à l'éclosion de la
vie nouvelle en nous, de distinguer ce qui est le
résultat, bien insuffisant peut-être,
de l'action divine et ce qui y a, par
conséquent, une valeur vitale. Car alors
seulement nous discernerons où s'amorce
notre évolution nouvelle et à quoi
elle doit aboutir, ce qui est un symptôme de
vie originelle et ce qui, au contraire, appartient
à notre nature dévoyée, enfin,
ce que nous avons à faire pour cultiver en
nous la vérité et lui frayer la
voie.
Dussions-nous ne rien trouver en
nous de ce que Jésus réclame, nous y
sentirons cependant monter une inquiétude,
une aspiration, faibles encore et vacillantes
peut-être, mais qui, au contact de
Jésus, augmenteront d'intensité et
d'ardeur. Et nous ne tarderons pas à
constater que pour avancer, il nous est
indispensable de rester en relation personnelle
avec lui, Il faut qu'il nous fasse franchir la
porte étroite. Il faut
l'influence vivifiante de sa personnalité
pour entretenir la vie originelle qui a point en
nous.
Quand ces premiers
éléments de la vie nouvelle se
développent selon les directions de
Jésus, quand ils se fortifient grâce
à la vertu qui émane de lui, nous
distinguons en y appliquant toute notre attention
un chemin à peine indiqué qui,
partant de notre situation actuelle, s'engage dans
la direction de la vie nouvelle. Il n'est point
foulé encore, personne ne l'a jamais suivi,
c'est celui que nous devons nous frayer. Nous n'en
connaissons pas le tracé, nous ne voyons pas
loin devant nous, mais nous distinguons le pas
qu'il s'agit de faire. impossible à d'autres
de nous l'indiquer, parce que pour chacun ce pas
est différent. Chacun de nous a son point de
départ à soi, individuel et tout
spécial; pour le discerner, il faut le flair
délicat de l'aspiration à la
vérité.
Il en est ainsi non point au
début seulement, mais constamment dans la
suite. L'étroit sentier demeure pour chacun
une trace à part, tout juste perceptible,
qui ne deviendra jamais un chemin battu. Aussi ne
le trouverons-nous que si nous restons des
chercheurs. Guidés par nos aspirations, par
le sûr instinct de l'être originel
qu'affine notre recherche
persévérante, nous suivrons notre
sentier avec une assurance absolue au travers d'un
labyrinthe de chemins déjà
foulés, sans nous laisser troubler par les
clameurs qui s'élèvent sur nos pas,
ni égarer par les guides importuns qui
s'offrent à nous, et nous marcherons d'un
pas ferme droit au but.
Nous n'aurons point alors à
nous préoccuper du changement qui doit
s'opérer en nous. Car tandis que nous
cherchons et marchons, écoutons et agissons,
la vie originelle germe,
lève et fait toutes choses nouvelles en
s'épanouissant.
C'est ainsi qu'il faut chercher et
trouver le chemin étroit. Quoi
d'étonnant à ce qu'un petit nombre
seulement y parviennent? Impossible de prendre
quelqu'un par la main pour le guider. Essayons-nous
imprudemment de le faire, nous tombons dans
l'embarras le plus cruel et nous renonçons
bien vite à jouer pour les autres le
rôle d'éclaireur. Au reste, nous ne
tardons pas à comprendre qu'il n'en saurait
être autrement. Comment, en effet,
pourrions-nous reconnaître un autre chemin
que le nôtre? Que chacun recoure donc
à ses propres lumières; il faut le
chercher et le trouver soi-même, sous peine
de n'y jamais parvenir. Les lecteurs qui ont
réellement compris le Sermon sur la montagne
seront les premiers à en faire
l'expérience. Arrivés au terme de
cette étude, ils se demanderont perplexes :
Comment s'accomplira pour moi cette
évolution? - je ne saurais le leur dire,
même s'ils s'adressaient personnellement
à moi. C'est à chacun de le
découvrir par une recherche
persévérante.
Peu importe la situation dans
laquelle nous surprend cette question angoissante,
que notre esprit soit imprégné
d'idées religieuses ou athées, que
nous nous rattachions à l'Eglise
chrétienne ou à l'Union pour l'action
morale, que notre âme demande sa subsistance
à l'art ou à quelque autre aliment
spirituel. Quelle que soit la voie spacieuse qu'il
ait suivie, dès qu'un être arrive au
seuil de la porte étroite, un sentier
nouveau s'ouvre devant lui, qui se déroule
sur un autre plan que toutes les routes
frayées : il l'introduit dans la
sphère de l'expérience personnelle,
des opérations profondes et cachées,
où sont directement ressenties les
impulsions divines qui
communiquent à l'âme la
véritable énergie vitale.
Seul ce chemin resserré du
devenir personnel qui tend à une nouvelle
création de l'être conduit l'homme
à la conquête de sa vraie vie, de sa
nature propre, de son moi réel. Toutes les
voles larges mènent à la ruine de
notre personnalité; non point
assurément à une perdition
éternelle qui n'est concevable que si l'on
relègue le royaume de Dieu, le ciel, la vie,
dans l'au delà, mais à la banqueroute
de notre vie présente, en ce qui concerne
notre être véritable et immortel. Il
périt en effet sur la route spacieuse, car
il n'y saurait germer, ni à plus forte
raison s'épanouir.
« Gardez-vous des faux
prophètes qui viennent à vous
couverts de peaux de brebis et qui au dedans sont
des loups ravisseurs. Vous les reconnaîtrez
à leurs fruits. Peut-on cueillir des raisins
sur des épines ou des figues sur des
chardons? Ainsi tout bon arbre donne de bons
fruits, et tout mauvais arbre de mauvais fruits. Un
bon arbre ne peut porter de mauvais fruits ni un
mauvais arbre de bons fruits. Tout arbre qui ne
produit pas de bons fruits est coupé et
jeté au feu. C'est donc à leurs
fruits que vous les reconnaîtrez.
»
Si le chemin resserré est une
vole presque imperceptible d'évolution et de
vie personnelles, il n'est point étonnant
que le monde soit plein de prophètes qui
préconisent inconsciemment des voles
spacieuses comme le seul accès possible
à la vie, parce qu'eux-mêmes ne se
font aucune Idée de ce qu'est la porte
étroite, Ils égarent ainsi ceux qui
s'adressent à eux dans
leur angoisse, en les engageant dans des chemins
où ils se fourvoient et qui les
mènent à la ruine. C'est la vieille
histoire d'un aveugle conduisant un autre aveugle.
Et c'est pourquoi Jésus met les chercheurs
en garde contre les faux prophètes de la
vole large.
Mais comment nous soustraire
à leurs protestations séductrices?
Comment les distinguer de ceux qui ont franchi la
porte étroite et peuvent, par
conséquent, nous venir véritablement
en aide sur la vole de notre devenir? Jésus
nous répond : Examinez-les avec soin, ils
viennent à vous sous des peaux de brebis,
mais au-dedans ils sont des loups ravisseurs. Ils
font extérieurement parade d'une nouvelle
vie, mais intérieurement ils sont
restés barbares. Ils portent le costume de
la piété, mais au-dessous s'agite
leur vieille nature : ils ne sont point nés
à la vie originelle. Aussi les
reconnaîtrez-vous à leurs fruits, dans
lesquels se révèle leur vrai
caractère.
Mais encore, en quoi consistent ces
fruits ? Non dans le succès; car plus il est
apparent, plus il dépend non de ceux qui
l'obtiennent, mais des circonstances dans
lesquelles ils agissent; Plus il reste, par
conséquent, un indice douteux de leur nature
intime. Pas non plus dans l'influence qu'ils
exercent; car elle est conditionnée par
celui qui la subit. D'ailleurs, nos paroles et nos
actes sont parfois en contradiction directe avec ce
que nous sommes en réalité : nous
pouvons être les porteurs de valeurs vitales
qui nous demeurent étrangères; notre
moralité peut n'être que
l'obéissance aux commandements et non
l'expression de notre vie spontanée. Mais
les manifestations immédiates et
involontaires de notre personnalité, les
créations originales de notre vie,
c'est-à-dire tout ce qui a mûri
naturellement au lieu
d'être un produit de notre
fabrication, voilà nos fruits authentiques.
Voilà les seuls indices certains de ce que
nous sommes, parce qu'ils sont la
révélation directe de notre
être. Pour apprécier les hommes,
tenons-nous-en là. Il est aussi impossible
à ceux de l'ordre ancien de porter les
fruits de la vie nouvelle qu'aux épines de
produire des raisins; un mauvais arbre ne saurait
porter de bons fruits.
Considérons donc avec soin,
non ce que sont leurs actes, mais ce qu'est leur
vie. Tenons-nous-en aux mouvements spontanés
dans lesquels leur nature se fait jour, non
lorsqu'ils veulent exercer une influence, mais
lorsqu'ils se croient sans témoins.
Observons-les quand lis se laissent aller, c'est
alors qu'ils se montrent tels qu'ils sont; dans
leur vie de famille, leurs relations personnelles,
le travail de leur vocation. Voyons comment ils
s'acquittent de leurs affaires, comment ils font
face à leurs expériences
journalières, en un mot, quelle est leur
conduite. SI le nouvel ordre de choses s'y
actualise sans apprêt, involontairement, si
toute leur attitude respire la
vérité, si la lumière de la
vie originelle y rayonne, fions-nous à eux:
ce serait impossible s'ils n'avaient passé
par la porte étroite, s'ils n'avaient
été transformés
intérieurement.
Mais si leur vie procède du
non, s'ils usent de représailles envers leur
prochain, s'ils ne vivent point ingénument,
mais en vertu d'un raisonnement, s'ils sont
injustes et faux malgré leur zèle
pour la vérité et la justice, si,
tout en ayant constamment le nom de Dieu sur les
lèvres, leur vie tout entière crie :
« Moi! moi! », si leur charité
consiste à tyranniser leur prochain, s'ils
cherchent leur propre gloire, s'ils jugent et
anathématisent, si dans leur passion de
convertir ils jettent les perles devant les
pourceaux, s'ils sont
possédés du démon de la
richesse, s'ils vivent dans les soucis, la
tristesse et la crainte, en un mot, si leur vie ne
porte pas « les dignes fruits de la conversion
», n'hésitons point à les tenir
pour de faux prophètes. Ils peuvent
être sans doute des hommes très
capables, très pieux et d'une valeur
inestimable en ce qui concerne l'ordre ancien. Mais
il est inutile de compter sur eux en tant que
prophètes du chemin étroit, car ils
ne le connaissent point et ne l'ont point suivi.
Comparé à l'être nouveau, leur
être intérieur est encore vicié
et tout ce qu'ils accomplissent est mauvais de sa
nature, quel que puisse en être, dans
certaines conditions, l'effet bienfaisant. Ici ni
l'action bénie, ni les résultats
heureux n'entrent en ligne de compte, la vie
elle-même est le fruit qui témoigne
d'une façon palpable que l'arbre a
été enté ou qu'il est
resté sauvage.
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