LE
MONDE ET L'HUMANITÉ
DE LA CRÉATION
AU DÉLUGE
CHAPITRE V
LE PARADIS - L'ARBRE DE VIE. - L'ARBRE DE LA
CONNAISSANCE DU BIEN ET DU MAL
(Genèse II, 8-16.)
C'est ici le commencement de l'Histoire. Elle
débute non dans une grotte obscure
retentissant des grognements inarticulés
d'un être sauvage, mais dans un... palais, le
plus splendide des palais.
L'Éternel Dieu planta un
jardin en Eden. Eden signifie délices.
L'opinion la plus répandue et la plus
plausible est que ce lieu était en
Mésopotamie, contrée jadis d'une
fertilité proverbiale. On connaît les
merveilles paradisiaques de certaines
contrées tropicales. Telles îles du
Pacifique furent trouvées si belles par les
navigateurs qui y abordèrent, qu'ils les
dénommèrent les Îles
Fortunées.
Un palais, disons-nous, et un palais
d'origine, car l'architecture dans ses plus belles
créations ne cherche qu'à imiter et
à reproduire les formes de la nature ;
les troncs majestueux des arbres sont
figurés par les colonnades, les dais de
feuillage ajouré par le faîte et le
fronton décoré d'arabesques.
Peut-on se représenter le
privilège de l'homme, placé au milieu
des splendeurs de la végétation,
contemplant ses fleurs et savourant leur parfum, se
nourrissant de ses fruits aux
variétés infinies et au goût
exquis !
Telle était la
résidence qui lui fut assignée au
milieu de son empire : Dieu fit pousser du sol
tout arbre agréable à voir et bon
à manger.
Il était placé
là pour cultiver la terre,
c'est-à-dire pour travailler. Les paresseux
de tout acabit s'imaginent que la
nécessité du travail est une
malédiction qui pèse sur l'homme
depuis sa déchéance. Grossière
erreur. L'organisme humain est constitué
pour le travail. Sa stature droite, ses bras qui
peuvent s'étendre de tous
côtés, ses mains, mécanisme
prodigieux, tout le prédispose à
l'activité physique, et son intelligence
devait diversifier celle-ci à l'infini.
L'observation de la nature, la curiosité qui
lui est innée devaient le conduire
graduellement à la découverte des
richesses accumulées autour de lui. Cette
nature, qui portait le sceau du Créateur, il
devait la marquer peu à peu de son propre
sceau en la pliant à sa volonté, en
l'appropriant à ses besoins. C'est à
cette activité que s'applique à la
perfection la définition classique de
l'art : homo aditus naturae, l'homme
ajouté à la nature.
Le travail est pour l'homme la loi
universelle et sans exception. En
travaillant, il s'honore lui-même, il
développe ses énergies, physiques et
morales, il s'enrichit, il grandit, il boit
à une source intarissable.
Tandis que l'oisiveté le
diminue et le dégrade.
Pour cultiver le jardin, cela se
comprend aisément et va de soi.
Pour le garder, c'est moins clair de
prime abord, cela provoque l'étonnement. Le
garder de quoi ? des animaux sauvages, des
déprédations des sangliers ou des
éléphants ? La réponse
est insuffisante.
C'est ici la première
évocation d'un danger, d'un ennemi. Quel
était ce danger, quel était cet
ennemi ? L'expérience devait le
révéler à l'homme qui ne
pouvait se douter encore de la
réalité.
Eden, c'est le berceau de
l'humanité. Or, tout berceau a un ennemi
contre lequel il faut le protéger. Il faut
garder le berceau, garder l'enfantelet qui y
repose.
Une noce provoque
l'allégresse, un mariage promet le bonheur.
Il y a un ennemi : malheur aux époux
qui ne sont pas vigilants.
Une villa somptueuse, un riche
palais excite l'envie, la jalousie. Ce
château a un ennemi qui vise à jeter
la désolation dans ce qui pouvait être
un lieu de délices.
On voit beaucoup de maisons
abandonnées, que l'imagination populaire dit
hantées, et où personne ne voudrait
plus établir sa demeure. Elles
retentissaient pourtant jadis du bruit joyeux de la
vie, des cris d'allégresse d'enfants
choyés. Un ennemi mystérieux a
étouffé ces voix, a chassé de
ces murs la vie qui les animait, a voué
à la solitude, au silence, à
l'abandon donjon et parc. Et l'on passe en
tremblant, et les dévots se signent avec
terreur devant ces témoins d'un heureux
passé qui, sous une influence
ténébreuse et maudite, a
chaviré dans un gouffre dont la
pensée donne le frisson.
L'homme avait besoin d'être
instruit pour ne pas tomber dans le piège,
pour garder son bonheur intact, en évitant
que le paradis ne devînt un lieu de
désolation. L'éducation divine va
commencer. L'homme est à l'école
comme un enfant.
Deux arbres sont spécialement
mentionnés l'arbre de vie, au milieu du
jardin, et l'arbre de la connaissance du bien et du
mal.
Nombre de commentateurs n'ont voulu
voir ici que des symboles. Mais ces traits rentrent
si naturellement dans le cadre du récit et
sont si parfaitement conformes aux premiers pas de
l'homme dans la carrière qui lui
était proposée, que rien
n'empêche de les prendre à la lettre.
Quoi qu'il en soit, ces deux termes sont en effet
riches de sens. Pourquoi le
premier de ces arbres est-il dénommé
l'arbre de vie ? L'homme ne tenait-il pas sa
vie de Dieu, et de Dieu seul ? Et
n'était-ce pas porter atteinte à la
souveraineté du Créateur que
d'attribuer à un arbre ce
rôle-là ?
Il s'agit ici sans doute de la vie
physique de l'homme. Et la présence de cet
arbre en Eden nous fournit la
révélation d'un fait capital
longtemps méconnu par les
théologiens : c'est que le corps de
l'homme n'était pas immortel. Nous l'avons
dit, par son être physique l'homme tient de
l'animal : il est chair, il est poudre. Or, la
chair et le sang n'héritent pas le royaume
de Dieu. La matière, forme transitoire et
périssable de l'énergie souveraine,
ne saurait communiquer ce qu'elle ne possède
pas, l'immortalité. Le corps de l'homme ne
portait en lui qu'un germe de vie éternelle,
et ce germe devait être maintenu et
développé jusqu'à ce qu'il
eût absorbé l'être
entier !
Que la mort ait régné
dans la nature avant la chute de l'homme, c'est ce
qu'établit de manière
irréfutable la science géologique.
Des montagnes sont constituées par des
débris de coquillages sous-marins jadis
vivants, la houille porte encore l'empreinte des
fougères et des arbres qui couvraient la
terre bien des millénaires avant
l'apparition de l'homme ; le pétrole
est composé en partie de
matières organiques et les
fossiles d'animaux de toute sorte qui abondent dans
les couches géologiques antérieures
à l'homme parlent un langage assez
éloquent. Le doute n'est pas possible.
L'animal ne fut pas créé
immortel ; son corps est naturellement sujet
à la décrépitude, à la
dissolution qui un jour ou l'autre frappe toute
matière.
Ainsi en était-il du corps de
l'homme.
Et cependant, il n'eût pas
dû mourir. En ceci devait s'affirmer sa
royauté sur toute la nature, c'est qu'il
échapperait au sort commun des
végétaux et des animaux. Son
âme immortelle devait imprimer à son
être entier le sceau d'une durée
infinie, pénétrer tout son corps
charnel, de telle sorte que, selon l'expression de
saint Paul, ce qui est mortel fût
absorbé par la vie.
Et Dieu y avait pourvu : au
milieu du jardin était l'Arbre de vie, dont
les fruits devaient servir à restaurer ses
forces défaillantes et les feuilles à
guérir ses maladies, le préservant
ainsi de la décrépitude, du
déclin, de la mort.
Que l'on ne m'accuse pas de
fantaisie et de déraison. À travers
tous les âges l'humanité a
été hantée par l'espoir
d'échapper à la mort. Les alchimistes
du moyen âge recherchaient avec foi et
avidité l'élixir qui affranchirait
l'homme du coup de ciseaux des Parques.
L'imagination populaire avait
inventé la fameuse Fontaine de Jouvence dans
les ondes de laquelle les rides s'effaçaient
et où hommes et femmes retrouvaient la
vigueur et les charmes de l'adolescence.
Aujourd'hui encore les savants
cherchent le moyen de soustraire notre race
à l'échéance fatale. L'on a
réussi à prolonger les battements du
coeur séparé du corps. Le
problème s'impose, l'homme de science n'a
pas perdu l'espoir.
C'est que la mort est pour l'homme
« le roi des
épouvantes ». Non seulement parce
qu'elle met un terme à son activité -
elle est du reste aussi la fin de ses fatigues et
de ses douleurs et lui apparaît comme une
délivrance - mais surtout à cause de
ce qu'elle a de mystérieux : elle se
présente à lui comme une anomalie et
une malédiction, comme un ennemi, l'ennemi
redoutable entre tous, qui n'a pas
révélé encore tous ses
desseins.
Saint Paul écrit :
« Le dernier ennemi qui sera vaincu c'est
la mort. »
Les lignes suivantes tirées
d'un ouvrage savant sont suggestives :
« C'est une illusion de croire que le
corps s'use avec l'âge et meurt par suite de
cette usure. Nous ne savons pas pourquoi
après avoir crû pendant vingt ans il
cesse de croître quoiqu'il demeure exactement
dans les mêmes conditions d'existence. Nous
savons tout aussi peu pourquoi,
après avoir acquis son
maximum de développement dans ce qu'on
appelle la force de l'âge, il commence
à dépérir et à
s'affaiblir de plus en plus, quoique l'homme
âgé, le vieillard, jouisse souvent de
plus de repos, de confort et d'une meilleure
nourriture que le jeune homme. Dire que son corps
est usé est au fond une absurdité
puisqu'à soixante-dix ans il n'a plus depuis
longtemps déjà le corps qu'il avait
à quarante. Puisque l'homme renouvelle
constamment son corps, pourquoi ne peut-il pas,
à soixante-dix ans, s'en refaire un tout
aussi fort et aussi sain qu'à vingt
ans ? Dire que ses forces diminuent est tout
aussi peu rationnel : la force de la vapeur
diminue-t-elle dans une machine, une locomotive
bien chauffée dont on renouvelle
soigneusement toutes les parties au fur et à
mesure qu'elles s'usent ?
« On le voit, pour
quiconque réfléchit, la croissance,
le dépérissement et la mort du corps
sont des énigmes. Aussi un éminent
naturaliste s'écriait-il après y
avoir longtemps réfléchi :
« Je ne sais vraiment pas pourquoi nous
mourons ! » Des biologistes comme
Bichat et Claude Bernard discutent s'il y a une
cause de vieillesse et de mort inhérente
à l'homme, ou seulement un concours de
milieux, de circonstances nuisibles à la vie
et qui, peut-être, pourraient peu à
peu être
éliminés. »
Ah ! certes, l'arbre de vie
avait sa place marquée en
Eden ! En mangeant de ses fruits, l'homme
devait échapper à la loi fatale,
inéluctable de la matière, dissiper
ses fatigues, renouveler sans cesse ses forces
défaillantes et poursuivre sans arrêt
sa course dans la voie qui s'ouvrait à lui
pour le conduire à
l'immortalité.
Mais les bienfaits de l'arbre de vie
étaient subordonnés à une
condition essentielle et capitale.
Reprenons la comparaison du berceau
guetté par l'ennemi. Comment parer au danger
menaçant ? Les parents savent qu'il
faut agir au plus tôt sur l'enfant
lui-même, l'armer pour la lutte prochaine.
À cet effet, il y a chez cet être
innocent quelque chose à développer.
L'intelligence ? Sans doute, mais c'est
insuffisant. Il faut agir sur sa conscience,
l'éveiller et la guider, lui enseigner
à discerner le bien du mal. Or, il n'y a
qu'un moyen, un seul : lui apprendre à
obéir. Tout est là.
L'obéissance, c'est le grand mot de la vie.
Ce qui assure l'avenir de l'enfant, ce n'est pas
autre chose que l'obéissance, à ses
parents d'abord, à sa conscience, puis
à Dieu, auquel le conduiront ses parents et
sa conscience. Jésus était soumis.
Or, cette éducation, qui prépare tout
l'avenir, débute par de petits
détails, par des défenses, des
interdictions portant sur les choses les plus
rudimentaires, le manger et le
boire. C'est peut-être en cela qu'a
consisté notre premier
péché : dérober une
friandise.
Tel était le rôle
assigné au second arbre mentionné,
celui de la connaissance du bien et du mal :
faire faire à l'homme le premier pas dans
l'obéissance, lui faire gravir le premier
degré du chemin qui monte à
Dieu.
Quelle était l'essence de cet
arbre dans lequel l'imagination populaire s'obstine
à voir, sans raison, un pommier ? Notre
ignorance est complète. Avait-il des
propriétés particulières,
propres à « ouvrir les
yeux » de l'imprudente qui s'arrêta
sous son ombrage ? Ou bien devait-il servir
simplement de pierre de touche, de pierre de
scandale contre laquelle l'homme pouvait buter et
trébucher, mettant ainsi à
l'épreuve la vertu de nos premiers
parents ? Nous y reviendrons dans la
suite.
Bien et mal sont
évoqués ici pour la première
fois. L'origine du mal ? Gros problème
que nous essayerons d'aborder dans le prochain
article, mais qui demeurera le grand
mystère... jusqu'au jour ou les choses
cachées seront
révélées. Il ressort avec
évidence du récit
génésiaque que le bien est de Dieu,
c'est Dieu lui-même. Lui imputer la
responsabilité du mal serait
blasphémer. Le mal n'est pas de lui ;
c'est son ennemi.
Or, il y a deux manières de
connaître le mal. L'une est négative,
elle consiste à l'éviter et à
voir de loin ses méfaits. Ainsi le connut
Jésus, et nul n'en eut une science plus
vraie et plus complète. Il en vit si bien la
gravité et l'horreur, qu'il n'hésita
pas à sacrifier sa vie pour arracher les
victimes du péché au sort effroyable
qui les attend.
L'autre manière, positive,
consiste à céder à ses
trompeurs appas et à le pratiquer. Sur cette
voie, l'homme se sépare de Dieu, source de
vie, est emporté par le péché
et tombe au pouvoir de celui qui en est l'auteur,
le prince des ténèbres et de la mort.
Ainsi le connut Judas, qui laissa la convoitise
pénétrer dans son coeur. Satan entra
en lui, consommant sa ruine avec son forfait.
Après avoir poussé le cri du
remords : « J'ai trahi le sang
innocent », Judas s'en alla et se
pendit.
Si l'homme obéissait, il
apprenait à connaître le bien par
expérience, et le mal par la vue du danger
auquel il avait échappé, de
même que l'ascensionniste mesure du haut
d'une cime la profondeur de l'abîme où
il aurait pu tomber. S'il
désobéissait au contraire, il
apprenait à connaître le mal par
expérience et le bien comme un bonheur
perdu, ainsi que du fond de l'abîme on mesure
du regard la hauteur de la cime à laquelle
on devait parvenir.
Tels sont les deux modes qui
s'offraient à l'homme.
Entre eux il avait à choisir.
Il était donc l'arbitre de sa propre
destinée, il allait être l'artisan de
son bonheur... ou de son malheur
éternel.
En un mot, il était
libre.
Ah ! pourquoi donc
possédait-il cette faculté-là,
pourquoi portait-il cette arme à deux
tranchants ? N'eût-il pas mieux valu
qu'il fît le bien par
nécessité, par impossibilité
de mal faire ?
Lui arracher sa liberté, ce
serait lui enlever sa couronne, le ravaler au
niveau de la brute guidée par le seul
instinct. L'homme était appelé
à refléter Dieu en faisant le bien.
Or, qu'est-ce que le bien, sinon l'accomplissement
libre et voulu du devoir ? Pour que le bien
soit le bien, il faut qu'il soit doublé de
la possibilité de faire le mal. Quel est
l'homme vertueux, sinon celui qui, ayant
été sollicité par le mal, a
résisté par amour pour le devoir que
lui dictait sa conscience ? L'homme de bien
est un vainqueur. La vie se charge de nous
l'enseigner... parfois à nos cruels
dépens.
Jésus fut le grand vainqueur.
Il refit la carrière proposée
à l'homme et triompha de l'adversaire.
Tenté comme Adam, il sut
répondre : Arrière de moi,
Satan ! et rester fidèle à la
vraie devise de
l'humanité :
« Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu
le serviras lui seul. »
La première tâche
d'Adam, limitée au jardin, laisse entrevoir
celle de l'humanité à l'égard
de la terre entière : faire du monde un
Eden et de cet Eden le théâtre du
règne de Dieu.
« Oh ! si tu eusses
été attentif à mes
commandements, ta paix eût été
comme un fleuve, et ta justice comme les flots de
la mer ! »
Hélas !
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