LE
MONDE ET L'HUMANITÉ
DE LA CRÉATION
AU DÉLUGE
CHAPITRE VI
LE SERPENT ET LA CHUTE
Donc, pour s'affirmer, la liberté
devait être mise à l'épreuve.
L'obéissance eût mené l'homme
de l'état originel d'innocence à la
sainteté, c'est-à-dire à
l'incapacité de pécher qui est
l'apanage de Dieu ; elle lui eût
assuré la jouissance des fruits de l'arbre
de vie, lui conférant la vie
éternelle et la gloire qui y est
attachée. La désobéissance
devait avoir pour conséquence la domination
de la chair et la mort. En péchant, l'homme
rompait le lien qui l'unissait à la source
de la vie, pour choir dans les filets de la mort.
Ce n'est pas Dieu qui inflige cette peine :
elle est le fruit logique et inévitable de
l'amour de la chair : la mort est le salaire
du péché. Saint Paul avait raison
d'écrire : « Si vous marchez
selon l'Esprit, vous vivrez ; mais si vous
marchez selon la chair, vous mourrez. »
C'est une vérité d'expérience
que les faits confirment encore
aujourd'hui.
Dieu livre l'homme à la loi
naturelle de la dissolution : « Tu
es poussière et tu retourneras en
poussière. » Il s'est soustrait
à la volonté de Dieu par la
désobéissance et, par là,
séparé de lui :
ilne lui reste plus qu'à
subir la conséquence de la misère
inhérente à sa nature.
L'homme portait donc en lui deux
virtualités et il dépendait de
l'usage de sa liberté que l'une ou l'autre
prévalût. Ces deux virtualités
étaient absolues et exclusives l'une de
l'autre.
Un trait bien connu illustre cette
vérité :
Un peintre de renom, ayant à
faire figurer dans un tableau un chérubin,
sortit dans la rue pour y chercher un
modèle. Un garçonnet aux yeux
candides et aux cheveux bouclés lui parut
répondre à son attente et il en fit
le portrait. Longtemps après le même
artiste ayant à représenter une
scène infernale, s'en fut à la
recherche d'un type de démon. Il
s'arrêta en face d'un homme à la mine
sombre et farouche à souhait et le fit
monter à l'atelier. Quelle ne fut pas sa
stupéfaction, en causant avec lui,
d'apprendre que ce personnage hideux était
précisément le même qui, dans
son jeune âge, avait posé devant lui
comme chérubin !
Ange... ou démon !
Mais comment l'homme peut-il ainsi
dévier de sa voie et sombrer dans le
gouffre ? Qu'est-ce donc qui réussit
à briser sa carrière et à
l'entraîner dans la mort et la
condamnation ? Ne faut-il pas qu'il ait
été victime d'une fatalité ou
tout au moins qu'une puissance maligne l'y ait
poussé ?
Le récit biblique nous met en
présence d'une personnalité
troublante : le serpent.
Eh bien ! dira-t-on, le serpent est
après tout une créature de Dieu,
comme les autres. Quoi d'étonnant que
l'homme ait eu affaire avec lui ?
Oui, certes. Mais ici il faut lire entre
les lignes. Cela saute aux yeux des moins
prévenus.
Quel être complexe, amphigourique,
déconcertant ! Dès le
début de la scène il est
évident que, bien que jouant un rôle
auquel le prédisposaient sans doute sa
circonspection et sa ruse proverbiales, il agit
comme un instrument au pouvoir et au service de cet
ennemi mystérieux contre lequel Adam avait
été mis en garde. Nous dirions en
style contemporain qu'il remplit l'office d'un
homme de paille dans une affaire louche et
véreuse, qu'il fut l'agent d'un inspirateur
masqué. Et c'est un drame infiniment
complexe qui se déroule : le serpent
parle, ment, sollicite, accuse. Il se prête
complaisamment aux fins de celui qui nous
apparaît de prime abord comme l'être
malfaisant par excellence, celui que Jésus
désignera comme parlant de son propre fonds
quand il ment, et meurtrier dès le
commencement. La sentence divine qui clôt la
tragédie confirme cette
interprétation : visant le serpent,
elle passe certainement bien au-dessus de lui et
frappe celui que l'Écriture appelle le
prince des ténèbres,
bien différente en cela de
la justice humaine qui si souvent punit
l'intermédiaire plus ou moins innocent ou
inconscient, et laisse courir le vrai coupable,
l'instigateur du forfait.
L'oeuvre divine avait
débuté dans la
lumière :
« Que la lumière
soit ! » Le diable s'entoure
d'obscurité dès le
commencement.
Le diable c'est l'être
mystérieux, incompréhensible,
indescriptible, indéchiffrable, qui se
cache, n'osant se montrer tel qu'il est, qui se
déguise en ange de lumière, jusqu'au
jour où le masque lui sera arraché et
où il sera révélé dans
son horreur aux malheureuses victimes auxquelles il
aura fait partager sa condamnation
éternelle.
L'Écriture est sobre de
détails, quant à ce personnage
effrayant qui dispose d'une armée
innombrable d'acolytes. Saint Paul écrit aux
Éphésiens : « Ce n'est
pas contre la chair et le sang que nous avons
à combattre, mais contre les dominations,
contre les puissances, contre les princes de ce
monde de ténèbres, contre les esprits
mauvais qui sont dans les régions
célestes. » Il leur demande de
tenir ferme contre les embûches du diable et
de se revêtir de toutes les armes du
chrétien, par dessus tout du bouclier de la
foi pour éteindre les traits
enflammés du malin.
L'attitude de Jésus au jour de la
Tentation, la manière dont il s'exprime et
agit en face des démoniaques, les
accusations qu'il lance aux chefs du peuple (le
père dont vous êtes issus, c'est le
diable... menteur et meurtrier) tout confirme la
réalité personnelle de l'être
puissant qui s'est identifié avec le
principe du mal.
L'Écriture parle d'anges
déchus, qui n'ont pas gardé leur
origine.
Peut-être fut-il archange, voire
le chef des archanges, auquel l'administration de
la terre aurait été confiée.
Ceci peut se déduire de la parole qu'il fait
entendre à Jésus. « Si tu
te prosternes devant moi je te donnerai toute cette
puissance et la gloire de ces royaumes, car elle
m'a été donnée et je la donne
à qui je veux »
(Luc 4 : 6.)
L'homme étant destiné
à être fils de Dieu, et son
héritier, donc ayant une vocation
supérieure à celle des anges, cet
archange orgueilleux eût cédé
à la jalousie, pour devenir l'adversaire de
son Créateur, en entraînant dans sa
propre ruine l'homme en qui il voyait un
supplanteur.
Le mal, c'est le grand mystère,
aussi bien que la souffrance d'êtres
créés pour la
félicité.
Hélas ! l'expérience
n'appuie que trop les données scripturaires
et dénonce comme absolument insuffisante la
théorie aux termes de laquelle le mal ne
serait qu'ignorance, et
l'instruction suffirait à lui opposer une
digue efficace. L'instruction ? mais c'est une
arme à deux tranchants, elle peut servir le
bien, elle peut aussi centupler les forces du mal.
La guerre mondiale est, sur ce point, fertile en
enseignements. Ce qui l'a rendue si
meurtrière et si longue, c'est
précisément que toutes les
énergies humaines, toutes les ressources de
l'intelligence, tous les progrès de la
science... et toutes les réserves du globe
ont été mis au service de celui qui,
ayant séduit les peuples par le mensonge,
semblait avoir pris à tâche
d'anéantir la race humaine. Pendant ces
années néfastes, la terre
entière tremblait sous des lueurs
d'enfer.
Non, le mal, ce n'est pas l'absence de
vérité, c'est l'amour du
mensonge ; ce n'est pas l'absence de
pureté, c'est la passion de la
souillure ; ce n'est pas le défaut
d'amour, c'est la soif de la haine ; ce n'est
pas l'oubli de la justice, c'est la pratique
effrénée de
l'iniquité.
Le mal, c'est la substitution des
puissances infernales aux vertus divines.
En parlant comme il le fait à
Eve, le diable pousse l'impudence jusqu'à
dénier à Dieu les deux traits
essentiels du caractère divin, la
vérité et la bonté, pour se
les attribuer à lui-même.
Oui, déjà en Eden
l'agresseur coupable plaide innocent et rejette la
responsabilité de ses actes sur celui qui a
voulu lui barrer la route et empêcher ses
crimes !
Dès l'origine il appert que Satan
a son plan déterminé et qu'il dispose
de moyens redoutables pour le
réaliser.
Avec quelle évidence cela ressort
de la guerre mondiale !
Se réveillant d'une longue
torpeur, l'Eglise chrétienne envahissait le
monde, y répandant par ses missionnaires
l'Évangile du Salut, en plus de huit cents
langues. Un souffle d'enthousiasme parcourut les
pays évangéliques, il y a quelques
décades. Une armée juvénile se
levait aux États-Unis, bientôt grossie
d'adolescents de tous pays. Sa devise
généreuse était : faire
Christ roi au cours de cette
génération. Ces volontaires du Christ
avaient donc la noble et héroïque
ambition de fonder le royaume des cieux sur la
terre tout entière. Et, ô miracle, en
un temps et en des pays où l'or et l'argent
semblent réputés souverains, aux
États-Unis en particulier, où l'on
est censé adorer le dollar, les millions et
les centaines de millions affluaient et les parents
étaient fiers de donner leurs enfants
à cette croisade pacifique.
La citadelle du diable était
sérieusement menacée. Que devenait sa
prétention séculaire : Ces
royaumes et leur gloire sont à
moi ?
Il voulut se venger.
Et quelle vengeance, ô
Dieu !
Maniant en sourdine l'arme
empoisonnée de la politique, excitant dans
les ténèbres tous les nationalismes,
il souffla sur les peuples chrétiens un vent
d'ambition, d'orgueil, de haine, et réussit
à entraîner dans la tourmente
infernale le monde christianisé
presqu'entier.
Ah ! quelle bravade ! Comme il
dut se féliciter de sa réussite et se
frotter les mains !
Que devenait le nom de Jésus dans
cette boucherie ! Et quelle gloire pour Satan
qui pouvait dire : Eh ! quoi donc !
c'est à cela qu'aboutissent vingt
siècles de civilisation
chrétienne ? Sont-ce là les
fruits de l'Évangile ? Des
extrémités du globe accourent par
millions païens et sauvages, qui n'en ont
jamais fait autant, et qui viennent voir sur le
vieux continent européen, terre classique de
l'Eglise chrétienne, et jusqu'en Palestine,
berceau du christianisme, comment des
chrétiens savent s'entre-tuer !
Cela, n'est-ce pas son
chef-d'oeuvre ? Et n'y reconnaissons-nous pas
celui qui, sous la peau du serpent, réussit
à se glisser dans le jardin d'Eden et
à semer la mort où devait
régner la vie ?
Ce qu'il y a d'effarant, c'est qu'il se
soit trouvé, chez les chrétiens
eux-mêmes, un si grand nombre de discoureurs
pour saisir la balle au bond et faire écho
à ces insinuations machiavéliques en
répétant partout : Oui, l'Eglise
chrétienne porte la responsabilité de
la guerre !
Il y a parmi eux sans doute aussi des
âmes sincères, comme il s'en trouvait
jadis au Prétoire pour montrer Jésus
du doigt et crier « Il a
blasphémé ! Crucifie,
crucifie-le ! »
À travers les âges, le
tentateur reste identique à lui-même.
Il disait à la femme : « Si
vous mangez de ce fruit, vos yeux seront ouverts et
vous serez comme des dieux connaissant le bien et
le mal. »
Ne procède-t-il pas de même
façon maintenant encore ? C'est un
langage pareil qu'il tient au jeune homme
attaché à son modeste travail,
à la jeune fille qui se consacre aux humbles
travaux de la maison et au soin pieux de ses
parents âgés. « Viens, et tu
connaîtras le monde, et la vie et ses
plaisirs. Libère-toi de tes scrupules,
secoue tes préjugés, laisse les morts
ensevelir leurs morts ! Toi, suis-moi. je te
ferai connaître les vraies jouissances, tu
goûteras les délices de la
liberté ! Dieu, le Ciel, l'Enfer,
superstition que tout cela, balivernes
inventées par les prêtres de toutes
dénominations pour leur
profit personnel ! Ces bigots ne se soucient
pas de ton bonheur ! »
Et il excite en eux, comme en Eve, la
convoitise des yeux (le fruit était beau
à voir), la convoitise de la chair (bon
à manger) et l'orgueil de la vie
(désirable pour donner de la
connaissance).
Voilà, tout comme aux premiers
jours, le chemin de la honte, de la peur, des
regrets stériles et de la mort.
« Eve en mangea et en donna
à son mari. Et leurs yeux furent
ouverts. »
Comment interpréter ces mots
« leurs yeux furent
ouverts » ? Est-ce l'indication
d'une réaction subite de leur conscience,
ainsi qu'il nous arrive souvent d'éprouver
du déplaisir et du dégoût
dès le moment même ou notre convoitise
a trouvé sa satisfaction ? Fils d'Eve,
nous nous écrions alors comme elle :
« Le serpent m'a
trompé ». et nous allons cacher
notre honte où nous le pouvons.
Peut-être ! Et cependant une
étude attentive du sujet amène
à la supposition que l'explication est
insuffisante, qu'il a dû se passer quelque
chose d'extraordinaire justifiant
l'expression : leurs yeux furent
ouverts.
La parole qui suit immédiatement
nous met peut-être sur la voie. Et la
question posée plus haut se
représente ici d'elle-même :
Comme les fruits de l'arbre de
vie avaient une vertu physique pour le
renouvellement des forces de l'homme, ceux de
l'arbre de la connaissance auraient-ils
possédé des propriétés
propres à exciter les sens, à
paralyser la volonté, à priver
l'homme de la maîtrise de soi-même,
à lui enlever le sentiment de sa
dignité ?
Cela n'est pas exclu. Les fruits ont des
vertus diverses et produisent les effets les plus
variés ! Les uns sont excitants, les
autres soporifiques ; certaines herbes (le
haschich par exemple quand on l'enflamme) sont
enivrantes.
Et s'il s'était produit quelque
chose de pareil ? Si les deux coupables
s'étaient donné alors l'un à
l'autre le spectacle de l'ivresse, titubant,
déraisonnant, riant sans raison, se livrant
à des mouvements désordonnés,
à des gestes indécents, pour tomber
enfin, après l'absorption d'une grande
quantité de ces fruits, dans un sommeil de
plomb ?
Dans ce cas, le diable aurait agi comme
il fait encore. L'ivresse est son arme
préférée parce qu'elle endort
momentanément l'être moral et le livre
sans défense aux mauvais instincts.
Que fut le réveil ?
Ils connurent qu'ils étaient nus,
et cette nudité leur apparut comme une honte
et une accusation à laquelle ils ne
pouvaient contredire.
« Je me suis caché
parce que j'étais nu. »
- « Qui t'a montré que
tu étais nu ? N'as-tu pas mangé
du fruit défendu ? »
Le serpent, qui avait servi d'agent de
corruption, fut maudit.
Qu'une malédiction
particulière pèse sur lui, il serait
difficile de le contester. Nul animal n'inspire
à l'homme le même degré de
répulsion et d'horreur. Peut-être
cette sentence fut-elle marquée par une
déchéance physique. Nous avons
quelque peine à comprendre que cet
être rampant apparût à notre
mère infortunée comme le plus
séduisant des êtres de la
création. Certaines races de serpents
présentent sous la peau de
singulières cicatrices dans lesquelles on a
vu des rudiments d'organes de locomotion,
aujourd'hui atrophiés. Avait-il des
jambes... ou des ailes, comme un énorme
papillon diapré, ainsi que la légende
représente les dragons ?
La scène fatale s'expliquerait
plus aisément. Voletant autour d'Eve et
jouant avec elle, le serpent l'eût
attirée vers l'arbre mis à ban, dont
il eût englouti les fruits mûrs, qui
étaient peut-être des prunes ou des
pêches veloutées et succulentes.
Devant l'effroi de la femme, il eût
peut-être fait pencher vers elle une branche
chargée des plus beaux spécimens et
eût pris plaisir à les presser entre
ses mâchoires, et à les avaler en
roulant les yeux, comme pour
dire : « Ciel ! que c'est
bon ! Et cela ne fait pas de mal ! Et
vive la joie ! »
Et alors tout le dialogue se fût
passé dans l'imagination de la femme qui
sentait l'eau lui venir à la bouche et qui,
vainquant sa résistance intérieure,
aurait en riant étendu la main pour en
manger à son tour.
Mais la sentence divine ne touche le
serpent qu'en passant ; elle frappe en plein
celui qu'Eve n'aperçoit pas, mais que Dieu
discerne et ne connaît que trop.
Par cette sentence, Dieu ressaisit son
oeuvre momentanément compromise, mais qui
arrivera pourtant à bonne fin.
« Il y aura inimitié
entre toi et la femme. »
L'horreur de l'homme en face du serpent
n'est qu'un symbole de celle qu'il ressentira
à travers les siècles pour l'auteur
de son infortune. Il se rebellera contre le
maître qu'il s'est donné, il se
débattra pour secouer ses liens infernaux.
Le diable sera l'être maudit entre tous. Et,
chose merveilleuse, avec l'assistance de son
Créateur, l'humanité triomphera
enfin. Et ce triomphe sera la justification de Dieu
et rétablira sa gloire
entachée.
C'est par un ange que la chute s'est
produite. Ce n'est pas à un autre ange que
Dieu remettra le soin de le venger. De la
postérité même de la femme
naîtra un jour celui qui
écrasera la tête du serpent. Dieu
relève le défi de son
adversaire : l'avenir se chargera de justifier
le plan divin de créer l'homme à son
image et de lui donner un corps de chair dans
lequel il devait reproduire ses perfections. Un
nouvel Adam se lèvera qui dira :
Arrière de moi, Satan, et qui
libérera la multitude de ses
captifs.
Mais cette victoire s'accomplira au prix
d'un sacrifice : « Elle
t'écrasera la tête... et tu la
blesseras au talon. »
Hélas ! le serpent ancien
n'a pas encore dit son dernier mot dans
l'histoire.
Pauvre humanité ! Qu'est-ce
qui t'attend encore ?
L'histoire s'ouvre avec l'intrusion du
serpent dans le jardin d'Eden.
Elle se terminera par son expulsion et
par sa ruine définitive :
« Le serpent ancien, qui est
le diable, Satan, sera enchaîné pour
mille ans et jeté dans l'abîme, afin
de ne plus séduire les nations. Quand les
mille ans seront accomplis, il sera
délié et recouvrera sa liberté
pour peu de temps.
« Puis il sera jeté
dans l'étang ardent de feu et de
soufre. »
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