LE
MONDE ET L'HUMANITÉ
DE LA CRÉATION
AU DÉLUGE
CHAPITRE VII
LE PARADIS PERDU
« Le sol est maudit à
cause de toi. »
La malédiction ne frappe pas
l'homme lui-même, mais le sol qui le
nourrit : « Tu as
péché en mangeant ce que tu ne devais
pas ; tu seras puni en étant
obligé de te procurer péniblement tes
aliments ; tu as désobéi pour
devenir comme Dieu, tu retourneras à la
poussière d'où tu as
été tiré. » L'homme
obéissant, la terre se fût
transformée peu à peu par ses soins
et par la bénédiction du ciel en un
vaste et riche paradis. Au lieu de cela, ses
productions naturelles sont plutôt un
inconvénient qu'un avantage pour l'homme. sa
nourriture, il devra la tirer lui-même du sol
en labourant, en arrosant péniblement et en
défendant ses champs contre l'envahissement
des ronces et des épines. De la terre
laissée à l'abandon quelques
années, tout ce qui est bon disparaît
peu à peu ; le chiendent et toutes les
mauvaises herbes y foisonnent. il ne s'agit plus
seulement de guider une nature bienveillante et
docile ; il faut livrer une lutte de tous les
jours contre des forces hostiles.
Dieu semble céder à la
jalousie et presque à la peur, lorsqu'il
dit : « Voici, l'homme est devenu
comme l'un de nous pour la connaissance du bien et
du mal, et maintenant il ne faut
pas qu'il avance sa main et qu'il prenne aussi de
l'arbre de vie, et qu'il en mange, et qu'il vive
à toujours. » Ces mots ont l'air
d'une justification de l'accusation odieuse
portée par Satan, lorsqu'il insinuait
à la femme que Dieu est menteur et
jaloux : « Vous ne mourrez
nullement ! mais il sait qu'au jour où
vous en mangerez vous serez comme des
dieux ! »
Il est superflu de dire que le mobile
divin était tout autre. La transformation du
corps terrestre en corps spirituel eût suivi
la connaissance du bien et du mal, si l'homme
l'eût acquise légitimement. Mais
l'immortalité du corps à la suite de
la chute n'eût plus été un
privilège, c'eut été le plus
dur des châtiments, la terre changée
en enfer. Si dure que soit la mort, du moins
met-elle un terme aux infirmités et aux maux
de tous genres. Nombreux sont les vieillards qui,
ne pouvant plus supporter le poids de l'existence,
cherchent à s'y soustraire par le suicide.
Aussi est-ce par bonté, par
miséricorde, que Dieu empêche l'homme
de parvenir à l'immortalité en
état de péché.
Adam fut chassé du Paradis et
Dieu plaça à l'orient d'Eden les
chérubins à l'épée
flamboyante pour garder le chemin de l'arbre de
vie.
Il fut chassé, c'est donc une
expulsion violente. Les chérubins
apparaissent ici comme les instruments de la
justice divine, agissant par le moyen des forces
de la nature. Il fait des vents
ses anges et des flammes de feu ses
messagers.
Au commandement des anges, Sodome et
Gomorrhe furent détruites par le feu du
ciel. Lors de la promulgation de la Loi, il y eut
sur le Sinaï des tonnerres, des éclairs
et une grosse nuée, avec un son de
trompette, qui jetaient l'épouvante dans le
peuple.
Quelque chose d'analogue dut se produire
en Eden, un orage, un ouragan, un cyclone qui fit
sur nos premiers parents un effet d'autant plus
terrible qu'ils assistaient pour la première
fois à pareil phénomène. Il
leur parut que la colère de Dieu grondait
dans le tonnerre ; dans les éclairs
fulgurants, ils crurent voir l'épée
flamboyante des chérubins exécuteurs
du courroux divin.
Ce fut la disparition du Paradis
terrestre.
Pour légendaire et enfantin qu'il
paraisse, ce récit s'impose avec force
à l'intelligence et au coeur de l'homme, car
ses aspirations, persistant au sein de sa
déchéance, trouvent une
réalisation merveilleuse en Eden ; ses
expériences douloureuses font retentir
chaque jour à ses oreilles l'écho de
la chute à laquelle il fait, avec raison,
remonter tous ses maux.
Les traditions populaires unanimes
confirment, chacune à sa façon, la
tragédie qui bouleversa l'ordre primitif des
choses et causa l'infortune de notre race. Chez
tous les peuples historiques de l'antiquité
la poésie s'est plu
à retracer les souvenirs d'un âge d'or
perdu où la terre produisait tout
d'elle-même, où les animaux
étaient inoffensifs, où les hommes,
vigoureux, ne mouraient que dans une vieillesse
avancée, sans souffrances et sans
infirmités, après avoir vécu
comme les dieux sans soucis, chagrin ni travail,
où l'on pratiquait la vertu sans effort et
sans contrainte, où les dieux habitaient sur
la terre et s'entretenaient avec les hommes.
L'existence de ces idées chez tous les
peuples ne peut s'expliquer que par une tradition
commune, remontant aux premiers âges de
l'humanité.
Perdu, le Paradis
En vain cherche-t-on dans des
contrées nouvelles la région
fortunée où l'homme le retrouvera.
Partout, la terre n'est plus qu'un vaste
cimetière ; après l'avoir
arrosée de ses sueurs, y avoir
étalé sa fatigue et ses
infirmités, après y avoir
traîné sa misère, il y laisse
ses os et retourne à la poussière.
Loin du merveilleux berceau où elle naquit,
l'humanité se couche quelque part dans le
tombeau. Ce dépouillement dernier et
suprême fait reconnaître dans le
souverain de la création un roi
détrôné.
Toute l'histoire est là pour
souligner la vérité et la
solennité émouvante de
l'avertissement divin : « Au jour
où tu en mangeras, tu
mourras. »
Et l'apôtre Paul pourra
écrire cette oraison
funèbre :
« La mort est passée sur tous les
hommes, parce que tous ont péché et
sont privés de la gloire de
Dieu. »
Abordons ici une question mille fois
posée et toujours
répétée :
Comment, pour une seule
désobéissance, Dieu a-t-il
déversé sur l'homme un tel flot de
malédictions ?
Nous avons démontré
déjà que c'est l'homme qui a
délibérément choisi cette voie
douloureuse, et que ce n'est point Dieu qui l'y a
poussé. Quand un père avertit son
enfant des maux qui l'attendent s'il quitte le
droit chemin et des conséquences effroyables
et mortelles de la débauche, et que,
malgré cela le fils se dévoie quand
même, on n'accuse pas le père d'avoir
fait le malheur des siens.
L'homme s'étant
détourné du chemin de la vie a devant
lui désormais celui de la mort. Il a
obéi au serpent ; au serpent donc de
lui donner une récompense... de
serpent ! C'est logique, et il est
étrange que tant de gens crient si
aisément à une injustice en
Dieu.
Évidemment, nous ne comprenons
pas pourquoi le Tout-Puissant ne met pas un terme
plus tôt au pouvoir de l'être maudit
qui tyrannise notre race. Cela dépasse notre
entendement ; c'est un fait brutal devant
lequel force est bien de nous incliner. Mais
il ne porte en rien atteinte
à la bonté de Dieu, qui s'est
manifestée à l'origine par le soin
avec lequel il a préparé l'habitat de
l'homme, et surtout par la glorieuse
destinée qu'il lui réservait. Cette
bonté, qui s'est
révélée amour, éclate
par la suite dans l'oeuvre rédemptrice de
Jésus et la réparation des ruines
accumulées par le diable.
Mais celui-ci a son temps.
Pourquoi ? jusques à quand,
Seigneur ? C'est le secret de Dieu, dont les
dons et la vocation sont irrévocables.
L'archange déchu avait une carrière
à fournir ; dons et vocation ne peuvent
lui être retirés qu'après le
temps d'épreuve à lui
assigné.
Elle est vraie aussi de tout temps la
parole de l'apôtre Paul : « Ce
que l'homme aura semé, c'est ce qu'il
moissonnera. » Vérité
d'expérience, qui s'impose à tous.
Nous savons du reste qu'entre cause et effet il y a
la même relation qu'entre semailles et
moisson : « Un grain en produit
trente, un autre soixante, un autre cent... Celui
qui sème le vent récolte la
tempête... Celui qui sème pour
l'esprit moissonnera de l'esprit la vie
éternelle ; celui qui sème pour
sa chair moissonnera de la chair la
corruption. »
La mise en garde adressée
à Adam dut être précise,
instante et solennelle. Le texte hébreu
emploie ici une singulière expression :
« De mort tu
mourras ! » Adam
avait vu la mort dans le monde animal et devait en
avoir éprouvé de l'horreur ;
elle était pour lui sans doute
déjà le roi des épouvantes.
Tel était le sort qui le menaçait,
avec tout le cortège de misères qui
la précède.
La mort ! ce mot devait
résumer tous les maux !
Adam était sollicité par
deux puissances infinies, riches l'une en
bénédictions, l'autre en
malédictions. Tombée sous la coupe de
cette dernière, l'humanité savoure
à travers les âges l'amertume sans fin
des fruits de la
désobéissance.
Dans une petite ville de Hollande on a
élevé jadis une statue à un
jeune garçon considéré comme
le sauveur de son pays. L'on sait que les Pays-Bas
sont protégés par des digues contre
le flux de l'Océan. Cet enfant se promenant
un jour le long de la digue entendit un
léger bruit sous ses pieds ;
c'était le murmure d'un mince filet d'eau.
Descendant au lieu où se produisait le
suintement, il s'aperçut que la digue
était fissurée et que l'onde
amère avait réussi à s'y
frayer passage. Il comprit le danger ; la
marée montait ; la pression de l'eau
arrivant en vagues mugissantes aurait bientôt
fait d'élargir l'issue. Il s'arcbouta contre
la digue et, de toute sa voix, cria au secours. Ses
compatriotes, accourus à temps,
réparèrent le
dégât ; ils furent
préservés de l'inondation et de la
ruine et considérèrent comme
héros national le jeune garçon qui
avait donné l'alarme.
Il avait compris que toute la mer allait
passer par la brèche rapidement
élargie, et noyer son pays.
Et c'est un océan de
malédictions qui se déchaîna
sur notre race par la brèche qu'ouvrit le
premier péché.
Il y a aujourd'hui encore, dans le mal,
une formidable force d'expansion, qui tend à
tout envahir. Des peuples entiers ont disparu parce
qu'un jour un trafiquant d'alcool a
débarqué chez eux avec un flacon
d'eau-de-vie. Bientôt ce fut un fleuve. Et
une race s'est éteinte... après quels
débordements de vices, de
dégradation, d'abrutissement !
Il y a dans la mythologie une fable
gracieuse qui illustre de manière frappante
ces vérités, c'est l'histoire de
Pandore. Il vaut la peine de citer ici cette page,
réminiscence ingénue du récit
de la Genèse :
« Prométhée,
doué d'un esprit supérieur,
réussit à former un homme du limon de
la terre, et communiqua la vie à cette masse
inerte en dérobant une parcelle de feu au
char du soleil. Jupiter ne put voir sans jalousie
cet ouvrage admirable, et ordonna à Vulcain
de former à son tour une femme et... de la
donner à
Prométhée, Avec de l'argile
détrempée, Vulcain, le plus
industrieux des immortels, forma la première
femme et il sut l'embellir de tant d'attraits que
les dieux invitèrent à leur
assemblée cette admirable créature,
la comblèrent de présents et lui
donnèrent le nom de Pandore (ornée de
tous les dons). Riche des qualités de
l'esprit et des agréments du visage, Pandore
fut introduite vers Prométhée,
à qui on la destinait. Rien n'était
plus beau qu'elle ; Minerve lui avait
donné la sagesse, Mercure
l'éloquence, Apollon le talent de la
musique. À tous ces dons Jupiter avait
ajouté une boîte magnifique et bien
close que Pandore devait offrir comme
présent de noces à son
époux.
« Mais
Prométhée, qui avait des raisons de
se défier de Jupiter, ne voulut recevoir ni
Pandore ni la boîte et les proposa toutes
deux à son frère
Epiméthée, en lui recommandant la
circonspection. À la vue de Pandore,
Epiméthée oublia toute
prudence ; il la prit comme épouse...
et ouvrit la boîte mystérieuse.
Celle-ci contenait tous les maux qui peuvent
affliger l'espèce humaine : maladies,
guerres, famines, procès ; et soudain
ces maux se répandirent sur le globe entier.
Frappé d'horreur à cette vue,
Epiméthée referma la boîte...
mais trop tard : il n'y restait plus que
l'espérance. »
Quelle philosophie... et quelle
psychologie dans cette fable antique !
Il ne restait plus que
l'espérance ! Mais elle allait devenir
le plus doux, le plus précieux des biens que
l'homme puisse posséder !
L'histoire de l'humanité, c'est
l'énumération de ses
déceptions, de ses souffrances... et de ses
espoirs.
Nos premiers parents, quittant le
Paradis, ne conservaient que l'espérance,
fondée sur la promesse divine d'une victoire
sur le serpent. Les patriarches plantaient leur
tente tantôt ici, tantôt là,
cherchant vainement une patrie qui comblât
leurs voeux, puis ils élevèrent leurs
regards plus haut : ils en cherchèrent
une céleste dont Dieu lui-même, qui ne
dédaignait pas de s'appeler leur Dieu,
fût l'architecte et le fondateur.
L'espérance est le rayon lumineux
qui guide les peuples et les individus, comme
l'étoile conduisit les Mages d'Orient
à Bethléem, aux pieds de Celui que
l'ange avait annoncé aux bergers en ces
termes : « Bonne nouvelle ! le
Sauveur qui est le Christ, le Seigneur, vous est
né ! »
Musset, dont, l'inspiration fut parfois
si élevée, a exprimé le soupir
de l'humanité en ces mots :
- Une immense espérance a
traversé la terre :
Malgré nous, vers le
ciel, il faut lever les yeux.
Et le poète chrétien
Banière a célébré
l'espérance en ces strophes
émues :
- Fille des cieux, séduisante
espérance,
- Ange béni, tu berces notre coeur.
- Pleine de charme aux beaux jours de
l'enfance,
- Console-nous au jour de la douleur.
-
- L'homme agité, sur ton ancre
fidèle
- Trouve un garant d'un avenir meilleur,
- L'homme qui rêve une gloire
- À ton flambeau ranime son
ardeur.
-
- Pour un mortel si la vie est
amère,
- Tu l'adoucis en y mêlant ton miel.
- Et, s'il succombe à ses maux sur
la terre,
- En souriant tu lui montres le ciel.
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