LE
MONDE ET L'HUMANITÉ
DE LA CRÉATION
AU DÉLUGE
CHAPITRE X
LES CAUSES MORALES DU DÉLUGE
Ce n'est pas seulement un océan de
malédictions, c'est surtout un
débordement de péchés qu'a
déclenché la première
désobéissance. Avec quelle
rapidité la tache s'étend et que ses
ravages sont horribles !
En Eden, tout était très
bon, Dieu avait créé l'homme droit.
Tournez le feuillet : Adam coupable est
chassé du Paradis. Un feuillet encore,
Caïn tue Abel. Continuez, Lémec
glorifie la vengeance et érige la
cruauté en vertu. Allez plus loin :
Toute la terre est corrompue et pleine de violence,
au point que Dieu se repent d'avoir
créé l'homme et se résout
à le détruire.
Voilà à quoi tend la
puissance du mal : compromettre et
anéantir l'oeuvre de Dieu.
Ceux qui nient la personnalité du
diable et s'obstinent à ne voir dans le mal
qu'un défaut imputable à l'ignorance,
ceux-là doivent avoir quelque peine à
expliquer la progression effrayante du mal, et
comment le péché réussit
à imprimer son sceau maudit dans le coeur de
l'homme et à l'entraîner avec une
rapidité
déconcertante jusqu'au fond des plus noirs
abîmes.
D'où vient qu'à mesure que
l'homme s'instruit, il se pervertisse
davantage ?
Dieu serait-il l'auteur du mal ?
Tout le récit du déluge, confirmant
pleinement ce que nous avons dit
déjà, s'inscrit en faux contre cette
stupéfiante allégation.
L'Éternel vit que la
méchanceté des hommes était
grande ; il se repentit d'avoir fait l'homme
sur la terre, il fut affligé en son coeur et
dit : « J'effacerai de dessus la
terre l'homme que j'ai créé, depuis
l'homme jusqu'au bétail. »
L'homme est tellement un avec la nature
dont il est le chef, que sa ruine entraîne
celle de cette dernière, comme son
relèvement entraînera aussi la
restauration de toute la création. Saint
Paul dit en effet
(Rom. VIII, 19) : « La
création attend, avec un ardent
désir, que les enfants de Dieu soient
manifestés. »
Il y a donc là une puissance
hostile, capable de se mesurer avec la
toute-puissance divine, contrecarrant son oeuvre et
réduisant à néant ses projets.
Pourquoi donc Dieu n'y met-il pas un terme ?
Pourquoi, au lieu de chasser l'homme du Paradis,
n'en a-t-il pas extirpé l'odieux serpent, le
tentateur ? Plutôt
que de laisser l'homme à
sa déchéance et à son
infortune, que n'a-t-il détruit l'auteur de
ses maux ?
Mystère insondable à notre
esprit borné ; seule l'économie
future nous en donnera la clef. Dieu respecte la
liberté humaine, c'est un fait
d'expérience. Il faut sans doute aussi que
Satan, créé personnalité
libre, placé en dignité au sommet des
créatures intelligentes et responsables, ait
donné toute la mesure de sa
méchanceté avant de recevoir son
salaire. Il fit chavirer, dès ses premiers
pas, l'humanité faible dans le malheur et la
condamnation. Il devait se manifester plus tard tel
qu'il est en faisant clouer à la croix
Jésus, le saint, après l'avoir fait
condamner, au nom du Très-Haut, par les
chefs religieux du peuple juif, le peuple de Dieu.
Il vient de combler encore la mesure en jetant les
uns contre les autres, en une effroyable tuerie,
les peuples christianisés. À l'ordre
du Maître : « Aimez-vous les
uns les autres », il a réussi
à substituer une devise infernale :
« Massacrez-vous les uns les
autres. »
Quel prodige de ruse, de fourberie,
quelle oeuvre de mort médite-t-il
encore ? Un proche avenir va sans doute nous
le révéler. N'assistons-nous pas
déjà à l'apothéose du
crime ? « Malheur à vous,
habitants de la terre, car le diable est descendu
vers vous avec une grande fureur, sachant qu'il ne
lui reste que peu de temps ! »
Le déluge,
événement cosmique, fut
déterminé par des causes morales
longuement énumérées dans la
Genèse. Cet exposé de motifs ne
laisse pas que d'être
énigmatique : « Les
géants étaient sur la terre en ces
jours-là ; ce sont là ces
héros qui sont, dès les temps les
plus anciens, des hommes
célèbres. »
Cette affirmation rappelle les fables
répandues chez tous les peuples
antiques ; générale était
la croyance que les hommes des premiers âges
avaient été d'une taille gigantesque.
Les Grecs avaient la légende des Titans
à la stature colossale, qui tentèrent
d'escalader le ciel et furent foudroyés par
Jupiter. Il se trouvait encore des géants
chez les Cananéens à l'arrivée
de Josué et même, en Philistie, aux
jours de David qui tua Goliath.
Le fait n'a donc rien d'impossible ni
d'improbable : les géants
étaient sur la terre en ces
jours-là.
Ce qui est étrange, c'est que
leur présence semble avoir été
la cause déterminante du courroux divin.
Quel rapport pouvait-il y avoir entre l'existence
de ces hommes monstrueux et la détermination
prise par Dieu de détruire
l'humanité ?
« Il y eut des géants
après que les fils de Dieu furent venus vers
les filles des hommes et qu'elles leur eurent
donné des enfants. »
Que faut-il entendre par ces unions de
fils de Dieu et de filles des hommes ? On a
supposé que les premiers
étaient de la race de Seth, tandis que les
secondes descendaient de Caïn. L'explication
est insuffisante. Pourquoi serait-il
résulté de ces mariages, qui
n'avaient après tout rien d'anormal, des
rejetons d'une taille exceptionnelle ?
À n'en point douter, le
récit biblique veut faire entendre que la
terre, envahie par des influences
supérieures, était devenue le
théâtre de manifestations du mal
dépassant les limites de la nature. Le terme
fils de Dieu, doit s'appliquer aux anges, aux anges
déchus, aux démons, ce qui est
parfaitement conforme à la théologie
biblique. Dans Job 1, 6, on peut lire en
effet : « Il arriva un jour que les
fils de Dieu vinrent se présenter devant
lui, et Satan aussi entra parmi eux. Alors
l'Éternel lui dit :
« D'où viens-tu ? »
- Et Satan répondit à
l'Éternel : « je viens de
courir çà et là par la terre
et de m'y promener. »
Dans la langue grecque, le mot
démon signifie esprit, bon ou mauvais.
Socrate se disait conduit par son
« démon », et c'est ce
qui fit de lui le plus sage des Anciens.
Ici donc, les fils de Dieu sont des
anges. Mais ces êtres spirituels ne sont
probablement pas entrés en relations
directes avec les filles des hommes. Jésus
enseigne en effet qu'il n'y a, parmi les anges, ni
hommes ni femmes. Ils se seraient emparés de
corps d'hommes pour assouvir par ce moyen leurs
convoitises. Cas de possession
analogues à ceux qui étaient si
fréquents au temps de Jésus. À
ces deux époques de l'histoire, c'est une
corruption terrible de l'humanité qui a
ouvert la porte à ces influences infernales,
et il est certain que si Jésus n'avait pas
paru au temps convenable pour briser la puissance
de l'empire des ténèbres,
l'humanité corrompue de ce temps serait
allée, comme l'humanité primitive,
à la rencontre d'un épouvantable
jugement de Dieu. La description du
démoniaque de Gadara fait voir
jusqu'à quel degré pareil état
de possession peut pousser le développement
physique du corps de l'homme et de ses
forces.
« Il faisait sa demeure dans
les tombeaux et personne ne pouvait le tenir
lié, même avec une chaîne ;
car souvent, ayant les fers aux pieds et
étant enchaîné, il avait rompu
les chaînes et brisé les fers, et
personne n'avait la force de le
dompter. »
Écoeuré par les
scènes qui bravent ses yeux,
l'Éternel dit : « Mon Esprit
ne contestera pas toujours avec
l'homme. » Il avait lutté en vain
contre les progrès de la bestialité
et de la brutalité. Un espace de temps
considérable a dû s'écouler
entre les premiers mariages monstrueux et la
résolution divine de mettre fin à
cette situation. Dieu laisse le mal se
développer et porter ses fruits avant de le
punir.
La mesure déborde :
« L'homme n'est que
chair. »
La créature merveilleuse à
laquelle avait été
conférée la royauté sur la
terre et qui devait conquérir sa couronne en
asservissant la matière à l'esprit,
avait manqué complètement à sa
destinée, elle avait fait naufrage dans le
gouffre de la chair ; l'homme était
devenu la plus méchante, la plus odieuse, la
plus repoussante des brutes.
« Dieu vit que la
méchanceté de l'homme était
grande sur la terre et que tous les desseins des
pensées de son coeur n'étaient que
mal en tout temps.
« Et la terre se corrompit
devant Dieu, et la terre se remplit de violence. Et
Dieu vit la terre, et voici elle était
corrompue. car toute chair suivait sur la terre une
voie de corruption. »
Voilà le résultat auquel
avaient abouti les admirables découvertes de
Tubal-Caïn et de ses frères :
impureté, dispositions perverses et
meurtre.
Et Dieu dit à Noé :
« La fin de toute chair est venue devant
moi, car par eux la terre est pleine de
violence. »
On frémit lorsque l'on essaie de
se représenter les moeurs
dénoncées par ces expressions qui se
répètent en alternant. violence et
corruption, corruption et violence ! Des
démoniaques déchaînés,
des géants ne connaissant que le droit du
plus fort, tous les vices s'étalant avec
impudence.
« Celui qui sème pour
la chair moissonne de la chair la
corruption. »
Pauvre humanité ! que
devenaient donc les petits, les faibles, les
malades ? Que de malheureux ; que de
gémissements, de lamentations, de
désespoirs ; que de blasphèmes
surtout, hélas ! Le régime de la
force ne profite jamais qu'à une
minorité de privilégiés et ne
s'établit que par l'écrasement des
humbles.
Par un seul homme le péché
était entré dans le monde.
Avions-nous raison de dire que, par cette fissure
primordiale dans la digue que Dieu avait
opposée aux desseins du Malin, tout
l'océan des plaies de l'enfer allait
déferler sur la terre ?
Au lieu de servir à la gloire de
son Créateur, l'homme l'a
déshonoré. Mais, par un juste retour,
cet opprobre retombe sur le coupable qui se plonge
en même temps dans le malheur et dans la
mort.
Et c'est ainsi que le cataclysme du
déluge est un effet de la justice de Dieu
outragée.
Les annales de l'humanité en
fournissent du reste d'autres exemples
analogues.
La dépravation des habitants de
Sodome et de Gomorrhe est restée
proverbiale. Dieu vit, Dieu descendit : ces
deux cités furent détruites par le
feu du ciel.
Ceux qui parcourent les ruines de
Pompéi s'étonnent des figures
obscènes peintes à la façade
de certaines maisons en bordure
de la rue principale ; ces tableaux, qui
subsistent depuis bientôt deux mille ans,
sont restés là comme une
justification du décret divin qui
arrêta soudainement la vie entre ces
murs ; le rouge de la honte monte au front
devant ces sculptures de marbres qui ne se peuvent
décrire, devant ces peintures lascives
décorant l'intérieur de maisons
somptueuses où les Romains venaient chercher
d'ignobles plaisirs. Nul ne songe alors à
accuser Dieu d'injustice ou de
sévérité
exagérée. Et l'on comprend que
lorsqu'un peuple, comme aussi un individu, s'est
assez dégradé, l'heure du jugement
sonne enfin, et Dieu balaie de la terre ceux qui se
sont ravalés au-dessous de la brute.
« Ne vous abusez pas, on ne se
joue pas de Dieu. »
Et cependant, dans l'annonce même
du déluge, la sainteté
outragée n'est pas seule à parler.
C'est encore la voix de la miséricorde qui
retentit, des appels à la repentance qui se
font entendre.
L'exécution de la sentence est,
en effet, renvoyée de cent vingt ans. C'est
le délai imparti aux coupables par la
patience et par la grâce divines.
« Les jours de l'homme seront
de cent vingt ans. » Cela ne signifie
point que la vie humaine sera réduite
désormais à cette mesure ; car,
même après le déluge,
un grand nombre de patriarches
dépassèrent de beaucoup cette
limite.
Cent vingt ans pendant lesquels les
hommes seront conviés au repentir ;
comme les quarante jours accordés à
Ninive, comme les quarante ans accordés
à Israël après le meurtre du
Messie.
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