REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
PREMIÈRE PARTIE
En Écosse. - En famille et à
la fabrique.
1848-1876
CHAPITRE II
La première chose que le
Seigneur donna à faire à Mary
hors de chez elle fut de tenir un groupe de petites
filles à l'école du dimanche. Elle
commença donc à enseigner avant
d'être tout-à-fait instruite
elle-même. Ce ne sont pas toujours ceux qui
ont le plus appris qui savent le mieux tenir un
groupe.
Mary avait le coeur si plein lorsqu'elle
parlait de Jésus que sa figure en
était comme illuminée : ses yeux
brillaient, sa bouche souriait. On voulait aimer
Celui qu'elle aimait d'un tel amour.
Dans le quartier qu'elle habitait, les
rues étaient pleines, dès que venait
le soir, de grands garçons et de grandes
filles qui n'avaient pas de chez eux, et
flânaient quand ils ne se battaient pas. Mary
se dit que peut-être elle
pourrait être utile à ces vagabonds.
Une salle d'évangélisation ayant
été ouverte à leur intention,
elle alla trouver le directeur et lui dit à
brûle pourpoint :
- Voulez-vous de moi comme
monitrice ?
- Avec plaisir, répondit
celui-ci.
Mais son interlocutrice paraissait si
petite, si délicate, qu'il fut
persuadé qu'avant longtemps elle trouverait
la tâche au-dessus de ses forces.
En effet, les débuts de Mary
furent pénibles, Cette jeunesse
indépendante ne désirait nullement
que l'on s'occupât d'elle. Garçons et
filles n'entraient dans la salle que pour y faire
du tapage, et ceux qui restaient dehors jetaient
des pierres aux fenêtres, et faisaient de
leur mieux pour troubler l'ordre des
réunions. Mais, toujours souriante et brave,
Mary tenait tête aux agitateurs. Quelques-uns
d'entre eux finirent par avoir honte de lui donner
tant de fil à retordre et se
rangèrent ouvertement de son
côté. D'autres cependant, yeux
menaçants et poings fermés,
restèrent sur la défensive et
s'efforcèrent de lui rendre la situation
insupportable.
Un soir, une demi-douzaine des plus
déterminés de ces terribles
garçons attendirent Mary dans un endroit
sombre, et celle-ci se trouva tout à coup en
plein camp hostile. On lui criait :
« Nous vous ferons votre affaire, si vous
ne nous laissez pas tranquilles ».
Tremblant de peur, sans toutefois le laisser
paraître, elle demanda au Seigneur de la
protéger contre ses agresseurs.,
- Non, dit-elle, regardant ceux-ci bien
en face, je continuerai à
m'occuper de vous. Faites de moi ce que vous
voudrez.
- Très bien ! s'écria
le chef de la bande, un grand et robuste
garçon. Allons-y !
Et, tirant de sa poche un fil à
plomb, il le fit tourner dangereusement autour de
la tête de Mary.
UNE
RUELLE A DUNDEE
Les autres regardaient, retenant leur
respiration, étonnés du courage de
cette jeune fille. Le plomb approchait toujours
plus de la figure de Mary ; il rosa son front.
Pâle, calme, ferme, Mary attendait le coup
qui allait la terrasser. Mais soudain, jetant son
arme loin de lui, le bourreau se tourna vers ses
camarades et leur dit :
« Après tout, on ne peut pas la
forcer. Elle tient le coup ».
L'oreille basse, ces garçons
suivirent Mary à la salle
de réunion et s'assirent dans son groupe.
À partir de ce moment, il n'y eut plus de
tapage dans la salle, et chacun aida Mary à
maintenir l'ordre.
Le samedi après-midi, Mary
emmenait son groupe faire des promenades à
la campagne, afin d'éviter à ces
jeunes garçons les tentations de la rue.
Quelques-uns des plus mauvais sujets furent
convertis, et devinrent des hommes utiles. Bien des
années plus tard, vous auriez pu voir,
accrochée à la muraille de la hutte
de Mary, en Afrique, la photographie d'un groupe
familial : père, mère et
enfants. Or, ce père était
précisément le jeune garçon
qui avait jadis menacé Mary de son fil
à plomb ! Il avait envoyé cette
photographie à son ancienne monitrice comme
témoignage d'affection et de
reconnaissance.
Qu'est-ce donc qui donnait à Mary
une telle influence sur ces natures incultes et
indisciplinées ? Rien dans sa personne
n'attirait l'attention. Était-ce son ardente
affection pour ses élèves ?
Peut-être bien : l'amour vrai, profond,
qui fait qu'on s'oublie pour penser aux autres, est
la plus grande puissance du monde.
Mary apprit à connaître les
mères et les soeurs de ses
élèves. Elle visita toutes ces
pauvres demeures. D'autres n'allaient qu'à
deux dans ces tristes quartiers, mais elle
était presque toujours seule. Un jour,
rentrant chez elle après une absence plus
longue que de coutume, elle dit en
riant :
- Aujourd'hui, j'ai dîné
chez les Macdonald !
- Vraiment ? répondit
quelqu'un, est-ce qu'on t'a donné une
cuillère et une assiette propres ?
- Peu importe !
répliqua-t-elle ; l'important c'est que
j'ai trouvé un moyen d'être
reçue chez eux, et qu'on m'a demandé
de revenir ; le reste m'est bien
égal.
Ces visites, elle les faisait dans le
même esprit que Jésus les aurait
faites. Parfois elle s'asseyait au coin du feu et
prenait un bébé sur ses genoux ;
un autre jour elle prenait le thé avec une
famille, en se servant d'une tasse plus
qu'ébréchée ; en d'autres
occasions elle aidait la mère de famille
à finir son ouvrage. Partout elle
encourageait, égayait et laissait à
son départ paix et lumière là
où tout était auparavant
ténèbres et
découragement.
En sa compagnie chacun se sentait
meilleur ; et sous son influence beaucoup de
ses amies donnèrent leur coeur au Seigneur
Jésus.
« Trois semaines après
avoir fait la connaissance de Mary Slessor, je fus
toute changée », raconta une de
ses camarades de fabrique. Et Mary elle-même
disait : « Je me demande ce que nous
oserions braver pour Jésus !
Aurions-nous le courage de monter sur un
bûcher ? Donnerions-nous nos vies pour
l'amour de lui ? » - « Ce
qu'elle travaillait dur ! dit quelqu'un
d'autre. Elle mettait son coeur et sa
volonté à tout ce qu'elle
faisait. »
Lorsqu'on changea le local de la salle
où se tenaient les réunions, le
directeur demanda qu'on lui trouvât une femme
de ménage pour nettoyer la nouvelle
salle.
- Allons donc ! s'écria
Mary : nous le ferons bien
nous-mêmes !
- Vous, Mesdames ?
-
« Mesdames » !
répliqua-t-elle, nous ne sommes pas des
dames ; nous ne sommes que des
ouvrières.
Et, le lendemain soir, Mary et une autre
des monitrices, manches retroussées et
revêtues de grands tabliers,
nettoyèrent à fond la salle, à
grand renfort de vastes seaux d'eau chaude, de
savon et d'huile de bras !
N'allez pas croire que Mary fût
toujours sérieuse. Loin de là !
D'un caractère gai et ayant pris de bonne
heure l'excellente habitude de toujours regarder
les choses par leur bon côté, elle
aimait s'amuser et rire, tout comme le commun des
mortels. En voici un exemple (Notez bien que je ne
vous le donne pas comme exemple à suivre,
mais simplement pour vous aider à mieux
connaître Mary) :
Pendant qu'elle se promenait avec une
amie, elle tira vivement la sonnette d'une porte
d'entrée et se sauva à toutes jambes
avant qu'on ne vînt ouvrir.
- Mary ! j'ai honte de toi, lui dit
son amie.
Mais Mary répondit en
riant :
- Les plus sérieux se permettent
une petite bêtise de loin en
loin !
Quelqu'un qui l'avait connue pendant ses
années de jeunesse fait d'elle ce
portrait :
« Mary avait toujours l'air
heureux ; sa figure rayonnait. En raison de
son teint frais et rose, de ses boucles de cheveux,
de sa bouche si décidée, elle me
faisait toujours penser à une jeune
fermière allant au marché vendre son
beurre et ses oeufs ! »
Durant toute l'époque dont il
vient d'être question, la vie de Mary fut une
préparation à celle qui l'attendait
plus tard. Évidemment elle devait en avoir
un pressentiment ; de plus en plus clairement
elle se voyait, en imagination, servant le Seigneur
dans des contrées lointaines...
là-bas au-delà des mers.
Pourtant elle ne parlait encore à
personne de ce qui remplissait son esprit, parce
qu'elle savait bien que sa mère
espérait voir son second fils, Jean, devenir
le missionnaire de la famille. Mais ce
fils-là mourut lui aussi. Il avait toujours
été délicat. On espéra
le sauver en l'envoyant sous le beau climat de la
Nouvelle-Zélande ; mais, à peine
débarqué, il succomba.
Ce nouveau vide fut pour Mme Slessor et
pour Mary un immense chagrin. Toutefois,
malgré sa tristesse, Mary ne pouvait
s'empêcher de penser :
« Est-ce donc moi qui serai
missionnaire ? » À travers la
brume des tristes rues de Dundee, son imagination
lui faisait contempler des visions : paysages
des tropiques, rivières paresseuses,
fourrés inextricables, huttes primitives
entourées de palmiers, etc. À la
fabrique, le vacarme des métiers lui
semblait dominé par les cris des petits
enfants dans la brousse. Oh ! comme il lui
tardait de quitter l'Écosse, pour se rendre
là où elle savait qu'on avait tant
besoin de secours ! Cependant elle voyait
beaucoup d'obstacles sur sa route : tout
d'abord son manque d'éducation, puis le fait
qu'elle était le principal soutien de la
famille et que sa mère s'appuyait tant sur
elle. N'importe : elle avait l'intime
conviction que Dieu aplanirait
tous ces obstacles et la conduirait au but.
Elle était devenue, petit
à petit, une des meilleures ouvrières
de la fabrique, et gagnait un salaire
élevé. Elle faisait aussi des heures
supplémentaires afin de mettre un peu
d'argent de côté. De plus, elle
étudiait toujours plus courageusement, et
acceptait parfois de prendre la parole dans des
réunions, afin de s'habituer à mettre
de l'ordre dans ses idées et à
s'exprimer clairement et simplement.
Ces années de vie double, pour
ainsi dire, furent pour elle une très grande
fatigue. Depuis quatorze ans elle travaillait
à la fabrique.
Hélas ! combien d'autres
ouvrières de cette même fabrique
travaillaient ainsi d'année en année,
et n'avaient toujours en perspective que cette
même vie monotone ! « Marche,
esclave, marche ! » semblaient dire
les roues, les courroies, les engrenages, dans leur
perpétuel tournoiement, paraissant
entraîner dans leur course folle le coeur de
ces jeunes filles, les murs, le plafond, tout
enfin !
Pauvres filles ! leurs
châteaux en Espagne, et tout ce qu'elles
attendaient d'un avenir bien lointain, devaient
suffire à leur donner patience et
courage.
Tout à coup arriva en
Écosse un télégramme qui causa
dans tout le pays une vive émotion et un
profond chagrin. Ce télégramme
annonçait que David Livingstone,
l'intrépide explorateur écossais,
était mort, seul, dans une hutte au coeur de
l'Afrique. Or, qui disait alors
« Afrique » disait pays
mystérieux, inconnu, terre de l'esclavage
et du paganisme. À force
d'héroïsme, de courage, de
persévérance et de foi, Livingstone
en avait exploré de vastes territoires, y
avait découvert des rivières et des
lacs, et s'y était initié aux
coutumes de ses peuplades sauvages. À
plusieurs reprises, l'Europe était
restée sans nouvelles de lui pendant des
années ; et maintenant on apprenait sa
mort ! Chacun se demandait :
« Qui va continuer l'oeuvre de ce
vaillant pionnier ? Qui ira vivre au milieu de
ces tribus païennes ? »
Pour Mary Slessor, la mort de
Livingstone fut comme un coup de clairon l'appelant
à son poste. Elle alla trouver sa
mère.
- Maman, dit-elle, je vais offrir mes
services aux Missions. Ne t'inquiète de
rien. Je te donnerai une partie de mes
appointements. Entre les soeurs et moi nous
prendrons soin de toi.
- Ma chérie, répondit Mme
Slessor, je suis prête à te laisser
partir. Tu feras une excellente missionnaire, et
Dieu te gardera.
Mais quelques amis
s'étonnèrent. Comment ! Mary qui
était si timide et qui avait peur même
d'un chien ! « Quand elle voit un
chien descendre la rue, elle se
cache ! » dit quelqu'un. Et
c'était parfaitement exact. Mais, comme le
dit la Parole de Dieu, « l'amour parfait
bannit là crainte » ; et Mary
aimait le Dieu qu'elle désirait aller servir
au loin.
Donc, en mai 1875, Mary Slessor demanda
à la Société écossaise
des Missions étrangères de l'accepter
comme l'une de ses missionnaires. Elle exprima son
grand désir d'être envoyée au
Calabar, mais promit cependant
d'aller où l'on jugerait bon de
l'envoyer.
Anxieusement elle attendit la
réponse à sa lettre. Lorsque cette
réponse arriva Mary courut à sa
mère :
« Maman ! on m'accepte.
Je vais être envoyée au Calabar, comme
institutrice ».
Puis, ce qui était bien rare chez
elle, elle fondit en larmes.
Ainsi donc, après ces longues
années d'attente et de patience,
années passées entre les quatre murs
de la fabrique, Mary allait dire adieu à son
métier à tisser. Dans l'une des
contrées les plus sauvages de l'Afrique,
elle allait tisser, non plus des étoffes
mais des vies humaines.
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