REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
DEUXIÈME PARTIE
Les débats au Calabar. -
Initiation.
1876-1888
CHAPITRE II
Pendant quelque, temps les gens
obéirent aux lois nouvelles ; mais il
n'est pas aisé de rompre avec des habitudes
vieilles de plusieurs siècles, et peu
à peu les indigènes
retournèrent à leurs coutumes
coupables. Seulement, ils firent en cachette ce
qu'autrefois ils faisaient ouvertement. Ma se
rendit compte que la lutte ne faisait que
commencer ; et elle s'y jeta de toute son
énergie et de tout son courage.
Elle lisait constamment sa Bible, et
apprenait à se confier toujours mieux en
l'amour de Jésus et en sa puissance. Elle
avait en son Seigneur la pleine confiance qu'il la
protégeait lorsqu'elle allait, seule, dans
les pires repaires de la ville, ou au loin dans les
villages isolés. Souvent elle remontait la
rivière en pirogue, abordait à des
endroits où aucune femme blanche ne
s'était encore aventurée. Elle
soignait les malades, et, assise au bord du chemin,
écoutait tout ce que les gens lui
racontaient ; puis, à son tour, elle
leur parlait du Sauveur du monde. Parfois il lui
était impossible, tant elle était
occupée, de revenir chez elle le même
jour ; alors elle couchait sur la paille, ou
dans une hutte sale, sur un paquet de guenilles, ou
encore - ce qui valait bien mieux, mais ne pouvait
se faire que par le beau temps - en plein air sur
un lit de feuillage.
Une fois, accompagnée de tous les
enfants qui habitaient avec elle, elle partit pour
un long voyage sur la rivière. Il s'agissait
d'aller faire visite à un chef exilé,
qui demeurait dans une contrée hantée
par des éléphants. Il avait
été décidé que l'on se
mettrait en route de bon matin. Mais en Afrique les
choses se font tout à la douce et sans se
presser ! Il était nuit avant que tout
fût prêt. On partit à la lueur
des torches. Le roi nègre de Creek Town
(autre ville du Calabar), appelé Eyo
Honnêteté VII (quel nom !),
était chrétien. Toujours bon pour Ma,
il lui avait envoyé sa pirogue royale,
peinte en couleurs brillantes, et lui avait fait
parvenir le message suivant :
« Ma ne doit pas arriver en
étrangère chez un
peuple étranger, mais y
arriver comme une dame, comme notre Mère. Ma
pirogue sera à sa disposition tant qu'elle
en aura besoin ».
PIROGUE
TAILLÉE DANS UN TRONC D'ARBRE
Trente-trois nègres, n'ayant pour tout
vêtement qu'un pagne attaché autour
des reins, formaient l'équipage de la
pirogue.
Lorsque l'embarcation quitta le rivage
et glissa sur les eaux paisibles, un homme se mit
à jouer du tambour pendant que
l'équipage chantait :
« Ma ! notre magnifique,
notre bien-aimée Mère est à
bord ! Ho ! ho !
ho ! »
Le mouvement régulier de la
pirogue la berçant, ainsi que les chants, Ma
s'endormit. Elle ne se réveilla qu'au matin.
Entourée de tous ces nègres sauvages
elle n'avait pas peur ; son Dieu veillait sur
elle, et sous sa garde elle reposa confiante comme
un petit enfant.
À l'aurore la pirogue aborda sur
la plage d'un village. On
conduisit Ma dans une chambre primitive - des plus
primitives ! - dans la cour du chef qu'elle
était venue visiter, et là il lui
fallut vivre quinze jours, ainsi que ses mioches,
en compagnie de chiens, de poules, de rats, de
lézards et de moustiques.
La plupart des indigènes
n'avaient jamais vu un être blanc; ils
avaient peur de toucher Ma. Elle, elle avait
pitié de ces gens ignorants, nus et sales,
et son premier soin fut de leur faire des
vêtements. Elle s'occupa aussi des malades.
Ceux-ci étaient en si grand nombre qu'elle
dut envoyer à la station missionnaire la
plus proche renouveler la provision de
médicaments qu'elle avait
apportée.
Le chef dans la cour duquel elle
habitait lui dit un jour :
- Ma, deux de mes femmes ont fait
quelque chose de très mal, et chacune
d'elles va être battue de cent coups de fouet
sur le dos. C'est l'habitude ici.
Saisie d'horreur, Ma
s'écria :
- Mais qu'ont-elles donc
fait ?
- Elles sont entrées dans une
cour qui n'était pas la leur. Je sais bien
qu'elles sont jeunes et étourdies
puisqu'elles n'ont que seize ans, mais il faut leur
donner une leçon.
- Oh ! quelle cruelle
leçon ! dit Ma.
- Ce n'est pas tout, poursuivit le
chef ; après les coups de fouet nous
frotterons du sel dans les plaies, et
peut-être même que nous couperons les
oreilles de ces jeunes personnes. C'est la seule
façon d'obtenir que les femmes nous
obéissent !
- Non, non ! cela ne se fera
pas ! continua Ma avec émotion.
Réunis les gens pour un palabre
(1).
La foule accourut. Les deux jeunes
filles, les yeux baissés, l'air sombre,
faisaient face à leurs accusateurs. C'est
à elles que Ma s'adressa tout
d'abord.
- « D'après les lois de
votre pays vous avez mal agi, et vous
méritez une punition,
dit-elle ».
Et les hommes de sourire,
ravis !
Se tournant vivement vers ceux-ci, Ma
s'écria :
- « Mais vous êtes dans
votre tort, vous aussi. Honte à vous d'avoir
fait une loi qui oblige les filles à se
marier si jeunes ! Quoi ! ces deux
accusées ne sont que des enfants,
après tout ! Elles aiment encore
à s'amuser et à faire des
bêtises. La faute qu'elles ont commise n'est
pas grave et ne mérite pas une telle
punition ».
Les hommes ne souriaient plus, vous
pouvez le croire. Furieux, ils murmuraient des
menaces contre Ma.
- « Qui es-tu donc,
dirent-ils, pour te permettre de venir critiquer
nos lois ! Ces jeunes filles nous
appartiennent, donne-les nous ».
Ma tint ferme, et comme elle
était l'hôte du village et digne
d'honneur aux yeux des indigènes, on finit
par lui promettre que le châtiment serait
réduit à dix coups de fouet. Dans la
crainte de tout compromettre, elle n'osa pas
plaider davantage. Elle rentra dans sa chambre et
prépara vite tout ce dont les jeunes filles
auraient besoin après le
terrible traitement qu'elles
allaient subir, pendant que deux robustes gaillards
saisissaient les « coupables »
et leur administraient des coups de fouet
cinglants. Les cris des victimes et les
éclats de rire des spectateurs retentirent
en même temps.
Échappées enfin des mains
de leurs bourreaux, les jeunes filles coururent
chez Ma ; celle-ci banda leurs plaies, et leur
donna à boire un calmant qui les
endormit.
« Comment s'attendre à
autre chose ? pensait tristement Ma. Jamais
encore ces pauvres gens n'ont entendu parler de
Dieu ; ils ne savent pas même ce qu'est
l'amour, ce qu'est la compassion, ce qu'est la
miséricorde. » Et de son mieux
elle instruisit ces ignorants dans les voies du
Seigneur.
Le soir, leur travail terminé,
les gens venaient s'accroupir sur le sol autour
d'elle, les hommes en avant et les esclaves
derrière eux, et Ma leur racontait
l'histoire de Jésus. Ils écoutaient
en silence ; parfois, ils posaient quelques
questions, surtout au sujet de ce qui vient
après la mort - mystère des
mystères pour eux ; et, lorsque Ma
avait fini de parler, ils se retiraient sans bruit,
presque furtivement, et chez eux, ils discutaient
cette étrange religion nouvelle, si
différente de la leur.
Quinze jours se passèrent ainsi.
Le moment était venu, pour Ma et sa petite
bande, de retourner à Old-Town. Comme pour
le voyage de l'aller, le départ se trouva
grandement retardé, et l'après-midi
était fort avancé lorsque la pirogue
s'éloigna de la berge. Le repas du soir
était à peine terminé que,
tout à coup, de noirs nuages et des
bourrasques de vent
annoncèrent l'approche d'un orage.
« Nous allons avoir une nuit de
tempête », dit Ma, inquiète.
Le ciel s'assombrissait toujours davantage, le
tonnerre grondait, les eaux se soulevaient en
courroux ; le vent saisit la pirogue, la fit
tourner, comme si elle n'eût
été qu'une coquille de noix, et tous
les efforts des rameurs furent inutiles pour
empêcher la frêle embarcation de
dériver.
Voyant la panique gagner tout son monde,
Ma oublia sa frayeur personnelle et donna des
ordres. On parvint à pousser la pirogue vers
la rive ; l'équipage sauta dans les
branches d'un arbre et maintint la pirogue en
sûreté. Ma avait de l'eau jusqu'aux
genoux ; les enfants cachaient leurs
têtes dans sa robe... Heureusement l'orage se
dissipa aussi brusquement qu'il était
arrivé ; en chantant un cantique on se
remit en route. Mais Ma avait pris froid et se
sentait tout à fait malade. N'importe :
lorsqu'elle rentra chez elle, elle ne se mit au lit
qu'après avoir fait du thé pour ses
négrillons et les avoir tous
couchés.
En 1882 un autre tourbillon de vent
détruisit sa maison ; elle et les
petits durent fuir à travers vent et
pluie ; ils se réfugièrent chez
des commerçants européens qui furent
très bons pour eux.
Après toutes les
expériences diverses par lesquelles elle
avait passé, Ma tomba dangereusement malade,
et, en 1883, on lui enjoignit de retourner en
Écosse. Comme lors de son dernier
départ elle dut être portée
à bord du vapeur.
La petite Janie l'accompagnait, car Ma
craignait que, si l'enfant
était laissée au Calabar, les
indigènes s'emparassent d'elle pour la
tuer.
Un dimanche, dans l'église de
Dundee, Janie fut baptisée. La petite
négresse aux yeux graves captiva l'attention
des enfants de l'école du dimanche ;
ils firent cercle autour d'elle et chacun demanda
la permission de la tenir dans ses bras
« un tout petit
moment » !
Ma emmena Janie à plusieurs des
réunions auxquelles elle parla ; assise
par terre sur l'estrade, la petite grignotait des
biscuits, que d'ailleurs elle était toujours
prête à partager avec d'autres !
Un soir Ma se rendit à Falkirk (ville
d'Écosse) pour y parler à de
nombreuses jeunes filles, membres d'une classe
biblique. Elle parla avec beaucoup de puissance
à des coeurs bien
préparés ; la petite Janie,
passée de mains en mains, donnait à
ses récits leur couleur locale ! Les
jeunes filles furent si intéressées
par le bébé nègre qu'elles
demandèrent la permission de pourvoir
à son entretien d'une façon
régulière. Mais les paroles de Ma
eurent plus d'influence encore : six de ces
jeunes filles se consacrèrent plus tard
à l'oeuvre du Calabar. Deux d'entre elles,
Mlle Wright et Mlle Peacok, devinrent dans la suite
de chères amies de Ma et furent au nombre de
ses meilleures aides.
Car Ma avait un don merveilleux pour
s'attirer les sympathies et exercer, sur ceux avec
lesquels elle prenait contact, une influence
bénie.
Malgré son intense désir
de retourner le plus vite possible en Afrique, Mary
Slessor se rendit compte que la santé de sa
soeur Janie réclamait des soins.
Elle demanda à la
Société des Missions l'autorisation
d'emmener sa soeur avec elle en retournant au
Calabar ; mais la Société vit
à ce projet beaucoup, d'objections. Alors,
prompte dans ses décisions, et
persuadée que Dieu ne pouvait pas lui donner
deux devoirs à accomplir, dont l'un
forcément exclurait l'autre, Mary
résolut de se consacrer pour le moment
à sa soeur. Elle s'établit avec
celle-ci dans le beau comté du Devonshire,
où Mme Slessor ne tarda pas à
rejoindre ses filles. La malade, à ce beau
soleil, dans ce doux climat, reprit promptement ses
forces. Mary comprit que Dieu ouvrait de nouveau
devant elle la porte du Calabar. Elle installa une
amie auprès de ses bien-aimées pour
s'occuper d'elles, puis leur dit adieu, se doutant
bien peu qu'elle ne reverrait plus sur la terre ni
sa mère, ni sa soeur.
Heureusement elle emportait avec elle,
au fond de son coeur, des paroles qui furent une
grande force pour elle, dans l'avenir qui
l'attendait. Avant son départ, elle avait
fait part à Mme Slessor de son ardent
désir d'aller plus loin encore, dans le pays
noir, d'avancer plus avant dans l'inconnu et, au
lieu de l'en dissuader, sa mère avait
répondu : « Enfant, Dieu t'a
donnée à moi, et je t'ai
donnée à lui en retour. Mon
désir est que tu sois toujours où il
a besoin de toi, que tu répondes toujours
à son appel ».
Dès son retour au Calabar, en
1885, Mary fut envoyée, non plus à
Old Town, mais à Creek Town. Là elle
vécut plus simplement que jamais, afin de
donner davantage à ses chéries. Mais,
dès les premiers mois de
1886, elle apprit que sa mère était
morte subitement, à la fin de
décembre. Et trois mois plus tard, sa soeur
Janie mourut aussi.
Ma fut inconsolable.
« Après m'être
occupée d'elles toute ma vie, même
à distance, maintenant qu'elles sont parties
je me sens seule, et comme
désemparée »,
écrit-elle à une amie ; et
à une autre : « Je n'ai plus
personne à qui raconter mes histoires, mes
difficultés, mes peines, mes bêtises
aussi ». Mais elle ajoutait :
« Maintenant le ciel est pour moi plus
près que la Grande-Bretagne ; et
personne ne s'inquiétera plus à mon
sujet si je vais dans l'intérieur du
pays ».
Privée de sa famille, Ma
s'attacha de plus en plus aux enfants
nègres, et la petite Janie, qui trottinait
toute la journée à ses
côtés, et dormait dans son lit la
nuit, prit une large part dans ses affections.
C'était une petite personne vive, gaie,
aimant à s'amuser et à faire des
niches. Pourquoi donc les gens avaient-ils si peur
d'elle ? Personne n'osait la toucher,
même en la présence de Ma.
Un jour un homme arriva à la
maison missionnaire, et déclara qu'il
était le père de Janie.
- Très-bien, dit Ma, alors venez
la voir.
- Oh ! non, répondit
l'homme, tremblant de peur.
Impossible !..
Ma le regarda avec
mépris.
- Avoir peur d'une petite fille !
s'écrie-t-elle ; qu'est-ce qu'elle
pourra bien vous faire ? Venez.
- Je la regarderai de loin.
- Peuh !
Et saisissant son interlocuteur par le
bras, Ma l'entraîna de
force auprès de Janie, qui, craintive, se
jeta dans les bras de sa maman d'adoption.
« Ma chérie, dit Ma,
voilà ton papa. Va lui donner un gros
baiser ».
L'enfant mit ses petits bras autour du
cou de cet homme. Celui-ci se laissa faire ;
sa figure s'adoucit, et s'asseyant par terre, il
prit sa fillette sur ses genoux, la caressa, et fut
tellement ravi des jolies petites manières
de l'enfant, qu'il ne pouvait se décider
à la quitter. Et dans la suite il revint
souvent lui porter des friandises.
C'est ainsi que Ma s'efforçait de
prouver aux indigènes que les
bébés-jumeaux ne faisaient de mal
à personne, et qu'il était cruel et
insensé de les mettre à mort.
Elle avait autour d'elle, dans la maison
missionnaire, des petits garçons et des
petites filles qu'elle avait guéris, on
arrachés à la mort. Elle leur
enseignait à faire le ménage, la
cuisine, le marché, et, lorsque le travail
de la journée était terminé,
elle leur donnait des leçons en efik. Peu
à peu ces garçonnets et ces fillettes
en surent assez pour l'aider dans les
écoles, et pour la décharger d'une
foule de petites besognes. L'aînée des
filles avait treize ans, et s'appelait Inyam :
vraie petite cendrillon qu'on était toujours
sûr de trouver dans la cuisine ; mais
fillette droite et véridique, et qui aimait
Ma de tout son coeur.
De plus, Ma hébergeait de
nombreux réfugiés ; par exemple
une femme qui, maltraitée par ses
maîtres, s'était enfuie de chez
eux ; eu des jeunes filles, malades de corps
et d'esprit, destinées à être
UN AMI
DE MA : LE ROI EYO HONNÊTETÉ
VII
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