REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
TROISIÈME PARTIE
La Conquête de l'Okoyong
1881-1902.
CHAPITRE II
C'est au sujet d'un petit enfant que
commença vraiment l'oeuvre de Ma dans
l'Okoyong. On lui apporta un bébé
nouveau-né, une petite fille dont la
mère venait de mourir en apprenant que son
mari avait été décapité
dans une lutte entre deux tribus rivales. On avait
nourri le bébé avec de l'eau, de
l'huile de palme et du jus de canne à
sucre ; lorsqu'on le remit aux mains de Ma, il
ressemblait plutôt à un poulet
à demi bouilli qu'à un être
humain ; à sa vue, tout le monde
éclatait de rire ! Ma s'occupa
tendrement de cette toute petite ; elle
l'avait toujours dans ses bras ou sur ses
genoux, malgré les
sourires amusés des gens, et la vieille
grand'mère du bébé vint la
bénir, dans sa reconnaissance. La petite fit
quelques progrès, prit une apparence presque
humaine, et Ma espéra la sauver, mais elle
mourut peu après.
Les indigènes enterraient
n'importe comment les corps des enfants,
tantôt dans la terre près de leurs
huttes, tantôt sous les haies au bord du
chemin. Ma enveloppa de vêtements blancs le
petit cadavre, le coucha dans une boîte et le
couvrit de fleurs. Et la boîte fut
déposée dans une petite tombe
creusée dans la cour. Debout à
côté de la tombe, Ma pria. Accroupie
à ses pieds, la pauvre grand'maman
sanglotait. Au loin se tenait la foule, curieuse et
moqueuse. Entre eux les gens se disaient, en voyant
la boîte qui leur aurait été
utile : « À quoi bon cette
perte ? » Et quelques femmes dirent
à Ma : « Mais à quoi
bon tant d'embarras ? Qu'est-ce qu'un enfant
mort ! Vous trouverez d'autres enfants par
centaines ».
Mais l'oeuvre était
commencée.
Dans la cour de Ma, vous auriez toujours
trouvé d'autres enfants que ceux qui
étaient reconnus comme
« siens ». Ma aimait les
enfants. Pourtant, ceux-là n'étaient
pas aimables : ils volaient, ils mentaient,
ils donnaient du fil à retordre à
tout le monde. « Que faire de tous ces
petiots ? » se demandait Ma en
soupirant. Mais elle se rappelait que Jésus
avait dit : « Laissez venir à
moi les petits enfants ». Alors elle
rassemblait autour d'elle son troupeau, prenait
dans ses bras les tout petits, faisait des
vêtements pour tous, et
enseignait à chacun
à être propre, docile et sage.
Naturellement aucun de ces enfants ne savait ni
lire ni écrire. D'ailleurs, les gens plus
âgés n'étaient pas plus
avancés, en sorte que Ma organisa partout
des écoles, qui, se tenaient en plein air,
à l'ombre des arbres de la forêt. Au
début tout le monde assista aux
leçons, même les hommes et les femmes
aux cheveux blancs. Tous apprirent leur alphabet en
efik, et s'exercèrent à chanter les
cantiques que Ma leur enseigna. Les oiseaux
magnifiques qui volaient au-dessus de ces
écoliers durent être bien
étonnés d'entendre autre chose que
les cris sauvages des chants guerriers. Et le soir,
les étoiles scintillantes contemplaient
au-dessous d'elles, non plus une foule tapageuse de
gens ivres, mais une assemblée paisible
à laquelle une femme blanche, debout,
parlait en accents doux et graves des choses
saintes.
Cependant, lorsque Ma voulut s'attaquer
aux coutumes païennes du pays, les gens ne
l'écoutèrent plus. « Ma,
dirent-ils, nous t'aimons, et nous voulons bien
apprendre à lire, et porter des
vêtements pour te faire plaisir. Mais
abandonner nos vieilles coutumes et nos rites,
jamais ! » « C'est ce que
nous verrons », répondit Ma d'un
ton déterminé.
Donc, la bataille était
engagée.
À la première attaque Ma
fut vaincue, parce qu'elle ne s'était pas
rendu compte de ce qui se passait. Un jeune
garçon avait été accusé
d'une faute quelconque. Ma le vit debout,
chargé de chaînes, les bras
étendus devant un pot d'huile
bouillante. Un homme prit une
grande cuillère, la plongea dans le liquide,
et la vida sur les mains du jeune garçon.
Ma, comprenant enfin les choses,
s'élança vers le groupe, mais arriva
trop tard. La victime se roulait par terre, hurlant
de douleur. On expliqua à Ma que l'on
venait, de s'assurer que ce jeune garçon
était coupable de ce dont on
l'accusait ! « S'il avait
été innocent, lui dit-on, il n'aurait
pas souffert. »
Ma se fâcha pour de bon.
« Oh ! que vous êtes donc
stupides ! s'écria-t-elle.
Traité de la sorte, n'importe qui
souffrirait. Permettez-moi donc de vous en faire
autant », dit-elle à celui qui
tenait encore la cuillère. Mais celui-ci
s'enfuit, au milieu des éclats de rire des
assistants.
Instruite par l'expérience, Ma
sut maintenant à quoi s'en tenir, et,
lorsqu'un esclave fut, à quelque temps de
là, condamné à mort pour
avoir, disait-on, usé de sorcellerie,
sachant qu'il était innocent, elle se
plaça à côté du
condamné et fit face aux guerriers
armés.
- Cet homme n'a rien fait de mal, leur
dit-elle, vous ne le mettrez pas à
mort.
- Oh ! répondirent-ils,
inutile de le défendre nous l'avons
condamné, il mourra.
- Écoutez-moi, répliqua
Ma, essayant de raisonner avec ces sauvages qui
s'approchaient d'elle en brandissant leurs fusils,
en criant et en hurlant.
UN CHEF
INDIGÈNE EN GRAND APPARAT
Elle leur tint tête, comme elle avait
jadis tenu tête aux gamins de Dundee. Elle
était pâle, mais calme et sans
frayeur. Plus les gens s'excitaient, se
fâchaient, la menaçaient, et plus elle
restait maîtresse
d'elle-même. Était-ce son merveilleux
courage, qui ne l'abandonna pas, même lorsque
le glaive étincelait au-dessus de sa
tête ? était-ce l'étrange
éclair qui brillait dans ses yeux, qui
dompta et tranquillisa ces sauvages ? Toujours
est-il que peu à peu le bruit se calma, puis
cessa tout à fait. Les chefs
accordèrent que, pour l'amour de Ma, ils ne
tueraient pas le condamné. Ils se
contentèrent de le charger de lourdes
chaînes et le fouettèrent
jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'une
masse sanglante. Ma se dit que son intervention
n'avait guère été utile !
C'était cependant un commencement.
La réputation de Ma
s'étendant de plus en plus loin, des
messagers arrivèrent un jour d'une ville
située à bien des lieues d'Ekenge, et
demandèrent à lui parler. Lorsqu'ils
furent en sa présence, ils lui
demandèrent de venir voir leur chef qu'on
croyait mourant.
- Et qu'arrivera-t-il s'il meurt ?
demanda-t-elle.
- Toutes ses femmes et toutes ses
esclaves seront tuées.
- Alors je vous suis, dit-elle.
Mais le chef Edem vint la supplier de
n'en rien faire. « Ma, dit-il, ne va pas
chez ces gens ; ils sont cruels ; ils te
feront du mal. Et puis, regarde comme il
pleut ! Toutes les rivières auront
débordé. »
Ma, qui ne pensait qu'aux femmes dont
les vies dépendaient peut-être de sa
présence, se mit bravement en route. Il lui
fallut huit heures pour traverser
la forêt. La pluie tombait à torrents,
et elle dut, petit à petit, enlever la plus
grande partie de ses vêtements, tellement ils
étaient mouillés et gênaient sa
marche. Comme elle traversait péniblement
les villages qu'elle rencontrait, les gens
regardaient avec étonnement cette femme
tête nue et pieds nus qui paraissait si
fatiguée et si seule.
Arrivée au but de son voyage, Ma
y trouva les hommes armés, et se
préparant déjà au massacre.
Les femmes étaient terrifiées.
Trempée jusqu'aux os, souffrant du froid et
de la faim, elle se rendit cependant tout droit
auprès du chef malade, et eut la joie de le
ramener à la santé. En cette occasion
il n'y eut donc pas de sacrifice humain ni de sang
versé.
Mais là ne
s'arrêtèrent pas les soucis de Ma. Il
y eut bientôt du trouble dans la cour
même où se trouvait sa maison.
Le chef Edem, toujours bon pour elle,
n'en demeurait pas moins attaché à
ses anciennes coutumes et sous l'empire des
vieilles superstitions. Ainsi, il avait foi en la
médecine des sorciers, gaillards
rusés qui prétendaient
connaître la cause de toutes les maladies, et
le moyen de les guérir. Un jour, se sentant
malade, Edem fit venir un de ces « hommes
de médecine », lequel
déclara qu'un ennemi avait caché des
tas de choses dans le corps du malade, et fit
semblant de les en retirer ! Lorsque Ma vint
voir Edem, celui-ci exhiba des cartouches, de la
poudre, des dents, des os, des coquilles d'oeufs,
des graines, puis il dit :
« Ma ! une
affreuse bataille s'est livrée dans la
nuit ! Vois ce que des méchants m'ont
fait ! »
À ces paroles Ma sentit le coeur
lui manquer ; elle ne savait que trop bien ce
qui allait suivre...
En effet, plusieurs hommes et plusieurs
femmes furent saisis, attachés à des
poteaux et condamnés à mort. Ma se
mit en devoir de les sauver. Ses ardentes
supplications, sans cesse renouvelées,
finirent par agacer Edem qui se fit transporter en
secret dans une de ses huttes à la campagne.
Ma ne pouvait plus l'atteindre ; son seul
moyen d'action était maintenant la
prière. Elle demanda à Dieu de
guérir le malade, et sa prière fut
exaucée. Edem, rendu à la
santé, libéra les prisonniers,
à l'exception d'une femme qui fut
tuée.
Cette épreuve-là
terminée, une autre attendait Ma. Un chef de
la contrée, homme cruel et sanguinaire, vint
rendre visite à Edem. Lui et sa suite se
mirent à boire et furent bientôt
complètement ivres. L'état de tumulte
du village devint indescriptible. Bravement Ma se
fraya un passage au travers de cette populace
bruyante et essaya de la calmer. Vains efforts.
Elle comprit que la seule chose à faire
était de se débarrasser de ces
fâcheux visiteurs ; elle trouva moyen de
les faire déguerpir en les accompagnant
elle-même chez eux afin d'éviter des
combats sanglants ; car ces gens voulaient se
battre avec tous ceux qu'ils rencontraient !
Sur le sentier de la forêt, ils
remarquèrent quelques plantes et quelques
feuilles flétries.
« Sorcellerie ! »
s'écrièrent-ils en fuyant de tous
côtés, en proie à une panique
folle. Ils se figuraient que ces
feuilles fanées avaient le
pouvoir magique de leur nuire !... Pauvres
païens !
« Retournons au dernier
village que nous avons traversé,
hurlaient-ils à tue-tête, et
massacrons tous ses habitants. Ils ont
essayé de nous
ensorceler. »
Et pêle-mêle, brandissant
leurs glaives, poussant à gorge
déployée leurs terribles cris de
guerre, ils rebroussèrent chemin. Ma demanda
à Dieu de l'aider à devancer ces
hommes. Elle courut plus vite qu'eux, les
dépassa, puis, se retournant, elle leur fit
face, étendit les bras et les défia
de passer. Peut-être était-ce pure
folie de sa part. Pourtant, ce « je ne
sais quoi » dans son regard, qui avait
souvent déjà dompté les
multitudes, obligea ces guerriers à
s'arrêter. Ils discutèrent avec elle,
puis promirent de lui obéir, et
continuèrent leur route par un autre
sentier.
Mais Ma n'était certes pas au
bout de ses peines. Ces hommes se mirent
bientôt à danser et à se battre
entre eux, si bien qu'elle dût, avec l'aide
de ceux qui avaient moins bu, attacher à des
arbres ceux qui étaient ivres ! Elle
accompagna ensuite les autres jusque chez eux, et
ne les quitta que lorsqu'ils furent en
sûreté. Sur le chemin du retour elle
relâcha les prisonniers, maintenant fous de
rage, et les renvoya à leur village les
mains attachées derrière le
dos.
Mais ce n'est pas encore la fin de
l'histoire. Le jour suivant, le chef descendit en
personne au village dont les habitants
étaient censés avoir usé de
sorcellerie; et, bien que ce village ne lui
appartînt pas (il
appartenait à Edem), il soumit les habitants
aux épreuves ordinaires et ramena avec lui
un jeune homme, menottes aux mains, dans
l'intention de le tuer. En hâte Ma se rendit
auprès du chef. Celui-ci, grossier et
violent, lui rit au nez, faisant effort pour ne pas
se fâcher. Ma demanda la grâce de ce
jeune homme, mais dut se retirer sans avoir obtenu
de réponse. Puis elle apprit qu'Edem se
préparait à combattre le terrible
chef. Si ces deux ennemis en venaient aux mains,
quelle en serait la conséquence ! Il
fallait l'éviter à tout prix. C'est
à Dieu que Ma s'adressa, comme elle le
faisait toujours, et sa prière fut
exaucée. Tout à coup elle apprit que
le prisonnier avait été
libéré : c'était la paix
et non la guerre.
Ma se demandait souvent comment elle
ferait pour continuer à vivre dans de telles
conditions. Sa hutte, dont nous avons
déjà parlé, était
envahie par les rats, les lézards, les
cafards, les insectes de toute espèce.
Impossible d'échapper aux femmes et aux
esclaves, dont les querelles, le vacarme, la
grossièreté la fatiguaient à
la rendre malade. « Et pourtant, se
disait-elle, je continuerai à suivre mon
Maître, bien que le chemin ne soit ni facile
ni agréable. Il n'a jamais
lâché pied ; je serai vaillante
et forte. »
Ce qui lui coûtait le plus,
c'était de n'avoir pas un coin tranquille
où elle pût lire sa Bible,
réfléchir, prier, dans la solitude.
Et c'est pourquoi, un beau jour, elle se mit
à bâtir une petite hutte à
elle, à quelque distance des autres. Pour
commencer, elle fixa des troncs
d'arbres dans le sol, et par-dessus ces troncs elle
entrecroisa des branches ; puis elle
enfonça des bâtons entre les troncs,
et enlaça le tout de bandes de bambou, comme
elle avait jadis enlacé les fils sur son
métier à Dundee. Telle fut la
charpente de la hutte. Contemplant son oeuvre, Ma
battit des mains.
« On dirait que nous jouons
à bâtir une maison ! »
dit-elle aux enfants.
Pour faire les murs elle jeta de
l'argile rouge entre les troncs d'arbres. Une fois
sèche la surface de l'argile fut
frottée jusqu'à ce qu'elle
devînt tout à fait lisse. Des nattes,
faites en feuilles de palmier, tinrent lieu de
toit.
« Et maintenant passons au
mobilier ! » dit Ma. Elle
pétrit de gros morceaux d'argile, et en fit
un fourneau ; puis elle modela un siège
pour la cuisinière. Elle fit un buffet, dans
lequel elle creusa les places destinées aux
tasses, aux bols et aux assiettes. Enfin elle moula
un canapé pour son propre usage. Tous ces
objets, après avoir été battus
et polis, furent vernis avec une teinture du
pays.
Le changement de domicile amusa
grandement les enfants. Il y avait tant de pots, de
cruches, de casseroles, pendus aux poteaux
extérieurs de la butte, que Ma
déclara que celle-ci ressemblait aux
roulottes des bohémiens, et elle l'appela La
Roulotte. Lorsque tout fut fini et chaque chose
à sa place, Ma, regardant son habitation
d'un oeil plein de malice, dit en riant :
« Quelque humble qu'il soit,
rien ne vaut son chez soi ! » Le
repas qui suivit l'emménagement fut des plus
joyeux ; qui donc
s'inquiétait qu'il ne se composât que
d'un plat et qu'il n'y eût sur la table ni
fourchettes ni cuillères ? À
mille lieues à la ronde on n'aurait pu
trouver plus heureuse famille.
Ma pouvait enfin lire sa Bible et prier
sans être constamment
dérangée.
Pourtant, les chèvres, les
poules, les rats, les insectes, voire même
quelques bêtes de la forêt, se
permettaient parfois de pénétrer dans
son nouveau logis. Un beau matin, en se
réveillant, elle vit sur son lit quelque
chose d'étrange, et constata que
c'était la peau d'un serpent. Le reptile
s'était glissé chez elle pendant la
nuit, et s'était débarrassé de
ses vieux vêtements, suivant l'habitude de
son espèce. Alors, Ma se mit-elle à
rêver à autre chose encore :
à avoir une maison avec un étage afin
d'y être plus en
sûreté !
Mais tout d'abord il fallait bâtir
une église. Avec l'aide des chefs, des
hommes libres et des femmes libres, un grand hangar
fut bientôt construit ; il n'y manquait
que la porte et les fenêtres. Quel jour ce
fut lorsque cette église put être
consacrée au culte du Dieu vivant, cette
première église de l'Okoyong
sauvage !
Ma avait dit aux gens qu'ils ne
pouvaient venir dans la Maison de Dieu qu'avec des
corps propres et des coeurs propres. La plupart
d'entre eux n'avaient pas de vêtements du
tout ; aucun enfant n'en portait jamais. Mais
Ma ; qui avait récemment reçu
des caisses envoyées par les écoles
du dimanche et par les réunions de couture
d'Écosse, y puisa de quoi faire des blouses
de toutes les couleurs pour les
femmes et les petits enfants. Que tout ce monde
était fier et heureux ! Mais tous se
calmèrent en entrant dans l'église et
furent saisis d'une crainte faite de respect
lorsque Ma leur expliqua ce que signifie une
église, et leur dit que Dieu était
là, présent au milieu d'eux.
Debout, les chefs promirent de respecter
l'édifice, de ne jamais s'y quereller, de ne
jamais y introduire des armes de guerre. Ils
s'engagèrent aussi à envoyer aux
écoles leurs enfants et leurs
sujets.
Mais hélas ! semblables
à cet égard à bien des
civilisés, ces sauvages ne tinrent pas
longtemps leurs promesses ! Ne laissant au
village que quelques femmes et les enfants, ils
s'en retournèrent dans la brousse à
leurs luttes et à leur pillage. Le rhum et
l'eau-de-vie étaient en cela les plus grands
coupables. Tous buvaient, et souvent Ma, en se
couchant le soir, savait qu'à des lieues
à la ronde il n'y avait pas un être
sobre. L'horrible drogue, venue de la côte, y
avait été envoyée par les
nations « chrétiennes »
d'au delà les mers. Ma s'indignait que, par
amour de l'argent, des hommes blancs consentissent
à ruiner les indigènes. De toutes ses
forces Ma s'opposait au trafic de ce poison.
« Vous buvez tous, dit-elle un jour au
chef Edem, parce que vous n'avez pas assez de
travail. Chez nous on dit que « Satan
trouve toujours à occuper les mains
oisives ». Pourquoi donc ne pas faire le
commerce avec le Calabar ? »
- Nous faisons le commerce avec le
Calabar, répondit le chef en riant. Nous
faisons le commerce des têtes.
- Il faut faire le commerce d'huile de
palme et de denrées alimentaires. Mais tout
d'abord, faites la paix avec le Calabar.
- Impossible, puisque le Calabar ne veut
pas venir dans l'Okoyong.
- Naturellement, ils ont peur de vous,
et non sans raison. Mais s'ils ne veulent pas venir
ici, il faut aller chez eux.
- Et ne jamais revenir ?
- Bêtise ! Je vous
accompagnerai.
Après avoir ainsi abordé
le sujet avec le chef d'Ekenge, Ma écrivit
à Creek Town, au roi Eyo, le priant
d'inviter les chefs d'Okoyong à un palabre
dans sa maison, et promettant d'essayer d'obtenir
des indigènes qu'ils envoyassent quelques
produits du pays aux commerçants du
Calabar.
Sans délai le roi suivit ce
conseil. Il lança des invitations. Tous les
chefs les acceptèrent et une
expédition pour le Calabar fut
organisée. On chargea une pirogue des
productions du pays, comme cadeau pour les gens du
Calabar, et de barils d'huile et de sacs de noix de
coco pour commencer le commerce. Mais les
indigènes connaissaient si bien les lois de
l'équilibre que tout à coup la
pirogue chavira. Il fallut s'en procurer une autre
et recommencer l'opération. Tous les chefs,
comme nous l'avons vu, avaient accepté
l'invitation du roi Eyo ; mais, au dernier
moment, le courage manqua à plusieurs
d'entre eux qui s'enfuirent et disparurent. Il en
restait six sur la berge, dont deux seulement se
décidèrent enfin à monter dans
la pirogue, lorsqu'ils apprirent que Ma leur
défendait absolument
d'emporter leurs fusils et leurs glaives. - Ce
serait fou ! leur dit Ma. Nous sommes en paix
et non en guerre.
- Tu fais de nous des femmes, Ma !
Quel homme irait sans armes chez des gens qu'il ne
connaît pas ?
Ma fut inflexible, et l'on finit par se
mettre en route ; mais tout à coup Ma
aperçut des armes cachées sous des
sacs de noix. Se baissant, elle les saisit une
à une, et les jeta au loin sur la
plage ! Confus mais dociles, les hommes se
mirent aux rames, et bientôt la pirogue
descendit la rivière. Le voyage se fit dans
la plus complète obscurité et par la
pluie ; il prit douze bonnes heures. Mais le
résultat de l'entrevue dépassa toutes
les espérances, et Ma fut largement
récompensée de sa peine.
Rien n'aurait pu surpasser
l'amabilité du roi Eyo. Il reçut les
chefs timides comme l'aurait fait un
chrétien de race blanche ; il leur
parla avec bonté, et pria Ma de leur faire
elle-même les honneurs de sa maison. Le
palabre eut lieu, et toutes les questions
épineuses furent discutées,
examinées, pesées, tranchées.
Les chefs furent priés d'assister le
même soir à une réunion tenue
dans l'église et à laquelle le roi
Eyo prit part. Il adressa aux chefs des paroles
d'encouragement, et leur donna de sages conseils.
Il avait pris, comme texte de son allocution, le
verset : « Mes yeux ont vu ton
salut, salut que tu as préparé devant
tous les peuples, lumière pour
éclairer les nations
(Luc 2, 30) ».
Les chefs retournèrent dans
l'Okoyong étonnés de tout ce qu'ils
avaient vu, touchés et joyeux de l'accueil
qu'ils avaient reçu, et bien
décidés à entreprendre
sérieusement le commerce avec la
côte.
Ce voyage avait grandement ajouté
à la réputation et à la
position de Ma dans l'esprit des chefs. Elle en eut
la preuve dès le lendemain du retour.
Entendant au dehors des bruits confus, elle sortit
pour se rendre compte de ce qui se passait. Elle
vit plusieurs chefs donnant des ordres à des
esclaves au sujet d'une construction à
faire.
« Qu'est-ce qui se
passe ? » demanda-t-elle.
Mais, au lieu de lui répondre, un
des chefs qui l'avaient accompagnée à
Calabar se tourna vers la foule qui accourait, et,
dans un élan d'éloquence,
décrivit tout ce qu'il avait vu à
Creek Town, la manière dont vivaient les
Européens, et comment le roi Eyo et tous les
chefs et tous les messieurs présents avaient
traité leur
« Mère » comme une
personne supérieure à eux tous et
digne de tout honneur, etc., etc. Il déclara
qu'on allait maintenant la traiter comme le
méritaient son rang et sa position, et que,
pour commencer, on allait lui bâtir une
maison digne d'elle !
Ma remercia vivement, mais eut beaucoup
de peine à s'empêcher de rire.
La maison fat bientôt construite,
et était en effet
« supérieure » à
la hutte ! Elle avait un premier étage
et une véranda. Mais les indigènes ne
s'entendent pas à la menuiserie. Ma demanda
à la Société des Missions de
lui envoyer un menuisier pour
poser portes et fenêtres. C'est en
réponse à cet appel qu'arriva
d'Écosse un jeune homme, M. Ovens, qui,
aidé d'un apprenti indigène
nommé Tom, se mit sans retard au
travail.
Toujours gai et de bonne humeur, M.
Ovens riait d'une façon qui donnait à
tous envie d'en faire autant ! Ma bénit
Dieu de lui avoir envoyé quelqu'un que les
difficultés de la vie dans l'Okoyong
troublaient si peu. Elle et M. Ovens parlaient
ensemble la langue maternelle et le soir M. Ovens
chantait les chants plaintifs de leur chère
Écosse. Si bien que Tom finit par
dire : « Maître » je
n'aime pas ces chansons. Elles font battre mon
coeur et font pleurer mes yeux ».
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