REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
TROISIÈME PARTIE
La Conquête de l'Okoyong
1881-1902.
CHAPITRE III
C'était pendant une journée
splendide de l'année 1889, Ma, assise en
plein soleil au milieu d'une clairière,
surveillait les ouvriers qui travaillaient à
sa maison, lorsque, tout à, coup, de sourds,
gémissements se firent entendre au
loin ; on aurait dit un cri
étouffé de terreur. Elle se leva d'un
bond, prêta attentivement l'oreille, puis,
sans prononcer une parole, s'élança
dans la forêt et disparut.
M. Ovens remarqua que les
indigènes paraissaient fort inquiets. Un
messager arriva en courant auprès de lui et
lui dit : « Ma vous fait savoir
qu'il y a eu un accident ; elle vous prie de
venir tout de suite et d'apporter
les médicaments ». Au mot
« accident » les
indigènes éclatèrent en
lamentations, sans que M. Ovens en comprît la
raison. En hâte il se rendit auprès de
Ma, et la trouva penchée sur un jeune homme
sans connaissance.
« C'est Etim, le fils
aîné d'Edem, lui dit-elle. Il allait
se marier, et il bâtissait sa maison ;
mais un lourd madrier l'a frappé à la
nuque ; il est paralysé. Cela ne nous
dit rien de bon ; les gens d'ici s'imaginent
que les accidents sont causés par
sorcellerie. Ils appelleront le médecin
sorcier, et le prieront de découvrir les
coupables. Nombreux seront les
souffre-douleurs. »
On fit un brancard sur lequel le jeune
homme fut placé et ramené chez sa
mère. Ma le soigna jour et nuit pendant
quinze jours, espérant contre toute
espérance l'arracher à la mort. Il ne
devait cependant pas en être ainsi. Un
dimanche matin, comme Ma était
retournée chez elle pour quelques
heures ; elle entendit de nouveau ces sons
étranges qui toujours annonçaient le
péril et la mort. Elle courut auprès
du malade. Il était debout, soutenu par des
mains amies, pendant que l'un lui soufflait dans le
nez la fumée d'une feuille qui
brûlait, que l'autre lui frottait les yeux
avec du poivre, qu'un troisième lui ouvrait
la bouche de force, et qu'un dernier criait dans
ses oreilles pour chasser le mauvais
esprit !...
« Oh ! que vous
êtes enfants ! » ne put-elle
s'empêcher de s'écrier. « Il
est mort ! » dit Edem, laissant
retomber le corps de son fils dans les
bras de Ma. Et d'une voix
terrible il vociféra : « Il a
été ensorcelé ; ceux qui
l'ont tué mourront. Où est le
sorcier ? »
Celui-ci ne tarda pas à
paraître, homme rusé, à l'air
mauvais et méchant. Après avoir
marmotté, ânonné des mots
incompréhensibles, il finit par incriminer
les habitants d'un village situé tout
près du lieu de l'accident.
« Courez !
Saisissez-les ! hurla Edem à ses hommes
libres. »
Mais heureusement un coureur agile
trouva moyen d'avertir les accusés du danger
qui les menaçait. Le chef Akpo et ses gens
purent s'enfuir à temps, et, lorsque les
envoyés d'Edem arrivèrent au village
en question, ils n'y trouvèrent qu'une
douzaine d'hommes, quelques femmes et des petits
enfants. Tous ces pauvres êtres furent
saisis, chargés de chaînes,
emmenés à Ekenge et
emprisonnés dans une cour.
Ma comprit la gravité de la
situation. Elle se rendit compte que le moment
décisif de son travail en Okoyong
était arrivé. « Si ces
prisonniers sont mis à mort, pensa-t-elle,
c'en est fait de l'oeuvre missionnaire. Coûte
que coûte, il faut trouver moyen de les
sauver. »
Elle rentra chez elle, se mit à
genoux dans la solitude, et pria. Elle se releva
calme et forte.
Connaissant à fond les
goûts des indigènes, dans l'espoir
d'apaiser la colère d'Edem, elle lui
dit : « Je vais honorer ton
fils. » Elle alla chercher - toujours
dans les caisses venues d'Écosse - des
étoffes de soie aux brillantes couleurs, des
chemises, des gilets, etc., dont
elle revêtit le cadavre. Elle enveloppa d'un
turban la tête rasée et peinte en
jaune, et couronna le turban d'un chapeau noir et
rouge orné de plumes ; le tout
surmonté d'un parapluie. À une main
elle attacha un bâton, à l'autre un
fouet. Enfin elle plaça un miroir devant les
yeux du cadavre, - parce que les gens disaient
qu'il verrait ainsi ce qu'avait fait Ma, et en
serait satisfait ! Affublé de la sorte,
ce corps sans vie offrait un spectacle à
donner le frisson. Mais, lorsque la foule le
contempla, elle hurla d'admiration, - puis se mit
à danser et à boire. Le rhum et
l'eau-de-vie coulèrent à large flots
et la scène ne tarda pas à
dégénérer en orgie.
« Hélas ! dit Ma
à M. Ovens, je crains que mon remède
ne soit pire que le mal. Mais, pour le moment, ils
ne pensent plus aux
prisonniers. »
Attachés à des poteaux,
s'attendant à tout moment à avoir la
tête tranchée, ces pauvres captifs
faisaient pitié. Les bébés
pleuraient ; une jeune fille de quinze ans se
cramponnait à sa mère en sanglotant,
et, dès que quelqu'un entrait dans la cour,
elle s'écriait : « Oh !
rendez la liberté à ma mère,
et moi je serai esclave toute ma
vie ! »
« Impossible, dit Ma à
M. Ovens, de perdre de vue ces malheureux, ne
fût-ce que pour un instant. Pendant la
journée vous resterez auprès d'eux,
et moi je veillerai sur eux la nuit.
Peut-être obtiendrons-nous leur
grâce. »
Ainsi fut fait. Jour après jour,
nuit après nuit, Ma et M. Ovens
montèrent à tour de rôle la
garde autour des prisonniers.
Sans armes, seuls au milieu d'une foule ivre, ces
fidèles serviteurs du Dieu vivant n'avaient
aucune crainte : ils connaissaient Celui qui
les gardait et les protégeait, et leur
confiance en lui était pleine et
entière.
Les jours passèrent. La
présence de Ma et de M. Ovens avait
jusqu'à présent empêché
Edem et les autres chefs de toucher aux
prisonniers. Mais, un après-midi, Ma
aperçut, posés sur une pierre, de
petits objets bruns. « Des haricots
éséré ! »
s'écria-t-elle alarmée. Ces haricots,
fruits d'une vigne sauvage, étaient un
terrible poison. On avait projeté de faire
tremper ces haricots dans une eau qu'on ferait
boire aux prisonniers pour savoir lesquels
d'entr'eux étaient les meurtriers
d'Etim ! Naturellement tous ceux qui boiraient
de cette eau empoisonnée, mourraient, mais
justice serait faite, pensaient les
indigènes. Étrange justice...
Hélas ! ils n'en connaissaient encore
pas d'autre !
UN
HARICOT ÉSÉRÉ
Ma s'en fut à la recherche des chefs et
leur déclara qu'ils ne devaient pas faire
usage de ces haricots empoisonnés. Les chefs
essayèrent en vain de se débarrasser
d'elle ; elle les suivit partout et continua
à leur parler, si bien qu'ils finirent par
se mettre en colère.
« Laisse-nous
tranquilles ! s'écrièrent-ils.
Pourquoi tant de récriminations ! Si
ces gens sont innocents, ton Dieu ne les laissera
pas mourir ! »
Les sujets des chefs, encore plus
excités que leurs maîtres, poussaient,
bousculaient Ma et la menaçaient.
« Fais revivre le mort,
hurlaient-ils, et nous te donnerons les
prisonniers ! »
Pour toute réponse, Ma s'assit
par terre, et, fixant sur les chefs un regard
sévère, elle leur dit :
« Je ne bougerai pas d'ici avant que tous
les prisonniers soient remis en
liberté ».
Il faisait nuit. Ma entendit des pas
furtifs dans la cour des prisonniers, et vit deux
hommes emmener une des femmes. Que devait-elle
faire ? Suivre celle qu'on emmenait ou rester
avec les autres ? Car ce pouvait n'être
qu'une ruse pour se débarrasser d'elle et,
en son absence, tuer les prisonniers ? Elle
réfléchit en priant ; puis,
s'élançant après la femme
qu'on emmenait au loin, elle la rejoignit au moment
précis ou celle-ci portait à ses
lèvres le liquide empoisonné.
« Ne buvez pas cela ! lui
cria Ma, et, poussant vivement la
prisonnière, elle lui dit :
Courez ! »
D'un bond elles furent ensemble dans la
brousse et se dirigèrent en hâte vers
la maison missionnaire.
« Cachez vite cette
femme ! dit Ma à M. Ovens qui leur
ouvrit la porte ; et, sans prendre le temps de
rien expliquer, elle retourna promptement
auprès des autres prisonniers. À sa
grande joie tous étaient là. Sa
présence d'esprit et son aplomb
avaient tellement
stupéfait les guerriers que, de nouveau, ils
en avaient oublié leurs prisonniers.
Des jours et des jours
s'écoulèrent encore. De guerre lasse,
les chefs décidèrent entre eux que,
pour en finir avec Ma, ils relâcheraient
quelques-uns des prisonniers. Ils soumirent les
graciés au terrible serment indigène,
et après leur avoir fait jurer qu'ils
étaient innocents, ils les remirent entre
les mains de Ma.
- Et maintenant, dirent les chefs, nous
allons tuer les autres prisonniers.
- Certainement pas !
répliqua Ma. Je vous défie de le
faire.
- Nous allons brûler ta maison et
ta cour !
- À votre aise ! Elles ne
m'appartiennent pas.
Plusieurs autres prisonniers furent donc
relâchés, si bien que trois seulement
restaient enchaînés. Emé
Eté s'agenouilla devant son frère et
obtint la grâce de l'un d'eux. Ma fit tout
pour sauver les deux autres, un homme et une
femme ; on lui accorda la vie de l'homme, mais
la femme fut irrévocablement condamné
à mort.
Cependant elle ne mourut pas ! Un
après-midi Ma fut secrètement avertie
que, dans la soirée, auraient lieu les
funérailles d'Etim et le meurtre de la
prisonnière. Mais, à la tombée
de la nuit, des mains inconnues, - peut-être
celles d'Emé Eté ? -
coupèrent les chaînes qui attachaient
la victime à son poteau, et, malgré
d'autres chaînes rivées à ses
jambes, celle-ci trouva moyen de se hisser sur un
toit, et de là elle gagna péniblement
la maison missionnaire. Plus tard
elle s'enfuit dans la brousse.
C'est ainsi que, lorsque les
funérailles du jeune chef furent
célébrées, une vache
accompagna celui-ci au monde des esprits et
partagea seule son cercueil ! Il ne fut pas
versé de sang humain.
MONUMENT
ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE D'UN
CHEF
Jamais encore un fait aussi inouï ne
s'était passé dans l'Okoyong.
L'héroïsme, la foi d'une femme blanche,
humble servante du Seigneur Jésus-Christ au
milieu de ces peuplades païennes, l'avaient
seuls rendu possible.
Une dispute s'éleva dans la
forêt entre plusieurs de ceux qui
étaient venus assister à
l'enterrement d'Etim, et, dans la
bagarre, un homme eut la tête
tranchée. Aussitôt la guerre fut
déclarée, et le sang avait
déjà coulé avant que Ma,
informée des événements,
arrivât sur les lieux et obtint des
combattants de régler leur querelle dans un
palabre. Mais le verdict du palabre fut :
« Sang pour sang ; le meurtrier doit
mourir ». Une des coutumes de ces tribus
étant qu'un condamné à mort
pouvait être remplacé par un autre
membre de sa famille, les amis du meurtrier
offrirent à sa place son plus jeune
frère ; mais, comme ce n'était
qu'un petit enfant, ou n'en voulut pas. Un autre
frère plus âgé fut
accepté comme remplaçant, et trouva
tout d'abord moyen de s'échapper ; mais
il retomba entre les mains de ses juges, qui le
mirent à mort en présence de sa
mère et de sa soeur.
Un jour ou deux plus tard, de grands
cris retentirent, et Ma vit accourir vers la maison
missionnaire toutes les femmes et tous les enfants.
« Egbo ! Egbo ! »
criaient-ils tous. Ma écouta, attentive. En
effet, on entendait dans le lointain des roulements
de tambour. L'Egbo, dans l'Okoyong, était
encore plus terrible qu'au Calabar parce qu'aucune
loi ne l'interdisait. Les hommes, revêtus de
peaux de léopards, portaient des masques
hideux et de longs fouets. Le village fut
bientôt envahi par ces étranges
apparitions, et des coups de fusil furent
tirés. Dans la cour les femmes tremblaient,
et Ma priait. Peu à peu le bruit
s'éteignit. Ma, regardant au dehors, vit que
ces hommes étaient partis. Mais un village
avait été
complètement
détruit, et, en revanche, Edem et ses
guerriers poursuivirent les brigands et
tuèrent tous les retardataires.
Bientôt ce fut autre chose. Le
frère d'Edem, Ekpenyong, fut accusé
d'être le meurtrier d'Etim, et, après
s'être enivré, il offrit de prouver
son innocence en buvant le poison
éséré. Lorsque Ma arriva dans
la cour de l'accusé, elle trouva celui-ci
entouré de femmes qui essayaient en vain de
lui arracher un sac qu'il tenait en mains, et avec
lequel il se défendait de son mieux.
« Il a les haricots dans le sac,
Ma ! » crièrent les femmes.
Sans hésiter Ma passa devant un rang
d'hommes armés et dit au jeune
chef :
- Donne-moi ce sac.
- Non, Ma. Il ne contient que des noix
et des cartouches.
- Donne-les moi.
Ekpenyong jeta le sac aux pieds de Ma.
Celle-ci l'ouvrit, et y trouva en effet des noix et
des cartouches. S'était-on
trompé ? Non : tout au fond du
sac, elle trouva une quarantaine de ces haricots
vénéneux.
- Je garde ceci, dit-elle.
- Certainement pas ; c'est à
moi.
- Rends-les lui, hurlaient les
guerriers.
Le coeur de Ma battait à se
rompre, mais elle n'en laissa rien paraître,
et, passant de nouveau devant les guerriers, elle
leur dit :
« Les voici !
Prenez-les ! »
Étonnés de son sang-froid,
ces sauvages la laissèrent passer, et Ma
s'empressa d'aller cacher les haricots.
La nuit suivante, Ekpenyong se procura
d'autres de ces graines. Mais, secrètement
avertie par Emé Eté, Ma se rendit
auprès de lui, et obtint qu'il
prêtât le serment indigène au
lieu de boire le poison.
Est-il étonnant qu'après
leur avoir donné tant de preuves de son
courage et de son dévouement, Ma
gagnât de plus en plus l'affection de ces
gens ? Le soir, quand elle était seule
avec ses petits, ces hommes sauvages se glissaient
chez elle, un à un l'appelaient leur
« chère Maman blanche »,
et, les yeux pleins de larmes, la remerciaient de
ce qu'elle faisait pour eux.
Vous vous rappelez, amis, que lors de la
mort d'Etim, son père Edem avait voulu
saisir le chef Akpo, et que celui-ci, averti
à temps, avait fui au loin dans le
pays ? Son village avait été
brûlé, ses chèvres, ses poules,
tout ce qui lui appartenait avait disparu. Et
bien ! Edem finit par tellement subir
l'influence de Ma, que toute pensée de
vengeance disparut de son coeur, et qu'à la
demande de Ma, il permit au chef Akpo de retourner
dans son village. Il lui donna même un
nouveau terrain, et des graines pour l'ensemencer.
- Chef, dit Ma avec joie, voilà
la vraie manière d'agir, c'est la
manière de Jésus.
- Merci, répondit Edem ; et
le soir il vint chez elle s'agenouiller à
ses pieds, et de nouveau lui dit toute sa
reconnaissance.
- Continue, Ma, à nous enseigner
à faire ce qui est bien, et à nous
obliger à renoncer à nos vieilles
coutumes. Nous en sommes fatigués ;
elles nous enchaînent, et
nous avons besoin de ton aide pour les
briser.
Quel réconfort ces mots furent
pour Ma, et comme ils la récompensaient de
tout ce qu'elle avait souffert, supporté,
bravé, avec le secours de Dieu !
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