REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
TROISIÈME PARTIE
La Conquête de l'Okoyong
1881-1902.
CHAPITRE IV
Encouragée par tout ce qui se passait,
plus sûre d'elle-même et surtout plus
confiante que jamais en cette merveilleuse
puissance divine qui la protégeait, Ma
s'enhardit encore. Partout où
menaçait un danger quelconque, partout
où il y avait des troubles - même si
c'était très loin d'Ekenge - on la
voyait arriver, prête à user de toute
son influence pour ramener le calme et la paix. Que
de fois des indigènes, déjà
rangés en ordre de bataille, la virent tout
tranquillement se présenter devant
eux !
Un jour, - elle était malade et
alitée, - on lui transmit un message secret,
la prévenant que deux tribus allaient en
venir aux mains. Aussitôt elle se leva et se
prépara à partir.
Ma, lui dit Edem, à quoi
penses-tu ? Tu vas dans l'antre du lion et tu
n'en sortiras pas
vivante ? »
Il faisait nuit noire, et Ma
était en pleine forêt, elle qui avait
toujours une peur instinctive de l'obscurité
et du mystère de la forêt. Les animaux
sauvages l'effrayaient et elle se
savait environnée de léopards.
« Je pensais à Daniel,
raconta-t-elle plus tard ; je demandai
à Dieu de fermer la gueule de ces fauves, et
il le fit. »
À minuit elle atteignit un
village où elle espérait emprunter un
tambour et demander qu'un homme libre
l'accompagnât pour battre le tambour devant
elle, signe qu'elle était sous la protection
de l'Egbo. Mais le chef de ce village, despote
bourru, refusa même de la voir ; il
refusa également de lui prêter un
tambour, et lui fit tenir ce message :
« S'il y a une guerre, ce
n'est pas la présence d'une femme qui
l'empêchera. »
À quoi Ma renvoya cette
réponse :
« Tu ne penses qu'à la
femme ; tu oublies le Dieu de cette femme. Je
me passerai de tambour. »
Poursuivant sa route, Ma arriva enfin
à l'un des villages où couvait la
guerre. Tout y semblait calme ; mais, du sein
des ténèbres, surgirent tout à
coup une foule d'hommes armés qui
l'entourèrent et lui demandèrent la
raison de sa présence.
« Je suis venue pour
empêcher la guerre, »
dit-elle.
Ces hommes se moquèrent d'elle.
Cette petite femme, faible et sans armes,
empêcher la guerre ! Ils riaient d'un
rire hideux.
- Tu n'obtiendras pas cela,
dirent-ils.
- C'est ce que nous verrons. Convoquez
un palabre afin que je sache pourquoi vous
désirez la guerre.
- Très bien,
répliquèrent-ils comme s'ils
approuvaient la chose. Va te reposer jusqu'au
second chant du coq. Nous te
réveillerons et tu viendras avec nous au
palabre.
Ma fit ainsi ; mais, lorsqu'on la
réveilla, les guerriers étaient
déjà loin.
« Cours, Ma !
cours ! » lui crièrent les
femmes, sachant bien ce qui se préparait. Et
Ma courut. Dévalant des pentes, traversant
à gué des cours d'eau, hors
d'haleine, elle rejoignit les combattants,
prêts à l'attaque, et qui poussaient
leurs hurlements guerriers.
« Voyons, leur dît-elle,
ne vous conduisez pas comme des blancs-becs !
Calmez-vous. »
Un peu plus loin elle se trouva devant
l'ennemi, déjà rangé en
travers du chemin, en ordre de bataille.
« Je vous salue !
dit-elle. »
Pas de réponse. Pourquoi donc
cette femme blanche venait-elle se mêler de
leurs affaires à un tel moment ?
pensaient sans doute les guerriers.
« Oh ! reprit Ma, je vois
que vous êtes des gens bien
élevés, et que vous avez des
manières
distinguées ! »
Les hommes froncèrent les
sourcils. Évidemment on se trouvait dans une
impasse dangereuse ; mais Ma ne perdait jamais
la tête ; elle sourit et
plaisanta ; et tout à coup un vieillard
sortit des rangs et vint s'agenouiller devant
elle.
« Ma, me
reconnais-tu ? »
demanda-t-il.
C'était ce chef malade qu'elle
était allée soigner peu après
son arrivée à Ekenge.
« Ma, reprit-il, nous
admettons franchement que cette querelle est due
à la bêtise d'un de nos
hommes, et que c'est honteux que
tous se battent pour cela. Nous te supplions de
faire la paix. »
Ma tressaillit de joie. Elle obtint que,
séance tenante, quelques guerriers de chacun
des camps discutassent ensemble la question qui les
divisait. Hélas ! elle crut bien des
fois la guerre imminente ; il lui fallut force
patience et sagesse pour obtenir de ces sauvages
des concessions mutuelles. Enfin ils
décidèrent de se contenter d'une
amende. Mais quelle, ne fut pas l'horreur de Ma en
constatant que cette amende était
payée en eau-de-vie ! Tout le monde se
mit à boire. Qu'allait-il s'en
suivre ?
En désespoir de cause, Ma
étendit quelques-uns de ses vêtements
sur les caisses et les bouteilles d'eau-de-vie, et
défendit qu'on y touchât. Elle donna
un verre de la boisson à chacun des chefs,
Les guerriers, furieux, l'entouraient, et
l'auraient molestée si quelques-uns des plus
âgés, armés de fouets, ne
l'avaient protégée.
« Si vous vous dispersez
tranquillement, dit-elle et si vous renoncez
à faire la guerre, je vous promets de vous
envoyer les bouteilles chez
vous. »
Ces hommes la crurent sur parole. Ils
rebroussèrent chemin, docile comme des
enfants !
Il faisait de nouveau nuit lorsque Ma,
lasse de corps et d'esprit, traversa une seconde
fois la forêt pour retourner à Ekenge.
Les grillons faisaient entendre leur cri-cri ;
les grenouilles croassaient, les vers luisants
révélaient et cachaient tour à
tour leurs lueurs phosphorescentes ; mais,
dans le regard de Ma, brillait un éclat bien
autrement lumineux...
Deux années se passèrent,
années de travail, de privations, d'efforts
de toutes sortes. Par la chaleur, par la pluie, de
jour et de nuit, Ma était occupée.
Quand elle ne parcourait pas la forêt pour
assister à quelque palabre ou lutter contre
une coutume païenne, elle travaillait tout
près de chez elle, enseignant aux femmes
à coudre et à faire la cuisine,
tenant une école, prêchant, soignant
les malades. Comment pouvait-elle tenir bon si
longtemps ? Peut-être à cause de
son caractère enjoué, parce qu'elle
voyait le côté comique des choses et
se riait des difficultés. Elle avait
toujours le mot pour rire, même lorsqu'elle
était malade. Les missionnaires qui venaient
la voir la trouvaient généralement
gaie comme un pinson.
Et pourtant elle vivait d'une
manière qui aurait vite eu raison de toute
autre Européenne. Non seulement elle ne
portait ni bas ni souliers (vieille habitude prise
dans son enfance), ni même de chapeau, sous
ce terrible soleil africain, non seulement elle se
contentait de la grossière nourriture
indigène, mais encore, bien qu'elle fit
attention à l'eau qu'elle buvait, jamais
elle ne la filtrait ou ne la faisait
bouillir ! Cela simplifiait la vie,
disait-elle, de ne pas se mettre en peine de tous
ces détails !
Pourtant elle dut bien s'arrêter
une fois, et reconnaître qu'un nouveau
congé lui était indispensable. Le
départ fut fixé au mois de, janvier
1891. Lorsque vint le moment de s'embarquer, elle
était si malade qu'il fallut encore la
porter à bord du vapeur. Janie, comme
auparavant, l'accompagnait.
C'était une fillette à la tête
crépue, à la peau de velours et aux
yeux rieurs, qui commençait à se dire
que ce serait délicieux d'être blanche
plutôt que noire. Un soir, pendant son
séjour à Glasgow, comme elle prenait
son bain, on la trouva frottant
énergiquement la plante de ses pieds,
à l'endroit où la peau était
d'une teinte plus claire que sur le reste du
corps.
- Que fais-tu là, Janie ?
demanda quelqu'un.
- Oh ! répondit la fillette,
il y a là un petit coin presque blanc ;
peut-être que si je frotte bien fort la peau
deviendra blanche partout.
Pendant ces mêmes vacances, Ma
réalisa un autre de ses rêves. Elle
désirait beaucoup pouvoir ouvrir au Calabar
une école professionnelle où les
garçons apprendraient à se servir de
leurs mains aussi bien que de leur cerveau, afin de
devenir de bons ouvriers en même temps que de
bons instituteurs, et être ainsi utiles
à leur pays à tous les points de vue.
Elle écrivit un long article dans un journal
religieux, développant son idée et en
expliquant le but. Cet article eut le
résultat désiré, et, dans la
suite, l'école fut fondée. Elle porte
aujourd'hui le nom de :
« École professionnelle
Hope-Waddell ».
Ce séjour en Écosse dura
un an. Fortifiée par l'air natal,
réjouie par l'affection qui lui avait
été témoignée, Ma
retourna à son poste solitaire en
février 1892.
Les indigènes d'Ekenge lui
avaient promis à son départ de
s'abstenir de querelles. Et ils tinrent parole;
dès son retour Ma en eut maintes preuves.
Mais ils lui dirent combien elle leur
avait manqué, et qu'à l'avenir, ils
ne pourrait plus se passer d'elle. Comme des
enfants, ils venaient lui raconter leurs peines et
leurs épreuves. Lorsqu'une dispute
s'élevait, chacun de s'écrier :
« Allons trouver Ma ! » Et
Ma écoutait, décidait qui avait
raison, et tous s'en retournaient
satisfaits.
Il n'était plus nécessaire
que Ma se rendit en personne dans un village
à la mort d'un chef. Elle y envoyait un
message, disant que personne ne devait être
tué ; on commençait par
protester énergiquement, mais les
protestations aboutissaient toujours à
ceci : « C'est bien. Nous avons
compris ; notre mère a
décidé ; nous lui
obéirons ».
Ils ne savaient pas, ces sauvages, que,
pendant qu'ils. discutaient entre eux, Ma
était à genoux dans sa chambre,
priant Dieu d'adoucir leurs coeurs.
Quelques-uns cependant regrettaient les
jours d'autrefois : « Ma,
disaient-ils, vous avez ruiné toutes nos
bonnes vieilles coutumes. Nous avions l'habitude
d'emmener nos gens avec nous quand nous partions
pour le monde des esprits ; maintenant nous y
allons tout seuls ».
Il fallait toujours que Ma fût sur
le qui-vive, car plusieurs des tribus
éloignées n'avaient pas
abandonné leurs rites païens. Lorsque
ces gens se préparaient à des actes
qui n'auraient pas - ils le savaient bien - son
approbation, ils s'enfonçaient en plein
coeur de la forêt pour échapper
à ses regards. Un jour, apprenant qu'un chef
était mort, elle se fit conduire dans un
coin perdu de la forêt
où les hommes libres du
chef défunt soumettaient de nombreux
prisonniers à l'épreuve du poison.
Les gens, en la voyant arriver,
s'imaginèrent qu'elle se fatiguerait
d'attendre leur décision, et ils s'assirent
par terre, espérant lasser sa patience. Mais
des jours et des nuits se passèrent, et Ma
était toujours là, dormant le soir
près. d'un feu ; elle n'avait pas peur
de ces hommes armés, mais elle avait peur
des bêtes fauves qui, se glissant dans
l'obscurité, auraient pu bondir sur elle. Ce
ne fut pas elle qui perdit patience, ce furent les
indigènes, et peu à peu tous les
prisonniers furent libérés.
Plus que personne, Emé Eté
aidait Ma. Elle savait toujours ce qui se tramait,
et secrètement la tenait au courant.
Appelant un messager de confiance, elle lui
remettait une bouteille. « Porte vite
cela à Ma, disait-elle, et prie-la de
remplir ceci de ibok (médecine) ;
dépêche-toi. »
En recevant la bouteille, Ma comprenait
sans peine de quoi il s'agissait ; cela
voulait dire : « Sois
prête ! » Et elle se tenait
prête. Lorsque retentissait le cri -
« Cours, Ma !
cours ! », elle volait où
était le danger.
Une fois elle resta tout un mois
habillée, se reposant sans ôter ses
vêtements. Mais le résultat de cette
longue attente fut la libération d'un homme
condamné à mort.
Il arrivait cependant parfois qu'une
querelle était si soudaine, ou qu'on
appelait Ma tellement à l'improviste, qu'il
était impossible à celle-ci de partir
sur le champ. Alors, pour gagner du temps,
elle dépêchait un
coureur agile à ceux qui allaient en venir
aux mains ; elle leur envoyait par ce messager
une grande feuille de papier blanc sur laquelle
elle écrivait quelques mots et
répandait des quantités de cire
à cacheter pour lui donner un air important.
Comme aucun des combattants ne savait lire, ils
examinaient fort minutieusement le
« document, » en discutaient la
valeur... et ils n'avaient pas fini de parler que
Ma était au milieu d'eux !
Celle-ci préférait de
beaucoup, pourtant, en appeler au bon sens des
chefs. Elle essayait d'obtenir qu'ils se
réunissent pour discuter entre eux de leurs
affaires et prendre les décisions qu'ils
jugeraient nécessaires. Elle appelait cela
« la manière de
Jésus » ; mais les chefs
disaient : « C'est la manière
du Dieu de la femme ». En
réalité, n'était-ce pas l'art
de se gouverner soi-même ?
UN
PALABRE
Regardez la gravure ci-dessus. Elle
représente Ma assistant à un palabre
tenu dans une clairière de la forêt,
à 8 kilomètres d'Ekenge. Les chefs de
deux tribus en face l'un de
l'autre, sous d'immenses ombrelles de couleur,
portent de somptueux vêtements et sont
entourés d'hommes armés. Ma, assise
entre les chefs, tricote ! Connaissant la
passion des indigènes pour des flux de
paroles, - inutiles, la plupart du temps, - et
prévoyant des heures de discussion, elle a
apporté son ouvrage. D'ailleurs elle se
sentait plus calme, disait-elle, si ses mains
étaient occupées.
Durant le palabre en question, les deux
chefs prirent la parole à tour de
rôle ; les heures
succédèrent aux heures, mais les
chefs continuaient à
déblatérer, et Ma devenait bien
lasse. L'excitation générale
dégénéra bientôt en
fièvre. La nuit vint tout à coup, ce
qui est toujours le cas sous les tropiques, et on
alluma des torches qui donnèrent à la
scène un aspect plus étrange encore.
« Maintenant cela suffit, déclara
Ma. Il faut en finir. »
Un chef âgé
récapitula tout ce qui avait
été dit, et Ma prononça le
verdict à la satisfaction des deux partis.
Puis, selon la coutume du pays, un des guerriers de
chaque tribu s'avança et étendit la
main, on fit à cette main même une
incision afin d'en retirer du sang qui fut
mélangé à du sel, du poivre et
de la farine, et la moitié de cet horrible
mélange fut avalée par chacun des
guerriers ! C'est ce que les indigènes
appelaient « l'alliance du
sang » ; elle scellait la paix entre
deux tribus.
La séance avait duré...
dix heures ! Ma retourna chez elle au clair de
lune, bien fatiguée et ayant grand faim,
mais reconnaissante du résultat de sa longue
journée.
Vous le voyez : sa patience
était inlassable, son amour sans bornes, et
Dieu lui permit de recueillir des fruits de son
travail. D'année en année le champ de
son influence s'étendit de plus en plus
loin. Au fond, elle était la reine de
l'Okoyong et, de son humble demeure, elle
régnait sur des milliers de sujets. Le fait
était d'autant plus remarquable qu'à
cette époque toute la contrée
appartenait à des chefs qui étaient
chez eux maîtres absolus, et qui auraient pu
facilement, si tel eût été leur
désir, réduire à néant
toute son oeuvre.
Mais bientôt il n'en fut plus tout
à fait de même. Le pays fut
placé sous le protectorat de la Grande
Bretagne, et des consuls s'établirent dans
plusieurs districts. Lorsque Ma fut mise au courant
de la situation nouvelle, elle fit dire :
« Surtout ne nous envoyez pas un consul,
ou il y aura des troubles. Mes gens sont fiers et
sauvages ; ils lutteront contre
vous ». - « Miss Slessor, lui
répondit-on, vous les connaissez en effet
bien mieux que nous ; pourquoi ne seriez-vous
pas notre consul auprès
d'eux ? »
Ma accepta la proposition. Elle
établit un tribunal indigène et,
comme Déborah, jugea le peuple et lui apprit
à obéir aux lois nouvelles.
C'était un essai ; mais il
réussit au-delà de toutes les
espérances. Les sauvages les plus
récalcitrants se plièrent docilement
sous le joug que Ma leur imposait, et le
protectorat britannique, au lieu d'entraîner
une effusion de sang, s'établit dans la paix
et dans l'ordre.
Ma avait accepté ses nouvelles
fonctions parce qu'elle
était convaincue que le Seigneur
désirait qu'elle le fit. « Je ne
suis qu'une pauvre femme bien faible et non pas une
reine, comme le prétendent mes
amis ! » disait-elle. Mais les
fonctionnaires du gouvernement ne partageaient pas
cet avis. Chaque fois qu'ils allaient la voir, ils
étaient frappés de l'ascendant
qu'elle avait sur le peuple, de l'admiration et du
respect que tous lui témoignaient.
« C'est un miracle, disaient-ils à
leur retour, que cette reine blanche dans
l'Okoyong. »
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