REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
QUATRIÈME PARTIE
Nouvelles Conquêtes
1902-1910.
CHAPITRE I
Après le Calabar, l'Okoyong.
« Et après
l'Okoyong ? » demandez-vous. En
effet, Ma faisait maintenant d'autres
rêves : vous les connaîtrez
bientôt.
En vous promenant dans les sentiers
fleuris de la campagne, par une belle
journée d'été, avez-vous
parfois respiré tout à coup une douce
bouffée de parfum dont vous n'arriviez pas
à découvrir la provenance ? Vous
aviez beau fouiller les haies, écarter les
branches des buissons : impossible de trouver
la plante dont l'arôme devenait pourtant de
plus en plus pénétrant. Et puis, vous
découvriez soudain un églantier
odorant, et le mystère s'expliquait.
Mary Slessor ressemblait à cet
églantier qui répand partout son doux
parfum. L'influence de sa bonté gagnait de
proche en proche ; sa renommée
arrivait jusqu'à des
contrées situées à des lieues
de l'Okoyong, et les gens se disaient les uns aux
autres : « Allons voir cette
étonnante Mère
blanche ».
Quittant leurs villages, voyageant
à travers forêts, rivières et
gorges profondes, risquant d'être
capturés et mis à mort par les tribus
hostiles dont ils traversaient les territoires, ces
sauvages arrivaient auprès de Ma pour lui
demander aide et conseil. Souvent ces gens
parlaient un dialecte que Ma ne comprenait pas, et
il fallait s'entretenir par signes. Des chefs,
habitant des districts qu'elle ne connaissait
même pas de nom, lui envoyait des messages
comme celui-ci : « 0 grande
Mère blanche ! venez demeurer au milieu
de nous, et nous serons des hommes de
Dieu ». Des esclaves
échappés des régions de
cannibales, et qui avaient été
condamnés à être mangés,
se réfugiaient chez elle. Là, chacun
trouvait bon accueil et tout ce dont il avait
besoin ; et à tous Ma parlait du divin
chef et vrai Sauveur de l'Afrique,
D'autres visiteurs venaient aussi dans
l'Okoyong d'au delà de la
rivière ; mais eux n'étaient pas
reçus avec bienveillance par Ma :
c'étaient les marchands d'esclaves. Une rage
sourde grondait en elle contre la cruauté de
l'esclavage. Mais cette rage éclatait,
lorsque, à l'ouïe d'amers sanglots, Ma
se retournait vivement et voyait apparaître
le lamentable défilé de petites
filles nues, que poussait devant lui un homme
chargé de grosses barres de cuivre, la
monnaie courante du pays. Saisie de colère,
elle montrait le poing au triste commerçant,
et le grondait de la bonne
manière ; mais celui auquel elle
adressait sa harangue n'en avait cure, et se
contentait de ricaner en demandant à Ma
laquelle de ces esclaves elle désirait
acheter ! Il énumérait les
qualités de chacune comme s'il se fût
agi d'autant de têtes de
bétail.
Parfois il y avait des malades parmi ces
esclaves ; celles-là, le marchand les
laissait aux soins de Ma. Mais comme il lui
était dur, à cette maman blanche, de
les rendre ensuite à leur terrible
propriétaire !
Ma connaissait très bien
plusieurs de ces marchands de chair humaine, et
avait eu de longs entretiens avec eux au sujet de
la contrée mystérieuse où ils
s'approvisionnaient. Aucun homme blanc n'y avait
encore pénétré ; Ma se
rendait compte que cette contrée
était encore plus pervertie que ne
l'était autrefois l'Okoyong. Ce pays
s'appelait l'Ibo. Une des tribus de l'Ibo, les
Aros, tribu cruelle et rusée,
étendait sa domination sur une très
vaste région ; et c'étaient ces
Aros qui volaient des gens partout, et les
vendaient aux marchands d'esclaves. Dans une autre
contrée, au sud de l'Ibo, appelée
l'Ibibio, ceux-ci se procuraient également
de ce gibier humain. Les indigènes de
l'Ibibio, sauvages très pauvres et
misérables, vivaient en petits groupes
cachés au plus profond des forêts,
dans la terreur de ces marchands.
Les Aros avaient un fétiche, -
qu'ils appelaient chuku ou juju, - dans une gorge
rocheuse le long de laquelle coulait un ruisseau.
Cet endroit se nommait Aros-Chuku, ce qui signifie
« le dieu des
Aros ». Là dans
un étang, entouré d'arbres et de
plantes grimpantes, couvert de nénuphars,
nageaient d'affreux poissons-chats aux yeux
féroces, tenus pour sacrés, et dont
nul ne devait s'emparer sous peine de mort.
LA HUTTE
DU JUJU
Sur une petite île, dans une hutte, le
juju vivait, disait-on, gardé par ses
prêtres. Les indigènes s'imaginaient
que ce fétiche pouvait les aider dans leurs
difficultés, et ils se rendaient à sa
hutte pour lui demander de régler leurs
différends.
Quelquefois les prêtres du juju
transmettaient à ses
adorateurs ce qu'ils disaient être un message
envoyé par lui. Mais, en d'autres occasions,
ils déclaraient que la nourriture et
l'argent apportés par les pèlerins ne
suffisaient pas au juju et que celui-ci
réclamait un sacrifice humain. Alors, un
malheureux était conduit, les yeux
bandés, dans le vallon, et le sang de la
victime rougissait bientôt les eaux de
l'étang. Enfin, d'autres fois encore, un
pèlerin était, au dire des
prêtres, « saisi par le
juju », et les prêtres jetaient
dans l'étang une teinture couleur de sang
pour faire croire que le malheureux avait
été offert en sacrifice ; mais
en réalité il avait
été, vendu aux marchands d'esclaves,
ou mangé dans des festins
d'anthropophages.
Or, voici quel était le
rêve de Ma : aller s'établir dans
cette terrible contrée et y travailler comme
elle l'avait fait dans l'Okoyong. Elle parla de son
projet aux marchands d'esclaves. Ceux-ci, qui
l'aimaient et admiraient son courage, lui
répondirent :
- En ce qui nous concerne, nous ferons
de notre mieux pour vous aider ; mais nous ne
pouvons répondre de la conduite des
prêtres : ils vous tueront
peut-être.
- J'en courrai le risque, dit-elle.
Dès que je pourrai quitter l'Okoyong, vous
me verrez arriver là-bas.
Afin d'en savoir davantage sur le pays,
Ma remontait souvent la rivière en pirogue.
Pendant un de ces voyages, et alors que plusieurs
des enfants l'accompagnaient, la pirogue fut
attaquée par un énorme hippopotame.
S'élançant sur la frêle
embarcation, l'affreuse bête essaya de la
renverser ; les hommes
enfoncèrent leurs rames dans sa gueule, mais
le monstre leur tenait tête et faisait de
vains efforts pour saisir la pirogue entre ses
hideuses mâchoires. L'émotion de tous
était à son comble. La bête
cherchait toujours à happer la
pirogue ; les eaux de la rivière
n'étaient qu'un tourbillon
d'écume ; les rameurs poussaient des
cris et battaient l'air de leurs rames ; les
enfants pleuraient ; Ma priait et donnait des
ordres. Elle raconta plus tard qu'elle avait bien
cru leur dernière heure à tous
arrivée. Enfin, la pirogue réussit
à s'éloigner.
Le récit de cette aventure se
colporte encore dans le pays, et si vous demandiez
à Dan (un des enfants de Ma) de vous dire ce
qui s'était passé, il vous
répondrait : « Une fois que
Ma voyageait en pirogue, elle fut attaquée
par des hippopotames ; mais, quand les
hippopotames regardèrent dans la pirogue et
qu'ils virent Ma, ils se sauvèrent bien
vite ».
Ce qu'elle apprit dans ces voyages
d'exploration fit désirer à Ma, plus
ardemment que jamais, d'aller promptement
s'établir dans l'Ibo. Mais il ne lui
était pas possible de quitter l'Okoyong
avant que quelque autre missionnaire pût l'y
remplacer, et la Mission n'avait encore personne
à lui envoyer. Il n'y avait qu'à
attendre avec patience et en priant.
Malheureusement, pendant ce temps, la
situation politique du pays s'aggravait. Les Aros
détestaient cordialement le joug des blancs
et refusaient de s'y soumettre. Ils
essayèrent d'empêcher le
Gouvernement britannique de
pénétrer chez eux en interdisant aux
fonctionnaires officiels de venir dans le
pays ; ils bloquèrent la
rivière, et continuèrent de plus
belle le commerce des esclaves. Le Gouvernement
britannique patienta quelque temps, puis jugea
nécessaire de donner une leçon aux
indigènes, et fit prévenir tous les
missionnaires établis sur le bord de la
rivière qu'ils eussent à se rendre
sans tarder dans le Calabar.
Cet ordre n'était pas pour plaire
à Ma. « L'Okoyong est tranquille,
fit-elle dire ; mon peuple ne se battra
pas. » Le Gouvernement répondit
que la vie de Ma était trop précieuse
pour être hasardée. Un vapeur fut
envoyé pour la chercher, elle et les
enfants.
L'expédition militaire
débarqua sur le territoire des Aros, et,
traversant à grand'peine ce pays de
marécages, se trouva bientôt face
à face avec les indigènes qui lui
barraient le chemin. Ces derniers furent vaincus,
mais non réduits encore à
l'impuissance ; ils ne voulaient pas
céder, et la tâche des soldats
envoyés à leur poursuite dans la
forêt fut des plus ardues.
À Arochuku, l'expédition
descendit la gorge escarpée et sinueuse qui
conduisait à la demeure du juju. À la
porte de la hutte les soldats trouvèrent une
chèvre blanche que les prêtres
faisaient lentement mourir de faim. Des
crânes humains et des casseroles racontaient,
dans leur langage silencieux, des scènes
à faire dresser les cheveux... Une charge de
dynamite eut bientôt raison du juju et de sa
gorge sacrée.
LE
CHEMIN CONDUISANT AU JUJU
Ma regretta amèrement de n'être pas
arrivée dans l'Ibo avant les soldats ;
elle se rendait compte que sa présence
aurait évité la guerre.
« L'Évangile aurait
dû être le tout premier à
pénétrer dans le pays,
disait-elle ; mais puisque,
hélas ! l'épée et le
canon nous y ont devancés, suivons-les sans
retard. »
Pressée de trouver un lieu qui
pût servir d'avant-poste à l'oeuvre
qu'il lui tardait tellement d'entreprendre, et
sachant que les aînés de ses
écoliers en savaient assez pour enseigner
à leur tour, elle partit un jour -
c'était en janvier 1903 - avec
deux des garçons, Esieu
et Effiom, et une de ses filles, Mana, qui
connaissait bien sa Bible et parlait couramment
l'anglais. Remontant la rivière en pirogue,
elle et ses compagnons remarquèrent
bientôt à leur gauche une autre
rivière plus étroite et qui semblait
couler entre l'Ibo et l'Ibibio. Au confluent des
deux rivières, ils
débarquèrent au pied d'une colline.
L'endroit s'appelait Itu, et était jadis
tristement célèbre par son
marché d'esclaves, un des plus importants de
l'Afrique occidentale. Le long de cette
étroite rivière appelée Enyong
Creek, on faisait descendre les esclaves dans des
pirogues, puis on les vendait dans la
contrée ou on les embarquait pour les Indes
occidentales ou pour l'Amérique.
A Itu, Ma ouvrit sans retard une
école dont Mana et Esieu furent les
instituteurs, pendant qu'Effiom s'occupait du
chant. Puis elle commença la construction
d'une église. Les indigènes
l'aidaient, car, après avoir souffert si
longtemps sous le joug de l'esclavage, ils ne
demandaient pas mieux, disaient-ils, que de
permettre à leurs enfants
« d'apprendre le
livre ».
Laissant Mana et les deux garçons
à leur tâche nouvelle, Ma retourna
à Akpap, traînant derrière elle
une chèvre noire, cadeau des chefs
d'Ibo ! « La pirogue qui
fume » la ramena au
débarcadère de l'Okoyong.
Nu-tête et nu-pieds, comme toujours, et
réjouie du succès de son voyage, elle
traversa la forêt en chantant, mais toujours
en tirant sa chèvre !
Mana accomplit à Itu un grand et
beau travail.
Non seulement elle enseigna aux femmes
et aux fillettes à lire et à coudre,
mais tous les soirs elle fit une réunion
religieuse dans la cour du chef, et elle
prêcha tous les dimanches. Elle aimait le
Seigneur Jésus, essayait de suivre l'exemple
de Ma, et bientôt des centaines
d'indigènes subirent son influence et
marchèrent dans la voie qu'ouvrit devant eux
cette humble jeune fille, autrefois esclave. Mana
resta toute sa vie un vrai disciple du
Seigneur.
« Oh ! si seulement
quelqu'un voulait bien venir prendre ma place
à Akpap ! »
répétait Ma en priant. Miss Wright,
jeune missionnaire du Calabar, offrit d'aller
à Akpap pour y être initiée
à la direction de la station, et son offre
fat acceptée.
Quelle joie fut pour Ma l'arrivée
de cette jeune servante du Seigneur ! Elle et
Miss Wright eurent bientôt fait de s'entendre
et de se lier d'affection.
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