REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
QUATRIÈME PARTIE
Nouvelles Conquêtes
1902-1910.
CHAPITRE V
Malgré son ardent désir de
rester à son poste, Ma dut finir par se
rendre à l'évidence; elle comprit que
la volonté de Dieu était qu'elle
prît un congé en Europe.
L'année 1906 avait été pour
elle une année de souffrance et de grande
faiblesse, et le docteur du gouvernement lui
déclara qu'il ne répondait pas de sa
vie si elle ne partait pas sans retard. Le
départ fut donc fixé à mai
1907.
Une fois la décision prise, Ma se
laissa doucement aller à la joie de ce
prochain retour à sa terre natale.
« Oh ! revoir mon pays,
s'écriait-elle ; contempler un vrai
paysage, sentir sur mes joues le vent froid, voir
les ornières remplies de glace, entendre les
pas résonner sur le sol gelé,
regarder les brillantes lumières des
magasins, la foule des gens
pressés, m'asseoir bien en arrière
dans une église et écouter le chant
sans ombre de préoccupation, me rendre
compte de la manière dont on prêche,
dont on prie chez nous, reposer mon âme dans
le calme et la
solennité... »
Le soin de toute la petite famille,
bébés compris, fat cette fois
confié à Janie, et Ma partit
n'emmenant avec elle que Dan, alors
âgé de six ans, et qui, disait-elle,
lui serait très utile pour faire ses
commissions. Et, en effet, Dan s'acquitta
parfaitement de ses fonctions et se tira fort bien
d'affaire. Ce petit homme se mit bientôt
à l'anglais ; il se chargeait des
messages de Ma, portait ses paquets, et le
croiriez-vous ? - préparait parfois
quelque mets africain pour sa maman
d'adoption ! Naturellement, il fut
choyé par tout le monde et reçut
force cadeaux : joujoux, livres, bonbons,
etc ; mais Ma, qui n'entendait pas qu'il
fût gâté, demandait souvent
qu'on permit à Dan de s'asseoir par terre,
« afin de ne pas lui laisser oublier qui
il est », disait-elle.
Évidemment Dan avait des yeux
observateurs, car une fois, dans un tramway, il
pria Ma de lui donner de quoi payer les places,
« parce que, dit-il, les messieurs payent
toujours pour les dames ».
Mais il ne comprenait pas toujours ce
qu'il observait, car il était
persuadé que le fait d'aiguiser un couteau
à découper faisait partie de la
prière avant le repas !
Ses amis trouvèrent Ma bien
changée. « Oh ! Marie, lui
dit quelqu'un, je ne vous aurais pas
reconnue ». Et elle de
répondre : « Quoi
d'étonnant ? Regardez un peu ma
figure ! » Ses traits
étaient ridés et
fanés, son teint bruni ; mais son beau
regard était aussi vif, aussi brillant,
aussi gai qu'autrefois.
Elle fut invitée à passer
quelques jours chez une femme de pasteur qu'elle ne
connaissait que par correspondance, et trouva
là une nombreuse jeunesse, réunie
à son intention, et fort excitée par
la perspective de son arrivée. Chacun
s'était donné beaucoup de peine pour
lui procurer un accueil digne d'elle. Lorsque la
voiture qui amenait Ma et Dan tourna le coin de
l'avenue, tous se précipitèrent vers
la grille du jardin. Dan descendit le premier de la
voiture et sourit à tous, sûr de son
accueil ; puis ce fut le tour de Ma,
frêle et délicate petite femme
âgée qui regarda tout le monde
timidement et répondit aux salutations de
chacun. Remontant lentement l'allée du
jardin, elle regardait avec admiration les vertes
pelouses, les plates-bandes, et semblait en boire
à longs traits la jouissance.
Elle était si faible et malade
que ce fut avec un sentiment d'intense lassitude
qu'elle se laissa installer dans le grand fauteuil
placé dans le coin le plus ensoleillé
de sa chambre. Plusieurs jeunes filles l'avaient
suivie, et, étendant ses mains vers elles,
Ma leur dît :
- « O fillettes ! combien
d'entre vous sont pour
moi ? »
Des circonstances comme celles dans
lesquelles elle se trouvait maintenant l'aidaient
toujours à redevenir jeune. Elle se
promenait dans la campagne, ou bien allait
s'asseoir dans l'église et écoutait
les répétitions de
chant, ce qui était pour elle une vraie
fête. Au moment de partir, elle remercia
vivement le professeur de chant du plaisir qu'il
lui avait procuré, et celui-ci lui offrit
son diapason en souvenir de leur rencontre.
Un soir, à la sortie d'une
réunion, Ma, contemplant le ciel
étoilé, dit : « Ces
mêmes étoiles brillent sur mes
enfants, là-bas ; je me demande comment
ils vont ». Et une autre fois,
après avoir entendu chanter un cantique
anglais où se trouvent ces mots :
« Paix, paix parfaite, alors que nos
bien-aimés sont si loin de
nous ».., elle dit : « Je
pensais tout le temps à mes enfants de
là-bas ».
« Ses enfants »,
comme elle les appelait, lui manquaient de plus en
plus. Un après-midi, pendant qu'on prenait
le thé, elle demanda instamment qu'on lui
permît de tenir sur ses genoux un
bébé qui était dans la
chambre. « Cela me rappelle la maison,
dit-elle. Depuis si longtemps je suis
habituée à avoir de ces petits autour
de moi ».
Mais tenir un bébé dans
ses bras pendant quelques instants ne lui suffisait
pas... Elle prit la résolution de retourner
en Afrique beaucoup plus tôt qu'elle n'avait
compté le faire. « Je ne tiens pas
en place, disait-elle. Je suis inquiète au
sujet des enfants ; je suis sûre qu'ils
ont besoin de moi ». On fit de vains
efforts pour la retenir. Deux ou trois grandes
réunions furent organisées pour
prendre congé d'elle, et la vue de cette
femme si petite, si faible, si usée par son
long labeur sous le soleil africain, fit monter des
larmes dans bien des yeux. Ces réunions
furent pleines d'émotion, et, pendant
que Ma parlait des besoins de
l'Afrique, quelqu'un murmura : « Ce
n'est pas Mary Slessor qui parle : c'est Dieu
qui s'adresse à nous par
elle ».
La veille de son départ on trouva
Ma en larmes ; elle répondit aux
questions de ses amis que sa mère et sa
soeur lui manquaient, et qu'elle se sentait sans
famille. Elle avait faim et soif de se sentir
serrée dans les bras maternels, et
d'entendre cette voix qui lui disait :
« Adieu, fillette, que Dieu soit avec
toi ».
Dan, lui, n'avait aucune envie de
quitter les délices de sa vie en
Écosse, et, dans le train qui l'emmenait
à Liverpool, il sanglota comme si son coeur
allait se briser ! Jouets mécaniques,
livres, provisions de route : rien ne le
consola, et il finit par s'endormir en sanglotant
toujours !
Ma dit adieu - un adieu
définitif, elle s'en rendait bien compte -
aux toits gris ou rouges et aux vertes collines de
son Écosse chérie. C'était en
octobre, en sorte qu'elle ne revit pas les paysages
d'hiver et les routes gelées !
Dès son arrivée en
Afrique, elle se rendit à Use, qui devint
dès lors son home. C'était un coin
solitaire, caché au milieu d'arbres, non
loin de la grande route neuve. Qu'elle était
belle cette route ! Bordée de
cotonniers gigantesques et de superbes palmiers,
elle montait, descendait, escaladait des
collines ; mais jamais elle ne traversait un
village ou une ville. Car villages et villes se
dissimulaient de leur mieux dans la forêt, la
terreur des marchands d'esclaves étreignant
toujours le coeur des
indigènes. Sauf aux jours
de marché, un profond silence enveloppait
cette route ; jamais on n'y rencontrait un
enfant ; les léopards et les chats
sauvages y rôdaient la nuit. À un
certain point, quelques marches
grossièrement taillées conduisaient
à une terrasse où s'ouvrait un
sentier aboutissant à la demeure de Ma.
Étrange demeure ! On eut dit une
réunion de chambres
dépareillées entourées d'une
véranda, et recouvertes de feuilles de zinc
provenant des caisses venues d'Écosse, et de
feuilles de plomb provenant des caisses de
thé !
Ma se remit à l'oeuvre avec plus
d'énergie que jamais. Vraiment elle
était étonnante. Au tribunal il lui
fallait souvent rester huit heures à
écouter d'interminables dépositions,
discussions, etc ; elle présidait force
palabres, faisait de longues courses à pied
à travers la forêt et s'aventurait
où aucun blanc n'était encore
allé. Le dimanche elle prêchait dans
dix ou douze villages. Entre temps elle travaillait
chez elle, faisait du neuf, raccommodait le vieux,
reclouait le toit, sciait des planches, taillait
dans la brousse, faisait du ciment. Est-il
étonnant que ses mains fussent rugueuses et
souvent en sang ? Son trop court séjour
en Écosse ne l'avait pas suffisamment
reposée ; elle continuait à
être souffrante et fatiguée ; si
fatiguée que souvent elle se couchait sans
se déshabiller, et n'enlevait ses
vêtements qu'après s'être
reposée pendant quelques heures. Parfois
elle souffrait tant qu'elle était sur le
point de se trouver mal.
Heureusement que maintenant elle avait
de bons amis à sa portée. Les
missionnaires, les
fonctionnaires, les
commerçants, les indigènes, tous
l'aimaient et désiraient la soulager de leur
mieux. Le Gouverneur et sa femme lui envoyaient des
caisses de lait pour les enfants ; les
fonctionnaires mettaient à sa disposition
leurs vapeurs, leurs autos, leurs employés,
leurs ouvriers. A Ikotobong il y avait maintenant
une jeune missionnaire, Mlle Peacock, gagnée
par Ma à la cause des Missions, et qui, elle
aussi, entourait Ma de ses soins toutes les fois
qu'il lui, était possible de se rendre
à Use. Puis, deux foyers missionnaires, ceux
des familles Wilkie et Macgregor, lui
étaient toujours ouverts au Calabar, et,
lorsqu'elle était à bout de forces,
elle allait parfois s'y retremper.
Un jour, des fonctionnaires venus lui
rendre visite la trouvèrent si malade que,
sur le champ, ils la firent monter dans leur
automobile et la transportèrent à
Itu. Et là, dans la maison missionnaire
qu'elle-même avait bâtie, Ma trouva
quelque chose de très précieux, et de
très-rare dans la contrée, un enfant
blanc ! C'était la fillette du
médecin-missionnaire. Quel secours fut pour
Ma la présence de cette petite !
Pendant ses longues journées d'intense
faiblesse, elle l'eut souvent à ses
côtés ; l'enfant lui caressait la
main puis s'éloignait doucement.
Et lorsque Ma reprit un peu de force la
petite Mansie fut sa grande joie. La femme
âgée et la fillette passèrent
ensemble de longues heures, couchées dans le
même hamac sous la véranda, riant,
causant, lisant des histoires captivantes.
Quelquefois elles étaient si
absorbées qu'elles en oubliaient l'heure et
poussaient une exclamation de surprise
et de regret lorsque la cloche
les convoquait à un repas ! Que Ma
était encore jeune de coeur et
d'esprit !
Elle était de retour à Use
lorsqu'une nouvelle église fut
inaugurée à Itu, et, craignant de ne
pas pouvoir se rendre à l'inauguration, elle
écrivit à Mansie :
« Peut-être ne me
sera-t-il pas possible d'assister à la belle
cérémonie, ce qui me mettra d'assez
mauvaise humeur, car je m'étais tant
réjouie d'avance d'y aller. Si je n'y suis
pas, veux-tu être bien gentille et mettre mon
offrande dans la bourse de la collecte ? Je
voudrais pouvoir envoyer dix fois plus.
« J'avais l'intention de
demander à ta maman de nous prêter,
à toi et à moi, son joli catalogue
illustré, afin d'y choisir à notre
goût à toutes deux, un manteau, un
chapeau, un tablier en vue de ton prochain
séjour en Écosse. Qui sait ? ce
sera peut-être en Angleterre que tu
iras ? mais cela reviendra à peu
près au même ! Maintenant il est
trop tard pour faire ensemble notre choix. Prie
cette chère maman de t'aider à
choisir ces objets et tu les paieras avec l'argent
« sordide » que je t'envoie
pour cela. Remarque que c'est la Bible qui dit
« sordide »
(1 Pierre, 5 : 2.), donc je
n'emploie pas un vilain mot !
« Et maintenant, chers petits
yeux bleus, mon oiseau chéri, est-ce que
plus jamais nous ne jouerons ensemble, jamais plus
nous ne nous presserons dans les bras l'une de
l'autre ? C'est à voir ! Mais,
en attendant, je n'oublie pas
ces journées passées avec toi, tes
gentilles manières et tes douces
caresses.
« Sois la bonne petite fille
de ta maman et aide-la dans tout ce qu'elle aura
à faire le jour de l'inauguration. Si je
peux venir tu t'assiéras à
côté de moi ».
Ma ne se contentait pas d'agir ;
nous l'avons déjà vu, elle pensait
aussi, elle réfléchissait, elle
rêvait... Et voici quel était à
ce moment-là son rêve. Mais, pour en
bien comprendre la portée, il faut savoir
qu'en Afrique occidentale les femmes et les filles
appartenaient toutes à telle ou telle
« maison », et étaient,
de par la loi indigène, obligées
d'obéir aux chefs de ces
« maisons ». Ces chefs
étaient leurs maîtres absolus. Femmes
et filles n'avaient d'autre demeure que l'enclos de
la maison. Après leur conversion au Seigneur
Jésus, elles devaient encore obéir
à leurs maîtres païens. Si elles
recevaient des ordres auxquels, étant
chrétiennes, elles ne pouvaient
obéir, leur position devenait d'autant plus
difficile que, si elles quittaient l'enclos, elles
n'avaient aucun moyen de subsistance.
C'est à ce problème que Ma
avait souvent réfléchi,
rêvé, et maintenant elle en tenait la
solution : il fallait fonder une demeure, -
sorte de foyer familial, - où seraient
reçues les réfugiées, les
femmes et les filles sans abri, sans protection, et
où elles apprendraient quelques
métiers faciles qui leur assureraient un
gagne-pain. On leur enseignerait
à faire des meubles en bambou, des paniers,
des souliers, à élever de la volaille
et des chèvres, voire même des vaches,
à cultiver la terre, etc. Et, par-dessus
tout, on leur enseignerait la propreté,
l'ordre, la dignité féminine.
Or, les rêves de Ma, nous le
savons, se transformaient vite en
réalité lorsque leur
réalisation ne dépendait que de ses
efforts personnels ! Un beau matin, elle se
mit donc en route pour étudier les environs
de Use, et ne tarda pas à découvrir
un terrain propice à l'établissement
projeté. On commencerait, pensait-elle, par
une installation très modeste :
quelques maisonnettes et un jardin, et on
s'agrandirait petit à petit, au fur et
à mesure des besoins. Selon sa louable
habitude, elle se mit à l'oeuvre sans
retard, planta dans le jardin des
végétaux utiles et des arbres
fruitiers, et peupla la cour de chèvres et
de poules. On lui fit cadeau d'une vache ;
mais c'était une bête revêche
qui lui donna infiniment de fil à
retordre : sans cesse l'animal se sauvait et
errait dans la forêt. A défaut de
cloche Ma attacha un seau en étain au cou de
sa vache ; on savait ainsi où aller
chercher la fugitive !
Il fallait veiller attentivement sur
tous les animaux, car, dès la tombée
de la nuit, les bêtes sauvages erraient
autour de la cour en quête d'une proie ;
des léopards y
pénétrèrent une fois.
Deux chambres à Use avaient
été réservées pour des
hôtes de passage, et des dames missionnaires
arrivèrent une fois à l'improviste
avant même que les portes de ces chambres
fussent posées. Or, comme tout
récemment un léopard avait
emporté dans la
forêt le veau de la fameuse vache, ces dames
crurent prudent de barricader de leur mieux
l'espace destiné à la porte. Ma les
regarda faire en riant, puis elle
dit :
- Vous aurez des rats, des
lézards, des mille-pattes, peut-être
même un serpent, mais un léopard
n'entrerait pas ici ; et, s'il le faisait, il
se contenterait de vous regarder attentivement,
puis il se retirerait.
- Ne lui en donnons pas l'occasion,
Ma.
- En tout cas je vous apporterai le
chat : il fera peur aux rats et ce sera
toujours autant de gagné.
Ce chat, un grand chat jaune, avait
été trouvé, dans sa tendre
enfance, miaulant piteusement dans la
brousse ; porté à la maison
missionnaire, il était tout de suite devenu
un des favoris de Ma qu'il ne quittait jamais. Il
voyageait même avec elle, couché dans
un cabas, au fond d'une pirogue ou d'une
automobile, ou sur l'épaule de Ma.
LÉOPARD DE L'AFRIQUE
OCCIDENTALE
La nuit dont il vient d'être question fut
des plus animées ; aucun léopard
ne fit son apparition, mais tout
ce qui rampe, tout ce qui saute, tout ce qui vole,
vint présenter ses hommages aux visiteuses
et ne leur permit pas de fermer l'oeil.
D'ailleurs, le chat passa lui aussi une
nuit blanche, car, jusqu'à l'aurore, il dut
faire la chasse aux rats.
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