REINE
BLANCHE EN PAYS NOIR
Vie de Mary
Slessor, missionnaire au
Calabar
CINQUIÈME PARTIE
En Avant - Toujours
1910 - Janvier 1915.
CHAPITRE I
Malgré son âge, malgré
sa faiblesse, Ma n'était pas au bout de ses
voyages d'aventure et de découverte. Un jour
arriva à Use, venant on ne savait
d'où, un jeune noir suivi de plusieurs
hommes d'apparence étrange.
- Moekoemoe Ma, dit-il, je te salue.
Nous sommes venus te rendre visite. Nous venons
d'lkpé. Les soldats et les gens se sont
battus ; les gens ont pris la fuite. Je te
connais de réputation et j'ai parlé
de toi aux gens ; ils te prient devenir les
aider.
- lkpé ?...
lkpé ? répéta Ma.
Où est-ce donc ? Je n'en ai jamais
entendu parler.
- Tout là-bas, en remontant le
Creek, répondit vaguement son interlocuteur.
À deux jours de pirogue. C'est une grande
ville.
- Les chaloupes de commerce
remontent-elles jusque-là ?
- Non; les hommes du Calabar ne sont pas
admis à Ikpé.
- Je comprends ! C'est un
marché interdit aux étrangers. Mais
que désirent tes gens?
- Devenir des hommes de Dieu et
apprendre à lire. Nous sommes
déjà quarante qui avons
décidé de servir ton Dieu.
Ma eut encore une longue conversation
avec ses visiteurs. Ceux-ci
répétaient sans cesse :
« Viens toi-même, Ma ! Pars
avec nous ! »
Évidemment ils savaient qu'elle
était toujours prête à aller
n'importe où, à bref
délai !
-« Non ; je ne puis pas
partir tout de suite, mais je viendrai le plus
tôt possible. » Et satisfaits, les
messagers se remirent en route le coeur
léger.
Cependant, Ma reculait devant
l'idée d'entreprendre encore du nouveau,
d'aller dans un pays où elle ne
connaîtrait personne et ne verrait jamais
aucun blanc. Et puis, elle était si
souffrante !... Mais n'importe. L'esprit
d'aventure la tourmentait comme de coutume, et, un
beau matin, elle s'assit dans une pirogue et
remonta la rivière.
Lorsqu'elle eut laissé en
arrière tous les endroits qu'elle
connaissait, que de nouveaux spectacles s'offrirent
à sa vue ! Les arbres qui bordaient les
deux rives de l'Enyong Creek étaient
couverts de fleurs exquises et de
fougères ; les singes gambadaient dans
les branches et s'y suspendaient par la
queue ; les papillons et les libellules
étincelaient au soleil, pendant que les
serpents, glissant le long de
vieux troncs d'arbres, s'éloignaient
à la dérobée.
Ça et là, Ma vit la
tête hideuse d'un hippopotame se soulever
au-dessus des eaux pour observer la pirogue, et
elle remarqua que les rives portaient la lourde
empreinte des pas de ces massifs pachydermes.
Après huit heures de navigation, elle et ses
rameurs se trouvèrent tout à coup en
face d'un de ces monstres qui, surgissant devant la
pirogue, ouvrit son énorme gueule comme pour
l'avaler d'une bouchée. La nuit tombait et
la rivière se faisait plus
étroite : « Très bien,
très bien, mon vieil hippo ! dit Ma,
nous ne te disputerons pas le droit de nous
renvoyer ! » La pirogue vira de
bord, atterrit, et Ma passa la nuit dans une
affreuse hutte sale, remplie de moustiques.
Mais le manque de confort eut sa
très grande compensation : Ma trouva
dans ces parages un chef qui avait entendu parler
d'elle, et de Jésus qu'elle
annonçait. Bien qu'il ne sût pas lire
et que tout le monde se moquât de lui, il
adressait ses prières à Celui qui
était encore pour lui « le Dieu
inconnu ». Ma l'encouragea, pria avec
lui, et partit le laissant tout heureux.
À la douce lumière de
l'aube naissante, la pirogue glissa de nouveau sur
les eaux paisibles, jusqu'au moment où
l'Enyong Creek devint trop étroit pour lui
livrer passage. Ma descendit à terre et se
fraya, à travers la brousse, un chemin
jusqu'à lkpé.
Elle trouva là une ville plus
prospère qu'elle ne se l'était
imaginé ; quatre races
différentes s'y
mélangeaient. Mais
quelles horreurs le péché y
étalait et combien les
ténèbres y étaient
profondes !
Les vieux chefs reçurent Ma sans
enthousiasme ni empressement ; mais tout autre
fut l'accueil des jeunes hommes : ils lui
souhaitèrent chaudement la bienvenue. Ceux
d'entre eux qui désiraient devenir
chrétiens avaient déjà
commencé à bâtir une petite
église, à l'extrémité
de laquelle ils avaient disposé deux
pièces pour son usage personnel. Et
l'attitude de ces jeunes hommes témoignait
à elle seule de leur sérieux. Un jour
que Ma entra inopinément dans une cour, elle
y trouva deux d'entre eux à genoux, priant
« le Dieu des hommes
blancs ».
N'est-ce pas à des cas analogues
à celui-ci que s'appliquent les paroles de
Jésus : « Plusieurs des
derniers seront les premiers » ; et
encore : « Plusieurs viendront
d'Orient et d'Occident qui seront à table
dans le royaume des cieux » ?
Ma resta quelques jours à
lkpé à étudier la situation,
et se rendit compte que la ville pourrait devenir
un centre important pour
l'évangélisation de la
contrée ; puis elle partit, en
promettant de revenir.
En effet, elle revint à plusieurs
reprises. Chaque fois on lui demandait :
« Es-tu venue pour
rester ? » - « Pas
encore ! » répondait-elle. -
« 0 Mal quand viendras-tu pour
toujours ? »
Que pouvait-elle répondre ?
Comment abandonner son oeuvre à Use ?
Elle avait supplié la Mission d'envoyer
à son secours d'autres missionnaires, mais
les mois passaient... et personne ne venait.
Bientôt deux églises furent
construites à Ikpé et les
démarches auprès de Ma se firent de
plus en plus nombreuses, les requêtes plus
instantes. Ma se dit : « C'est un
appel auquel je ne puis fermer l'oreille. Je suis
vieille et fatiguée, mais je ferai de mon
mieux pour tenir tête à l'oeuvre des
deux stations. Plus de paresse pour
moi. »
UNE
ÉGLISE À IKPÉ
... O Ma ! avait-il jamais
été question de paresse pour
vous !...
Elle fut donc constamment en route,
descendant ou remontant le Creek ; chaque
trajet prenait près de deux jours.
D'Ikpé on envoyait une pirogue et dix
rameurs l'attendre à une plage près
d'Itu. Que de mouvement et d'agitation dans la
maison d'Use avant que tout fût prêt
pour le départ ! Puis il fallait fermer
la maison, - non pas à clé, comme
nous le faisons - mais en
clouant les fenêtres et en remplissant de
bois et d'argile les espaces qui tenaient lieu de
portes !
On se mettait en route dans
l'après-midi. Ma, assise sur une chaise au
centre de la pirogue, avait à ses pieds le
cabas qui contenait son cher chat jaune ; les
enfants (bébés compris)
s'installaient tout autour d'elle. Lorsque venait
le soir, on descendait à terre pour passer
la nuit dans un village, puis, dès 4 heures
du matin, on remontait en pirogue. Ma n'aimait
guère traverser la partie de la
rivière que fréquentaient les
hippopotames ! « Et pourtant,
disait-elle, jamais encore ils ne m'ont
touchée. Ils se contentent de soulever leur
tête hideuse et de me regarder
fixement. »
Lorsque la chaleur devenait
insupportable, la pirogue s'arrêtait de
nouveau et tous descendaient à terre ;
les rameurs faisaient cuire un repas sur un feu de
branches, et Ma plaisantait avec tous pour
maintenir la gaieté générale.
Vers 4 heures de l'après-midi on atteignait
enfin la plage d'lkpé ; mais il y avait
encore un long trajet à faire à pied,
et tous arrivaient à destination bien
fatigués et prêts à s'endormir
d'un lourd sommeil.
Ces rameurs n'étaient autres que
ce que nous aurions appelé les gamins
d'Ikpé ; ils avaient le coeur chaud
malgré leur rudesse. Voici ce que Ma
écrivait à leur sujet aux enfants
d'une école du dimanche
d'Écosse : « Ils ne
marchandent pas leur peine. Ils rament toute la
journée en chantant gaiement, comme s'ils ne
s'apercevaient pas que le soleil de feu darde sur
eux ses plus ardents rayons.
Lors de notre dernier voyage, nous
avions à bord une telle charge de bois de
construction que nos rameurs n'avaient pas de place
pour s'asseoir. Un chef qui nous vit passer
m'offrit de décharger sur sa plage une
partie du bois, « car jamais, dit-il, ces
garçons ne pourront remonter le courant avec
un tel fardeau ». Mais mes braves rameurs
lui répondirent vivement :
« La pirogue est solide. En
avant ! »
« Ils ramèrent huit
heures durant sans même prendre le temps de
manger. Vers 7 heures du soir, avant de nous
retirer pour la nuit, nous avons fait le culte
à bord et je voudrais que vous eussiez
entendu chanter ces garçons ! Lorsque
vers 3 heures du matin la lune se montra à
travers la brume, ils poussèrent la pirogue
au large et de nouveau ramèrent pendant huit
heures, réveillant les échos par
leurs chants, échos d'affreux endroits
où dans la vase et la boue les crocodiles et
autres monstres trouvaient un sûr
asile. »
Le voyage de retour - sauf qu'il se
faisait en sens inverse - était la
répétition du voyage d'aller. En
arrivant à Use on pratiquait une petite
ouverture dans l'argile qui fermait les portes,
chacun se glissait par cette ouverture et allait
vite se coucher. Souvent tous étaient
trempés jusqu'aux os ; parfois
même Ma était si percluse de douleurs
qu'il lui fallait encore passer la nuit dans la
pirogue. « Comment donc vous y
prenez-vous en pareille
circonstance ? » lui demandait-on.
Et elle de répondre gaiement :
« Je m'administre un calmant, je
m'enveloppe dans une couverture, et je m'en tire
admirablement bien ».
Un jour qu'elle revenait à Use,
elle eut la désagréable surprise d'y
trouver la maison fortement avariée par un
ouragan. D'urgence elle se mit elle-même aux
réparations nécessaires ; mais
ce travail était maintenant au-dessus de ses
forces ; elle tomba malade et dut s'aliter.
N'empêche que, lorsque vint le dimanche elle
se leva, se traîna à l'église,
s'assit sur une chaise et présida le culte
comme de coutume.
Un jeune médecin missionnaire
nommé Hitchcock était depuis peu
établi à Itu. Il avait entendu parler
de Ma et savait qu'il était assez dans ses
habitudes d'en faire un peu à sa
tête ! Mais, lui non plus ne
péchait pas par un manque de volonté,
et lorsqu'il trouva Ma si malade, il la prit en
main et lui dit carrément comment elle
devait se soigner. Pauvre Mal elle avait
trouvé son maître ! Mais, au
fond, elle ne demandait pas mieux que
d'obéir aux ordres donnés ; sous
les soins éclairés et pleins de
tendresse de ce docteur, qui la traitait comme si
elle eût été sa mère, et
qu'elle-même traitait comme s'il eût
été son fils, son état
s'améliora un peu.
« Ma, lui dit le Dr.
Hitchcock, plus jamais de bicyclette ! C'est
fini pour toujours. » À
défaut de bicyclette, Ma « fit du
pousse-pousse » dans la petite voiture
que lui envoyèrent ses amis
d'Écosse ! Dans ce nouvel
équipage, poussé par ses enfants,
elle continua à parcourir la
forêt.
Pendant ces jours de grande solitude,
une des joies de Ma fut l'affection que lui
témoignaient un grand nombre de jeunes, en
Écosse. Elle écrivait
à l'un d'eux qu'elle
avait toujours un paquet de lettres à
portée de sa main, et qu'elle lisait et
relisait ces lettres comme elle aurait lu un livre.
Plusieurs de ces jeunes étaient très
jeunes ! En écrivant à Ma ils
lui parlaient de leurs études, de leurs
jeux, de leurs vacances, de leurs animaux favoris,
de leurs livres, etc. Ma disait en parlant des
lettres d'un certain petit garçon, qu'elles
lui faisaient penser à une boîte de
sardines tant elles étaient remplies de
nouvelles pressées les unes contre les
autres ! À toutes ces lettres Ma
répondait longuement et d'une manière
qui intéressait et amusait à la
fois.
À une maman qui lui avait
écrit qu'elle était bien aimable de
se donner tant de peine pour de si jeunes
correspondants, elle répondit :
« Ce sont eux qui sont aimables pour moi.
Ces chéris m'écrivent le plus
simplement du monde ; ils me racontent leurs
histoires ; ils jugent de tout à leur
point de vue, à la lumière de leurs
yeux innocents et avec l'intensité de leur
vie débordante. Leurs lettres me sont un
puissant tonique ; avec eux je vais en
vacances : je cours les champs, je fais des
pique-niques, je vais en bateau... il me semble
presque que je respire l'air qu'ils respirent et
que j'entends leurs cris joyeux. N'allez pas croire
que, parce que je ressemble à un vieux
parchemin ridé, mon coeur n'est plus aussi
jeune qu'autrefois, et que je ne
préfère pas mille fois les enfants
aux grandes personnes ! Mais si, mais
si ! car des enfants ont été mes
seuls compagnons pendant les vingt-cinq
dernières années. Certes, les
fillettes chez vous sont
attrayantes avec leur teint frais, leurs jolis
cheveux et leurs gentilles manières ;
lorsque j'étais en Écosse,
c'était une joie pour moi de les regarder,
de causer avec elles ; leur vue me faisait du
bien ; je connais leur charme particulier.
Mais ceci ne veut pas dire que je ne
préfère pas les petits noirs aux
petits blancs, bien au
contraire. »
Une des correspondantes les plus
régulières de Ma était une
fillette habitant Edimbourg, et qui avait alors
treize ans ; elle s'appelait Christine.
Intelligente, s'essayant même à
écrire des historiettes et des
poésies, Christine était en
même temps gentille, et aimable. Elle aimait
de tout son coeur la vieille dame lasse et
solitaire qui, du fond de sa forêt africaine,
lui envoyait de si intéressantes missives.
« Vous avez le génie de la
correspondance, écrivait-elle à
Ma ; vos lettres sont pleines de nouvelles, et
d'affection aussi, de tout ce qui est
vous. »
Voici un fragment d'une des lettres de
Ma à sa jeune correspondante :
« Quelle délicieuse
matinée ! Chez vous il doit faire gris
et froid. Ici il est 6 h. 1/2 et je suis assise
sous la petite véranda qui est mon
sanctuaire. Nous avons fini de déjeuner,
mais je ne me suis pas encore mise au travail, car
il me faut une bonne heure pour remonter ma
machine. Je voudrais bien que tu fusses ici pour
jouir de notre brousse, de nos cocotiers et de nos
palmiers, enveloppés en ce moment d'une
buée bleue exquise, provenant de la
fumée d'un feu de forêt. Oui : je
crois vraiment que tu jouirais même de
l'odeur âcre de la fumée.
et que tu déclarerais que
peu d'endroits sont aussi délicieux que le
Calabar... Mais dans une heure !... Ce qu'il
fera chaud ! »
Puis Ma racontait ce qui suit de la
saison des « fumées »
qui durait de novembre à
février :
« Drôle de saison ;
l'air est comme imprégné de quelque
chose qui ressemble à du sable fin, et qui
vous empêche d'y voir à dix
mètres de distance. On a la gorge et le nez
desséchés et douloureux, comme si on
prenait l'influenza. Entre les visites de ces
« fumées » qu'on dit
venir du Sahara, la saison chaude vous brûle,
vous grille, vous affaiblit, vous alanguit ;
et l'on se demande où aller chercher une
bouffée d'air pur et une gorgée d'eau
fraîche. Et pendant ce temps les neiges de
vos hauteurs, les vents glacés et les vagues
de la mer chantent, dans vos climats froids, leurs
chants de sirène ! »
À cela Christine
répondit :
« Comme je voudrais pouvoir
vous enlever à votre travail et à
votre chaleur africaine et vous transporter chez
nous pour de bonnes et longues vacances. Vous
auriez sous les yeux les champs les plus verts de
toute l'Écosse et ses hautes collines ;
et le vent frais vous envelopperait. Les fleurs
blanches et roses, les lourdes masses de
l'aubépine, les douces senteurs de la
giroflée, le chant des merles, la pelouse
veloutée, l'avenue ombragée, les
jacinthes sauvages, les petits oiseaux dans les
haies, le radieux soleil du printemps se glissant
entre les feuilles, comme tout cela vous prendrait
le coeur ! »
Et, de fait, Ma avait grand besoin de
vacances ; elle-même s'en rendait
compte. Aussi, sans lui en rien dire d'avance, une
dame écossaise fit tous les arrangements
nécessaires pour lui procurer un
congé aux Îles Canaries. Cette aimable
dame se chargeait de tous les frais. Tout d'abord
Ma protesta contre ce projet, « beaucoup
trop beau », pensait-elle ; il lui
semblait égoïste d'accepter ce
« cadeau », alors que bien
d'autres qu'elle avaient aussi besoin de repos.
Mais les docteurs lui dirent : « Un
congé pris maintenant vous mettra en
état de reprendre du service ; sans
congé vous ne pourrez plus
travailler ». - « Dans ce cas,
répondit Ma, j'accepte. » Et elle
partit emmenant avec elle sa fidèle Janie,
mais bien décidée à payer
elle-même son voyage et ses frais de
séjour !
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