Ton Dieu
règne
Propagande ou Témoignage
Mais Jésus, l'ayant su,
partit de là ; plusieurs le suivirent,
et il les guérit tous. Puis il leur
défendit expressément de le faire
connaître. Ainsi fut accompli ce qui avait
été prédit par Esaïe, le
prophète : Voici mon serviteur que j'ai
élu, mon bien-aimé en qui mon
âme a mis toute son affection. Je ferai
reposer mon Esprit sur lui, et il annoncera le
jugement aux nations. Il ne contestera pas et ne
criera point ; on n'entendra pas sa voix dans
les places publiques. Il ne brisera pas le roseau
froissé, et il n'étouffera pas le
lumignon qui va s'éteindre, jusqu'à
ce qu'il ait fait triompher la justice ; et
les nations espéreront en son nom.
Matthieu 12.15-21
Aujourd'hui, nous voyons Jésus qui va par
les campagnes et qui guérit les malades. Il
annonce ainsi le jugement de Dieu qui sera la
réparation parfaite de toutes les
injustices, la guérison éternelle de
toute blessure, la consolation définitive de
tout désespoir, la libération de
toute servitude. Jésus applique autour de
lui, en passant, ce jugement. Les démons et
tout leur cortège de misère
s'enfuient à son approche. Aucun malheur ne
tient devant lui, aucune tristesse ne peut
subsister, aucune obscurité se maintenir. Il
est la joie et la lumière. L'homme aveugle
et muet se met à voir et à parler.
Jésus est là et il aide tous ceux que
personne ne pouvait plus aider, il est le secours
qui arrive à ceux qui
demandaient : « D'où me
viendra le secours ? » Il est le
bien-aimé de Dieu en qui Dieu a mis toute
son affection. Avec lui Dieu nous envoie, non pas
quelques pensées affectueuses, mais toute
son affection. L'affection de Dieu !
C'était donc cela qui nous manquait !
On sait combien la vie sans affection est affreuse
et impossible. Le coeur meurt, asphyxié peu
à peu. Le lumignon va s'éteindre. Ici
et là, partout, des hommes et des femmes
sont emmurés vivants dans
l'indifférence qui les entoure. Ils se
dessèchent comme des roseaux
froissés, ils ne trouvent nulle part ces
quelques gouttes d'eau qui suffiraient à les
faire reverdir. Il n'y a pas besoin d'être
aveugle et muet poux être aussi privé
qu'un aveugle et qu'un muet, pour être aussi
solitaire, pour être aussi
désemparé, parce qu'il ne s'est
trouvé personne pour nous montrer de
l'affection. Et maintenant voilà que Dieu
nous montre toute son affection. Il nous montre
à nous toute l'affection qu'il a pour son
Fils. Il nous traite comme son propre fils. C'est
inespéré. C'est un soulagement
indescriptible. L'espérance s'est
allumée dans notre vie. L'affection de Dieu
nous a ressuscités.
Tout cela est bien vrai. Tout cela s'est
passé autour de Jésus-Christ. Tout
cela se passera le jour de son retour. Et cependant
son attitude nous étonne. Car il fait une
chose étrange : à ceux qu'il a
guéris il défend
expressément de le faire
connaître. Et ce n'est pas une fois, mais
dix fois que nous le voyous faire cette
défense, et commander le secret à
ceux qu'il a sauvés. Nous n'y comprenons
rien, car nous sommes tous persuadés qu'au
contraire il nous faut aller publier ce que le
Seigneur nous a fait. Pourquoi cette défense
qui est, à première vue, la chose la
plus inexplicable de l'attitude de
Jésus ? Il faut tout de même que
nous y prenions garde. On ne peut
passer à côté. L'ordre est
là. Jésus ne veut pas qu'on le fasse
connaître. Pourquoi ? Cela nous montre,
en tout cas, une chose : l'horreur que
Jésus a de la propagande. Et c'est beaucoup
plus important qu'on pourrait le croire. Les
circonstances présentes nous aideront
peut-être à l'approfondir. En effet,
nous n'avions pas vu jusqu'à quel point la
propagande est le moyen le plus efficace que le
diable met à la disposition de l'homme. Si
Jésus n'était pas le Christ, il
aurait pu tout de même faire certains
miracles, mais il aurait alors certainement permis
qu'on lui fît de la réclame, ce qui
lui eût bien vite valu la domination du
monde.
Cette défense que Jésus fait
aux hommes de parler de lui, équivaut
très exactement à son refus de se
prosterner devant Satan quand celui-ci lui promet
tous les royaumes de la Terre. Oui, Jésus
écrase la tête du Tentateur quand il
fait cela, quand il veut garder le secret, quand il
veut garder l'incognito ; il est le Christ
dans ce refus et par ce refus, qui, remarquons-le
bien, lui barre la route du succès et
compromet déplorablement son oeuvre. On
entend les hommes se dire à ce propos :
« Ce pauvre Jésus, s'il y va de ce
train-là, il n'arrivera jamais. S'il ne sait
pas exploiter un peu mieux ses succès, il ne
deviendra jamais célèbre, ni
puissant. » C'étaient là
les tristes réflexions auxquelles se livrait
sa famille, quand nous entendons dans
l'Évangile de Jean ses frères lui
dire : « Pars d'ici et va en
Judée afin que tes disciples y voient aussi
les oeuvres que tu fais. On ne fait rien en secret
quand on cherche à se faire connaître.
Puisque tu fais ces choses, manifeste-toi au
monde ! » Et l'Évangile
ajoute : « car ses frères
eux-mêmes ne croyaient pas en
lui ». Parce qu'ils ne croyaient pas en
lui, Jésus ne pouvait donc, pour eux,
que « chercher à
se faire connaître ». Leur
incrédulité n'est nullement de ne pas
croire aux oeuvres que Jésus fait. Au
contraire, ils ne les voient que trop, ces
miracles. Leur incrédulité, c'est de
croire que Jésus les fait pour se faire
connaître, que ces miracles sont des oeuvres
de propagande. Leur incrédulité,
c'est de refuser le secret où Jésus
veut demeurer. Tous les hommes demandent
pareillement dans leur
incrédulité : « Qu'il
nous montre un peu ce qu'il sait faire, ce
Christ ! qu'il se manifeste au monde une bonne
fois ! Qu'il nous montre noir sur blanc ses
titres à notre obéissance, et nous
marcherons, et nous croirons. Maître, nous
voudrions te voir faire un miracle »,
disent les pharisiens.
Voici que les hommes veulent porter sur le
bien-aimé de Dieu leurs mains convoiteuses.
Voici que cette race incrédule et perverse
veut profiter du Fils de Dieu. Voilà celui
qu'il nous faut, voilà notre candidat, celui
que nous allons présenter aux
élections pour l'empire du monde. Avec lui
nous avons toutes les chances de l'emporter, il
faudra seulement bien faire valoir ses
qualités : personnalité de
premier plan, incontestable génie religieux,
guérisseur, consolateur, fortifiant. Jamais
on n'aura vu candidature plus favorable.
Une seule ombre au tableau :
Jésus ne pose aucune candidature,
Jésus fait tout rater. Il ne veut pas qu'on
parle de lui. Jésus échappe aux
hommes en se dissimulant dans le secret. Il garde
jalousement l'incognito. Tout ce qu'il fait, il a
presque peur qu'on le sache, peur que les hommes se
méprennent sur ce qu'il est et cherchent en
lui tout autre chose que l'affection de Dieu. Il
sait bien que le diable n'a qu'une envie, c'est de
faire de la réclame au Fils de Dieu, et de
pouvoir ainsi lui donner toute la puissance et la
gloire des royaumes du monde,
comme il le lui proposait ouvertement dans le
désert, au jour de la tentation. Il voudrait
bien, lui, Satan, pouvoir donner à
Jésus tout ce que Dieu lui donnera au jour
de l'Ascension. Et il peut le lui donner, si
seulement Jésus se laisse mettre sur la
liste ; si seulement Jésus veut bien
prêter son nom, sa qualité de Christ,
à l'entreprise ; la propagande
satanique se chargera du reste. Car tout est
possible à la propagande.
Seulement voilà, il faudrait que
Jésus sorte de sa réserve. Tant qu'il
garde l'incognito, que voulez-vous que le diable en
fasse ? C'est clair : Jésus est
inutilisable. Il a bien fallu que Satan porte alors
son choix sur d'autres candidats, beaucoup moins
intéressants d'ailleurs. Il ne se remettra
pas de sa déception, le pauvre. Pensez
donc ! Avoir espéré faire
campagne pour le Fils de Dieu, et devoir se
contenter de la faire pour quelque Chef
d'État, ou quelque député
à la Chambre, ou quelque chrétien
trop satisfait de sa conversion.
Ainsi nous voyons le sens de ce qu'on
appelle le secret messianique, cette insistance
avec laquelle Jésus s'efforce de tenir
cachée sa royauté, sa
divinité, afin qu'elle ne puisse en aucun
cas devenir objet de propagande,
c'est-à-dire être utilisée par
le diable. Aussi chaque fois que Jésus
défend qu'on le fasse connaître,
chaque fois qu'il se refuse à crier sur les
places publiques, chaque fois qu'il s'arrache
à la réclame il écrase la
tête du Malin, il demeure celui sur qui le
Prince de ce monde n'a aucune prise ; en lui
le trésor de l'affection de Dieu est bien
caché, mieux que par toutes les forteresses,
gardé. Personne ne peut nous le prendre. Le
Malin ne peut pas s'en emparer. Et notre
incrédulité ne le peut davantage.
Tressaillez de joie parce que nul
ne nous ravira l'affection que Dieu a mise en lui.
Nul ne pourra faire servir cette affection à
une autre fin qu'à celle de la gloire de
Dieu. « Il leur défendit de le
faire connaître. » Ainsi
Jésus garde l'incognito ; ainsi
Jésus nous garde l'affection de Dieu. Il ne
la laisse pas se répandre et se perdre
à jamais dans la réclame. Il ne la
laisse pas devenir une camelote religieuse.
Personne ne pourra goûter cette affection
sans suivre Jésus lui-même sur le
chemin de l'abaissement, Jésus
méconnu, délaissé,
rejeté - et montrer ainsi qu'il est
prêt à tout perdre pour conserver
seulement l'affection de Dieu.
Nous vivons dans un monde dont le visage
démoniaque se montre aujourd'hui presque
à découvert, c'est-à-dire un
monde livré à la propagande devenue
l'ultime moyen de gouverner les peuples et de
dominer la terre. « Une bouche fut
donnée à la Bête qui
proférait des paroles
orgueilleuses », dit l'Apocalypse. Le
néant ouvre la bouche. La Bête de
l'abîme fait sa réclame, et
« la terre entière, saisie
d'admiration, suit la Bête en disant :
Qui est semblable à la Bête et qui
peut combattre contre elle ? » La
propagande est l'immense parodie de la
prédication chrétienne.
L'Eglise a pour tâche unique, pour
mission paradoxale de faire connaître au
monde celui-là même qui défend
qu'on le fasse connaître, ce roi qui veut
à tout prix garder l'incognito. L'Eglise
n'est elle non plus qu'une bouche, une bouche qui
annonce Jésus-Christ, et la guérison,
et la justice, et l'affection qui sont en lui. Et
le tentateur rôde autour d'elle comme autour
de Jésus. Il voudrait bien en faire une
officine de propagande. Peut-être qu'il y
parvient assez souvent et nous fait parler comme si
l'Évangile était la meilleure des
religions, comme si Jésus était un
concurrent des maîtres de
ce monde. Car le chemin de l'Eglise est
singulièrement étroit et quelle
tentation pour elle d'utiliser le grand moyen de ce
monde, toujours à portée de sa
main ! Car enfin, entre la mission et la
propagande, entre le témoignage et la
réclame, la différence est absolue,
mais la distance est toute petite. Le pasteur
n'est-il pas toujours en danger de devenir le
commis-voyageur du Royaume de Dieu ? Vous
savez, le monsieur qui déballe sa
marchandise à toutes les portes, le
convertisseur qui fait valoir ses articles :
« Les guérisons, voyez, et les
miracles, épatants les miracles.
Çà ne vous dit rien, non ? vous
préférez les beaux discours ?
quoi de plus beau que les béatitudes ;
ou bien le bonheur, c'est le bonheur que
Jésus vous apporte, vous n'en voulez
pas ? - Le client supplie. - Je n'ai besoin de
rien, laissez-moi. - Mais le commis se fait
pressant. - Si, je connais vos besoins. Et j'ai
autre chose encore d'ailleurs, l'affection de Dieu,
des consolations, non ? Un enterrement
seulement ? Va, pour un enterrement. Voyons,
pas cher, superbe marchandise, la meilleure des
religions, la panacée universelle !
Profitez de l'occasion ! Vous ne voulez pas
vous convertir ? »
Le pauvre client a envie de pleurer de
désespoir. Peut-être avait-il besoin
d'une de ces choses, mais au milieu de cette
réclame, il ne sait plus même de
laquelle, il dit oui et amen à tout ce qu'on
voudra. Il achète n'importe quoi pour que le
monsieur s'en aille. Et le pasteur s'en va,
peut-être en se frottant les mains, mais il a
étouffé le lumignon, il a
brisé le roseau froissé.
Voilà l'abîme que côtoie
le témoin de Jésus-Christ, et dans
lequel s'il manque de tact, de charité, de
discrétion, il tombera certainement.
Voilà, bien que
poussé jusqu'à la
caricature, dans quel sens Jésus
défend qu'on parle de lui. Voilà ce
que signifie : prendre en vain le nom du
Seigneur. Ce nom, ce fameux : » Je
suis qui je suis », dans lequel Dieu se
cachait tout en se faisant connaître, comme
aujourd'hui Dieu se cache en Jésus-Christ
pour se faire connaître à nous et nous
porter secours. Il nous guérit, il nous
aime, mais en cachette et non pas sur la place
publique. Il ne vient en aide qu'à
ceux-là qui acceptent une aide
cachée. Il ne donne son affection royale
qu'à ceux-là qui se contenteront
d'une affection parfaitement secrète qu'ils
ne pourront pas faire valoir parmi les hommes, et
qui ne leur procurera par conséquent aucun
avantage, aucune sécurité sur la
terre. Jésus est tout pour la foi, il n'est
rien pour la vue. Aujourd'hui
particulièrement, la fidélité
de l'Eglise ne se mesure point aux formules
orthodoxes qu'elle répète, non plus
qu'au zèle et à la
« vie » dont elle
témoigne, mais avant tout à la
grâce que Dieu peut faire à ses
paroles et à ses oeuvres d'être un
témoignage et non pas une propagande.
Le texte d'Esaïe porte :
« Il ne connaîtra ni lassitude, ni
découragement jusqu'à ce qu'il ait
fait triompher la justice, et les nations
espéreront en son nom. » Le
courage de Jésus-Christ, son
héroïsme, qui laissent loin
derrière eux tout ce que les hommes peuvent
concevoir comme courage et comme
héroïsme, le seul courage qui ait le
droit de porter ce nom et qui soit autre chose
qu'une propagande arbitraire faite à telle
on telle action d'éclat, le courage de
Jésus tient tout entier dans la
persévérance inlassable avec laquelle
lui le Fils de Dieu, le tout-puissant, lui l'unique
roi de la terre, garde l'incognito. Courage de tous
les instants, sacrifice de tous les instants,
l'incognito est la croix que
Jésus porte dès la première
heure de son ministère. Il ne s'est pas
découragé. Pas une fois dans sa
solitude qui grandissait, à bout de forces,
il ne s'est écrié :
« Mais oui, voyons, je suis le Fils de
Dieu, regardez-moi donc, je vais transformer
Jérusalem en pain d'épices et faire
pleuvoir des pièces de cent sous. Je vais
terroriser les Romains et vous donner l'empire du
monde. »
C'est bien cela son courage, n'est-ce
pas ? Car il ne peut pas consister à
faire des miracles, qui ne lui coûtent rien.
Ce qui lui coûte quelque chose et ce qui va
finalement lui coûter la vie, c'est de cacher
ses miracles, c'est de refuser d'en profiter tant
soit peu. Il ne s'est pas lassé d'être
méconnu. Nous ne pourrons jamais entrevoir
seulement la mesure d'un tel courage et d'une telle
solitude. Mais c'est grâce à ce
courage que nous vivons, que nous sommes une
Église, que nous avons quelque chose
à dire qui ne soit pas de la réclame.
C'est grâce à ce courage avec lequel
Jésus maintient secrète sa
divinité, maintient l'affection de Dieu
à l'abri de notre convoitise, c'est
grâce au courage avec lequel il ne
répond pas à notre désir
charnel de le voir triompher, c'est grâce
à ce courage inlassable qu'un jour,
peut-être proche, sa justice triomphera
soudainement, sa justice éclatera sur la
terre entière, intacte, pure, glorieuse. La
petite graine cachée dans la terre
apparaîtra comme un grand arbre et son nom,
le nom de celui qui est demeuré
méconnu, le nom que nous aurons
confessé dans la détresse, pourra
être alors à jamais l'unique
espérance des nations, cependant que toutes
les réclames, toutes les propagandes et
leurs propagandistes, retourneront à
l'abîme qui les avait enfantés. Amen.
Les mains de Pilate
Jésus comparut devant le
gouverneur, et le gouverneur l'interrogea en
disant : C'est toi qui es le roi des
Juifs ? ... Jésus
répondit : Tu le dis. Et pendant que
les principaux sacrificateurs et les anciens
l'accusaient, il ne répondait rien. Alors
Pilate lui dit : N'entends-tu pas tous les
témoignages qu'ils déposent contre
toi ? Mais il ne répondit rien sur
aucun point, de sorte que le gouverneur
était fort étonné.
À chaque fête de Pâques,
le gouverneur avait coutume de relâcher un
prisonnier, celui que le peuple désignait.
Or, il y avait à ce moment-là un
prisonnier fameux, nommé Barabbas. Pilate
dit donc au peuple rassemblé : Lequel
voulez-vous que je vous relâche :
Barabbas, ou Jésus celui qu'on appelle
Christ ? Car il savait bien que c'était
par jalousie qu'ils avaient livré
Jésus.
Pendant qu'il siégeait à son
tribunal, sa femme lui envoya dire : N'aie
rien à faire avec ce juste ; car j'ai
beaucoup souffert, aujourd'hui, en songe, à
cause de lui. - Mais les principaux sacrificateurs
et les anciens persuadèrent au peuple de
demander Barabbas et de faire périr
Jésus. Le gouverneur, prenant la parole,
leur dit : Lequel des deux voulez-vous que je
vous relâche ? Ils
répondirent : Barabbas ! Pilate
leur dit : Que ferai-je donc de Jésus,
qu'on appelle Christ ? Tous
répondirent : Qu'il soit
crucifié ! Le gouverneur dit :
Mais quel mai a-t-il fait ? Ils criaient
encore plus fort : Qu'il soit
crucifié !
Pilate, voyant qu'il ne gagnait rien, mais
que le tumulte augmentait, prit de l'eau et se lava
les mains devant le peuple, en disant : Je
suis innocent du sang de cet homme ; cela vous
regarde. Et tout le peuple
répondit : Que son
sang retombe sur nous et sur nos enfants !
Alors il leur relâcha Barabbas. Quant
à Jésus, après l'avoir fait
battre de verges il le leur livra pour qu'il
fût crucifié.
Matthieu 27. 11-26
Jésus comparaît devant Pilate.
C'est une scène inconcevable où tout
est renversé, où tout est à
l'envers. Jésus, la justice de Dieu,
cité devant notre justice. Jésus,
notre juge éternel que nous allons juger.
Celui qui viendra pour juger les vivants et les
morts, comparaît devant notre tribunal.
Nous voilà en train de juger le Fils
de Dieu - quelle dérision ! Quelle
scène étrange ! On n'ose penser
sans frémir à la parole de
Jésus : « On vous jugera avec
la mesure avec laquelle vous aurez
jugé. » Ici les hommes vont donner
la mesure de leur justice. Que deviendrons-nous au
jour du jugement dernier si cette mesure nous est
appliquée ? Si Jésus nous juge
comme nous l'avons jugé, s'il fait de nous
ce que nous avons fait de lui ? Mais ce n'est
pas pour nous le rendre que Jésus subit le
jugement de Pilate, c'est au contraire pour nous en
délivrer, c'est pour qu'apparaisse une fois
pour toutes, dans sa condamnation, de quoi notre
justice est capable et comment l'homme qui se veut
maître et juge de toutes choses, comment le
fils d'Adam qui savoure le fruit de l'arbre de la
connaissance du bien et du mal et qui s'est assis
sur le trône de Dieu, utilise maintenant le
pouvoir qu'il a usurpé.
Toute cette scène est une
singulière démonstration de ce qui
s'est passé le jour de la chute dans le
jardin d'Eden. Nous en voyons là le
résultat. D'un côté l'homme qui
a cueilli le fruit, qui a pris la place de Dieu et
qui juge ; et nous voyons comment. Et de
l'autre au contraire Jésus-Christ, Dieu qui
a pris laplace de l'homme et qui
vient subir notre justice pour en faire
éclater l'injustice et nous conduire
à la repentance. À cet égard,
la scène où la foule réclame
la libération de Barabbas, le chef de bande
meurtrier, plutôt que celle de Jésus
est une ironie cinglante. Encore une fois, nous
voyons agir là les fils d'Adam, les hommes
qui prétendent discerner le bien du mal, des
hommes éclairés, des hommes dont les
yeux sont ouverts. « Allez-y, disait le
serpent, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme
Dieu, connaissant le bien et le mal. »
Nous voyons où aboutit le discernement
promis par le serpent, quand la justice humaine
préfère Barabbas au Fils de Dieu.
N'est-ce pas magnifique ? Comme nos yeux sont
ouverts ! Est-ce qu'en tout cela s'est bien
Jésus qui est jugé ? N'est-ce
pas plutôt nous et notre justice qui sommes
jugés ? N'est-ce pas plutôt nous
qui sommes condamnés ? Quoi de plus
cuisant pour le monde que ce jugement qu'il porte
sur Jésus, le seul innocent, et qu'il porte
sur lui, non pas malgré son innocence, mais
à cause de son innocence. C'est l'innocence
même du Fils de Dieu, cette innocence
reconnue par Pilate, que les hommes ne peuvent
supporter, parce qu'elle les accuse tous et ils
préfèrent, pour supprimer cette
accusation, supprimer l'innocent.
Remarquez bien comment dans cette affaire
tout le monde est engagé, tout le monde est
responsable. Ce n'est pas seulement Pilate qui fait
condamner Jésus, au contraire il tâche
plutôt de le tirer d'affaire. Ce ne sont pas
seulement quelques sacrificateurs, qui veulent la
mort de Jésus par jalousie, mais c'est aussi
le peuple, le peuple versatile et stupide, qui
s'embrasait le jour des Rameaux, et dont la
déception aujourd'hui est aussi grande que
le fut son enthousiasme. - Pilate
dit au peuple rassemblé :
« Lequel voulez-vous que je vous
relâche, Barabbas ou
Jésus ? » En face de la haine
des chefs, Pilate fait appel au peuple. C'est un
vrai vote populaire. Le peuple répond :
« Barabbas ! » Et
Jésus qu'en ferai-je ? - Tous
répondirent : « Qu'il soit
crucifié ! » Tous !
Unanimité des votants !
Évidemment Pilate n'est pas seul
responsable, ni les anciens du peuple. Si Pilate
est coupable, c'est justement d'avoir
cédé à l'opinion publique. Il
n'y a donc pas plus de justice dans l'opinion
publique que dans l'opinion individuelle, pas plus
de justice dans le suffrage universel que dans
l'autorité de quelques hommes, pas plus de
justice dans la démocratie que dans
l'oligarchie ou que dans la monarchie. Toutes les
justices humaines concourent à condamner le
Fils de Dieu. Toutes les justices humaines
s'effondrent dans le procès du Fils de
Dieu.
En foule, aujourd'hui, nous serions tous
pareils à cette foule qui se laisse
persuader n'importe quoi, et qui crie n'importe
quoi, le matin vive Jésus-Christ, et le soir
vive Barabbas. Mais individuellement, je pense que
c'est à Pilate que nous ressemblons le plus,
et que c'est vraiment Pilate qui nous
représente dans cette histoire. Car nous ne
voulons pas la mort de Jésus bien sûr.
Nous ne sommes pas jaloux de lui. Et Pilate non
plus. Que veut Pilate, au fait ? je vais vous
le dire : Pilate veut la paix, sa paix. C'est
évident au cours de toute la scène.
La paix ! Pas d'histoires ! Il voit bien
vite que Jésus est inoffensif et qu'il n'a
rien à craindre de lui. Dès lors que
lui importe le sort de ce petit Juif
illuminé ? Qu'il vive ou qu'il meure,
la paix avant toute chose. Quand ce ne sont que les
sacrificateurs qui demandent la mort de
Jésus, Pilate résiste fermement. Car,
condamner un innocent pourrait
amener un soulèvement populaire. Mais quand
Pilate constate que le peuple entier veut sa mort,
et que s'il ne l'accorde pas, il y aura des
troubles (et l'on sait à quel point un
gouverneur colonial craint les troubles), quand
Pilate est assuré que l'ordre et la paix
seront de livrer Jésus, il cède et le
leur livre. La paix avant tout n'est-ce pas ?
La paix vaut bien le sang du Fils de Dieu. Et c'est
ainsi que le monde construit sa paix et sa
tranquillité sur le supplice de
Jésus-Christ. Mais Pilate poux se
dégager personnellement et pour avoir la
conscience tranquille (parce qu'il ne tient pas
seulement à sa situation, mais aussi
à sa conscience et qu'en outre il entend
ménager les rêves de Madame Pilate),
Pilate, aux yeux de qui l'innocence de Jésus
éclate, prend un bassin et fait le geste
fameux de se laver les mains en disant :
« Je suis innocent du sang de cet homme,
cela vous regarde ! » En face de la
croix, Pilate se lave les mains.
Non, vraiment, il n'y a pas un homme dans
toute cette histoire que nous comprenions mieux que
lui, qui nous soit plus proche, plus semblable. Car
il n'a pas de mauvaises intentions, il
reconnaît même l'innocence de
Jésus. Nous pareillement... Il veut la paix,
et c'est bien ce que nous voulons aussi. C'est
justement ce que veut n'importe quel honnête
homme. Écoutez le raisonnement des Pilate
d'aujourd'hui : « Voilà deux
mille ans qu'on nous empoisonne l'existence avec ce
Jésus. Qu'on nous laisse la paix !
Qu'est-ce que cela peut bien me faire après
tout le sort de Jésus ? En quoi est-ce
que cela me regarde ? Je n'y suis pour rien,
là dedans. Laissez-moi
tranquille. » Et c'est ainsi que l'on se
lave les mains. C'est le geste de tous les
honnêtes gens, de tous les bien-pensant,
notre attitude instinctive : « Je
suis innocent du sang de cet
homme. » Sa mort
regarde les autres. Elle regarde les juifs, elle
regarde Pilate, elle regarde les sans-dieux. Moi,
je n'aurais pas fait cela. C'est évidemment
le vrai moyen, le moyen souverain que nous avons
d'échapper à Jésus-Christ, que
de nous laver les mains devant lui. Cette attitude
correcte, sans reproche, c'est la perfection de
l'indifférence, la parfaite tiédeur,
le suprême athéisme. « Je
n'y puis rien. Je me lave les mains. »
Oui, nous nous lavons tous et toujours les mains.
Le monde entier passe son histoire à se
laver les mains du sang de cet homme, dont il est
tout éclaboussé. C'est qu'aussi nous
ne pouvons pas faire autre chose jusqu'au jour
où nous comprenons ceci : Je n'ai
pas à me laver les mains du sang de
Jésus, puisque au contraire c'est le sang de
Jésus qui me lave. Il ne peut rien m'arriver
de pire que d'être lavé du sang de
Jésus, parce qu'il ne peut rien m'arriver de
meilleur que d'être lavé par son sang.
Son sang sur mes mains, c'est l'eau de mon
baptême, c'est le vin de la sainte
Cène, c'est mon seul espoir dans la vie et
dans la mort. Oh, ne me lavez pas de ce sang qui me
lave ! Ne m'innocentez pas de cette mort qui
me rend innocent !
Ainsi, face au Seigneur crucifié,
l'humanité se partage en deux camps (il n'en
est pas de troisième), ceux qui se
déclarent innocents de la mort de
Jésus, et qui se lavent les mains de son
sang - et ceux qui se déclarent coupables de
sa mort et qui sont lavés par son sang. Et
ceux-là crieront plutôt avec les
Juifs : « Que son sang retombe sur
nous ! » Le peuple ne sait pas ce
qu'il dit en criant cela, évidemment. Ce
n'est dans sa bouche, à ce moment, qu'un cri
de haine. Mais c'est un cri prophétique.
Sans le Bavoir, le peuple prononce ici la
prière de l'Eglise, il prononce ici la
Parole de Dieu. Comme Caïphe. C'est
l'étrange destinée du peuple
juif de dire la
vérité sans y avoir part, de
prononcer la Parole de Dieu mais avec un voile qui
l'empêche de saisir le sens de cette parole.
Et nous n'avons rien d'autre à dire, nous,
si nous croyons, rien d'autre à dire que
cela, non comme un cri de haine, mais comme la
prière de la repentance :
« Que son sang retombe sur nous et sur
nos enfants et nous purifie de tout
péché ! »
Donc ne vous y trompez pas ! Les
paroles de la foi, elles sont ici encore du
côté du peuple juif. Et l'attitude de
Pilate qui est notre attitude courante,
voilà la totale absence de la grâce,
voilà le plus grand éloignement de
Jésus-Christ. Pilate, ô Pilate !
l'homme de toute la Bible qui me ressemble le plus.
Celui qui reconnaît l'innocence de
Jésus et qui se lave les mains en le livrant
pour être crucifié. Pilate, l'homme
que je rencontre tous les jours dans chaque village
de la paroisse - des jeunes et des vieux, des
hommes et des femmes, tous des Pilate,
occupés à se faire une bonne
conscience, à se laver consciencieusement
les mains, et à vivre comme si la mort du
Fils de Dieu ne les regardait pas. Oui,
l'Eglise est pleine de Pilate. Est-ce que
j'exagère ? Est-ce qu'il y a ici
quelqu'un qui en face de cette histoire n'ait pas
pour première réaction de se laver
les mains et de penser qu'il n'y est pour
rien ! Oh, ne demeurez pas là je vous
en supplie. Ne refusez pas la grâce ! Si
vous vous croyez innocent de la mort de
Jésus, comment sa mort vous rendra-t-elle
innocents pour l'éternité ? Si
vous êtes innocents de la mort de
Jésus et que vous vous en lavez les mains,
vous n'avez aucune part à sa mort, ni par
conséquent à sa résurrection,
aucune part à la grâce, aucune part au
Royaume de Dieu. Si la mort de Jésus ne nous
regarde pas, Jésus nous prendra au mot et
nous dira au jour du
jugement : « Ta grâce, ton
salut ne me regardent pas ! » Mais
si nous savons maintenant : ce procès
me regarde, cette mort me regarde ; alors au
dernier jour Jésus nous dira :
« Ton salut me regarde et mon sang te
l'accorde. »
Encore un mot. Parmi ce tumulte, parmi tout
le bruit de nos justices et de nos paroles, parmi
toute l'agitation de ce procès, que fait
Jésus ?
Il n'a pas voulu se défendre quand on
l'a arrêté, et nous le comprenons.
Mais au moins va-t-il se défendre par la
parole, se justifier devant notre tribunal. Il va
tout de même bien dire quelque chose en sa
faveur ; il ne va pas se laisser accuser comme
cela. Pourtant Jésus ne dit rien. À
la question de Pilate - « C'est toi qui
es le Roi des Juifs ? » il
répond : « Je le
suis » parce que c'est vrai, parce que
Jésus est le Seigneur, le Roi du peuple de
Dieu ; il se rend témoignage ici
à lui-même ; mais c'est
tout ; il n'a rien d'autre à dire que
cette affirmation et n'ajoute plus un mot. Il ne
répond pas à Pilate, il ne
répond pas à Hérode.
L'ombre de cette scène s'étend
d'une manière particulière sur notre
époque. La haine et la violence commencent
à nous toucher de près. Et
Jésus nous semble terriblement passif,
terriblement silencieux. Nous voudrions le faire
parler, et qu'il confonde ses accusateurs, qu'il
prouve son bon droit et nous rassure.
« Dis donc quelque chose, ô
Jésus, dans cette guerre. Dis quelque chose,
au milieu de cette violence ! »
Mais il a dit tout ce qu'il avait à
dire. Que pourrait-il ajouter ? Certes, il
aurait un mot à dire encore, mais ce serait
un dernier mot, le mot du jugement pour confondre
ses adversaires ; mais ce mot-là il ne
veut pas le dire encore, parce
qu'il veut encore mourir pour ses adversaires.
Il ne pourrait dire que ce dernier mot. Ou
quoi d'autre sinon ? Une plaidoirie en sa
faveur ? Quelle absurdité ! Pilate
voudrait bien le faire parler. Et nous le voudrions
aussi. Mais on ne fait pas parler Jésus. Sa
Parole n'a pas été reçue quand
il la prononçait. Il n'a plus qu'à se
taire. Il est là, oui, plus que jamais
là au milieu de nous et de nos
vociférations. Mais il ne répond
rien. « Le jour vient où
j'enverrai la soif dans le pays, non pas une soif
d'eau, mais la soif d'entendre les paroles de
l'Éternel. Alors les hommes erreront, ils
iront çà et là pour chercher
la Parole de l'Éternel et ils ne la
trouveront pas »
(Amos 8. 11).
C'est le temps du silence, c'est le temps
où l'on demande : « Comment
Dieu peut-il permettre, comment peut-il souffrir
ces choses ? » Mais pour celui qui
veut y prendre garde, ce silence est plus
éloquent que toute parole. S'il est vraiment
le Roi des Juifs, que peut-il faire d'autre
à ce moment-là ? Son silence,
à cet instant, c'est la manière dont
Dieu nous parle, c'est sa patience qu'il nous
montre, c'est la Passion qui commence et
l'Écriture qui s'accomplit :
« Comme la brebis muette devant ceux qui
la tondent, il n'a pas ouvert la bouche »
(Esaïe 53. 7).
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