Ton Dieu
règne
L'Avertissement
La Parole de l'Éternel me
fut adressée en ces termes : Fils de
l'homme, parle aux enfants de ton peuple, et
dis-leur : Quand j'envoie l'épée
pour ravager un pays, les habitants de ce pays
choisissent l'un d'entre eux pour le placer comme
sentinelle. Celui-ci, voyant venir
l'épée sur le pays, sonne de la
trompette pour avertir le peuple. Alors, si celui
qui entend le son de la trompette ne se tient pas
sur ses gardes et si l'ennemi le surprend, le sang
de cet homme retombera sur sa tête ; car
il a entendu le son de la trompette, et il ne s'est
pas tenu sur ses gardes. Son sang retombera sur
lui. Mais s'il se tient sur ses gardes, il sauvera
sa vie. Si la sentinelle voit venir
l'épée et ne sonne pas de la
trompette, en sorte que le peuple ne se tienne pas
sur ses gardes ; et que l'épée
vienne enlever la vie à l'un ou à
l'autre, celui-ci aura péri à cause
de son iniquité ; mais je demanderai
compte de son sang à la sentinelle.
Eh bien, Fils de l'homme, je t'ai
établi pour servir de sentinelle à la
maison d'Israël ; écoute la parole
de ma bouche, et avertis les Israélites de
ma part. Lorsque je dis au méchant :
« Méchant, tu mourras
certainement ! » - si tu ne dis rien
pour détourner le méchant de sa
mauvaise conduite, ce méchant mourra
à cause de son iniquité ; mais
je te demanderai compte de son sang. Si au
contraire tu avertis le méchant pour le
détourner de sa mauvaise conduite et qu'il
ne s'en détourne pas, il mourra à
cause de son iniquité ; mais toi tu
auras sauvé ta vie.
Fils de l'homme, dis à la maison
d'Israël : Vous parlez ainsi et vous
dites : « Puisque nos forfaits et
nos péchés
pèsent sur nous et que
nous dépérissons à cause
d'eux, comment pourrions-nous
subsister ? » Dis-leur : Aussi
vrai que je suis vivant, dit le Seigneur,
l'Éternel, je prends plaisir, non pas
à la mort du méchant, mais à
sa conversion et à son salut.
Détournez-vous, détournez-vous de la
mauvaise voie que vous suivez ? Pourquoi
mourriez-vous, ô maison d'Israël ?
Ezéchiel 33. 1-11
Les sentinelles qui montent la garde sur les
remparts de Jérusalem aux frontières
de l'histoire humaine et de
l'éternité, ont à combattre
sur deux fronts. Tournées vers Dieu, elles
lui parlent du monde. Elles ne renoncent pas
à Dieu pour le monde. Elles ne laissent pas
Dieu se reposer. Elles luttent avec celui qui tarde
à venir. En un mot, elles
intercèdent.
Mais aussi, tournées vers les hommes,
elles leur parlent de Dieu. Elles luttent avec leur
repos, avec leur sommeil au nom de celui qui vient.
Elles avertissent les hommes de ce qui doit
arriver, inéluctablement. Elles sont
établies pour mener conjointement ces deux
luttes, avec Dieu dans l'intercession, avec les
hommes dans le témoignage et la profession
de foi. Ce sont les deux fronts de la même
lutte, de la lutte de toute Église vivante
pour le salut du monde et pour la gloire de Dieu -
pour préparer le chemin du Seigneur. Nous
nous porterons sur ce front aujourd'hui pour
écouter ce que Dieu y attend de nous.
« Fils de l'homme, je t'ai établi
sentinelle. Écoute la parole de ma bouche et
avertis les Israélites de ma
part. »
Quel est cet avertissement ? Il est
simple et rude et sommaire. C'est un avertissement
de vie et de mort !
« Méchant ! tu mourras
certainement ! » Est-ce là ce
qu'il faut dire ? Est-ce là votre
Dieu ? Un tyran qui menace. La sentinelle a
plutôt l'air d'un gendarme. Et il y a une
manière bien déplorable pour les
chrétiens d'annoncer le
jugement et de dire aux autres que Dieu les punira,
de le faire sans amour et sans une vraie et
personnelle connaissance du jugement. Pour annoncer
la mort de la part de Dieu à
l'incrédule, au pharisien, il faut que cette
mort, Dieu nous l'ait révélée,
que nous ayons passé par elle, que nous
ayons saisi à la lumière de Sa parole
et de Sa justice, la correspondance intime, la
liaison inéluctable du péché
et de la mort. Car le péché est une
semence de mort, il contient la mort comme la
graine contient le fruit. Le mensonge, la
convoitise, la trahison produisent leur moisson. La
mort pousse tout doucement dans notre
désobéissance, comme un enfant dans
le sein de sa mère. Et un beau jour elle est
là, le péché a enfanté
la mort. Les incrédules que nous sommes tous
ne peuvent pas plus échapper à la
mort, qu'une femme ne peut échapper à
la naissance de l'enfant qu'elle a conçu. Un
monde où la parole donnée n'a pas de
valeur absolue, ne peut pas plus échapper
à la guerre et à la
décomposition qu'une graine ne peut
échapper à son fruit. Nous avons beau
être bien vivants et animés et
remuants, Dieu nous voit tels que nous
sommes : morts dans nos fautes.
Méchant, tu mourras certainement.
Voilà ce qu'une sentinelle doit comprendre.
Mais il ne suffit pas qu'elle le comprenne pour
elle-même, si elle ne l'a pas compris pour
les autres. Nous ne sommes pas sauvés de la
mort, si nous consentons à celle des autres.
Nous n'avons pas écouté vraiment la
Parole de l'Éternel, si nous la gardons pour
nous. Si tu ne dis rien pour détourner le
méchant, il mourra... Mais je te demanderai
compte de son sang.
Si tu ne dis rien ! Quel jugement sur
nous tous ! Quel jugement sur l'Eglise qui ne
reproche rien au méchant et garde pour elle
le secret du salut. Combien de
fois et dans combien de pays l'Eglise a-t-elle
voulu se sauver par son silence, et s'est-elle tue
par prudence devant l'injustice. La
méchanceté des faibles, les fautes
des vaincus, celles-là on les dénonce
toujours assez facilement. Mais celles des forts,
des puissants, des vainqueurs, on les admet
silencieusement quand on ne leur cherche pas
même des excuses. Quoi qu'il eu soit, que
nous nous taisions par paresse, ou par peur, notre
silence est un crime, notre silence remet en
question notre propre salut : « Je
te demanderai compte de son sang. »
Une telle parole nous fait mesurer combien
peu nous avons pris au sérieux notre
fonction de sentinelle, et combien il est grave
d'être chrétien. Ainsi Dieu pourrait
demander compte à son Église de la
défaite de la France. Il pourrait lui
demander compte de tout ce sang, de toute cette
désolation, de toutes ces ruines. Il
pourrait demander compte à chacun de nous du
malheur de notre prochain, de sa chute, de son
désespoir, de sa révolte. Pas
forcément : il se peut que nous ayons
fait ce qu'il fallait, que nous ayons sonné
de la trompette. Mais la question doit bien
être posée. Les quelques millions de
soi-disant chrétiens qui vivaient dans ce
pays, dans les usines, dans les champs, dans les
affaires, dans la politique, qu'ont-ils dit poux
avertir, pour alarmer ? Et aujourd'hui que
disons-nous, chacun de nous à notre place,
devant la lâcheté, l'injustice, la
mauvaise foi, l'avarice, devant la mort qui pousse
partout comme une plante ? Avons-nous la
parole de vie et de mort pour les hommes, ou
seulement de vagues désapprobations. Torpeur
ou peur ? La sentinelle dort-elle ou
craint-elle d'être mal reçue en
faisant quelque bruit ? Ou pense-t-elle qu'il
suffit de s'abriter elle-même ?
« Si tu ne dis rien... je te
demanderai compte de son sang. » Voyez
qu'au moment même où l'Eglise veut se
mettre à l'abri dans son silence, garder
pour elle le compromettant secret de la mort et de
la vie éternelle, dès qu'elle veut se
reposer ou se sauver en se retirant du monde, en
renonçant aux hommes, non seulement elle les
perd en ne les avertissant pas, mais elle se perd
elle-même, elle perd cette vie qu'elle veut
garder pour elle, cette justice et cette
vérité dont elle ne proclamerait plus
l'existence absolue, universelle. Tout silence de
l'Eglise devant l'iniquité commise, notre
silence à chacun de nous devant
l'égarement de notre prochain est une
complicité, une contribution à cette
iniquité. Tu as laissé cet homme, tu
as laissé ce pays se donner la mort devant
toi sans ouvrir la bouche, tu as contribué
à sa mort ! Tu connaissais la source
d'eau vive et tu ne la lui as pas
indiquée ! Caïn, qu'as-tu fait de
ton frère ? Qu'as-tu fait de ta
famille ? Qu'as-tu fait de ton pays ? Tu
as craint qu'une parole te coûte la vie, et
c'est ton silence qui t'a coûté la
vie.
Mais ce n'est pas l'épée, mais
ce n'est pas la mort que voient venir les
sentinelles. Ou plutôt cette mort certaine,
cette nuit qui tombe sur le monde de notre
méchanceté, c'est l'envers du jour
qui se lève, de la vie qui vient. S'il y a
mort et désolation certaines pour
l'incrédule et pour la sentinelle qui
s'endort, c'est parce qu'il y a vie, lumière
et joie certaines pour celui qui témoigne et
qui écoute. Ce n'est pas parce que la mort
vient qu'il faut avertir les hommes, mais parce que
le Seigneur vient et que c'est vraiment la mort de
ne pas l'attendre, et que c'est vraiment le
désespoir de ne pas compter sur lui, et que
c'est vraiment l'injustice que de n'avoir pas soif
de sa justice pour tous les hommes. Si nous parlons
de mort aux hommes, c'est pour
qu'ils ne meurent pas, c'est pour qu'ils prennent
courage et qu'ils se lèvent, et non pour
qu'ils s'asseoient dans un châtiment
stérile et répètent :
« Puisque nos forfaits et nos
péchés pèsent sur nous et que
nous dépérissons à cause
d'eux, comment pourrions-nous
subsister ? » Assurément il
n'est pas possible de subsister, il n'y a pas de
salut sur la voie que nous suivons. Mais notre
subsistance et notre vie sont là, au dehors,
dans le Dieu vivant qui n'annonce la mort que poux
la chasser et la nuit que pour la dissiper :
« Aussi vrai que je suis vivant, dit le
Seigneur, l'Éternel, je prends plaisir, non
pas à la mort du méchant, mais
à sa conversion et à son salut.
Détournez-vous, détournez-vous de la
mauvaise voie que vous suivez
Pourquoi mourriez-vous, ô maison
d'Israël ? »
C'est là toujours ce qu'on
oublie : ce n'est pas Dieu qui nous fait
mourir, c'est notre péché qui nous
fait mourir. Ce n'est pas Dieu qui donne la mort,
c'est le péché qui nous donne la
mort. Dieu fait vivre. Dieu donne la vie, il ne
donne que la vie. Dieu veut notre vie. Il ne veut
que notre vie. C'est là tout son plaisir,
c'est là toute sa joie. Cette mort que les
sentinelles annoncent, c'est la mort que Dieu ne
veut pas pour nous. C'est la mort qui ne lui fait
pas plaisir. C'est la mort dont il souffre plus que
nous. Nous nous consolons si facilement du malheur
des autres, nous prenons si facilement notre parti
de leur détresse et de leur mort. Mais Dieu
est inconsolable de notre méchanceté.
Il ne peut prendre son parti de notre mort. Il ne
peut se résoudre à nous perdre,
à perdre aucune de ses créatures.
C'est ainsi qu'est notre Dieu. La joie de
Noël, n'est rien d'autre que la joie qu'il
prend à nous sauver. Noël, ce sera la
révélation du plaisir de Dieu, de
cette joie dans le ciel pour un pécheur qui
se repent, pour une brebis que le
berger ramène sur ses épaules.
Connaître Dieu, c'est entrer dans sa
joie, c'est devenir celui qu'il sauve, celui qu'il
arrache à la mort. Comment il le fera,
comment il accomplira ce salut du méchant,
ce n'est pas le lieu encore d'en parler. C'est la
grande oeuvre qui se prépare. Mais
déjà le prophète nous y
prépare en nous appelant :
« Détournez-vous de la mauvaise
voie que vous suivez pour prendre la route que Dieu
lui-même va tracer. » Car il va
rompre pour nous l'infernal enchaînement du
péché et de la mort. Il ne nous
sauvera pas dans notre méchanceté, il
nous sauvera de notre méchanceté. Il
n'est pour nous de salut qu'en dehors de ce que
nous sommes, et sur un autre chemin que celui que
nous suivons. Ce qui va commencer, ce sera la fin
des choses anciennes, la fin de tout ce qui fait
pleurer, la fin de tout ce qui fait mourir.
Prenez-y garde ! Il n'y a pas de Dieu et pas
de vie, point de Noël pour vous hors de cette
conversion, de ce changement. Il ne peut y avoir
que la mort, l'absence de Dieu, devant notre
incrédulité. La lumière du
Sauveur qui vient, c'est une lumière qui
vraiment dissipe toute obscurité. La joie de
Noël ne vient pas couronner notre vie, mais la
transformer et la bouleverser. Dieu ne vient pas
aplanir notre route, mais nous en faire prendre une
tout autre. Noël, c'est le choix de la vie ou
de la mort.
Nous réalisons mal ce qu'implique
d'attendre Noël et c'est pourquoi nous
l'attendons si peu sérieusement. Vraiment
sommes-nous prêts à ce que tout
change ? Est-ce que nous attendons
Jésus-Christ comme le changement, le
renouvellement de toutes choses ? Est-ce que
nous l'annonçons ainsi, comme un chemin
nouveau ? Et les apôtres plus tard en
annonçant le Sauveur ressuscité n'ont
rien trouvé de plus à dire
que ce :
« repentez-vous ! »
c'est-à-dire : « soyez ceux
que Dieu sauve ! » Ceux à qui
Dieu donne la vie de son Fils ! Ceux qui
savent que Dieu seul veut leur bien et le bien de
tout homme.
Sentinelles, il faut empêcher les
hommes de mourir. Il faut empêcher le pays de
périr dans l'ignorance du plaisir de Dieu,
dans l'inconscience de la bonne nouvelle que Dieu
prend plaisir à nous sauver et que toute
l'histoire du monde, cette pitoyable et lamentable
histoire de la méchanceté des hommes
n'est que l'attente et la longue patience de Dieu
qui ne se résout pas à la mort de ses
ennemis, et qui ne peut les sauver sans les
détourner de leur injustice. Il faut que
cette question nous dévore -
« Pourquoi mourriez-vous, ô maison
d'Israël ? »
C'est nous qui demandons d'ordinaire
pourquoi nous mourons. Aujourd'hui c'est Dieu qui
nous le demande, à chacun de nous, à
notre Église, à notre pays, à
notre monde. Pourquoi mourriez-vous puisque Dieu
veut votre vie, puisque Dieu n'a aucun plaisir au
mal que vous vous faites, puisqu'il tient votre
salut dans sa main ?
Pourquoi seriez-vous tristes quand le
Sauveur est proche ? Pourquoi dormiriez-vous
quand le soleil se lève ? Pourquoi ne
regardez-vous que vous-même quand
Jésus va paraître ? Notre mort
n'est pas ce que Dieu veut. Elle n'est que
l'ignorance du salut que Dieu veut pour nous et
qu'il nous prépare.
Le cri des Élus
Jésus leur raconta une
parabole, pour montrer qu'il faut prier toujours,
sans jamais se lasser. Il dit : Il y avait
dans une ville un juge qui ne craignait point Dieu,
et qui n'avait d'égards pour aucun homme. Il
y avait aussi dans cette ville une veuve, qui
venait à lui et lui disait : Fais-moi
justice de ma partie adverse. Pendant longtemps il
ne le voulut pas. Quoique je ne craigne pas Dieu et
que je n'aie d'égards pour aucun homme,
néanmoins, comme cette veuve m'importune, je
lui ferai justice, afin qu'elle ne vienne pas
toujours me rompre la tête. Puis le Seigneur
ajouta : Vous entendez ce que dit le juge
inique ? Et Dieu ne ferait pas justice
à ses élus qui crient à lui
jour et nuit, et il tarderait à les
secourir ! Je vous dis qu'il leur fera prompte
justice, mais quand le Fils de l'homme viendra,
trouvera-t-il la foi sur la terre ?
Luc 18. 1-8
Plus on écoute cette parabole et plus on
est frappé par sa violence extrême. Il
est peu de textes bibliques aussi paradoxaux.
Toutes nos conceptions chrétiennes sont
pulvérisées par cette petite
histoire, qui va plus loin que nous ne pensons au
premier abord, et qui nous fait toucher aux deux
extrémités de la situation de
l'Eglise, aux confins opposés de la
certitude et de l'angoisse du chrétien.
Il y est en effet question des élus.
Cette femme n'est pas chrétienne à
demi. « Dieu ne ferait pas justice
à ses
élus ? »
lisons-nous. Qui ne voudrait être un
élu ? L'élu du Tout-Puissant,
l'élu du Roi des rois ? Que demander de
plus ? Quelle paix, quel bonheur, quelle
certitude seraient comparables à celle d'une
pareille élection ? - « Qui
accusera les élus de Dieu ? »
Et quel tableau enchanteur ne sommes-nous pas
tentés de nous faire de la vie d'un
élu ?
Mais voyez plutôt le tableau que nous
en fait cette parabole. Les élus y sont
comparés à une pauvre femme qui a
perdu son mari et qui, en outre, se trouve
dépouillée de son bien par la partie
adverse, accablée par le deuil et la
souffrance, accablée par la
persécution et l'injustice des hommes. Oui,
mais pensons-nous, les élus ont au moins
leur refuge tout préparé dans la main
de leur Dieu, ils ont un accès
immédiat au trône de sa grâce.
Eh bien non, il n'en est pas ainsi, selon cette
parabole. Car pour comble de malheur cette
malheureuse qui vient implorer le juge, se voit
fermer la porte au nez et refuser tout secours de
la part d'un homme qui ne craint pas Dieu et n'a
d'égard pour personne. Et c'est cela
être élu ? Se trouver pris entre
un juge inique et une partie adverse, entre un
ennemi qui vous accable et un juge qui fait la
sourde oreille, pris entre la colère de Dieu
et l'iniquité des hommes, sans soutien, sans
époux, sans force, sans rien qu'une
obstination étrange à rompre la
tête du juge, rien qu'une soif inextinguible
de justice.
Si vraiment les choses en sont là,
qui demande encore à être
élu ? Et qui donc parmi nous a
donné de pareils signes
d'élection ? En face de cette parabole
on ne peut s'empêcher de se demander avec une
certaine angoisse si parmi tous nos
chrétiens, parmi nous tous ici, il y a
seulement quelques élus, quelques hommes qui
aient conscience d'une situation pareille, dont la
religion ne soit pas un confort
spirituel mais un cri de détresse, dont la
vie chrétienne ne soit pas une richesse,
mais la plus grande misère ; non pas
une solution mais comme l'absence de toute
solution, dont la conversion signifie exactement
comme pour les apôtres et les
Réformateurs : être mis à
la porte des temples, jetés hors de toutes
les sécurités religieuses, être
mis à la rue avec pour seule issue, pour
seul recours, la porte du juge qui reste
fermée, et les moqueries de la partie
adverse : « Eh ! que fait ton
Dieu ? Il n'a pas l'air pressé de te
répondre ! »
- On peut bien dire qu'à ce moment,
séparé du monde et
séparé de Dieu, l'élu porte la
croix de son Seigneur. Il n'a plus aucun appui et
Dieu paraît lui donner tort, et Dieu se fait
prier comme un juge inique qui n'a d'égards
pour personne. Et l'élu, contre toute
espérance, continue d'espérer, contre
toute apparence continue de prier, s'il est
vraiment un élu. Car il ne peut donner
d'autre signe de son élection que de
s'obstiner, envers et contre toute proposition de
transaction que lui offre la partie adverse,
à rompre la tête du juge pour qu'il
lui fasse justice. Je vous le demande encore :
parmi tous nos somme ils et tous nos
réveils, parmi nos ferveurs et nos
indifférences, nos découragements et
nos succès, nos richesses et nos
pauvretés, y a-t-il une seule prière
d'élu, une seule vraie prière qui
jaillisse d'une détresse pareille à
celle de cette femme ? Cela revient à
demander si oui ou non nous sommes l'Eglise de
Jésus-Christ, et si, quand
Jésus-Christ reviendra, quand l'exaucement
viendra, quand la justice viendra, il trouvera la
foi sur la terre, c'est-à-dire un seul homme
qui crie comme cette femme ; si quand la porte
s'ouvrira enfin sur la nouvelle création de
Dieu et sur le monde de la justice
éternelle, il y aura encore
à ce moment-là une
Église devant cette porte, ou si,
lassée d'attendre et de frapper, elle aura
déserté le seuil inconfortable pour
s'arranger et faire la paix avec la partie
adverse.
Voilà qui ouvre des perspectives et
donne une résonance singulière aux
paroles si simples de l'Évangile :
« Frappez et l'on vous ouvrira !
Demandez et l'on vous donnera ! »
C'est l'exigence suprême et la suprême
promesse de Dieu. Et nous demandons, et nous
frappons. Et nous pensons à tous ceux qui
demandent et qui frappent sans recevoir et sans que
la porte s'ouvre ; à tous ceux qui
continuent à manquer de ce que leur coeur
réclame : une guérison, le
retour d'un être bien-aimé, un moyen
d'existence. Mais ici nous voyons davantage encore.
Ici, les élus ne demandent pas seulement le
pain quotidien de leur coeur et de leur corps, ils
cherchent le royaume de Dieu et sa justice ;
ils disent : « Que ton règne
vienne ! » Ils demandent bien ce
qu'il faut demander avant tout. Ils frappent
à la porte du Royaume sans réponse.
Et c'est pour nous rappeler ce que nous oublions
toujours, que justement la vraie prière, la
suprême prière de l'Eglise demeure
radicalement inexaucée jusqu'à la fin
du monde, que l'Eglise fidèle est
nécessairement à la porte du Royaume
jusqu'à ce que vienne le Royaume, qu'elle
est séparée de son époux
jusqu'à ce que vienne Jésus-Christ.
Certes nous pouvons souffrir terriblement de voir
nos requêtes demeurer sans réponse et
notre malheur se prolonger, comme aussi nous
réjouir d'exaucements et d'innombrables
bénédictions journalières.
Mais il ne faudrait pas oublier que derrière
toutes nos prières exaucées ou
inexaucées, nos malheurs et nos bonheurs,
derrière nos maladies et nos
guérisons, nos peines et nos joies, il y a
la prière suprême,
la prière par excellence :
« Viens Seigneur
Jésus ! » qui reste
inexaucée et le restera aussi longtemps que
durera le monde, car l'histoire de ce monde et
l'histoire de l'Eglise, c'est l'histoire de
l'inexaucement de cette prière ; c'est
l'histoire d'une Église qui attend et qui
prie et d'un juge qui se fait attendre et qui se
fait prier. N'allons pas l'oublier et nous endormir
et nous croire exaucés. Ce serait la pire
catastrophe.
Nous pouvons certes recevoir des exaucements
provisoires, et des allégements bienvenus,
mais il ne faudra surtout pas s'en contenter et se
mettre à demander moins que le Royaume de
Dieu, moins que le jugement dernier, moins que le
retour de Jésus-Christ. Nous oublions
toujours que l'Eglise fidèle, l'Eglise des
élus, l'Eglise qui vraiment prie est une
Église inexaucée, privée de
tout ce qu'elle demande, veuve jusqu'à la
fin du monde. À tout ce qu'elle peut
recevoir, il faut qu'elle dise : non ce n'est
pas cela, ce n'est pas encore Lui. Et il faut
qu'elle continue à l'appeler. Car la
« prompte justice » que Dieu
fera aux élus, c'est la justice du jugement
dernier et non pas une autre. Jusque-là, les
élus crient jour et nuit, et c'est
l'interminable nuit de l'injustice et tout se passe
comme si Dieu était un juge inique, comme
s'il était de connivence avec la partie
adverse, comme s'il était le Dieu de
Nébucadnetzar ou de Néron et des
autres négriers de l'histoire ; c'est
l'interminable nuit où Jacob lutte contre ce
juge inique qui ne veut pas le laisser entrer dans
la Terre Sainte, et où Job appelle :
« Mon Dieu, je crie la nuit et tu ne me
réponds pas ! » et
David : « Pourquoi restes-tu sourd
à ma prière ? » Cela
nous semble étrange et bien
exagéré peut-être. Mais nous
avons lu les béatitudes pourtant, ou bien ne
les avons-nous jamais lues vraiment ? N'y
est-il pas dit également
que les élus, les
héritiers du Royaume de Dieu y sont pauvres
en esprit, affamés et assoiffés,
persécutés pour la justice ?
N'est-ce pas ce que nous lisons dans la Bible,
n'est-ce pas la terrible réalité de
l'Eglise sous la croix ?
Tous les élus, dans la Bible, ont une
attitude étrange. On ne sait raisonnablement
pas à quoi s'en tenir avec eux. Ils ont
Jésus-Christ assurément, et pourtant
ils ne l'ont pas. Jésus-Christ est avec eux,
mais il n'est qu'avec ceux qui l'attendent. Le
Saint-Esprit habite en eux, mais c'est pour leur
faire sentir à quel point ils en manquent,
à quel point ils vivent dans la chair.
Jésus se donne pour présent sur la
terre et pourtant ne parle que de sa venue. Il est
bien là, mais cela veut dire seulement qu'il
reviendra. C'est ainsi pour les apôtres
assurément. On ne peut pas nier qu'ils ne
soient, eux, des élus. Or, bien que le
Seigneur soit avec eux, c'est exactement comme s'il
n'était pas là. De la présence
du Seigneur, ils n'en tiennent aucun compte, mais
tous crient à moitié morts :
« Hélas, viens Seigneur
Jésus ! » Et c'est sur ce cri
que la Bible se ferme et c'est avec ce cri qu'ils
se sont tous enfoncés dans la mort.
Ah ! oui, il est bon pour la
tranquillité de l'Eglise qu'ils soient loin
tous ces crieurs, et qu'on puisse oublier
religieusement la venue du Seigneur. Maintenant,
Dieu merci, l'Eglise a les jambes un peu plus
solides que la pauvre veuve et les apôtres.
Maintenant l'Eglise jouit même d'une certaine
considération dans le monde. Elle lui a
rendu quelques services dont il faut bien la
remercier. Et l'on porte avantageusement son
christianisme : Dieu par-ci et Dieu
par-là, et l'on n'oublie qu'une chose, la
vraie prière, le cri des élus
jusqu'à la fin du monde.
Il n'est pas étonnant que
Jésus termine sa parabole
par cette effrayante
question : « Quand le Fils de
l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la
terre ? » Quand le Fils de l'homme
viendra, il trouvera beaucoup d'Églises,
beaucoup de pasteurs et beaucoup de protestants.
Peut-être même trouvera-t-il des
Églises unies, des groupements de jeunesse
compacts et le christianisme en progrès dans
tous les pays. Mais il n'empêche que cette
question de Jésus demeure comme un point
d'interrogation formidable sur toutes nos affaires,
sur toutes nos Églises, sur tous nos
progrès. Quels que soient les triomphes et
les succès du christianisme, quel que soit
l'optimisme convenu, il n'y a pas moyen de
supprimer ces deux lignes dans l'Évangile,
pas moyen d'échapper à cette
question : « Quand le Fils de
l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la
terre ? »
Cette question prouve que le sens de cette
parabole n'a pas été
exagéré. L'exaucement de la
prière de cette pauvre veuve c'est
« quand le Fils de l'Homme
viendra... » La « prompte
justice » que Dieu fera à ses
élus ne peut signifier autre chose que le
retour glorieux de celui qui viendra pour juger les
vivants et les morts. La misère de cette
veuve à la porte du juge inique n'est donc
pas l'état transitoire de l'Eglise, mais son
état fondamental, essentiel jusqu'à
la fin du monde.
Est-ce que nous comprenons qu'il n'est pas
d'autre façon d'être élu que
d'être totalement inexaucé et de crier
jour et nuit vers le juge et d'appeler
jusqu'à ce qu'il vienne, de frapper pendant
des millénaires encore peut-être (car
mille ans sont comme un jour) jusqu'à ce que
la porte s'ouvre et que le Seigneur paraisse dans
sa gloire ?
Mais l'Eglise infidèle se contente de
tous les exaucements intermédiaires et
s'installe dans une justice
humaine ou bien cherche un modus
vivendi avec la partie adverse. L'Eglise
infidèle ne persiste pas dans la stupide
obstination de cette pauvre femme. Comme la porte
reste fermée, elle s'arrange autrement. Elle
se rend justice à elle-même ou bien
elle transige avec la partie adverse, elle lui
abandonne une portion de son héritage. Elle
baptise justice de Dieu et Royaume de Dieu, les
petits arrangements pieux, les compromis avec le
monde. Elle n'attend plus son Seigneur. Elle
expédie les morts dans l'au-delà
comme si Jésus ne revenait pas juger les
vivants et les morts, comme si c'était non
la Parole de Dieu mais toute chair, mais le monde
qui étaient éternels.
L'Eglise fidèle au contraire attend
toute sa justice de Dieu seul et n'arrête pas
de la lui demander, et ne se détourne pas
une minute de cette porte derrière laquelle
se tient son juge. Voyez à quelle
pureté, à quelle rectitude nous
oblige ainsi la prière des élus et
l'attente vivante du Royaume. Vous comprenez bien
qu'une telle prière s'éteint au
moment même où nous adoptons à
l'égard de la partie adverse une attitude
tant soit peu équivoque, où nous lui
laissons entendre qu'il y aurait peut-être un
moyen de s'arranger avec elle. Il n'est plus
d'espérance possible du Royaume, là
où faiblit la résistance de
l'Église à la partie adverse, comme
non plus là où l'Église entend
se rendre elle-même justice et se venger.
Dans les deux cas elle perd patience, elle n'attend
plus, ne prie plus, ne croit plus. Dans les deux
cas elle est perdue, elle a rejeté sa croix.
On peut donc bien dire que dans la mesure où
nous prions comme cette femme, nous
résistons par là même
pleinement aux puissances maudites de ce monde,
à l'iniquité de la partie adverse, en
même temps que nous espérons
pleinement le Royaume de Dieu.
Mais si nous ne prions pas ainsi et si nous
attendons un autre exaucement que la venue de
Jésus-Christ, comment
échapperons-nous à toutes les
équivoques, à tous les compromis,
à toutes les lâchetés. Si nous
tendons, ne serait-ce que le bout des doigts
à la partie adverse, comment pourrions-nous
jamais plus nous obstiner à la porte du
juge ? Voyez de quelle résistance, de
quelle obéissance, de quelle
espérance témoigne le cri des
élus jour et nuit ! Nous sommes tenus
par l'attente obstinée, insensée du
Jugement, ou alors nous sommes tenus par le
diable ; nous prions comme cette femme ou nous
roulons dans le désespoir et dans le
déshonneur.
Et Dieu ne ferait pas justice à ses
élus ?
Je vous dis qu'il leur fera prompte
justice.
On ouvre à celui qui frappe.
Oui, certes, mais cela ne signifie pas moins
que la promesse du Royaume de Dieu et de sa
justice. On ouvre, mais non pas tout de suite, mais
non pas avant l'heure fixée. On ouvrira tout
à coup. La justice sera prompte, totale et
parfaite et comblant toute attente. Mais la porte
ne s'ouvrira que pour celui qui frappe et qui a
frappé jusqu'au bout, jusqu'au dernier
moment, jusqu'à ce qu'elle s'ouvre,
jusqu'à ce que Jésus-Christ vienne.
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