Ton Dieu
règne
Serviteurs inutiles
Qui de vous, ayant un serviteur
employé à labourer ou à faire
paître les troupeaux, lui dira, à son
retour des champs : Viens tout de suite te
mettre à table ? Ne lui dira-t-il pas
au contraire : Prépare-moi à
souper, ceins-toi pour me servir, jusqu'à ce
que j'aie mangé et bu ; et après
cela tu mangeras et tu boiras. Saura-t-il
gré à ce serviteur d'avoir fait ce
qui lui était commandé ? Vous
aussi de même quand vous aurez fait tout ce
qui vous est commandé, dites : Nous
sommes des serviteurs inutiles. Ce que nous avons
fait, nous devions le faire
Luc 17. 7-10
Le début de ce texte se rattache à
l'histoire du figuier maudit. Nous y voyons un
serviteur qui, après une pleine
journée de labeur, pourrait se croire quitte
envers son maître, et estimer qu'il l'a
suffisamment servi, que ces heures du soir lui
appartiennent maintenant ; un serviteur, qui,
tout comme le figuier, pourrait bien penser qu'il y
a une limite à tout et un temps pour tout et
que c'est assez d'une saison pour porter des fruits
et que c'est assez de donner à Dieu une
partie, une bonne partie même de son
existence.
« Non ! dit le Maître,
tu rentres de labourer, mais ta saison n'est pas
finie : prépare-moi à
souper ! Ceins-toi pour me servir ! Je
n'ai pas fini, je n'ai jamais fini d'attendre de
toi quelque chose. » Le service que Dieu
nous demande est illimité.
Notre appartenance à Dieu est
illimitée. Il n'y a aucune frontière
à l'acceptation de ce que Dieu nous demande
d'accepter. Et pourtant nous aurions bien des
excuses comme le serviteur de cette parabole.
Après la dure journée de peine,
après la dure lutte d'où l'on rentre
fourbu, après les heures de bataille, ne
pourrait-on pas, le soir, se reposer, se laisser
aller un moment à côté de la
volonté du maître, et se servir
soi-même ? Non, dit le Maître, ton
travail n'est pas terminé. Ensuite, quand
j'aurai soupé, ensuite au jour du jugement
et de la résurrection, tu te reposeras
éternellement dans ma gloire ; ensuite,
après le temps de ce monde ; mais
jusqu'à la fin du monde, mais jusqu'à
mon retour, c'est le temps de combattre, c'est
à toutes les minutes le temps de porter des
fruits d'amour, de justice et d'espérance,
dans le monde de l'injustice et du
désespoir.
Le serviteur a compris. Peut-être,
vous aussi, avez-vous compris la totalité de
l'obéissance chrétienne.
Peut-être savez-vous que toute votre vie
appartient à votre Seigneur et qu'il n'est
plus de saison ni de compartiment possible dans
l'existence d'un chrétien. Oui,
peut-être le miracle s'est-il produit, la
Parole de Dieu a-t-elle germé en vous et
fait de votre vie l'arbre qui porte des fruits en
toutes saisons. Vous êtes bien, je veux le
croire, ce serviteur qui appartient sans
réserve à son maître et qui
fera jusqu'au bout tout ce qu'il lui demande.
Reste-t-il quelque chose à dire
encore ? Ne sommes-nous pas quittes
enfin ? Notre obéissance totale ne nous
libère-t-elle pas du Maître ? Je
veux dire : ne nous donne-t-elle pas un droit,
un tout petit droit à sa
reconnaissance ? Quand vraiment nous aurons
fait tout ce que Dieu nous commande, quand nous
aurons obéi totalement,
quand nous aurons porté des fruits toute
l'année, quand nous serons parfaitement
sanctifiés comme il est nécessaire
que nous le soyons pour entrer dans le Royaume de
Dieu, Dieu nous saura gré de cette
obéissance, il nous devra quelque chose,
nous l'aurons tellement obligé, nous lui
aurons rendu tant de services ! Nous aurons
apaisé sa faim, nous lui aurons servi
à manger, nous l'aurons, entretenu avec
notre peine et avec notre argent pendant toute
notre vie. Il nous en saura gré, tout de
même, de toutes ces figues ! C'est
quelque chose d'utile que nous avons fait
là. Mais le Maître, une fois de plus,
interrompt nos réflexions pour nous faire
part des siennes. Dites : « Nous
sommes des serviteurs inutiles. Ce que nous avons
fait, nous devions le faire ! ce qui
signifie : « Dans tout ce que tu
peux faire pour moi, dans l'obéissance la
plus absolue, la plus sublime, la plus humble, il
n'est rien que tu ne me doives, toi, et par
conséquent rien pour quoi je te devrais,
moi, quelque chose. Ton service est
entièrement et uniquement le gré que
tu me sais et non le gré que je te sais. Si
tu comptes sur ma reconnaissance, où donc
est ta reconnaissance ? Si tu penses que je te
dois quelque chose, qu'as-tu fait de ce que je t'ai
donné, et pourquoi me sers-tu ? Pour
faire l'important, pour recevoir des éloges,
pour que je te loue ? Et moi qui croyais que
ton service était une louange de ma
grâce. Je croyais que tu voulais simplement
me louer. Mais non ! tu voulais que je te
loue ! »
Quand vous aurez fait toute la
volonté de Dieu, dites :
« Nous sommes des serviteurs
inutiles. » Il n'est peut-être rien
dans toute la Bible et dans toute notre vie de si
important à comprendre que cette
inutilité de notre obéissance. Il
faut que nous saisissions
maintenant cette parole si
sévère, si dure.
Sévère ! dure ! Elle n'est
dure qu'à notre convoitise. Elle est douce,
merveilleusement douce à notre foi, à
notre amour. Car elle établit avec une force
étonnante, avec une rigueur absolue, le fait
que le service tout entier que nous devons à
Dieu, c'est le service de la reconnaissance, c'est
une louange de la grâce qu'il nous a faite,
et, rien, mais absolument rien d'autre. Vouloir que
Dieu nous sache gré, c'est
déjà ne plus lui savoir gré.
Si notre maître, c'est celui qui nous a
rachetés et pardonnés, si c'est par
sa grâce qu'il est devenu notre Maître,
si de pouvoir le servir, c'est justement la
grâce qu'il nous fait, se peut-il que nous
songions à dépasser cette
grâce, à faire plus que de lui rendre
grâce, à faire autre chose que de lui
dire merci. Il n'y a rien de plus important ni de
plus simple. Est-ce que nous travaillons pour
dire merci à Dieu ou pour qu'il nous dise
merci ?
Ou encore, y a-t-il dans notre travail une
sorte de frontière telle qu'à un
certain moment nous puissions quitter le merci que
nous disons à Dieu pour entrer dans le merci
que Dieu devrait nous dire. Est-ce qu'en somme ce
que nous pourrions appeler les heures
supplémentaires de notre travail, ces fruits
que nous portons hors de la saison, ne seraient
pas, eux, utiles, c'est-à-dire sortant du
cadre de la reconnaissance. Nous avons vu qu'il
fallait briser tous les cadres, toutes les saisons,
tous les compartiments pour obéir dans tous
les domaines à tous les moments. Mais cette
obéissance même pourrait-elle briser
le cadre de la reconnaissance, nous élever
jusqu'à un mérite ? Cette
question nous paraît toute naturelle, et
pourtant, le seul fait de la poser, c'est avoir
déjà tout oublié, c'est avoir
déjà sombré dans l'abîme
de sa propre justice, c'est déjà
mépriser la grâce,
c'est déjà ne plus être devant
Lui, ne plus savoir qui nous sommes et qui Il est.
Car jamais tout le travail que Dieu nous demande,
tout notre dévouement ne pourra être
autre chose qu'un tout petit merci pour la
bonté dont il use envers nous.
Jamais dans le temps et dans
l'éternité, nous ne pourrons faire
plus que de le louer pour sa grâce. Rien que
supposer autre chose, rien que prétendre
qu'il nous sache gré, c'est
déjà s'exclure du Royaume de Dieu qui
ne sera jamais qu'une louange du Seigneur.
Dépasser la reconnaissance, c'est sortir du
Royaume de Dieu. Tout effort de l'homme pour se
faire louer de Dieu est un effort
démoniaque, un effort inventé par
l'homme. Car tout ce que Dieu nous demande, c'est
de le louer. Si nous voulons, ne fût-ce qu'un
peu, nous faire louer, nous cessons d'obéir.
Prenons garde de ne jamais renverser les
rôles, de ne jamais attendre de Dieu la
louange qu'Il attend de nous. C'est si facile.
Voyez comme le danger est proche, comme il faut
veiller, et comme Luther avait raison de noter
qu'il se cache dans nos coeurs un vilain moine qui
veut toujours être justifié par ses
oeuvres, un moine qui veut obliger Dieu par sa
moinerie.
Avons-nous bien compris ? Le serviteur
inutile, c'est celui qui ne peut pas dire à
Dieu plus que : « Merci »,
et dont tout le service ne sert à rien
d'autre qu'à exprimer ce merci, et qui
jamais ne pourra savoir autre chose que ce merci,
parce qu'il ne connaîtra jamais Dieu
autrement que dans sa grâce.
L'obéissance d'un chrétien est
parfaitement inutile, tout aussi inutile que ce
vase de parfum...
Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il donne, ce
n'est pas pour recevoir (ce qui serait utile),
c'est pour rendre un tout petit peu... non,
même pas. C'est seulement
pour montrer qu'il a bien
reçu, qu'il a tout reçu, qu'il a
compris. C'est pour louer la grâce de son
Maître. C'est donc strictement
l'inutilité de notre service qui en fait un
service chrétien, le service de Dieu et non
pas d'une idole. C'est l'inutilité de notre
obéissance qui en constitue l'unique valeur
devant Dieu. C'est cette inutilité qui
montre que notre obéissance est celle de la
foi et non de l'incrédulité, qu'elle
a pour fondement la grâce de Dieu et non la
convoitise humaine. Cette inutilité marque
l'obéissance qui prend naissance à la
Table sainte.
Peut-être avez-vous jusqu'à
aujourd'hui servi Dieu utilement, et
pensé qu'il vous en savait gré. Nous
n'avons qu'une chose à faire, c'est de nous
convertir immédiatement, c'est-à-dire
de chasser au loin cette utilité pour
recevoir de la Table sainte le don parfait de Dieu,
qui rendra notre service parfaitement inutile. Si
vraiment nous recevons le Fils de Dieu,
c'est-à-dire absolument tout ce que Dieu
pourra jamais nous donner, il est impossible qu'en
regard de ce don, à partir de cette
grâce, notre vie devienne autre chose qu'un
service inutile de toutes les parties de notre
être et de tous nos instants.
Il a donné son Fils
Il arriva, après ces
choses, que Dieu éprouva Abraham, et il lui
dit : Abraham ! Il répondit :
Me voici. Et Dieu dit : Prends ton fils, ton
unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t'en au
pays de Morija, et là offre-le en
holocauste, sur la montagne que je te dirai.
Abraham se leva de bon matin, bâta son
âne, prit deux de ses serviteurs avec lui, et
Isaac son fils, il fendit du bois pour
l'holocauste ; puis il partit et il s'en alla
vers le lieu que Dieu lui avait dit.
Le troisième jour Abraham, levant les
yeux, vit le lieu de loin. Et Abraham dit à
ses serviteurs : Demeurez ici avec
l'âne. Moi et l'enfant nous irons jusqu'ici,
et nous adorerons ; puis nous reviendrons vers
vous. Et Abraham prit le bois de l'holocauste et le
mit sur Isaac son fils ; puis il prit dans sa
main le feu et le couteau et ils s'en
allèrent tous deux ensemble.
Alors Isaac parla à Abraham son
père, et dit : Mon père !
Abraham répondit : Me voici, mon fils.
Et il dit : Voici le feu et le bois ;
mais où est l'agneau pour
l'holocauste ? Et Abraham
répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira
Lui-même de l'agneau pour l'holocauste. Et
ils marchèrent tous deux ensemble.
Ils vinrent au lieu que Dieu lui avait dit,
et Abraham y bâtit l'autel et rangea le
bois ; et il lia Isaac son fils, et le mit sur
l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham
étendit la main, et prit le couteau pour
égorger son fils. Mais l'ange de
l'Éternel lui cria des cieux, et dit :
Abraham, Abraham ! Il répondit :
Me voici ! L'ange lui dit : Ne porte pas
la main sur l'enfant et ne lui fais aucun mal. Car
maintenant je sais que tu crains Dieu, puisque
tu ne m'as pas refusé ton
fils, ton unique. Et Abraham leva les yeux et
regarda, et voici derrière lui un
bélier, retenu dans un buisson par les
cornes. Alors Abraham alla prendre le
bélier, et l'offrit en holocauste à
la place de son fils. Et Abraham appela ce
lieu-là : Jéhova-Jiré.
C'est pourquoi on dit aujourd'hui : sur la
montagne de l'Éternel, il y sera
pourvu.
L'ange de l'Éternel appela des cieux
Abraham pour la seconde fois en disant : Je
l'ai juré par moi-même, déclare
l'Éternel : Puisque tu as agi ainsi, et
que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique,
je te bénirai certainement. Oui, je te
donnerai une postérité nombreuse
comme les étoiles du ciel, et comme le sable
qui est au bord de la mer ; et ta
postérité aura en sa possession les
portes de ses ennemis. Toutes les nations de la
terre seront bénies en ta
postérité, parce que tu as
obéi à ma voix.
Alors Abraham retourna vers ses
serviteurs ; ils se levèrent et s'en
allèrent ensemble à
Béer-Séba ; et Abraham demeura
à Béer-Séba.
Genèse 22. 1-19
Qui peut comprendre Abram ? Qui peut
comprendre le Dieu d'Abram ? demande
Kierkegaard. Abram occupe une place absolument
unique et sans pareille dans l'histoire de la
Révélation. Jamais rien de semblable
n'est arrivé à un homme,
lui-même, pourtant, si exactement semblable
à nous. En effet, par la grâce de
Dieu, tous les croyants occupent la place de son
fils, mais Abram lui, c'est la place du Père
qu'il doit occuper. Alors qu'il ne pense à
rien moins qu'à cela, alors qu'il ignore
sans doute tout du vrai Dieu, Abram est choisi pour
devenir le père du peuple de Dieu, le
père des croyants, le père des
enfants de Dieu, en un mot le père de tous
ceux dont Dieu seul est le Père. Il est
choisi pour devenir la source de
bénédictions que Dieu veut être
pour toutes les familles de la terre. Plus
spécialement encore, il est choisi pour
être le père de
Jésus-Christ, pour que son sang coule dans
les veines du Fils éternel de Dieu. Quelle
place singulière ! Et nous ajoutons
tout de suite - quel privilège ! Quelle
chance inouïe ! Privilège ?
Ah ! vraiment, combien l'homme est rendu
léger par sa convoitise ! Avantageuse,
la situation d'Abram ? Nous ne savons pas de
quoi nous parlons. Occuper la place du père
de Jésus-Christ c'est sans doute un
privilège, et bien le plus étonnant
qui ait jamais été accordé
à un homme, mais il se trouve en même
temps que ce privilège, c'est celui de
passer par l'épreuve la plus terrifiante qui
se puisse concevoir et qui ait jamais
été imposée à un homme.
Jamais Dieu n'a demandé à qui que ce
soit ce qu'il demande à Abram, parce que
jamais il n'a promis à qui que ce soit ce
qu'il promet à Abram.
L'épreuve d'Abram d'ailleurs ne
commence pas à ce
chapitre 22. Elle a commencé
dès l'heure où retentit à ses
oreilles la promesse d'une postérité.
Dès lors, pendant vingt-cinq ans, Abram doit
attendre et croire, sans voir la moindre trace de
cet enfant promis, lui qui approchait de sa
centième année, alors que Sara sa
femme était stérile. Vingt-cinq ans
qui furent pour lui bien, aussi longs que les deux
mille ans pendant lesquels le peuple d'Israël
dut attendre le Sauveur annoncé, vingt-cinq
ans au cours desquels rien ne se passe sauf de
temps à autre la promesse qui retentit
à nouveau, toujours pareille, toujours plus
précise, toujours plus absurde :
« Je te donnerai de Sara un
fils. » Abram ne peut que rire, Sara ne
peut que rire, le monde entier ne peut que rire.
Voyez-vous ces deux vieillards auxquels Dieu fait
croire depuis vingt-cinq ans qu'ils vont avoir un
enfant ! Voyez-vous ce peuple auquel depuis
deux mille ans Dieu fait croire qu'il va lui
naître un Sauveur.
Voyez-vous cette Église à laquelle
Dieu fait croire depuis mille neuf cents ans que
son Sauveur va revenir. Isaac veut dire :
« on rit ». Tout le monde rit
de la parole de Dieu. Et l'Eglise même ne
peut s'empêcher de rire de la promesse qui
lui est faite. Elle est si vieille, cette
Église ! Elle radote à la fin -
Sara ! On n'en peut plus rien
attendre.
Un beau jour cependant l'enfant du
miracle est arrivé. Isaac le risible, Isaac
le dérisoire. Il est là, c'est bien
vrai. Un fils nous est donné. On n'en
croyait pas ses oreilles. Et maintenant on n'en
croit pas ses yeux. « Je vous annonce une
bonne nouvelle qui sera pour tout le peuple le
sujet d'une grande joie. » Et Sara
dit : « Dieu m'a donné un
sujet de joie. Tous ceux qui apprendront cette
nouvelle me souriront. » Et Abram
« voit le jour de
Jésus-Christ ». La lumière
de Noël inonde son coeur de père. Il
tressaille de joie. Dans son coeur monte toute
l'affection que Dieu porte à son fils
bien-aimé.
Et l'enfant grandissait en stature, en
sagesse et en grâce. Cette fois, plus de
doute possible. Abram le tient, ce fruit de la
promesse. Il l'a suffisamment attendu. Il ne le
lâchera pas. Cette fois le peuple
d'Israël a son Messie, Hosanna !
Béni soit celui qui vient au nom du
Seigneur.
Pauvre Abram ! Tu crois être
au bout de ta peine. Tu penses qu'à
Noël l'épreuve est terminée et
que tout est accompli. Ah ! tu ne sais pas
encore ce qui t'attend pour être le
père du Fils de Dieu. Tu ne sais pas encore
que la joie de Noël, pour devenir celle de
Pâques, doit passer par le désespoir
du Vendredi-Saint. Tu ne sais pas que bientôt
vient le jour où tout sera plus
irrémédiablement perdu que si
l'enfant ne t'était jamais né. Non,
Abram ne peut pas se douter encore de ce
qu'est l'amour du Père et
de ce qu'il en coûte d'être une
bénédiction pour toutes les
nations.
Il faudra qu'il l'apprenne. Alors vient
l'ordre inconcevable : « Prends ton
fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac.
Va-t'en au pays de Morija et offre-le en
sacrifice ! » Qui oserait envier
Abram à ce moment-là ?
Impossible de se mettre à sa place sans
être pris de vertige. Est-ce que Dieu lui
demande bien cela ? Est-ce que c'est bien Dieu
qui le lui demande ? Soi-même ôter
la vie à l'enfant du miracle, au fils
unique, irremplaçable ? Comment Abram
n'est-il pas devenu fou ? Si encore Dieu le
prévenait qu'une maladie ou que des brigands
lui enlèveraient son fils, il pourrait
toujours croire quand même que cela
n'arrivera pas et s'appliquer à
l'empêcher. Mais devoir le faire
soi-même, c'est la fin de tout espoir, c'est
définitivement atroce, aucune
possibilité d'échapper, à
moins de désobéir, ce qu'Abram ne
peut pas envisager. Et ce qu'il y a de plus
effrayant encore, de plus paradoxal dans la
situation d'Abram n'est pas tant qu'il doive donner
son fils, car beaucoup de pères ont dû
donner leur fils - c'est que ce fils soit celui sur
qui repose la promesse de Dieu et le salut du
monde, et que cette même parole qui fait
sortir d'Isaac tous les bénis de Dieu, en
fasse aujourd'hui un enfant mort. Qu'Abram
obéisse et il ne peut plus croire à
la promesse de Dieu. Qu'il croie à la
promesse, et il ne peut plus obéir. Et
cependant ce que Dieu veut, c'est qu'Abram
obéisse sans cesser de croire, sans cesser
d'espérer. Mais d'espérer quoi ?
Que voulez-vous qu'il espère, puisqu'il s'en
va lui-même sacrifier l'enfant ?
L'impossible, l'absurde, la résurrection des
morts ? Oui. Il faut que sa foi devienne
l'espérance de la résurrection, ou
qu'il la perde. L'épître aux
Hébreux rapporte bien
qu'il offrit son sacrifice par la
foi, en se disant que Dieu a le pouvoir de
ressusciter un mort.
Mais cela n'est point facile à se
dire dans le moment où l'on doit
soi-même faire mourir son enfant, où
Dieu veut sa mort. La foi d'Abram en ces jours, qui
peut la comprendre, qui peut l'expliquer, qui peut
même s'en approcher pendant qu'il
obéit, pendant que lentement il se
prépare à faire mentir cette
promesse, qu'il se lève de bon matin, qu'il
selle son âne, qu'il fend du bois (combien de
coups de hache ?) et puis qu'il marche pendant
deux jours entiers avec son enfant à
côté de lui. Si encore ç'avait
été vite fait, sans avoir le temps de
réfléchir. Mais il faut aller sur le
mont Morija, à cent kilomètres ;
deux jours entiers de marche, dont chaque pas le
rapproche de la mort de son fils, dont chaque pas
rend la promesse de Dieu plus absurde. Pourquoi ce
supplice interminable, pourquoi le troisième
jour seulement vit-il l'endroit que Dieu lui avait
désigné, pourquoi ce raffinement dans
l'épreuve ? Pourquoi cette longueur,
cette chute sans fin dans un abîme de
solitude ? Il y a bien deux serviteurs avec
lui. Mais sont-ils encore avec lui ? Que
voulez-vous qu'il leur dise ? Il y a bien
encore son fils qui demande :
« Où est l'agneau pour le
sacrifice ? » Mais il est
déjà séparé de lui.
Comment Abram pourrait-il lui révéler
ce qu'il va faire ? Isaac est
déjà mort pour lui. Il est mort
depuis l'instant où Dieu lui a donné
l'ordre de le faire mourir. Sur chaque minute de
ces trois jours pèse le poids de cette mort.
Je n'ai plus mon fils unique, mon bien-aimé,
toute l'espérance de Dieu. Je vais
moi-même le détruire. Tout va
être fini. Tout est déjà fini.
Le bois est arrangé sur l'autel, Isaac est
lié sur le bois. Abram étend la main,
prend le couteau...
Abram est seul comme jamais aucun homme
n'a été seul sur la
terre. Plus seul que la femme abandonnée par
celui qu'elle aime, plus seul que celui qui,
revenant au petit jour le long d'un faubourg,
après une nuit d'alerte, retrouve sa famille
écrasée sous les décombres de
son foyer.
Plus seul, car cet homme a la sympathie
du monde nous sommes avec lui, nous pouvons nous
approcher de lui. Mais la solitude d'Abram, qui
peut s'en approcher ? Elle est fantastique,
inhumaine, inqualifiable. Quelle est donc cette
solitude ?... C'est la solitude de Dieu, le
samedi saint pendant que son Fils est dans la
tombe. C'est la solitude de Dieu pendant les heures
inconcevables où il n'a plus de Fils
où, il a réellement donné son
Fils unique. L'épreuve d'Abram, c'est
l'épreuve de Celui qui, dit l'apôtre
Paul, n'a pas épargné son propre
fils ; c'est l'épreuve de Dieu quand il
doit maudire son Fils bien-aimé.
C'est ainsi qu'Abram doit
éprouver tout ce que Dieu éprouve.
Dieu l'introduit dans son propre coeur, dans sa
propre solitude, dans sa propre épreuve.
Comment Abram serait-il autrement le père de
Jésus-Christ et la bénédiction
des nations ? Et comment le sein d'Abram
désignerait-il, sinon, l'éternelle
félicité des pauvres auxquels Dieu
donne la vie de son propre Fils
(Luc 16. 22) ? Par sa foi et son
obéissance, Abram s'est laissé
associer par Dieu au secret même de la
rédemption. Et cela non seulement pour lui,
mais pour nous aussi.
Car si cette histoire nous est
racontée, c'est bien pour qu'au travers de
cette épreuve d'Abram notre père,
nous comprenions l'épreuve de notre
Père qui est au cieux, que nous y soyons
rendus attentifs, et ne puissions plus la trouver
normale. Oui, c'est bien pourquoi cette histoire
nous est dite aujourd'hui. Ce qui tue
l'évangile dans nos
coeurs, c'est que nous finissons par trouver ce que
Dieu a fait tout naturel ! C'est que nous nous
accoutumons remarquablement à la bonne
nouvelle. Il a donné son Fils unique !
Quelle rengaine ! Il a donné son Fils
unique ! Eh bien, oui, on finit par le savoir.
On le sait tellement bien qu'on n'arrive plus
à y faire attention. Ce sont des phrases,
des motifs pieux, hélas.
Mais cette histoire d'Abram nous
rappelle que nous n'avons peut-être pas
encore commencé à savoir ces choses
que nous savons trop bien. Cette histoire du
sacrifice d'Isaac, on ne peut pas dire que nous y
soyons accoutumés, et que nous la trouvions
normale. Qui oserait en penser qu'elle est toute
naturelle ! Au contraire, cette histoire nous
semble tellement peu normale, tellement
scandaleuse, tellement monstrueuse même, que
bon nombre de chrétiens se sont
ingéniés à l'escamoter,
à la falsifier, à l'édulcorer.
Ce chapitre 22, qui est comme le coeur de
l'Évangile dans l'Ancien Testament, on
aurait bien voulu qu'il n'y fût pas, et
chaque génération s'y heurte comme
à une pierre d'achoppement, et l'on
continuera de s'y heurter. Heureusement !
Jamais cette histoire ne deviendra normale. Jamais
cette histoire, tant qu'on voudra bien se pencher
sur elle et la laisser être ce qu'elle est,
ne perdra son aiguillon et sa faculté de
réveiller dans nos coeurs le sens assoupi de
la parole : « Dieu a tant
aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique. » Or, ce don du Fils unique s'est
produit d'une façon aussi concrète
que dans le récit du sacrifice d'Isaac. Dieu
a dû faire à Jésus ce qu'Abram
a dû faire à Isaac. C'est cela son
amour. C'est par là que Dieu notre
Père a passé à cause de nous.
Ceux qui s'habituent à cet amour, ceux pour
lesquels il devient presque inévitablement
un refrain de sacristie, le lieu
commun du Christianisme, qu'ils pensent aujourd'hui
simplement à Abram coupant son bois,
bâtant son âne et cheminant durant deux
jours vers le mont Morija, à
côté de son fils
bien-aimé...
Et la Sainte-Cène, avons-nous la
force de la prendre à la lumière de
ce chapitre, c'est-à-dire comme signe du
corps sacrifié du Fils unique, et de son
sang répandu comme signe du sacrifice
d'Isaac et de plus encore, car au dernier instant,
Dieu épargne à Abram le coup de
couteau, lui rend son enfant et change tout
à coup les ténèbres en
lumière et la désolation en chant de
joie. Au dernier instant, Dieu épargne
Isaac, il le remplace par un boue - mais son propre
Fils, Il ne l'épargne pas ; Il ne
retient pas les bourreaux qui lui plantent des
clous : le sacrifice est consommé. Sur
la croix, Isaac est égorgé. Le
Père va jusqu'au bout ; le sang coule.
La coupe est bue jusqu'à la lie. Le don que
Dieu nous fait de son Fils unique est encore plus
réel, plus renversant que le don d'Abram.
L'Évangile n'adoucit pas cette histoire, il
ne la corrige pas, au contraire, il la pousse
à fond, il l'accentue, il l'accomplit, il la
réalise. Dans ce chapitre de la
Genèse, on peut encore pousser un soupir de
soulagement pour finir. On a eu peur, mais tout
s'arrange. Dans l'Évangile, ça ne
s'arrange pas. Jésus ne descend pas de la
croix. C'est le corps rompu d'Isaac qui nous est
offert à la Table sainte, c'est le sang de
l'Agneau immolé. Il n'y a pas moins que sur
le mont Morija. Il y a plus encore. Si ce
récit de la Genèse est païen,
comme on veut bien le dire, alors l'Évangile
est encore plus païen. Mais enfin, qu'il soit
païen ou chrétien, peu importe, si ce
récit nous fait mieux comprendre ce qu'il y
a d'absolument bouleversant dans la bonne
nouvelle : « Dieu
a donné son Fils
unique », et dans cette Parole :
« Ceci est mon sang répandu pour
vous. »
Plus cette histoire nous heurte et mieux
elle a atteint son but. Car elle est là pour
nous heurter, pour qu'enfin nous recevions le don
de Dieu et le message de la croix, non pas comme
une mélodie qui nous endort, mais comme un
coup qui nous réveille et nous
émerveille. Amen.
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