Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Ton Dieu règne



Serviteurs inutiles

Qui de vous, ayant un serviteur employé à labourer ou à faire paître les troupeaux, lui dira, à son retour des champs : Viens tout de suite te mettre à table ? Ne lui dira-t-il pas au contraire : Prépare-moi à souper, ceins-toi pour me servir, jusqu'à ce que j'aie mangé et bu ; et après cela tu mangeras et tu boiras. Saura-t-il gré à ce serviteur d'avoir fait ce qui lui était commandé ? Vous aussi de même quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles. Ce que nous avons fait, nous devions le faire
Luc 17. 7-10

Le début de ce texte se rattache à l'histoire du figuier maudit. Nous y voyons un serviteur qui, après une pleine journée de labeur, pourrait se croire quitte envers son maître, et estimer qu'il l'a suffisamment servi, que ces heures du soir lui appartiennent maintenant ; un serviteur, qui, tout comme le figuier, pourrait bien penser qu'il y a une limite à tout et un temps pour tout et que c'est assez d'une saison pour porter des fruits et que c'est assez de donner à Dieu une partie, une bonne partie même de son existence.

« Non ! dit le Maître, tu rentres de labourer, mais ta saison n'est pas finie : prépare-moi à souper ! Ceins-toi pour me servir ! Je n'ai pas fini, je n'ai jamais fini d'attendre de toi quelque chose. » Le service que Dieu nous demande est illimité. Notre appartenance à Dieu est illimitée. Il n'y a aucune frontière à l'acceptation de ce que Dieu nous demande d'accepter. Et pourtant nous aurions bien des excuses comme le serviteur de cette parabole. Après la dure journée de peine, après la dure lutte d'où l'on rentre fourbu, après les heures de bataille, ne pourrait-on pas, le soir, se reposer, se laisser aller un moment à côté de la volonté du maître, et se servir soi-même ? Non, dit le Maître, ton travail n'est pas terminé. Ensuite, quand j'aurai soupé, ensuite au jour du jugement et de la résurrection, tu te reposeras éternellement dans ma gloire ; ensuite, après le temps de ce monde ; mais jusqu'à la fin du monde, mais jusqu'à mon retour, c'est le temps de combattre, c'est à toutes les minutes le temps de porter des fruits d'amour, de justice et d'espérance, dans le monde de l'injustice et du désespoir.

Le serviteur a compris. Peut-être, vous aussi, avez-vous compris la totalité de l'obéissance chrétienne. Peut-être savez-vous que toute votre vie appartient à votre Seigneur et qu'il n'est plus de saison ni de compartiment possible dans l'existence d'un chrétien. Oui, peut-être le miracle s'est-il produit, la Parole de Dieu a-t-elle germé en vous et fait de votre vie l'arbre qui porte des fruits en toutes saisons. Vous êtes bien, je veux le croire, ce serviteur qui appartient sans réserve à son maître et qui fera jusqu'au bout tout ce qu'il lui demande.

Reste-t-il quelque chose à dire encore ? Ne sommes-nous pas quittes enfin ? Notre obéissance totale ne nous libère-t-elle pas du Maître ? Je veux dire : ne nous donne-t-elle pas un droit, un tout petit droit à sa reconnaissance ? Quand vraiment nous aurons fait tout ce que Dieu nous commande, quand nous aurons obéi totalement, quand nous aurons porté des fruits toute l'année, quand nous serons parfaitement sanctifiés comme il est nécessaire que nous le soyons pour entrer dans le Royaume de Dieu, Dieu nous saura gré de cette obéissance, il nous devra quelque chose, nous l'aurons tellement obligé, nous lui aurons rendu tant de services ! Nous aurons apaisé sa faim, nous lui aurons servi à manger, nous l'aurons, entretenu avec notre peine et avec notre argent pendant toute notre vie. Il nous en saura gré, tout de même, de toutes ces figues ! C'est quelque chose d'utile que nous avons fait là. Mais le Maître, une fois de plus, interrompt nos réflexions pour nous faire part des siennes. Dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles. Ce que nous avons fait, nous devions le faire ! ce qui signifie : « Dans tout ce que tu peux faire pour moi, dans l'obéissance la plus absolue, la plus sublime, la plus humble, il n'est rien que tu ne me doives, toi, et par conséquent rien pour quoi je te devrais, moi, quelque chose. Ton service est entièrement et uniquement le gré que tu me sais et non le gré que je te sais. Si tu comptes sur ma reconnaissance, où donc est ta reconnaissance ? Si tu penses que je te dois quelque chose, qu'as-tu fait de ce que je t'ai donné, et pourquoi me sers-tu ? Pour faire l'important, pour recevoir des éloges, pour que je te loue ? Et moi qui croyais que ton service était une louange de ma grâce. Je croyais que tu voulais simplement me louer. Mais non ! tu voulais que je te loue ! »

Quand vous aurez fait toute la volonté de Dieu, dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles. » Il n'est peut-être rien dans toute la Bible et dans toute notre vie de si important à comprendre que cette inutilité de notre obéissance. Il faut que nous saisissions maintenant cette parole si sévère, si dure. Sévère ! dure ! Elle n'est dure qu'à notre convoitise. Elle est douce, merveilleusement douce à notre foi, à notre amour. Car elle établit avec une force étonnante, avec une rigueur absolue, le fait que le service tout entier que nous devons à Dieu, c'est le service de la reconnaissance, c'est une louange de la grâce qu'il nous a faite, et, rien, mais absolument rien d'autre. Vouloir que Dieu nous sache gré, c'est déjà ne plus lui savoir gré. Si notre maître, c'est celui qui nous a rachetés et pardonnés, si c'est par sa grâce qu'il est devenu notre Maître, si de pouvoir le servir, c'est justement la grâce qu'il nous fait, se peut-il que nous songions à dépasser cette grâce, à faire plus que de lui rendre grâce, à faire autre chose que de lui dire merci. Il n'y a rien de plus important ni de plus simple. Est-ce que nous travaillons pour dire merci à Dieu ou pour qu'il nous dise merci ?
Ou encore, y a-t-il dans notre travail une sorte de frontière telle qu'à un certain moment nous puissions quitter le merci que nous disons à Dieu pour entrer dans le merci que Dieu devrait nous dire. Est-ce qu'en somme ce que nous pourrions appeler les heures supplémentaires de notre travail, ces fruits que nous portons hors de la saison, ne seraient pas, eux, utiles, c'est-à-dire sortant du cadre de la reconnaissance. Nous avons vu qu'il fallait briser tous les cadres, toutes les saisons, tous les compartiments pour obéir dans tous les domaines à tous les moments. Mais cette obéissance même pourrait-elle briser le cadre de la reconnaissance, nous élever jusqu'à un mérite ? Cette question nous paraît toute naturelle, et pourtant, le seul fait de la poser, c'est avoir déjà tout oublié, c'est avoir déjà sombré dans l'abîme de sa propre justice, c'est déjà mépriser la grâce, c'est déjà ne plus être devant Lui, ne plus savoir qui nous sommes et qui Il est. Car jamais tout le travail que Dieu nous demande, tout notre dévouement ne pourra être autre chose qu'un tout petit merci pour la bonté dont il use envers nous.
Jamais dans le temps et dans l'éternité, nous ne pourrons faire plus que de le louer pour sa grâce. Rien que supposer autre chose, rien que prétendre qu'il nous sache gré, c'est déjà s'exclure du Royaume de Dieu qui ne sera jamais qu'une louange du Seigneur. Dépasser la reconnaissance, c'est sortir du Royaume de Dieu. Tout effort de l'homme pour se faire louer de Dieu est un effort démoniaque, un effort inventé par l'homme. Car tout ce que Dieu nous demande, c'est de le louer. Si nous voulons, ne fût-ce qu'un peu, nous faire louer, nous cessons d'obéir. Prenons garde de ne jamais renverser les rôles, de ne jamais attendre de Dieu la louange qu'Il attend de nous. C'est si facile. Voyez comme le danger est proche, comme il faut veiller, et comme Luther avait raison de noter qu'il se cache dans nos coeurs un vilain moine qui veut toujours être justifié par ses oeuvres, un moine qui veut obliger Dieu par sa moinerie.

Avons-nous bien compris ? Le serviteur inutile, c'est celui qui ne peut pas dire à Dieu plus que : « Merci », et dont tout le service ne sert à rien d'autre qu'à exprimer ce merci, et qui jamais ne pourra savoir autre chose que ce merci, parce qu'il ne connaîtra jamais Dieu autrement que dans sa grâce. L'obéissance d'un chrétien est parfaitement inutile, tout aussi inutile que ce vase de parfum...

Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il donne, ce n'est pas pour recevoir (ce qui serait utile), c'est pour rendre un tout petit peu... non, même pas. C'est seulement pour montrer qu'il a bien reçu, qu'il a tout reçu, qu'il a compris. C'est pour louer la grâce de son Maître. C'est donc strictement l'inutilité de notre service qui en fait un service chrétien, le service de Dieu et non pas d'une idole. C'est l'inutilité de notre obéissance qui en constitue l'unique valeur devant Dieu. C'est cette inutilité qui montre que notre obéissance est celle de la foi et non de l'incrédulité, qu'elle a pour fondement la grâce de Dieu et non la convoitise humaine. Cette inutilité marque l'obéissance qui prend naissance à la Table sainte.

Peut-être avez-vous jusqu'à aujourd'hui servi Dieu utilement, et pensé qu'il vous en savait gré. Nous n'avons qu'une chose à faire, c'est de nous convertir immédiatement, c'est-à-dire de chasser au loin cette utilité pour recevoir de la Table sainte le don parfait de Dieu, qui rendra notre service parfaitement inutile. Si vraiment nous recevons le Fils de Dieu, c'est-à-dire absolument tout ce que Dieu pourra jamais nous donner, il est impossible qu'en regard de ce don, à partir de cette grâce, notre vie devienne autre chose qu'un service inutile de toutes les parties de notre être et de tous nos instants.



Il a donné son Fils

Il arriva, après ces choses, que Dieu éprouva Abraham, et il lui dit : Abraham ! Il répondit : Me voici. Et Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t'en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste, sur la montagne que je te dirai.

Abraham se leva de bon matin, bâta son âne, prit deux de ses serviteurs avec lui, et Isaac son fils, il fendit du bois pour l'holocauste ; puis il partit et il s'en alla vers le lieu que Dieu lui avait dit.

Le troisième jour Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. Et Abraham dit à ses serviteurs : Demeurez ici avec l'âne. Moi et l'enfant nous irons jusqu'ici, et nous adorerons ; puis nous reviendrons vers vous. Et Abraham prit le bois de l'holocauste et le mit sur Isaac son fils ; puis il prit dans sa main le feu et le couteau et ils s'en allèrent tous deux ensemble.

Alors Isaac parla à Abraham son père, et dit : Mon père ! Abraham répondit : Me voici, mon fils. Et il dit : Voici le feu et le bois ; mais où est l'agneau pour l'holocauste ? Et Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira Lui-même de l'agneau pour l'holocauste. Et ils marchèrent tous deux ensemble.

Ils vinrent au lieu que Dieu lui avait dit, et Abraham y bâtit l'autel et rangea le bois ; et il lia Isaac son fils, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau pour égorger son fils. Mais l'ange de l'Éternel lui cria des cieux, et dit : Abraham, Abraham ! Il répondit : Me voici ! L'ange lui dit : Ne porte pas la main sur l'enfant et ne lui fais aucun mal. Car maintenant je sais que tu crains Dieu, puisque tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. Et Abraham leva les yeux et regarda, et voici derrière lui un bélier, retenu dans un buisson par les cornes. Alors Abraham alla prendre le bélier, et l'offrit en holocauste à la place de son fils. Et Abraham appela ce lieu-là : Jéhova-Jiré. C'est pourquoi on dit aujourd'hui : sur la montagne de l'Éternel, il y sera pourvu.

L'ange de l'Éternel appela des cieux Abraham pour la seconde fois en disant : Je l'ai juré par moi-même, déclare l'Éternel : Puisque tu as agi ainsi, et que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai certainement. Oui, je te donnerai une postérité nombreuse comme les étoiles du ciel, et comme le sable qui est au bord de la mer ; et ta postérité aura en sa possession les portes de ses ennemis. Toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité, parce que tu as obéi à ma voix.
Alors Abraham retourna vers ses serviteurs ; ils se levèrent et s'en allèrent ensemble à Béer-Séba ; et Abraham demeura à Béer-Séba.
Genèse 22. 1-19

Qui peut comprendre Abram ? Qui peut comprendre le Dieu d'Abram ? demande Kierkegaard. Abram occupe une place absolument unique et sans pareille dans l'histoire de la Révélation. Jamais rien de semblable n'est arrivé à un homme, lui-même, pourtant, si exactement semblable à nous. En effet, par la grâce de Dieu, tous les croyants occupent la place de son fils, mais Abram lui, c'est la place du Père qu'il doit occuper. Alors qu'il ne pense à rien moins qu'à cela, alors qu'il ignore sans doute tout du vrai Dieu, Abram est choisi pour devenir le père du peuple de Dieu, le père des croyants, le père des enfants de Dieu, en un mot le père de tous ceux dont Dieu seul est le Père. Il est choisi pour devenir la source de bénédictions que Dieu veut être pour toutes les familles de la terre. Plus spécialement encore, il est choisi pour être le père de Jésus-Christ, pour que son sang coule dans les veines du Fils éternel de Dieu. Quelle place singulière ! Et nous ajoutons tout de suite - quel privilège ! Quelle chance inouïe ! Privilège ? Ah ! vraiment, combien l'homme est rendu léger par sa convoitise ! Avantageuse, la situation d'Abram ? Nous ne savons pas de quoi nous parlons. Occuper la place du père de Jésus-Christ c'est sans doute un privilège, et bien le plus étonnant qui ait jamais été accordé à un homme, mais il se trouve en même temps que ce privilège, c'est celui de passer par l'épreuve la plus terrifiante qui se puisse concevoir et qui ait jamais été imposée à un homme. Jamais Dieu n'a demandé à qui que ce soit ce qu'il demande à Abram, parce que jamais il n'a promis à qui que ce soit ce qu'il promet à Abram.

L'épreuve d'Abram d'ailleurs ne commence pas à ce chapitre 22. Elle a commencé dès l'heure où retentit à ses oreilles la promesse d'une postérité. Dès lors, pendant vingt-cinq ans, Abram doit attendre et croire, sans voir la moindre trace de cet enfant promis, lui qui approchait de sa centième année, alors que Sara sa femme était stérile. Vingt-cinq ans qui furent pour lui bien, aussi longs que les deux mille ans pendant lesquels le peuple d'Israël dut attendre le Sauveur annoncé, vingt-cinq ans au cours desquels rien ne se passe sauf de temps à autre la promesse qui retentit à nouveau, toujours pareille, toujours plus précise, toujours plus absurde : « Je te donnerai de Sara un fils. » Abram ne peut que rire, Sara ne peut que rire, le monde entier ne peut que rire. Voyez-vous ces deux vieillards auxquels Dieu fait croire depuis vingt-cinq ans qu'ils vont avoir un enfant ! Voyez-vous ce peuple auquel depuis deux mille ans Dieu fait croire qu'il va lui naître un Sauveur. Voyez-vous cette Église à laquelle Dieu fait croire depuis mille neuf cents ans que son Sauveur va revenir. Isaac veut dire : « on rit ». Tout le monde rit de la parole de Dieu. Et l'Eglise même ne peut s'empêcher de rire de la promesse qui lui est faite. Elle est si vieille, cette Église ! Elle radote à la fin - Sara ! On n'en peut plus rien attendre.

Un beau jour cependant l'enfant du miracle est arrivé. Isaac le risible, Isaac le dérisoire. Il est là, c'est bien vrai. Un fils nous est donné. On n'en croyait pas ses oreilles. Et maintenant on n'en croit pas ses yeux. « Je vous annonce une bonne nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie. » Et Sara dit : « Dieu m'a donné un sujet de joie. Tous ceux qui apprendront cette nouvelle me souriront. » Et Abram « voit le jour de Jésus-Christ ». La lumière de Noël inonde son coeur de père. Il tressaille de joie. Dans son coeur monte toute l'affection que Dieu porte à son fils bien-aimé.

Et l'enfant grandissait en stature, en sagesse et en grâce. Cette fois, plus de doute possible. Abram le tient, ce fruit de la promesse. Il l'a suffisamment attendu. Il ne le lâchera pas. Cette fois le peuple d'Israël a son Messie, Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Pauvre Abram ! Tu crois être au bout de ta peine. Tu penses qu'à Noël l'épreuve est terminée et que tout est accompli. Ah ! tu ne sais pas encore ce qui t'attend pour être le père du Fils de Dieu. Tu ne sais pas encore que la joie de Noël, pour devenir celle de Pâques, doit passer par le désespoir du Vendredi-Saint. Tu ne sais pas que bientôt vient le jour où tout sera plus irrémédiablement perdu que si l'enfant ne t'était jamais né. Non, Abram ne peut pas se douter encore de ce qu'est l'amour du Père et de ce qu'il en coûte d'être une bénédiction pour toutes les nations.

Il faudra qu'il l'apprenne. Alors vient l'ordre inconcevable : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac. Va-t'en au pays de Morija et offre-le en sacrifice ! » Qui oserait envier Abram à ce moment-là ? Impossible de se mettre à sa place sans être pris de vertige. Est-ce que Dieu lui demande bien cela ? Est-ce que c'est bien Dieu qui le lui demande ? Soi-même ôter la vie à l'enfant du miracle, au fils unique, irremplaçable ? Comment Abram n'est-il pas devenu fou ? Si encore Dieu le prévenait qu'une maladie ou que des brigands lui enlèveraient son fils, il pourrait toujours croire quand même que cela n'arrivera pas et s'appliquer à l'empêcher. Mais devoir le faire soi-même, c'est la fin de tout espoir, c'est définitivement atroce, aucune possibilité d'échapper, à moins de désobéir, ce qu'Abram ne peut pas envisager. Et ce qu'il y a de plus effrayant encore, de plus paradoxal dans la situation d'Abram n'est pas tant qu'il doive donner son fils, car beaucoup de pères ont dû donner leur fils - c'est que ce fils soit celui sur qui repose la promesse de Dieu et le salut du monde, et que cette même parole qui fait sortir d'Isaac tous les bénis de Dieu, en fasse aujourd'hui un enfant mort. Qu'Abram obéisse et il ne peut plus croire à la promesse de Dieu. Qu'il croie à la promesse, et il ne peut plus obéir. Et cependant ce que Dieu veut, c'est qu'Abram obéisse sans cesser de croire, sans cesser d'espérer. Mais d'espérer quoi ? Que voulez-vous qu'il espère, puisqu'il s'en va lui-même sacrifier l'enfant ? L'impossible, l'absurde, la résurrection des morts ? Oui. Il faut que sa foi devienne l'espérance de la résurrection, ou qu'il la perde. L'épître aux Hébreux rapporte bien qu'il offrit son sacrifice par la foi, en se disant que Dieu a le pouvoir de ressusciter un mort.

Mais cela n'est point facile à se dire dans le moment où l'on doit soi-même faire mourir son enfant, où Dieu veut sa mort. La foi d'Abram en ces jours, qui peut la comprendre, qui peut l'expliquer, qui peut même s'en approcher pendant qu'il obéit, pendant que lentement il se prépare à faire mentir cette promesse, qu'il se lève de bon matin, qu'il selle son âne, qu'il fend du bois (combien de coups de hache ?) et puis qu'il marche pendant deux jours entiers avec son enfant à côté de lui. Si encore ç'avait été vite fait, sans avoir le temps de réfléchir. Mais il faut aller sur le mont Morija, à cent kilomètres ; deux jours entiers de marche, dont chaque pas le rapproche de la mort de son fils, dont chaque pas rend la promesse de Dieu plus absurde. Pourquoi ce supplice interminable, pourquoi le troisième jour seulement vit-il l'endroit que Dieu lui avait désigné, pourquoi ce raffinement dans l'épreuve ? Pourquoi cette longueur, cette chute sans fin dans un abîme de solitude ? Il y a bien deux serviteurs avec lui. Mais sont-ils encore avec lui ? Que voulez-vous qu'il leur dise ? Il y a bien encore son fils qui demande : « Où est l'agneau pour le sacrifice ? » Mais il est déjà séparé de lui. Comment Abram pourrait-il lui révéler ce qu'il va faire ? Isaac est déjà mort pour lui. Il est mort depuis l'instant où Dieu lui a donné l'ordre de le faire mourir. Sur chaque minute de ces trois jours pèse le poids de cette mort. Je n'ai plus mon fils unique, mon bien-aimé, toute l'espérance de Dieu. Je vais moi-même le détruire. Tout va être fini. Tout est déjà fini. Le bois est arrangé sur l'autel, Isaac est lié sur le bois. Abram étend la main, prend le couteau...

Abram est seul comme jamais aucun homme n'a été seul sur la terre. Plus seul que la femme abandonnée par celui qu'elle aime, plus seul que celui qui, revenant au petit jour le long d'un faubourg, après une nuit d'alerte, retrouve sa famille écrasée sous les décombres de son foyer.

Plus seul, car cet homme a la sympathie du monde nous sommes avec lui, nous pouvons nous approcher de lui. Mais la solitude d'Abram, qui peut s'en approcher ? Elle est fantastique, inhumaine, inqualifiable. Quelle est donc cette solitude ?... C'est la solitude de Dieu, le samedi saint pendant que son Fils est dans la tombe. C'est la solitude de Dieu pendant les heures inconcevables où il n'a plus de Fils où, il a réellement donné son Fils unique. L'épreuve d'Abram, c'est l'épreuve de Celui qui, dit l'apôtre Paul, n'a pas épargné son propre fils ; c'est l'épreuve de Dieu quand il doit maudire son Fils bien-aimé.

C'est ainsi qu'Abram doit éprouver tout ce que Dieu éprouve. Dieu l'introduit dans son propre coeur, dans sa propre solitude, dans sa propre épreuve. Comment Abram serait-il autrement le père de Jésus-Christ et la bénédiction des nations ? Et comment le sein d'Abram désignerait-il, sinon, l'éternelle félicité des pauvres auxquels Dieu donne la vie de son propre Fils (Luc 16. 22) ? Par sa foi et son obéissance, Abram s'est laissé associer par Dieu au secret même de la rédemption. Et cela non seulement pour lui, mais pour nous aussi.
Car si cette histoire nous est racontée, c'est bien pour qu'au travers de cette épreuve d'Abram notre père, nous comprenions l'épreuve de notre Père qui est au cieux, que nous y soyons rendus attentifs, et ne puissions plus la trouver normale. Oui, c'est bien pourquoi cette histoire nous est dite aujourd'hui. Ce qui tue l'évangile dans nos coeurs, c'est que nous finissons par trouver ce que Dieu a fait tout naturel ! C'est que nous nous accoutumons remarquablement à la bonne nouvelle. Il a donné son Fils unique ! Quelle rengaine ! Il a donné son Fils unique ! Eh bien, oui, on finit par le savoir. On le sait tellement bien qu'on n'arrive plus à y faire attention. Ce sont des phrases, des motifs pieux, hélas.

Mais cette histoire d'Abram nous rappelle que nous n'avons peut-être pas encore commencé à savoir ces choses que nous savons trop bien. Cette histoire du sacrifice d'Isaac, on ne peut pas dire que nous y soyons accoutumés, et que nous la trouvions normale. Qui oserait en penser qu'elle est toute naturelle ! Au contraire, cette histoire nous semble tellement peu normale, tellement scandaleuse, tellement monstrueuse même, que bon nombre de chrétiens se sont ingéniés à l'escamoter, à la falsifier, à l'édulcorer. Ce chapitre 22, qui est comme le coeur de l'Évangile dans l'Ancien Testament, on aurait bien voulu qu'il n'y fût pas, et chaque génération s'y heurte comme à une pierre d'achoppement, et l'on continuera de s'y heurter. Heureusement ! Jamais cette histoire ne deviendra normale. Jamais cette histoire, tant qu'on voudra bien se pencher sur elle et la laisser être ce qu'elle est, ne perdra son aiguillon et sa faculté de réveiller dans nos coeurs le sens assoupi de la parole : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique. » Or, ce don du Fils unique s'est produit d'une façon aussi concrète que dans le récit du sacrifice d'Isaac. Dieu a dû faire à Jésus ce qu'Abram a dû faire à Isaac. C'est cela son amour. C'est par là que Dieu notre Père a passé à cause de nous. Ceux qui s'habituent à cet amour, ceux pour lesquels il devient presque inévitablement un refrain de sacristie, le lieu commun du Christianisme, qu'ils pensent aujourd'hui simplement à Abram coupant son bois, bâtant son âne et cheminant durant deux jours vers le mont Morija, à côté de son fils bien-aimé...

Et la Sainte-Cène, avons-nous la force de la prendre à la lumière de ce chapitre, c'est-à-dire comme signe du corps sacrifié du Fils unique, et de son sang répandu comme signe du sacrifice d'Isaac et de plus encore, car au dernier instant, Dieu épargne à Abram le coup de couteau, lui rend son enfant et change tout à coup les ténèbres en lumière et la désolation en chant de joie. Au dernier instant, Dieu épargne Isaac, il le remplace par un boue - mais son propre Fils, Il ne l'épargne pas ; Il ne retient pas les bourreaux qui lui plantent des clous : le sacrifice est consommé. Sur la croix, Isaac est égorgé. Le Père va jusqu'au bout ; le sang coule. La coupe est bue jusqu'à la lie. Le don que Dieu nous fait de son Fils unique est encore plus réel, plus renversant que le don d'Abram. L'Évangile n'adoucit pas cette histoire, il ne la corrige pas, au contraire, il la pousse à fond, il l'accentue, il l'accomplit, il la réalise. Dans ce chapitre de la Genèse, on peut encore pousser un soupir de soulagement pour finir. On a eu peur, mais tout s'arrange. Dans l'Évangile, ça ne s'arrange pas. Jésus ne descend pas de la croix. C'est le corps rompu d'Isaac qui nous est offert à la Table sainte, c'est le sang de l'Agneau immolé. Il n'y a pas moins que sur le mont Morija. Il y a plus encore. Si ce récit de la Genèse est païen, comme on veut bien le dire, alors l'Évangile est encore plus païen. Mais enfin, qu'il soit païen ou chrétien, peu importe, si ce récit nous fait mieux comprendre ce qu'il y a d'absolument bouleversant dans la bonne nouvelle : « Dieu a donné son Fils unique », et dans cette Parole : « Ceci est mon sang répandu pour vous. »

Plus cette histoire nous heurte et mieux elle a atteint son but. Car elle est là pour nous heurter, pour qu'enfin nous recevions le don de Dieu et le message de la croix, non pas comme une mélodie qui nous endort, mais comme un coup qui nous réveille et nous émerveille. Amen.


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