FRANK
THOMAS
SA VIE - SON
OEUVRE
CHAPITRE II
DEUIL. ÉTUDES. FIANÇAILLES.
SÉJOURS EN ALLEMAGNE.
Hélas ! la tempête
devait s'abattre sur cet heureux cercle de famille
dont l'une des deux branches allait être
découronnée. Auguste Thomas, le
frère aîné de Frank, on l'a
déjà dit, était un jeune homme
exceptionnellement doué, tant physiquement
que moralement et intellectuellement. Le charme, la
beauté extérieure, s'alliaient chez
lui à une vive intelligence qui
commença par s'exercer dans le domaine des
sciences naturelles. Très observateur, il
apprit de bonne heure à lire dans le livre
de la nature qui lui fournissait ses plus
chères récréations. Jardinage,
courses dans la campagne ou dans les montagnes,
tout lui était matière à
expériences et à découvertes.
Malgré un goût si
prononcé pour la nature, nous dit la rapide
esquisse de sa vie tracée par une main
pieuse (1),
goût qui l'aurait porté
également aux études de zoologie,
comme à celles de botanique, il se sentit de
bonne heure attiré vers la carrière
pastorale et n'hésita jamais à suivre
cet appel qu'il croyait venir d'En-Haut. Il
rêvait de devenir un « pasteur de
réveil ». Quelques épreuves
de jeunesse mûrirent sa foi et il fit de
bonne heure l'expérience de la joie
chrétienne et de la force toute-puissante de
la prière. Il fit partie des deux
sociétés de la Paedagogia et de
Zofingue (2)
et
fut pendant plus de quatre ans un membre
zélé de l'Union chrétienne de
jeunes gens dont il reçut de grandes
bénédictions.
Auguste venait de traverser avec un
ardent intérêt sa, première
année de théologie, il s'était
plongé dans l'étude de la Bible et
des commentaires avec l'avidité d'un
chercheur de trésors qui découvre une
mine inépuisable ; il avait rendu son
premier sermon devant ses professeurs et
brûlait d'impatience de prêcher non
plus devant des bancs d'école, mais à
des âmes immortelles ;
déjà il s'était essayé,
timidement, mais joyeusement, dans de petits locaux
populaires... lorsque la maladie vint, comme un
coup de foudre, anéantir tous ses plans.
... Déjà souffrant de la
tête et par une chaleur intense, il fit au
milieu de juin 1881, ses examens de fin
d'année et put encore apprendre qu'il les
avait passés brillamment... La fièvre
typhoïde ne tarda pas
à se déclarer et
lorsqu'il se mit au lit, le 1er juillet, le
délire qui commençait ne le quitta
presque plus pendant le peu de jours qu'il
vécut encore.
Auguste était un croyant humble
et décidé ; sa vie et sa
conduite de jeune homme, ses préoccupations
et ses aspirations pendant la santé,
l'avaient bien montré, mais rien ne le
manifesta plus clairement que ses
préoccupations pendant la maladie...
La confiance en son Dieu, la
prière, l'exhortation, la sollicitude pour
ses parents, la bonté et la reconnaissance
pour ceux qui le soignaient, telles étaient
les cordes qui vibraient comme d'elles-mêmes
pendant les heures de délire où il ne
prononça pas un mot qu'on eût voulu
retrancher.
Un jour il se mit à prier en
anglais ; après quelques expressions
fort belles, se trouvant arrêté par la
langue, il essaya de continuer en
français ; l'incohérence de la
pensée l'arrêtant de nouveau :
« Mon Dieu, dit-il, tu vois, je ne peux
prier ni en anglais ni en français, eh
bien ! je peux me confier en toi, mon
Père céleste, c'est
l'essentiel » et sa figure devint
rayonnante.
Pendant la dernière nuit de sa
vie, il joignait les mains chaque fois que ses
parents s'approchaient pour qu'on priât avec
lui, et il articula encore ces mots d'une voix
forte : « C'est vrai ! c'est
bien vrai ! » en entendant ce
passage : « Nous sommes
sauvés par grâce, par la loi, c'est un
don de Dieu » (
Eph. 2. 8).
Le 12 juillet, à six heures du
matin, paisible et sans agonie, son esprit
retournait à Dieu.
Il fut inhumé dans le
poétique cimetière de Cologny,
à quelques pas de la cure qui avait
abrité son enfance et qu'il avait tant
aimée.
Il est aisé de se
représenter l'effondrement que fut pour
cette famille le départ d'Auguste, mais
aussi la résignation avec laquelle il fut
accepté.
- Vouloir ce que Dieu veut est la seule
science
- Qui nous mette en repos.
- (MALHERBE.)
Frank n'assista pas au départ de son
frère ayant été envoyé
à Saint-Cergues avec ses cousins, par
crainte de la contagion, mais il est certain qu'il
en reçut une forte impression et
personnellement une grande impulsion, tout d'abord
au point de vue de sa carrière. Comme
enfant, son rêve avait été
d'être missionnaire, puis il avait
songé à la médecine et aux
lettres, mais la mission restait son objectif.
À partir de la mort d'Auguste, il se tourna
résolument du côté de la
théologie, comprenant que son devoir
était de rester au pays pour soutenir ses
parents. Cependant, comme il était
très modeste, et même défiant
de lui-même, il demanda conseil à
Frank Coulin, lui confiant qu'il
se sentait « bon pour les
nègres ». Son parrain lui affirma
qu'il ne devait pas s'expatrier :
« Sois missionnaire autour de
toi », lui dit-il. Ce conseil fut suivi,
bien au delà de ce qu'on aurait pu
prévoir.
En second lieu, malgré le chagrin
profond qu'il éprouva de la disparition de
son aîné, sa personnalité, qui
avait été jusqu'alors un peu
étouffée par les brillantes
qualités d'Auguste, put se développer
plus librement. À partir de ce moment, soit
sentiment de sa responsabilité, soit
l'idée de n'être plus constamment
comparé à plus fort que lui, lui
imprimèrent un nouvel élan et lui
permirent un plein épanouissement. Enfin, le
fait d'avoir côtoyé d'aussi
près un départ paisible et lumineux
comme celui de son frère, lui fit pressentir
les réalités de l'au-delà et
de la vie éternelle d'une façon
très particulière. Il est frappant,
en effet, de constater combien souvent et avec
quelle certitude triomphante il y fait allusion
dans ses discours. On sent que bien qu'il fût
un homme d'action qui aimât la vie et
n'aspirât nullement à la mort, il a
cependant possédé un sens de
l'invisible qui a eu son point de départ
dans une profonde
expérience. Ces passages,
choisis parmi beaucoup d'autres en donneront une
idée :
Le
ciel,
mes frères, sera le pays des revoirs et des
réunions que la mort ne pourra plus
détruire, alors on pourra s'aimer sans avoir
à redouter les adieux déchirants. La
communion des saints à laquelle nous
croyons, tout imparfaite qu'elle soit ici-bas, sera
pleine, entière, de l'autre
côté du voile. Dans le ciel, les
familles se reconstitueront ; peut-être
pas toujours les familles selon la chair, car Dieu
respecte la liberté de l'homme et il ne
force personne à vivre éternellement,
mais du moins les familles selon l'esprit, les
familles d'âmes, composées de ceux qui
se sont véritablement aimés, parce
qu'ils se sont aimés en Dieu (3).
Je
ne
prétends pas que la pleine lumière
doive se faire tout à coup après la
mort ; je pense plutôt qu'elle se fera
peu à peu, toujours plus grande, toujours
plus pleine, comme lorsqu'au matin de l'une de nos
belles journées d'automne, le brouillard se
dissipant lentement, le soleil apparaît enfin
dans toute sa gloire. Rassurons-nous, cette soif de
vérité qui est dans l'homme, cette
recherche de la pleine lumière qui le
tourmente, doivent être satisfaites, il n'est
pas possible qu'il en soit autrement.
« Voilà pourquoi dans le ciel, la
mer ne sera plus » (Apoc.
21:22).
« Aujourd'hui nous voyons
au moyen d'un miroir, d'une manière obscure,
mais alors nous verrons face à face ;
aujourd'hui je connais en partie, mais
alors je connaîtrai comme
j'ai été connu ».
(I Cor. 13: 12.) (4)
Mlle Coulin, qui avait
profondément aimé Auguste, reporta,
après la mort de ce dernier, sa sollicitude
sur Frank. Elle redoubla de prières et
d'intérêt pour lui et il est certain
qu'elle eut une grande part dans son avancement
spirituel et dans tout le bien qu'il lui fut
donné de faire durant sa vie ; et c'est
ainsi que Frank Thomas, développé par
l'extrême sensibilité, la
bonté, la droiture de son père, la
nature pondérée, avide de
connaissances et de justice de sa mère, la
flamme d'amour et de dévouement de
« tante Nancy »,
éléments auxquels il faut ajouter la
grande ombre mêlée de clarté
projetée sur sa vie par la mort de son
frère, c'est ainsi que Frank Thomas se
lança dans la carrière des
études et prépara ses armes pour les
combats futurs.
Après une année
passée en sciences à
l'Université de Genève où il
obtint le grade de licencié
ès-sciences physiques et naturelles, il
entra à la Faculté
évangélique où son père
était professeur et il y resta
d'octobre 1882 à juillet
1885. Cette faculté, fille du Réveil,
avait été fondée en 1831 par
MM. Galland, Merle d'Aubigné et Gaussen,
dans le but de lutter contre l'enseignement
rationaliste de la Faculté d'État et
du protestantisme en général. Elle
avait pour base l'étude de la Parole de Dieu
et proclamait comme essentielles les grandes
vérités du salut, sans toutefois se
soustraire, en principe, aux travaux scientifiques
de la critique biblique. Elle a formé plus
de cinq cents prédicateurs de
l'Évangile et a dû faute de
ressources, fermer ses portes, en 1922. Durant
cette époque, Frank Thomas fit partie, comme
son frère, de la Société de
Zofingue et de l'Union chrétienne de jeunes
gens dont il resta un fervent admirateur et dont il
fut président pendant deux ans.
Pendant ses études, à
Genève, il se sentit très
attiré par une jeune fille qui partageait
ses vues et poursuivait le même idéal
que lui : Mlle Louisa Poulin. Son père
était un banquier genevois qui faisait,
ainsi que sa famille, partie de l'Eglise libre.
C'était une jeune fille gaie, intelligente,
musicienne, d'un extérieur très
agréable. Après avoir quelque peu
goûté des plaisirs du monde,
elle fut convertie en 1882
par
l'Armée du Salut, lors de son apparition
à Genève, et elle subit en
particulier l'influence de la Maréchale, la
fille aînée de William Booth. Son
enthousiasme pour les choses de Dieu était
tel qu'elle aurait voulu s'enrôler comme
officière et partir pour la France. Son
père s'opposa formellement à ce
projet, que dis-je, à cette vocation, ce qui
fut pour elle l'objet d'un grand renoncement, mais
Dieu avait son but, car Il la formait en vue d'un
autre travail, non moins important. Si elle ne
devint pas évangéliste
elle-même, comme elle l'avait
souhaité, elle fut le bras droit,
l'inspiratrice, le soutien d'un grand
évangéliste. Rarement ménage
fut plus uni et deux volontés mieux
orientées vers le même but.
Mlle Nancy Coulin qui
s'intéressait beaucoup à son neveu et
qui avait discerné en Mlle Poulin la femme
qui ferait le bonheur de celui-ci, favorisa les
rencontres des deux jeunes gens. Ces rencontres
n'eurent pas lieu au bal, puisque ni l'un ni
l'autre ne pratiquaient les plaisirs mondains, mais
le patinage, les soirées de musique et
celles où l'on jouait pantomimes et charades
étaient des occasions toutes trouvées
d'apprendre à se
connaître. Les fiançailles eurent lieu
au printemps de 1884, à la grande joie des
deux familles. Il est permis de croire que c'est
à cet heureux événement que
Frank Thomas faisait allusion, lorsqu'il
écrivait, parlant des
fiancés :
Oh !
ces premiers aveux, oh ! ces premières
confidences si intimes qui suivirent et qui
toujours restèrent leur commun secret,
jamais ils ne les oublieront ! Ils ne me
contrediront pas, si j'affirme que c'était
déjà le ciel sur la terre. Le ciel
sera-t-il beaucoup plus beau ? Leur
émotion était telle alors, leur
bonheur si grand, qu'ils avaient de la peine
à le supporter, leur coeur était
près de se rompre. Aussi, bientôt,
à genoux, l'un à côté de
l'autre, ils sentirent le besoin d'épancher
dans le coeur de Dieu, le trop plein de leur
coeur ; ce fut au pied de l'Éternel
qu'ils se promirent l'un à l'autre, de la
manière la plus simple, sans
déclaration dramatique, un éternel
amour
(5).
Les fiançailles durèrent
trois ans, qui parurent souvent bien longs à
ces deux enfants pleins d'ardeur et de projets
d'avenir. Elles furent entrecoupées par
diverses absences de Frank Thomas, en particulier,
durant les vacances de 1884, par une suffragance de
trois mois en Belgique dans le Hainaut, et
par deux séjours en
Allemagne qui provoquèrent entre lui et sa
fiancée une active correspondance.
L'intimité de celle-ci ne doit pas
être dévoilée au public, mais
ce que sans indiscrétion on peut dire
cependant, c'est que dans les lettres de Frank
Thomas, on trouve en puissance toutes les
qualités du coeur et de l'esprit qui se
développèrent si magnifiquement chez
lui - d'une part profonde sensibilité,
ardeur passionnée, soif inextinguible
d'affection, de l'autre, remarquable largeur
d'idées, un immense intérêt
pour tout ce qui touche à l'humanité,
un bon sens parfait dans la façon de juger
et de présenter les idées, en
particulier les problèmes religieux, et tout
cela traversé de grands élans de foi,
précurseurs de ses dons d'apôtre et de
prédicateur. Dans ses lettres, il raconte
d'une façon charmante les détails de
sa vie journalière, les sermons qu'il
entend, les cours qu'il suit, les livres qu'il lit,
ses promenades dans la campagne, une visite que
l'empereur Guillaume Ier, âgé de
quatre-vingt-neuf ans, fait dans l'institution
qu'il habite, les paroles que l'empereur lui
adresse. Il parle de ses amis Bois, Baumgartner,
Sauvin, Frommel, avec lesquels il se
rencontre en Allemagne et
qui
l'aident à supporter l'exil loin de sa
patrie, de ses parents, de sa fiancée... il
prend des leçons de piano, il assiste
à des concerts qui l'enthousiasment, et il
jouit profondément de la nature. Grande est
sa foi dans la prière et profond son
sentiment patriotique. Ses lettres sont pleines
d'élan et de fraîcheur et
révèlent une âme d'élite
et un coeur vibrant.
Nous en extrayons quelques fragments qui
donneront une idée au lecteur du
développement religieux que Frank Thomas,
âgé seulement de vingt-trois ans,
avait déjà acquis à cette
époque.
Berlin,
8 novembre 1885.
Je ne
veux point
faire de plans d'avenir, mais m'en remettre
entièrement à Lui avec confiance et
attendre avec patience qu'Il me montre sa
volonté, car Il sait bien mieux que moi ce
qui m'est bon. Car je ne suis qu'un soldat
enrôlé dans sa grande armée qui
doit être au poste où il est
appelé et y demeurer Jusqu'à ce qu'on
lui en donne l'ordre.
Après avoir distribué
pendant une promenade des traités à
des jeunes gens, il écrit :
Berlin,
dimanche 26 novembre 1885.
Après
quoi,
j'ai proposé à Sauvin d'aller dans
les bois voisins pour prier et répandre
devant Dieu tout ce dont nos
coeurs étaient pleins : la
reconnaissance, le besoin d'une transformation plus
complète de nos coeurs, en même temps
qu'une prière pour tous nos
bien-aimés qui étaient si près
de nous par la pensée. Jamais je n'oublierai
le moment d'adoration sur cette colline au bord du
lac, vis-à-vis de l'île où nous
venions de semer la Parole de Dieu, dans le bois
où les cerfs paissaient paisiblement
auprès de nous, faisant le dimanche à
leur manière, à l'heure du coucher du
soleil. Vous pouvez nous voir par la pensée
au pied d'un sapin, à genoux l'un et l'autre
dans l'herbe, la tête découverte, le
coeur plein, l'âme auprès du Dieu
créateur qui est en même temps notre
Père céleste.
Parlant de son exil loin des siens, il
s'exprime ainsi :
Berlin,
29 novembre 1885.
Voyez-vous,
c'est
nécessaire ce séjour en Allemagne,
j'en suis toujours plus persuadé ;
c'est nécessaire à toutes sortes de
points de vue, non pas seulement pour la science
qu'on boit ici à satiété, pour
les ressources de tous genres que l'on a sous la
main, mais aussi pour le caractère qui ne
peut pas se former d'une manière virile dans
le nid bien chaud et bien doux de la famille...
Cette délicieuse vie de famille
développe un côté du
caractère, la tendresse, mais pour
l'énergie, la volonté, la
virilité en un mot, je suis persuadé
qu'il faut s'envoler pour quelque temps loin du nid
et se frotter un peu seul avec les hommes. N'allez
pas croire... que ce soit pour
mon plaisir que je fais ce sacrifice et que je ne
languis pas chaque jour et presque à chaque
instant après mon
« home », vous et tous mes
bien-aimés !
N'allez pas croire que je ne trouve pas, moi
aussi, le temps bien long et que les deux mois
d'absence, achevés hier 28 novembre, aient
été deux mois de fête et de
bonheur parfait, non, ... ne vous faites pas de
telles illusions sur moi... sachez que je suis une
pauvre sensitive qui souffre trop facilement, mais
aussi il y a en moi une autre voix, la voix du
devoir qui parle aussi fort que l'autre, et
même souvent plus fort et qui me crie :
Ne te presse pas, sois raisonnable.
Doutant de lui-même, il
s'écrie :
Berlin,
24 janvier 1886.
J'ai
peur que ma
foi soit encore trop une foi d'intelligence.
Continuez de demander à Dieu qu'Il me donne
la victoire complète et que mes
études ne me fassent jamais oublier la chose
capitale, le but même de mes études,
mon salut et celui des autres âmes. Oh !
que je me réjouis d'avoir ma paroisse et de
pouvoir me consacrer complètement à
l'avancement du règne de Dieu.
Erlangen,
30 juin 1886.
Mon
ardent
désir, la soif de mon coeur c'est de me
donner tout entier au service de Dieu, à
l'évangélisation, à la
consécration complète. Je n'ai pas
d'autre ambition que celle-là et je suis
prêt à aller où Dieu
m'appellera, seulement parce que je sais toutes les
difficultés qu'on rencontre une fois qu'on
est dans la lutte... parce
que je
sais à quoi on s'expose quand on veut
bâtir une tour sans avoir les
matériaux nécessaires, je veux
profiter du temps que Dieu me laisse encore pour me
préparer. Mais sitôt qu'Il
m'appellera, je suis prêt à tout
lâcher, études, préparation,
pour entrer dans le champ de bataille, seulement,
par son secours, j'y entrerai armé et je
pourrai me servir des armes qu'Il me donne
maintenant, mais tout pour sa gloire, pour le salut
des âmes, rien pour moi.
Erlangen,
7 juillet 1886.
Dieu
c'est la
plénitude du ciel. L'amour c'est la
plénitude de l'homme,
Erlangen,
18 juillet 1886.
Je
voudrais tout
expliquer, tout savoir, C'est une maladie de mon
âme, j'aimerais arriver au fond, tout au fond
des choses, savoir le dernier mot de l'univers, je
voudrais, moi, pauvre créature finie,
m'envoler vers l'infini, m'enfoncer vers les
régions inaccessibles, infinies, que Dieu
remplit, ne plus être limité par le
corps, l'espace, le temps, je voudrais savoir
pourquoi je suis, pourquoi le monde est, et je vois
de plus en plus que tout est mystère,
mystère impénétrable et que,
pour le moment, il faut nous contenter des
éclairs de lumière que Dieu nous
envoie, en attendant d'arriver à la pleine
lumière, à la lumière sans
ombre, à la pleine paix, à l'absolue
certitude, à la communion parfaite avec Dieu
en Jésus-Christ.
Erlangen,
25
juillet 1886.
Gloire
à
Dieu, je crois à mon Sauveur, je sais qu'Il
est mort pour moi, qu'Il a effacé tous mes
péchés sur la croix, je sais que tout
mon désir est de vivre pour Lui, de me
consacrer à Lui, de ne plus vouloir qu'une
chose, faire sa volonté... je sais que je me
réjouis d'annoncer l'Évangile aux
pauvres de la terre.
Après un court passage à
Munich :
Adelboden,
8 août 1886.
L'art !
l'art !... a une immense influence sur moi
c'est beau de voir l'homme tourmenté, de
tout temps et continuellement, du besoin
d'atteindre l'idéal que le
péché lui a dérobé.
C'est pour moi toute la définition de
l'art : une immense aspiration de
l'humanité vers l'idéal de la
beauté : Dieu. Tableaux, sculptures,
musique surtout, partout c'est le même besoin
impérissable... de s'élever
jusqu'à Dieu.
Frontenex,
31 décembre
1886.
Je ne
suis pas un
type à demi. Il me faut tout ou rien, une
moitié, un à peu près ne me
suffit pas !
À ces impressions et citations
viennent s'ajouter quelques souvenirs très
vivants de ces deux séjours en Allemagne dus
à la plume du pasteur Sauvin et
rédigés à l'occasion de la
mort de Frank Thomas :
J'avais
déjà rencontré Frank Thomas
lors de nos trifolia - réunions des trois
Facultés - mais c'est en
1885 que nous nous liâmes d'une amitié
étroite lors de nos études à
Berlin. Nous nous étions sentis
attirés l'un vers l'autre. Dans les salles
de cours à l'Université, nous
étions assis l'un à côté
de l'autre pour entendre les savantes leçons
des professeurs Kaftan, B. Weiss on Dillmann. Nous
avions ainsi l'occasion de nous voir plusieurs fois
par jour. Frank Thomas habitait au
« Domkandidatenstift », une
institution destinée aux étudiants en
théologie mais qui, à titre
d'exception, recevait aussi un étudiant
étranger. Souvent j'allais le
« relancer » dans sa belle et
spacieuse chambre de travail. Souvent il venait me
voir dans ma chambrette d'étudiant, bien
simple et modeste, Unter den Linden
56.
Thomas
s'intéressait fort à la vie
religieuse de Berlin. Ensemble nous allions
entendre les grands prédicateurs de la
métropole : les pasteurs du dôme,
Koegel, Stoecker, Schrader, le pasteur
déjà célèbre de
l'église du Gendarmenmarkt ; Dryander,
l'excellent Garnisons-Prediger Émile
Frommel.
C'était
l'époque
où Stoecker avait entrepris sa campagne
contre l'immoralité. Nous l'entendons encore
s'écrier devant un immense auditoire
d'hommes : « On a souvent
parlé de la Babel au bord de la Seine, il y
a une Babel au bord de la Spree qui ne lui
cède en rien ». Ces
conférences nous faisaient
vibrer.
Puis
nous
assistions assidûment, souvent plusieurs
soirs par semaine, aux réunions d'un
évangéliste remarquable, le pasteur
Schlumbach. Nous aimions sa manière simple,
forte, populaire, optimiste, de présenter
l'Évangile.
Nous
allions aussi chez Mlle von Blücher,
descendante du fameux général. Elle
avait ouvert une salle
d'évangélisation et - ô horreur
pour des jeunes étudiants - nous fûmes
appelés à y prendre la
parole.
Puis
c'était les inoubliables soirées du
dimanche chez Émile Frommel, ce
chrétien d'élite, si remarquable,
d'une piété si large, si chaude, si
communicative. Il recevait les étudiants
étrangers qui lui étaient
recommandés, il les accueillait même
à souper. Nous y avons été
jusqu'à quarante-cinq un soir autour de
cette table hospitalière. Quelles bonnes
heures passées dans cette chaude
atmosphère. Cher Frommel, tu nous as fait
beaucoup de bien !
Puis
ce
fut, l'été suivant, le semestre
à Erlangen, semestre tout différent.
La vie était tout autre qu'à Berlin.
Plus de concerts, plus de réunions
religieuses, mais des mois de travail. Sagement
nous restions dans nos chambres pour
étudier. Nous demeurions Thomas, Gaston
Frommel et moi-même, sur le même
palier. Nous nous rencontrions pour le repas de
midi dans un petit restaurant voisin, puis le soir
pour un culte en commun. Nous allions quelquefois
pourtant arracher Henri Bois à ses piles de
livres et faire avec lui quelque promenade dans les
forêts environnantes. Excursions aussi le
dimanche à Nuremberg, Bamberg ou, à
l'occasion de Pentecôte, visite de trois
jours aux établissements de Löhe - un
Bielefeld au petit pied - et à
Rothenburg.
Déjà
à cette
époque, Frank Thomas avait dans
sa personnalité quelque
chose de rayonnant. Joyeux, optimiste, pratiquant
l'humour sans méchanceté, il
exerçait de l'action sur ceux qui
l'approchaient. Il m'a fait beaucoup de bien. Mais
nous étions loin de nous douter du
rôle de premier plan qu'il jouerait un jour.
Nous sentions en lui une âme ardente,
désireuse de communiquer sa foi à
d'autres, mais nous ne devinions pas encore les
grands dons d'éloquence que Dieu lui avait
départis
(6).
Le séjour de Frank Thomas en
Allemagne fut interrompu, de février
à mai, par un retour au pays, durant lequel
il put communiquer officiellement ses
fiançailles, achever sa thèse sur la
Cité de Dieu de saint Augustin, et enfin
s'en aller la présenter à la
Faculté de théologie de Montauban
où elle fut attaquée par les
professeurs Bois, Pédézert et Monod.
Après quoi il s'installa pour quelques
semaines à Erlangen.
C'est avec un très vif
intérêt que nous avons lu la
thèse de Frank Thomas, intitulée -
Saint Augustin. La Cité de Dieu.
Étude historique et
apologétique.
Il nous a paru naturel, étant
donné le caractère de l'auteur et ses
aspirations, que l'idée lui soit venue de
s'attaquer à un pareil
sujet. Il y avait dans la personnalité de
l'évêque d'Hippone, une envergure et
une hauteur de vues, bien dignes d'attirer son
attention et de la captiver.
Cette thèse fait preuve de
remarquables qualités de clarté, d'un
esprit critique sans parti-pris, d'une forte
érudition et surtout d'une grande
maturité spirituelle.
Elle est rédigée dans un
français correct et l'on y retrouve divers
points que Frank Thomas développera par la
suite dans ses discours.
Ce qui lui fait défaut, c'est
l'originalité, les idées neuves, la
hardiesse de la pensée ; mais telle
qu'elle est, elle se lit encore avec beaucoup de
profit. L'étudiant y démêle,
avec sagacité, ce qui dans l'oeuvre de saint
Augustin est vraiment biblique et
évangélique et ce qui lui est
personnel comme idées. On s'étonne de
trouver tant de raison et de pondération
chez un jeune homme de vingt-trois ans. Cela fait
toucher du doigt à quel point sa foi
était fondée sur une base
solide.
Cette thèse valut à son
auteur le grade de bachelier en
théologie.
De la fin d'août à novembre
1886, Frank Thomas fit un
séjour à Londres et un voyage en
Écosse ; durant quelques semaines, il
eut la joie de retrouver à Londres sa
fiancée qui habita l'Institution des
diaconesses de Mildmay. Ce fut pour eux une
période exquise durant laquelle ils purent
visiter ensemble les musées de la grande
ville, ses oeuvres sociales et religieuses et, en
particulier, une mission chrétienne parmi
les Juifs qui les intéressa
vivement.
Enfin Frank Thomas fit, en janvier 1887,
une suffragance d'une quinzaine de jours à
Mâcon, en remplacement du pasteur
Émile Lenoir.
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