Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



CRAINTE ET SÉCURITÉ

Les vaches rentrent du pâturage. Tandis qu'Isaïe les trait dans la cour, sollicités par l'heure douce nous allons à la rencontre des chèvres. Poussé par l'esprit d'aventure, Xandrou propose :
- Grimpons jusqu'à la grotte !

Écartant les épis, nous faufilant entre les touffes de lavande, escaladant une pente que l'effritement des roches a couverte de poussière, nous voici, minuscules, sur le seuil de la grotte où tout est silence, ténèbres, profondeur incertaine, fraîcheur de gouffre... Nous appelons... Une plainte se prolonge, qui meurt dans un glissement de serpent sur la pierraille... Effrayés d'avoir contemplé de si près le mystère de la montagne, plus impressionnant que l'immense soupir de la rivière dans la nuit, nous courons vers le toit dont la cheminée fume.
Pendant le repas, nous nous taisons.
- Qu'avez-vous, petits ?
- Rien.

Peu après, dans le bureau où l'on veille parfois, nous oublions notre terreur près des bonnes figures reflétées dans les meubles si bien cirés par les tantounes. Xandrou s'assied par terre ; moi dans la corbeille à papier où bruissent les feuilles froissées par la longue main rose de l'oncle, et je mêle mon rêve aux propos et aux silences.
- Va chercher le briquet sur la table, au fond de la galerie...

Dans la nuit, pour combattre la crainte qui me saisit à nouveau, je regarde par la fenêtre du bureau l'assemblée bienveillante des miens siégeant dans la lueur pâle du lume : ... à peine un murmure de voix... une main preste agitée... un front dessiné sur le fond sombre d'un meuble... des sourires... une tête blanche qui dit oui... Toutes les sécurités sont réunies là... Pourtant, dans le noir de la galerie, la peur me rejoint, les bruits mystérieux entendus du seuil de la grotte. Poursuivie, je m'élance pour retrouver la protection. Sitôt la porte refermée, je demande :
- Est-ce qu'on peut vivre, dans les grottes ?

Grand est mon étonnement quand je vois les oncles se consulter du regard. Dans ce bureau vivant comme un coeur, entre ces six figures paisibles, un secret se cacherait-il aussi ?
- Nos ancêtres y ont vécu, dit enfin l'oncle Étienne.

Je frissonne. La nuit dans une grotte, avec les vipères et les hiboux ! Je voudrais saisir ces ancêtres, les attirer au milieu de nous.
- Les ancêtres y ont vécu ?

Je ne vois plus que le reflet des visages dans les profondeurs des bois vernis, comme si tous les miens s'éloignaient.
- Oui, petite, reprend l'oncle Étienne, nos anciens y ont vécu. Dans ces grottes, ils se sont laissé enfumer plutôt que de renoncer à ce qui nourrit le coeur, à la Parole, le seul bien souhaitable qui soit au monde... Ah les anciens !..
C'était les hommes du courage !

Les tantounes joignent les mains :
- Pecaïre ! ce qu'ils en ont vu !

Et l'oncle Alexandre :
- C'était des aigles

La Parole me paraît sévère, exigeante, la lueur du lume soudain sournoise. Vivre dans les grottes, tout de même !
Mimi avance sa figure énergique.
- Écoutez, petits ! Les miracles sont des choses étonnantes, incroyables. Eh bien, des miracles, il y en eut dans cette vallée ! Dans les temps méchants, sept dragons de Louis XIV gravissaient de nuit les tourniquets de Dormillouse pour surprendre les nôtres. Ils touchaient au but quand une voix descendue des rochers dit et répète : Li soun sept !... Prévoyant une avalanche de pierres lancée par de bons bras, nos sept braves se bousculent, dégringolent et trottent jusqu'à la plaine, heureux d'en être quittes... Or ce : Li soun sept ! leur avait été dit par une brebis enrhumée. Écoutez tousser une brebis. elle dit parfaitement : Li soun sept !... Il arrive donc que Dieu se serve d'une humble bestiole pour sauver de pauvres gens qui se confient en lui... Étienne, en l'honneur des anciens, prenez votre flûte, jouez le Psaume quatre-vingt-neuf.

L'oncle Étienne pose ses lèvres sur sa flûte et les voix s'élèvent :

Je chanterai, Seigneur, sans cesse ta bonté,
Je parlerai sans fin de ta fidélité...

Mimi nous emmène coucher. D'ordinaire, nous nous déshabillons seuls. Mais ce soir, elle a pitié des terreurs qu'elle lit dans nos yeux, elle s'attarde près de nous. Je la questionne :
- Est-ce que des petits enfants sont aussi morts dans les grottes ?
- Que l'on ait sept ou cent ans, mourir n'est rien. Avoir le coeur propre, voilà qui importe, mes jolies plantes. Dormez !

Mais je ne peux dormir. Ce soir, j'ai appris de grandes choses. De mon lit, par la fenêtre dont on ne ferme jamais les volets, je crois voir, sur les chemins blancs de lune, remuer des lueurs... Les casques des dragons ?... Mon coeur bat à grands coups. Si quelque main méchante mettait le feu au foin de la grange ? Aurais-je la force de me laisser brûler pour me montrer digne des anciens ? Comment la Parole, que l'on dit si bonne, peut-elle demander cela ?... Je m'endors avant d'avoir répondu... Et le matin ne me montre que l'incendie de l'aurore.
Bientôt, Mimi se penche sur moi.
- Petite, maintenant que le soleil se lève et rit à chacun, dis-moi pourquoi vous aviez si peur, hier soir ?

J'avoue :
- Nous étions allés avec Xandrou à la rencontre des chèvres. Elles n'arrivaient pas. Alors nous avons grimpé jusqu'à la grotte... Tout au fond, quelque chose a gémi !

Mimi m'embrasse.
- Petite, quand tu as peur, imite le poussin qu'inquiète l'ombre du vautour. Il court sous l'aile de sa mère et le voilà tranquillisé. Ne sais-tu pas que vous êtes, Xandrou et toi, nos poussins à tous ?



VOUS REVIENDREZ, MARRAINE ?

 Nous trouvons très naturel que chacun s'ingénie à nous donner du plaisir, que les tantounes tricotent des bonnets de laine blanche, que Mimi glisse dans nos poches de petits carnets aux feuilles lignées et nous enseigne à former les lettres, que l'oncle Jean nous conte des histoires, que l'oncle Étienne nous apprenne à chanter, que l'oncle Alexandre, nous mettant à califourchon sur un genou, nous fasse traverser l'Europe à la suite de Napoléon... Installés au centre de six amours, nos coeurs sont heureux à sauter.

Un jour, rappelé par la moisson prochaine, mon père guide la mule sur laquelle notre mère ramène sa royauté, ses souvenirs, son languissou de la large vallée. On s'embrasse. On questionne... Où en sont les travaux ? le grain mûrit ? et ces enfants, ont-ils au moins un peu travaillé ? Ce mot, que nous avions oublié, signifie que la fête touche à sa fin.
Pendant que, dans la grande chambre, maman enlève sa chaîne d'or, son vêtement du dimanche, pour remettre l'épaisse robe coutumière, je dis ce qui chante en moi et le nom de Mimi revient sans cesse sur mes lèvres :
- Mimi m'a donné une image !... Mimi m'a donné deux carnets lignés... Mimi m'a appris à lire et presque à écrire ... Mimi me mènera dans sa maison de Dormillouse ...

Maman se détourne. Je la sens hostile aux plaisirs que j'eus durant son absence.
- C'est triste, tout de même. On part et ces enfants se détachent, se donnent à d'autres !

Mains ouvertes, le regard clair d'entrain, je me replie sur moi-même quand mon père ajoute :
- Loin des yeux, loin du coeur. Ah ! c'est du joli ! ...

Comment reconquérir ces sensibilités blessées ?
Soudain les oncles et les tantounes se sont effacés comme une lumière lorsqu'une main l'emporte. Nous restons seuls entre des inspections qui nous reprochent notre candeur amie du plaisir, qui tuent notre insouciance. Comment combattre ce nouveau mystère ? Je n'ose plus épeler à haute voix, je cache l'image pour la regarder. Quand Mimi passe, se rendant au hameau voisin, je voudrais bien la suivre mais je reste immobile sentant combien il serait coupable de le faire ; derrière les pas rapides, mon coeur se tend, tel un fil qui va se rompre... Pourtant, j'aime ma mère de toutes mes forces ! Pourquoi veut-on que l'on donne à chacun le même côté du coeur ?... Le soir, dans mon lit, mes affections se heurtent... Une fois, je me suis glissée jusqu'à la chambrette de Mimi. Elle me raconte comment elle perdit mère et frère, ses inquiétudes devant l'oncle Jean qui décline. Me prenant soudain dans ses bras, comme elle me fait entendre les battements de sa tendresse !
- Seule ou presque ! Voilà pourquoi, petite, je t'aime tant. C'est mon devoir de tante et de marraine. Mais ton devoir à toi c'est de montrer à ta maman que tu l'aimes plus que nous tous ensemble.

Rentrée dans mon lit, je pense à ces choses. Au lieu de tant parler de Mimi, j'aurais mieux fait de demander à ma mère des nouvelles de sa santé, de ses parents, de cette autre vallée où elle fut enfant.
Peut-être aussi s'est-il passé autre chose que je ne peux m'expliquer, qui a mis les coeurs à vif. Un matin on s'est regardé. On a envoyé Isaïe aux champs, les enfants à la cuisine et l'on a discuté dans la grande chambre. Parfois, lancé comme une flèche le mot ardzent traversait la porte.

Ardzent ! encore ce mot, toujours ce mot. Décidément, les grandes personnes parlent souvent d'ardzent... Peu à peu, les voix se sont calmées, l'oncle Étienne a parlé seul, longtemps... Depuis lors, on s'est souri comme avant.

... Avec l'été, ma marraine remonte à Dormillouse. Là-haut, elle habite la maison de l'avalanche, celle que l'oncle Jean quitta l'an passé et qu'il n'a plus le courage de revoir, disant : Grimper les tourniquets en petit vieux qui reprend son souffle après dix pas ? Non, laisse-moi finir où l'on n'a pas connu le temps de ma vaillance... »

Mimi pleure. Si j'osais, je pleurerais avec elle. Oncle Alexandre se lève alors :
- Vieux frère, tu monteras sur ma cavale que je tiendrai par la bride. Tu arriveras à Dormillouse comme un empereur dans sa résidence !

Moi, je me tiens très près de ma marraine. Nul ne m'empêchera de me chauffer à celle qui est assez petite pour être près de moi, assez rayonnante pour me donner le goût de la vie.
Maman et Mimi s'embrassent. Quelle joie ! Je murmure :
- Vous reviendrez, marraine ?
- À l'automne, petitoune !

La coiffe blanche, la tête blanche disparaissent derrière les arbres. Les tantounes ont regagné leur maison, sur la pente, l'oncle-percepteur a repris ses tournées ; l'oncle Étienne part tôt, rentre tard, et tout le jour père et mère besognent. Le refrain dit à l'aube retentit encore sous les étoiles : Travailla !
Cependant Xandrou raconte que les prunes grossissent. Les voici roses. D'un pas à traverser le monde, un panier au bras, Isaïe se dirige vers le vieux prunier.
- Attends-nous, Isaïe !
- Zou !

Tout chante, tout bruit, tout brille dans le vallon sec. À califourchon sur une branche, Isaïe devient un prêtre du soleil et les prunes qui roulent parmi les sauterelles en délire sont fleurs et parfums ; guêpes, abeilles et papillons se les disputent. C'est une fureur joyeuse. Enfants de l'âpre pays, nous poussons des cris à chaque fruit qui bondit sur l'herbe, nous tâtons sa chaude rondeur, nous l'écrasons sur nos lèvres, protestant quand Isaïe ne laisse tomber que des noyaux, des « amoulouns ».
- D'amoulouns répond la voix, là-haut, vaï ! es dza cooucaren !

Une pensée me tourmente soudain.
- Isaïe, dites, après les prunes, c'est l'automne ?

Roulant des fruits et des rires dans sa bouche, baigné dans la chaleur de juillet, Isaïe refuse de répondre.
- Vaï ! l'automne viendra toujours assez tôt...

Mais quand ? Il y a des réserves de bleu dans le ciel, les moissons éclairent les coteaux... Pourtant, du gros noyer qui borde le torrent voisin de la maison, une feuille jaunie quitte sa branche. Je me précipite, je la saisis avec joie, je la glisse sous ma chemisette. Toute seule dans le rire des choses, cette feuille a compris mon attente. Elle me dit : Mimi reviendra bientôt !


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