Sur le Roc
CRAINTE ET SÉCURITÉ
Les vaches rentrent du pâturage. Tandis
qu'Isaïe les trait dans la cour,
sollicités par l'heure douce nous allons
à la rencontre des chèvres.
Poussé par l'esprit d'aventure, Xandrou
propose :
- Grimpons jusqu'à la
grotte !
Écartant les épis, nous
faufilant entre les touffes de lavande, escaladant
une pente que l'effritement des roches a couverte
de poussière, nous voici, minuscules, sur le
seuil de la grotte où tout est silence,
ténèbres, profondeur incertaine,
fraîcheur de gouffre... Nous appelons... Une
plainte se prolonge, qui meurt dans un glissement
de serpent sur la pierraille... Effrayés
d'avoir contemplé de si près le
mystère de la montagne, plus impressionnant
que l'immense soupir de la rivière dans la
nuit, nous courons vers le toit dont la
cheminée fume.
Pendant le repas, nous nous taisons.
- Qu'avez-vous, petits ?
- Rien.
Peu après, dans le bureau où
l'on veille parfois, nous oublions notre terreur
près des bonnes figures
reflétées dans les meubles si bien
cirés par les tantounes. Xandrou s'assied
par terre ; moi dans la corbeille à
papier où bruissent les feuilles
froissées par la longue main rose de
l'oncle, et je mêle mon rêve aux propos
et aux silences.
- Va chercher le briquet sur la table, au
fond de la galerie...
Dans la nuit, pour combattre la crainte qui
me saisit à nouveau, je regarde par la
fenêtre du bureau l'assemblée
bienveillante des miens siégeant dans la
lueur pâle du lume : ... à peine
un murmure de voix... une main preste
agitée... un front dessiné sur le
fond sombre d'un meuble... des sourires... une
tête blanche qui dit oui... Toutes les
sécurités sont réunies
là... Pourtant, dans le noir de la galerie,
la peur me rejoint, les bruits mystérieux
entendus du seuil de la grotte. Poursuivie, je
m'élance pour retrouver la protection.
Sitôt la porte refermée, je
demande :
- Est-ce qu'on peut vivre, dans les
grottes ?
Grand est mon étonnement quand je
vois les oncles se consulter du regard. Dans ce
bureau vivant comme un coeur, entre ces six figures
paisibles, un secret se cacherait-il
aussi ?
- Nos ancêtres y ont vécu, dit
enfin l'oncle Étienne.
Je frissonne. La nuit dans une grotte, avec
les vipères et les hiboux ! Je voudrais
saisir ces ancêtres, les attirer au milieu de
nous.
- Les ancêtres y ont
vécu ?
Je ne vois plus que le reflet des visages
dans les profondeurs des bois vernis, comme si tous
les miens s'éloignaient.
- Oui, petite, reprend l'oncle
Étienne, nos anciens y ont vécu. Dans
ces grottes, ils se sont laissé enfumer
plutôt que de renoncer à ce qui
nourrit le coeur, à la Parole, le seul bien
souhaitable qui soit au monde... Ah les
anciens !..
C'était les hommes du
courage !
Les tantounes joignent les mains :
- Pecaïre ! ce qu'ils en ont
vu !
Et l'oncle Alexandre :
- C'était des aigles
La Parole me paraît
sévère, exigeante, la lueur du lume
soudain sournoise. Vivre dans les grottes, tout de
même !
Mimi avance sa figure énergique.
- Écoutez, petits ! Les miracles
sont des choses étonnantes, incroyables. Eh
bien, des miracles, il y en eut dans cette
vallée ! Dans les temps
méchants, sept dragons de Louis XIV
gravissaient de nuit les tourniquets de Dormillouse
pour surprendre les nôtres. Ils touchaient au
but quand une voix descendue des rochers dit et
répète : Li soun sept !...
Prévoyant une avalanche de pierres
lancée par de bons bras, nos sept braves se
bousculent, dégringolent et trottent
jusqu'à la plaine, heureux d'en être
quittes... Or ce : Li soun sept ! leur
avait été dit par une brebis
enrhumée. Écoutez tousser une brebis.
elle dit parfaitement : Li soun sept !...
Il arrive donc que Dieu se serve
d'une humble bestiole pour sauver de pauvres gens
qui se confient en lui... Étienne, en
l'honneur des anciens, prenez votre flûte,
jouez le Psaume quatre-vingt-neuf.
L'oncle Étienne pose ses
lèvres sur sa flûte et les voix
s'élèvent :
Je chanterai, Seigneur, sans
cesse ta bonté,
Je parlerai sans fin de ta
fidélité...
Mimi nous emmène coucher. D'ordinaire,
nous nous déshabillons seuls. Mais ce soir,
elle a pitié des terreurs qu'elle lit dans
nos yeux, elle s'attarde près de nous. Je la
questionne :
- Est-ce que des petits enfants sont aussi
morts dans les grottes ?
- Que l'on ait sept ou cent ans, mourir
n'est rien. Avoir le coeur propre, voilà qui
importe, mes jolies plantes. Dormez !
Mais je ne peux dormir. Ce soir, j'ai appris
de grandes choses. De mon lit, par la fenêtre
dont on ne ferme jamais les volets, je crois voir,
sur les chemins blancs de lune, remuer des
lueurs... Les casques des dragons ?... Mon
coeur bat à grands coups. Si quelque main
méchante mettait le feu au foin de la
grange ? Aurais-je la force de me laisser
brûler pour me montrer digne des
anciens ? Comment la Parole, que l'on dit si
bonne, peut-elle demander cela ?... Je
m'endors avant d'avoir répondu... Et le
matin ne me montre que l'incendie de l'aurore.
Bientôt, Mimi se penche sur moi.
- Petite, maintenant que le soleil se
lève et rit à chacun, dis-moi
pourquoi vous aviez si peur, hier soir ?
J'avoue :
- Nous étions allés avec
Xandrou à la rencontre des chèvres.
Elles n'arrivaient pas. Alors nous avons
grimpé jusqu'à la grotte... Tout au
fond, quelque chose a gémi !
Mimi m'embrasse.
- Petite, quand tu as peur, imite le poussin
qu'inquiète l'ombre du vautour. Il court
sous l'aile de sa mère et le voilà
tranquillisé. Ne sais-tu pas que vous
êtes, Xandrou et toi, nos poussins à
tous ?
VOUS
REVIENDREZ,
MARRAINE ?
Nous trouvons très naturel que
chacun s'ingénie à nous donner du
plaisir, que les tantounes tricotent des bonnets de
laine blanche, que Mimi glisse dans nos poches de
petits carnets aux feuilles lignées et nous
enseigne à former les lettres, que l'oncle
Jean nous conte des histoires, que l'oncle
Étienne nous apprenne à chanter, que
l'oncle Alexandre, nous mettant à
califourchon sur un genou, nous fasse traverser
l'Europe à la suite de Napoléon...
Installés au centre de six amours, nos
coeurs sont heureux à sauter.
Un jour, rappelé par la moisson
prochaine, mon père guide la mule sur
laquelle notre mère ramène sa
royauté, ses souvenirs, son languissou de la
large vallée. On s'embrasse. On
questionne... Où en sont les travaux ?
le grain mûrit ? et ces enfants, ont-ils
au moins un peu travaillé ? Ce mot, que
nous avions oublié, signifie que la
fête touche à sa fin.
Pendant que, dans la grande chambre, maman
enlève sa chaîne d'or, son
vêtement du dimanche, pour remettre
l'épaisse robe coutumière, je dis
ce qui chante en moi et le
nom de
Mimi revient sans cesse sur mes
lèvres :
- Mimi m'a donné une image !...
Mimi m'a donné deux carnets lignés...
Mimi m'a appris à lire et presque à
écrire ... Mimi me mènera dans sa
maison de Dormillouse ...
Maman se détourne. Je la sens hostile
aux plaisirs que j'eus durant son absence.
- C'est triste, tout de même. On part
et ces enfants se détachent, se donnent
à d'autres !
Mains ouvertes, le regard clair d'entrain,
je me replie sur moi-même quand mon
père ajoute :
- Loin des yeux, loin du coeur. Ah !
c'est du joli ! ...
Comment reconquérir ces
sensibilités blessées ?
Soudain les oncles et les tantounes se sont
effacés comme une lumière lorsqu'une
main l'emporte. Nous restons seuls entre des
inspections qui nous reprochent notre candeur amie
du plaisir, qui tuent notre insouciance. Comment
combattre ce nouveau mystère ? Je n'ose
plus épeler à haute voix, je cache
l'image pour la regarder. Quand Mimi passe, se
rendant au hameau voisin, je voudrais bien la
suivre mais je reste immobile sentant combien il
serait coupable de le faire ; derrière
les pas rapides, mon coeur se tend, tel un fil qui
va se rompre... Pourtant, j'aime ma mère de
toutes mes forces ! Pourquoi veut-on que l'on
donne à chacun le même
côté du coeur ?... Le soir, dans
mon lit, mes affections se heurtent... Une fois,
je me suis glissée
jusqu'à la chambrette de Mimi. Elle me
raconte comment elle perdit mère et
frère, ses inquiétudes devant l'oncle
Jean qui décline. Me prenant soudain dans
ses bras, comme elle me fait entendre les
battements de sa tendresse !
- Seule ou presque ! Voilà
pourquoi, petite, je t'aime tant. C'est mon devoir
de tante et de marraine. Mais ton devoir à
toi c'est de montrer à ta maman que tu
l'aimes plus que nous tous ensemble.
Rentrée dans mon lit, je pense
à ces choses. Au lieu de tant parler de
Mimi, j'aurais mieux fait de demander à ma
mère des nouvelles de sa santé, de
ses parents, de cette autre vallée où
elle fut enfant.
Peut-être aussi s'est-il passé
autre chose que je ne peux m'expliquer, qui a mis
les coeurs à vif. Un matin on s'est
regardé. On a envoyé Isaïe aux
champs, les enfants à la cuisine et l'on a
discuté dans la grande chambre. Parfois,
lancé comme une flèche le mot ardzent
traversait la porte.
Ardzent ! encore ce mot, toujours ce
mot. Décidément, les grandes
personnes parlent souvent d'ardzent... Peu à
peu, les voix se sont calmées, l'oncle
Étienne a parlé seul, longtemps...
Depuis lors, on s'est souri comme avant.
... Avec l'été, ma marraine
remonte à Dormillouse. Là-haut, elle
habite la maison de l'avalanche, celle que l'oncle
Jean quitta l'an passé et
qu'il n'a plus le courage de revoir, disant :
Grimper les tourniquets en petit vieux qui reprend
son souffle après dix pas ? Non,
laisse-moi finir où l'on n'a pas connu le
temps de ma vaillance... »
Mimi pleure. Si j'osais, je pleurerais avec
elle. Oncle Alexandre se lève
alors :
- Vieux frère, tu monteras sur ma
cavale que je tiendrai par la bride. Tu arriveras
à Dormillouse comme un empereur dans sa
résidence !
Moi, je me tiens très près de
ma marraine. Nul ne m'empêchera de me
chauffer à celle qui est assez petite pour
être près de moi, assez rayonnante
pour me donner le goût de la vie.
Maman et Mimi s'embrassent. Quelle
joie ! Je murmure :
- Vous reviendrez, marraine ?
- À l'automne, petitoune !
La coiffe blanche, la tête blanche
disparaissent derrière les arbres. Les
tantounes ont regagné leur maison, sur la
pente, l'oncle-percepteur a repris ses
tournées ; l'oncle Étienne part
tôt, rentre tard, et tout le jour père
et mère besognent. Le refrain dit à
l'aube retentit encore sous les
étoiles : Travailla !
Cependant Xandrou raconte que les prunes
grossissent. Les voici roses. D'un pas à
traverser le monde, un panier au bras, Isaïe
se dirige vers le vieux prunier.
- Attends-nous, Isaïe !
- Zou !
Tout chante, tout bruit, tout brille dans le
vallon sec. À califourchon sur une branche,
Isaïe devient un prêtre du soleil et les
prunes qui roulent parmi les sauterelles en
délire sont fleurs et parfums ;
guêpes, abeilles et papillons se les
disputent. C'est une fureur joyeuse. Enfants de
l'âpre pays, nous poussons des cris à
chaque fruit qui bondit sur l'herbe, nous
tâtons sa chaude rondeur, nous
l'écrasons sur nos lèvres, protestant
quand Isaïe ne laisse tomber que des noyaux,
des « amoulouns ».
- D'amoulouns répond la voix,
là-haut, vaï ! es dza
cooucaren !
Une pensée me tourmente soudain.
- Isaïe, dites, après les
prunes, c'est l'automne ?
Roulant des fruits et des rires dans sa
bouche, baigné dans la chaleur de juillet,
Isaïe refuse de répondre.
- Vaï ! l'automne viendra toujours
assez tôt...
Mais quand ? Il y a des réserves
de bleu dans le ciel, les moissons éclairent
les coteaux... Pourtant, du gros noyer qui borde le
torrent voisin de la maison, une feuille jaunie
quitte sa branche. Je me précipite, je la
saisis avec joie, je la glisse sous ma chemisette.
Toute seule dans le rire des choses, cette feuille
a compris mon attente. Elle me dit : Mimi
reviendra bientôt !
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