Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



LES TAMBURLES

 On s'aborde avec de grands gestes. On dit : - Ils sont à Embrun ! ils sont à Mont-Dauphin ! ils sont à Saint-Crépin.... De la route de Champcella on voit monter leur poussière le long de la Durance !
Depuis plus d'un mois les troupeaux de Provence ont quitté les cailloux de la Camargue, les garrigues des plateaux, l'herbe brûlée des oliveraies ; jour et nuit ils cheminent sous la chaleur, dans la poussière plus blanche que la craie, sous le ciel étoilé, à la rencontre des monts et des cascades....
- La moutona ! la moutona ! les tamburles les chèvres !

Poussant, ce cri de guerre et des : gran Diou ! et des : vaï ! vaï ! les enfants du val dégringolent les pentes savonnées par la sécheresse.
La moutona ! les tamburles ! Nous galopons en arrière-garde, intimidés par le flottement vivant qui s'approche, par toutes ces toisons devinées où s'accroche un peu de la chaleur qui mûrit les fruits des bonnes terres sans cailloux.

... Voici que l'on distingue, dépassant la houle des échines, les cornes enroulées des boucs et des béliers, les petites cornes en faucille des chèvres, d'identiques yeux humides soumis au destin, d'autres tout pleins de sornettes et de mirages, trois, quatre, cinq mille bêtes trottinant et boitant, le museau levé vers les pâturages, bêlant et bramant pour dire : « Pauvres amis, qu'il est loin, qu'il est haut votre pays ! mais quels ruisseaux au flanc des cimes, quelle herbe au creux des vallons !... C'est pour les retrouver que depuis un mois nous boitons, nous saignons, chichement nourris du gazon empoussiéré des talus.... » Agneaux et cabris ont une voix grêle, inquiète, qui perce la clameur grave montée de la caravane des adultes et des vieux. Que leur veut-on ?... Eux, ils n'ont pas encore vu, ils ne savent pas. Parce qu'il le faut, ils suivent le tintement sourd des tamburles.

Réfugiée sur un monticule, je cherche à deviner le lieu adorable où naquirent ces bêtes et leurs gardiens. Grands, bruns, silencieux, vêtus de hardes prises à ces toisons, d'espace en espace les bergers sont debout au milieu du torrent bêlant qui leur monte aux genoux. Arrêtées une seconde, les brebis les regardent ; sur un geste, elles reprennent leur trottinement, confiantes, car les houlettes ne s'abattent que sur l'échine des boucs aux paupières rouges et sinistres. Divins, les bergers retiennent ou précipitent le rythme des milliers de sabots frappant l'étroit sentier caillouteux.
Trrr ! trrr !... Ce cri rauque excite les chiens roux au museau carré, aux yeux éclairés de flammes vigilantes - en deux bonds, grommelant ou aboyant clair, ils sont sur la bête indisciplinée - une chèvre, naturellement ! - qu'ils mordillent, qu'ils ramènent au galop dans la colonne dont le ruban laineux ondule avec le chemin, couvre déjà les premiers contreforts de la montagne.
- Regarde, on dirait le Bon Berger !

Respectueuse, je montre à Xandrou le baïle, le chef des bergers, très maigre, portant avec dignité sa barbe noire autour de son visage ardent. Je l'imagine brûlant d'amour pour son troupeau assoiffé, si dévoué à ses brebis, si puissant dans sa marche vers l'étoile des montagnes, que j'attends un miracle s'il consent à lever sa houlette. Peut-être le soleil va-t-il s'arrêter ? les eaux de la Byaisse remonter à leur source ? les masures de la vallée se transformer en châteaux ? les pierres en diamant ?
- Ta promise est restée en Provence ? demande un homme de la vallée au prince des bergers et des brebis.

Qui est cette promise ? J'écoute les paroles qui vont tomber des lèvres de celui qui répand autour de lui la bienveillance des heureux pays.
- Ma promise ? Mes promises, tu veux dire ! Ah basto ! Que foou faire... La moutona coummando !

Cette réponse, que je ne comprends guère, je la trouve fort belle. Courant dans la poussière menue, adorant le baïle, ses bergers, ses chiens et ses brebis, obéissant à l'appel des tamburles j'accompagne la moutona vers les ruisseaux, vers l'air plus vif.
Le soir vient. Sur les champs, l'ombre des monts, coupée au couteau. La rivière prend sa voix de la nuit, les cimes ce manteau brillant qui rend la vallée plus profonde. Voici que le baïle nous parle :
- Rentra ! Lou loupp vaï sourtir d'oou bouesc !

Le roi des toisons doit savoir. À regret, nous quittons son royaume, nous saluons les agneaux, les chevrettes, les brebis, les cornes des boucs et des béliers, les ânes chargés de provisions, le chant doux et grave des tamburles, l'immense cortège piétinant dans l'ombre bleue.
Déjà les enfants des Viollins acclament et crient : « La moutona ! la moutona ! les tamburles ! »

Sur le chemin, l'empreinte des petits sabots des pastilles par milliers ; aux épines des haies d'innombrables flocons de laine ; mêlée aux parfums violents des menthes écrasées, l'âcre odeur du troupeau ; et là-bas, toujours, l'angelus des tamburles. Je suis fière de ma vallée ! En bas, ils ont les oliviers, les terres sans cailloux, c'est vrai. Mais ici, la naissance des eaux, le soleil posé en couronne sur les rocs, le fin gazon des hauts pâturages. Moutona, moutona, tu ne peux te passer de cela !
C'est aussi la pensée de notre chèvre noire. Quittant soudain le modeste cortège des chèvres de la vallée, elle se précipite à la suite du peuple mouvant de Provence. Elle aussi veut obéir au baïle ! Mais Xandrou s'accroche à sa barbe, je lui saisis les oreilles, nous luttons, contestant au baïle le droit de régner sur le troupeau de la vallée.... Des pas. L'oncle Étienne est devant nous.
- La Noire languit la moutona ?... Attendez que je lui change les idées, que j'oppose flûte à tamburles....
Car l'oncle Étienne ne quitte jamais sa flûte, couchée au fond d'une poche profonde. La voici au bord des lèvres. Elle dit un chant preste, un chant de la vallée dont nous fredonnons les paroles :

Suzette mon coeur,
Que vous êtes belle
Suzette mon coeur,
Pour vous quel bonheur
 
Suzette mon coeur,
D'être si gentille,
Pour vous quel bonheur,
Mie, mon tendre coeur !

Conquise, la Noire suit l'oncle Étienne. Appelés par la maison dont une fenêtre vient de s'éclairer, trottinant dans l'ombre du soir près de la rivière tapageuse, nous vivons une minute adorable. Qu'ils tintinnabulent tant qu'ils veulent les troupeaux de Provence ! La flûte de l'oncle Étienne est plus éloquente que les tamburles puisque la chèvre noire se trémousse en cadence pour dire à tous : « Notre baïle à nous, c'est l'oncle Étienne Qui sait jouer comme lui ?

Suzette mon coeur,
Que vous êtes belle »



SUR LES SILLONS

Dès trois heures, ragent sur les cailloux clous des souliers, sabots des mules qu'excite le brrr ! maussade des gens trop tôt levés.... Des lueurs de lanterne se balancent autour des maisons. Ma mère frappe aux portes :
- Léva vous ! es djourt !

Pas encore.
Mais la voix répète :
- Es djourt ! Léva vous !

À la cuisine le bruit sec des branches cassées sur un genou. Je referme les yeux. Derrière ma porte, mon père dit à qui veut entendre :
- Va, paresseux, vers la fourmi, considère ses soins et deviens sage !

Quand le père a parlé, il faut obéir. Dans le noir, je m'habille. Il fait froid. On moud du café.
- Te voilà, enfin ! Surveille un peu ce lait !

Entouré d'une fleur de flammes, couronné de vapeurs, le chaudron chante. De crainte que la crème ne saute par-dessus bord, j'attire le bois flambant autour de la cafetière assise sur les pierres du foyer. Voici les moissonneuses. Leur face est si brune qu'on ne voit que leurs dents qui rient. Dehors, les hommes aiguisent les faucilles. Ils entrent à leur tour et s'assoient autour de la table.
- Coupa lou pan ! ordonne le père.

Les jattes s'emplissent. Attirés par l'odeur du lait cuit, les sept chats de la maison apparaissent derrière le chien Tatoï.
- Ah ! coumo sabez far lou café ! dit un des mercenaires. Lou nouostre var pas lou vouostre !

Puissantes sont les faces attablées dont s'affirment les narines, le menton maigre, les yeux violents. Dans un bruit de cailloux roulés, chacun tenant le croissant de sa faucille, le cortège s'éloigne.
- Nourrissez-les bien ! recommanda mon père.
- Pecaïre ! gémit maman, que de tracas ! Enfants, les pommes de terre, les haricots !

Nous voici dans la cave noire, tâtant les tubercules qu'il faut peler sur la galerie, l'oreille prête à accueillir les ordres.
- Ana quére de bouose !

Quand il tombe, près de l'âtre, les chats fuient en essaim.
- Ana quére d'aïgue ! Ana quére d'uouss ! Dépêchez-vous, petits !

Il n'est pas toujours facile de trouver les nids aux oeufs. Un caquetage discret me conduit au jardin. Derrière une plante de réglisse s'étale toute une blancheur. Mes cris de joie chassent les poules indignées. Ne nous pressons pas trop ! Jouons avec ces « tinelouns plens de bounboun que n'an ni traouc ni stoupoun ». Ces petits vaisseaux plein de bonbon, qui n'ont ni trou ni bouchon, nous les comptons, nous les caressons, nous les alignons trois par trois.
- Apporta los uouss !

En temps de moisson, au lieu de s'amuser il faut penser à nourrir la marmite. Quel appétit ! La vapeur fait danser le couvercle. Penchée sur ce volcan, maman se plaint encore.
- On m'a attachée à cette crémaillère !

Voici la soupe dans un bidon, les paniers couverts d'une serviette.
- Portez-leur ça, petits. Ils l'ont mérité !

Alors, vaincue par la chaleur où les mouches s'affolent, maman s'enfuit sur la galerie ; ôtant son bonnet d'un geste preste, elle défait sa chevelure : une nappe couleur de bronze l'enveloppe jusqu'aux genoux. Tout en grimpant la côte, nous nous retournons, émerveillés, pour voir encore cette maman qu'on dit si belle.
Au bruit de nos pas, les dos se redressent, les faucilles tombent sur le chaume brûlant.
- Voilà qui nous sauve la vie ! dit mon père en soupesant les paniers que contemplent des faces inondées de sueur, brillantes comme de petits soleils.

Du haut en bas des pentes, le fleuve des moissons rousses, des moissons d'or, des moissons pâles qui se cherchent et se rejoignent autour des pierriers pour danser leur ronde claire au son du tambourin des grillons.
Les verres, les victuailles circulent. On boit, on mange sans un mot, assis sur le hérissement des tiges coupées, la tête à l'ombre d'un faisceau de javelles. Debout au milieu de ses gens, mon père dit pourtant, tourné vers la vallée :
- Ces champs, ça en représente des générations de sueurs !

Bientôt tous dorment, la face constellée d'insectes en voyage. Un peu effrayés, nous veillons sur ces fatigues. Sont-ils morts ? Un mot du chef, soudain dressé dans la lumière comme un tronc, les ressuscite :
- Travailla !

Quelle différence entre qui se lève pour sa moisson ou pour la moisson d'un autre !
-- Travailla !

Les dos se courbent. Pour nous, inhabiles à manier la faucille, nous pourchassons les sauterelles crépitantes qui déploient comme de petits parasols leurs ailes bleues et rouges, puis nous plongeons nos narines dans les coussins de serpolet dont se coiffent les cailloux.
- Enfants, ramassez les glanes. Les oiseaux en ont de reste !

Nos yeux apprennent alors à chercher entre les pierres l'or des épis oubliés. À force de nous baisser, de planter nos talons dans le sol, nous lui appartenons.
- Enfants, regagnez la maison !

Nous dégringolons par le sentier brûlant. Sitôt dans la cuisine :
- Ana quére d'aïgue, ma belle !

Il faut remplir à la fontaine le chaudron de cuivre.
- Ana quére dou pan, mon Xandrou !

Il faut courir à la chambrette, prendre les pains sur les branches de la sorte d'échelle où ils sont alignés, puis casser le petit bois et courir sus aux chèvres en maraude dans le jardin potager... Enfin, un peu de répit ; le silence pendant lequel la nuit s'approche, montant à l'assaut des cimes qui ne veulent pas lâcher leur couronne de lumière, soudain formidables, dressées sur un socle noir. Les cascades, assoupies dans l'activité du jour, reprennent leur froissement d'eau vive.
Des pas retentissent.
- Arriboun ! arriboun !

Entré le premier, mon père pose sur la table une poignée de fleurs médicinales.
- Les anciens disaient : Venia dzamai sans ren à meïsoun, tant que la grandzo dou bouon Diou es duberto... Pour qui sait voir, cette grange est toujours ouverte.

Moissonneurs et moissonneuses entrent à leur tour. Leurs figures ne rient plus. Rapetissés, noirs, la tête dans les épaules, encore chauds de soleil, ils s'asseyent d'un bloc avec un han !
- Pour commencer, voilà toujours la soupe.

Mais mon père, debout au centre du groupe cassé de fatigue, ôte son chapeau noir. Des épis sont encore accrochés à sa veste. Toutes les mains se sont jointes, les paupières abaissées sur les malices et les arrière-pensées.
« Ayons souvenance que l'homme ne vit pas de pain seulement, mais de toute parole qui procède de la bouche de Dieu. Après avoir pris soin des moissons de la terre, préparons les moissons du ciel. »
Cette prière, mon père la dit avec solennité... Je m'endors, la tête posée sur un coin de la table. Je ne sais comment je me suis déshabillée pensant ramasser des épis, comment je me suis étendue sur mon lit, pensant me jeter sur des gerbes,

... Dans la nuit, la parole est aux eaux des montagnes.


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