Sur le Roc
LES TAMBURLES
On s'aborde avec de grands gestes. On
dit : - Ils sont à Embrun ! ils
sont à Mont-Dauphin ! ils sont à
Saint-Crépin.... De la route de Champcella
on voit monter leur poussière le long de la
Durance !
Depuis plus d'un mois les troupeaux de
Provence ont quitté les cailloux de la
Camargue, les garrigues des plateaux, l'herbe
brûlée des oliveraies ; jour et
nuit ils cheminent sous la chaleur, dans la
poussière plus blanche que la craie, sous le
ciel étoilé, à la rencontre
des monts et des cascades....
- La moutona ! la moutona ! les
tamburles les chèvres !
Poussant, ce cri de guerre et des :
gran Diou ! et des : vaï !
vaï ! les enfants du val
dégringolent les pentes savonnées par
la sécheresse.
La moutona ! les tamburles ! Nous
galopons en arrière-garde, intimidés
par le flottement vivant qui s'approche, par toutes
ces toisons devinées où s'accroche un
peu de la chaleur qui mûrit les fruits des
bonnes terres sans cailloux.
... Voici que l'on distingue,
dépassant la houle des échines, les
cornes enroulées des boucs et des
béliers, les petites cornes en faucille des
chèvres, d'identiques yeux humides soumis au
destin, d'autres tout pleins de sornettes et de
mirages, trois, quatre, cinq mille bêtes
trottinant et boitant, le museau levé vers
les pâturages, bêlant et bramant pour
dire : « Pauvres amis, qu'il est
loin, qu'il est haut votre pays ! mais quels
ruisseaux au flanc des cimes, quelle herbe au creux
des vallons !... C'est pour les retrouver que
depuis un mois nous boitons, nous saignons,
chichement nourris du gazon
empoussiéré des talus.... »
Agneaux et cabris ont une voix grêle,
inquiète, qui perce la clameur grave
montée de la caravane des adultes et des
vieux. Que leur veut-on ?... Eux, ils n'ont
pas encore vu, ils ne savent pas. Parce qu'il le
faut, ils suivent le tintement sourd des
tamburles.
Réfugiée sur un monticule, je
cherche à deviner le lieu adorable où
naquirent ces bêtes et leurs gardiens.
Grands, bruns, silencieux, vêtus de hardes
prises à ces toisons, d'espace en espace les
bergers sont debout au milieu du torrent
bêlant qui leur monte aux genoux.
Arrêtées une seconde, les brebis les
regardent ; sur un geste, elles reprennent
leur trottinement, confiantes, car les houlettes ne
s'abattent que sur l'échine des boucs aux
paupières rouges et sinistres. Divins, les
bergers retiennent ou précipitent le rythme
des milliers de sabots frappant
l'étroit sentier caillouteux.
Trrr ! trrr !... Ce cri rauque
excite les chiens roux au museau carré, aux
yeux éclairés de flammes vigilantes -
en deux bonds, grommelant ou aboyant clair, ils
sont sur la bête indisciplinée - une
chèvre, naturellement ! - qu'ils
mordillent, qu'ils ramènent au galop dans la
colonne dont le ruban laineux ondule avec le
chemin, couvre déjà les premiers
contreforts de la montagne.
- Regarde, on dirait le Bon
Berger !
Respectueuse, je montre à Xandrou le
baïle, le chef des bergers, très
maigre, portant avec dignité sa barbe noire
autour de son visage ardent. Je l'imagine
brûlant d'amour pour son troupeau
assoiffé, si dévoué à
ses brebis, si puissant dans sa marche vers
l'étoile des montagnes, que j'attends un
miracle s'il consent à lever sa houlette.
Peut-être le soleil va-t-il
s'arrêter ? les eaux de la Byaisse
remonter à leur source ? les masures de
la vallée se transformer en
châteaux ? les pierres en
diamant ?
- Ta promise est restée en
Provence ? demande un homme de la
vallée au prince des bergers et des
brebis.
Qui est cette promise ? J'écoute
les paroles qui vont tomber des lèvres de
celui qui répand autour de lui la
bienveillance des heureux pays.
- Ma promise ? Mes promises, tu veux
dire ! Ah basto ! Que foou faire... La
moutona coummando !
Cette réponse, que je ne comprends
guère, je la trouve fort belle. Courant dans
la poussière menue, adorant le baïle,
ses bergers, ses chiens et ses brebis,
obéissant à l'appel des tamburles
j'accompagne la moutona vers les ruisseaux, vers
l'air plus vif.
Le soir vient. Sur les champs, l'ombre des
monts, coupée au couteau. La rivière
prend sa voix de la nuit, les cimes ce manteau
brillant qui rend la vallée plus profonde.
Voici que le baïle nous parle :
- Rentra ! Lou loupp vaï sourtir
d'oou bouesc !
Le roi des toisons doit savoir. À
regret, nous quittons son royaume, nous saluons les
agneaux, les chevrettes, les brebis, les cornes des
boucs et des béliers, les ânes
chargés de provisions, le chant doux et
grave des tamburles, l'immense cortège
piétinant dans l'ombre bleue.
Déjà les enfants des Viollins
acclament et crient : « La
moutona ! la moutona ! les
tamburles ! »
Sur le chemin, l'empreinte des petits sabots
des pastilles par milliers ; aux épines
des haies d'innombrables flocons de laine ;
mêlée aux parfums violents des menthes
écrasées, l'âcre odeur du
troupeau ; et là-bas, toujours,
l'angelus des tamburles. Je suis fière de ma
vallée ! En bas, ils ont les oliviers,
les terres sans cailloux, c'est vrai. Mais ici, la
naissance des eaux, le soleil
posé en couronne sur les
rocs, le fin gazon des hauts pâturages.
Moutona, moutona, tu ne peux te passer de
cela !
C'est aussi la pensée de notre
chèvre noire. Quittant soudain le modeste
cortège des chèvres de la
vallée, elle se précipite à la
suite du peuple mouvant de Provence. Elle aussi
veut obéir au baïle ! Mais Xandrou
s'accroche à sa barbe, je lui saisis les
oreilles, nous luttons, contestant au baïle le
droit de régner sur le troupeau de la
vallée.... Des pas. L'oncle Étienne
est devant nous.
- La Noire languit la moutona ?...
Attendez que je lui change les idées, que
j'oppose flûte à tamburles....
Car l'oncle Étienne ne quitte jamais
sa flûte, couchée au fond d'une poche
profonde. La voici au bord des lèvres. Elle
dit un chant preste, un chant de la vallée
dont nous fredonnons les paroles :
- Suzette mon coeur,
- Que vous êtes belle
- Suzette mon coeur,
- Pour vous quel bonheur
-
- Suzette mon coeur,
- D'être si gentille,
- Pour vous quel bonheur,
- Mie, mon tendre coeur !
Conquise, la Noire suit l'oncle Étienne.
Appelés par la maison dont une fenêtre
vient de s'éclairer,
trottinant dans l'ombre du
soir
près de la rivière tapageuse, nous
vivons une minute adorable. Qu'ils tintinnabulent
tant qu'ils veulent les troupeaux de
Provence ! La flûte de l'oncle
Étienne est plus éloquente que les
tamburles puisque la chèvre noire se
trémousse en cadence pour dire à
tous : « Notre baïle à
nous, c'est l'oncle Étienne Qui sait jouer
comme lui ?
- Suzette mon coeur,
- Que vous êtes belle »
SUR LES
SILLONS
Dès trois heures, ragent sur les cailloux
clous des souliers, sabots des mules qu'excite le
brrr ! maussade des gens trop tôt
levés.... Des lueurs de lanterne se
balancent autour des maisons. Ma mère frappe
aux portes :
- Léva vous ! es
djourt !
Pas encore.
Mais la voix
répète :
- Es djourt ! Léva
vous !
À la cuisine le bruit sec des
branches cassées sur un genou. Je referme
les yeux. Derrière ma porte, mon père
dit à qui veut entendre :
- Va, paresseux, vers la fourmi,
considère ses soins et deviens
sage !
Quand le père a parlé, il
faut obéir. Dans le noir, je m'habille. Il
fait froid. On moud du café.
- Te voilà, enfin !
Surveille un peu ce lait !
Entouré d'une fleur de flammes,
couronné de vapeurs, le chaudron chante. De
crainte que la crème ne saute par-dessus
bord, j'attire le bois flambant autour de la
cafetière assise sur les pierres du foyer.
Voici les moissonneuses. Leur
face est si brune qu'on ne
voit
que leurs dents qui rient. Dehors, les hommes
aiguisent les faucilles. Ils entrent à leur
tour et s'assoient autour de la table.
- Coupa lou pan ! ordonne le
père.
Les jattes s'emplissent. Attirés
par l'odeur du lait cuit, les sept chats de la
maison apparaissent derrière le chien
Tatoï.
- Ah ! coumo sabez far lou
café ! dit un des mercenaires. Lou
nouostre var pas lou vouostre !
Puissantes sont les faces
attablées dont s'affirment les narines, le
menton maigre, les yeux violents. Dans un bruit de
cailloux roulés, chacun tenant le croissant
de sa faucille, le cortège
s'éloigne.
- Nourrissez-les bien !
recommanda
mon père.
- Pecaïre ! gémit
maman, que de tracas ! Enfants, les pommes de
terre, les haricots !
Nous voici dans la cave noire,
tâtant les tubercules qu'il faut peler sur la
galerie, l'oreille prête à accueillir
les ordres.
- Ana quére de
bouose !
Quand il tombe, près de
l'âtre, les chats fuient en essaim.
- Ana quére d'aïgue !
Ana quére d'uouss !
Dépêchez-vous, petits !
Il n'est pas toujours facile de trouver
les nids aux oeufs. Un caquetage discret me conduit
au jardin. Derrière une plante de
réglisse s'étale toute une blancheur.
Mes cris de joie chassent les
poules indignées. Ne nous pressons pas
trop ! Jouons avec ces « tinelouns
plens de bounboun que n'an ni traouc ni
stoupoun ». Ces petits vaisseaux plein de
bonbon, qui n'ont ni trou ni bouchon, nous les
comptons, nous les caressons, nous les alignons
trois par trois.
- Apporta los uouss !
En temps de moisson, au lieu de s'amuser
il faut penser à nourrir la marmite. Quel
appétit ! La vapeur fait danser le
couvercle. Penchée sur ce volcan, maman se
plaint encore.
- On m'a attachée à cette
crémaillère !
Voici la soupe dans un bidon, les
paniers couverts d'une serviette.
- Portez-leur ça, petits. Ils
l'ont mérité !
Alors, vaincue par la chaleur où
les mouches s'affolent, maman s'enfuit sur la
galerie ; ôtant son bonnet d'un geste
preste, elle défait sa chevelure : une
nappe couleur de bronze l'enveloppe jusqu'aux
genoux. Tout en grimpant la côte, nous nous
retournons, émerveillés, pour voir
encore cette maman qu'on dit si belle.
Au bruit de nos pas, les dos se
redressent, les faucilles tombent sur le chaume
brûlant.
- Voilà qui nous sauve la
vie ! dit mon père en soupesant les
paniers que contemplent des faces inondées
de sueur, brillantes comme de petits
soleils.
Du haut en bas des pentes, le fleuve des
moissons rousses, des moissons d'or, des moissons
pâles qui se cherchent et se rejoignent
autour des pierriers pour danser
leur ronde claire au son du tambourin des
grillons.
Les verres, les victuailles circulent.
On boit, on mange sans un mot, assis sur le
hérissement des tiges coupées, la
tête à l'ombre d'un faisceau de
javelles. Debout au milieu de ses gens, mon
père dit pourtant, tourné vers la
vallée :
- Ces champs, ça en
représente des générations de
sueurs !
Bientôt tous dorment, la face
constellée d'insectes en voyage. Un peu
effrayés, nous veillons sur ces fatigues.
Sont-ils morts ? Un mot du chef, soudain
dressé dans la lumière comme un
tronc, les ressuscite :
- Travailla !
Quelle différence entre qui se
lève pour sa moisson ou pour la moisson d'un
autre !
-- Travailla !
Les dos se courbent. Pour nous,
inhabiles à manier la faucille, nous
pourchassons les sauterelles crépitantes qui
déploient comme de petits parasols leurs
ailes bleues et rouges, puis nous plongeons nos
narines dans les coussins de serpolet dont se
coiffent les cailloux.
- Enfants, ramassez les glanes. Les
oiseaux en ont de reste !
Nos yeux apprennent alors à
chercher entre les pierres l'or des épis
oubliés. À force de nous baisser, de
planter nos talons dans le sol, nous lui
appartenons.
- Enfants, regagnez la maison !
Nous dégringolons par le sentier
brûlant. Sitôt dans la
cuisine :
- Ana quére d'aïgue, ma
belle !
Il faut remplir à la fontaine le
chaudron de cuivre.
- Ana quére dou pan, mon
Xandrou !
Il faut courir à la chambrette,
prendre les pains sur les branches de la sorte
d'échelle où ils sont alignés,
puis casser le petit bois et courir sus aux
chèvres en maraude dans le jardin potager...
Enfin, un peu de répit ; le silence
pendant lequel la nuit s'approche, montant à
l'assaut des cimes qui ne veulent pas lâcher
leur couronne de lumière, soudain
formidables, dressées sur un socle noir. Les
cascades, assoupies dans l'activité du jour,
reprennent leur froissement d'eau vive.
Des pas retentissent.
- Arriboun !
arriboun !
Entré le premier, mon père
pose sur la table une poignée de fleurs
médicinales.
- Les anciens disaient : Venia
dzamai sans ren à meïsoun, tant que la
grandzo dou bouon Diou es duberto... Pour qui sait
voir, cette grange est toujours ouverte.
Moissonneurs et moissonneuses entrent
à leur tour. Leurs figures ne rient plus.
Rapetissés, noirs, la tête dans les
épaules, encore chauds de soleil, ils
s'asseyent d'un bloc avec un han !
- Pour commencer, voilà toujours
la soupe.
Mais mon père, debout au centre
du groupe cassé de
fatigue, ôte son chapeau noir. Des
épis sont encore accrochés à
sa veste. Toutes les mains se sont jointes, les
paupières abaissées sur les malices
et les arrière-pensées.
« Ayons souvenance que l'homme
ne vit pas de pain seulement, mais de toute parole
qui procède de la bouche de Dieu.
Après avoir pris soin des moissons de la
terre, préparons les moissons du
ciel. »
Cette prière, mon père la
dit avec solennité... Je m'endors, la
tête posée sur un coin de la table. Je
ne sais comment je me suis
déshabillée pensant ramasser des
épis, comment je me suis étendue sur
mon lit, pensant me jeter sur des gerbes,
... Dans la nuit, la parole est aux eaux
des montagnes.
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