Sur le Roc
UNE ESCAPADE
L'oncle Alexandre descend à Glapin,
un bourg de la plaine.
- Petite, si tu veux voir un peu le monde
constater comment les Glapinards paient leurs
tailles, je te prendrai en croupe sur mon cheval
blanc.
Si je souhaite visiter le monde !
Jamais je n'ai vu cette vallée qui
s'étend, paraît-il, au pied de nos
montagnes.
Nous partons à l'aube du chien qui
précède d'une heure celle des hommes.
J'aime le pas du cheval, le bruit que font les
sacoches ballottées. À califourchon
derrière votre dos, comme je me cramponne
à vous, oncle-grand ! Comme je suis
fière et reconnaissante de votre
protection ! Avez-vous senti mes lèvres
se poser sur le drap de votre redingote
marron ?
L'aurore s'éteint, le soleil
s'allume. Tout s'anime, tout rit. La maison de Dieu
ne peut être plus belle ! Gravement,
nous allons parmi cette gloire.
... Nous croisons des gens qui vont au
travail, bruns comme des écorces
sèches.
- Moussu loti perceptur !
- Bonjour, mes amis !
Les voix sont vives comme la Byaisse qui
file entre les mélèzes, mais ne roule
pourtant pas plus vivement son flot que mon coeur
sa joie.
- Tiens-toi bien !
Voici les pentes malaisées, la route
suspendue au-dessus des précipices. Nous
descendons parmi des pierriers qu'azure la lavande.
À chaque tournant du chemin la plaine
s'éveille avec sa Durance dont les
colères ont semé partout blocs gris
et gravier bleu. Quand on passe sur le pont de
bois, elle vous appelle, cette Durance, de tout
l'élan de ses eaux où branches et
troncs dansent au gré des tourbillons.
Alors vient la plaine, brûlante,
plate, viennent les grosses mouches, la
poussière, la lumière aplatie sur les
choses, les arbres immenses où brillent les
fruits. Les gens ne saluent plus. Cela me blesse
pour l'oncle. Enfin le bourg bruissant de
l'animation de sa foire. Vu de loin, c'est gai tous
ces chapeaux qui se déplacent au milieu des
ânes, des chèvres et des vaches,
toutes ces échoppes couvertes d'un toit de
toile bleue, tout ce coin rose où grognent
les cochons.
Le cheval s'arrête devant une auberge
dont l'hôtesse, Madame Saglun - à
chaque instant quelqu'un crie son nom - nous
accueille avec beaucoup de
paroles. Il semble qu'elle me connaisse depuis
toujours. Elle m'appelle mignonnette et je me
laisse faire.
L'oncle s'installe dans la chambre où
défileront tout à l'heure ceux qui
doivent remplir les sacoches de l'Etat... Sur la
porte, une affiche - Monsieur le Percepteur des
contributions reçoit ici jusqu'à six
heures. Madame Saglun me conduit dans la salle
où grouille une foule. On boit, on discute,
on crie. Ça sent le vin rouge, la
fumée, la laine de brebis. Est-ce que ces
gens vont se battre ? Il y en a tout un
groupe, nez contre nez, le verre en main. Le plus
excité proclame : « Ma femme
à qui la voudra... Je ne demande qu'à
en prendre une autre ! »
Ils disent des drôles de choses, ces
gens de la plaine ! Je me serre contre Madame
Saglun. Elle me rassure :
- Ce n'est rien ! Ceux-là ont
l'esprit un peu perdu.
Je regarde par terre pour voir s'il n'y
aurait pas moyen de le retrouver, cet esprit. Puis
l'hôtesse m'emmène dans son magasin,
car elle tient gargote et boutique. Je n'ai jamais
vu autant de pains de sucre, de pelotons de
ficelle, de bocaux emplis de bonbons multicolores
et cent choses dont j'ignore les noms. Quand un
client achète, Madame Saglun rit tout le
temps. Quand elle glisse les pièces d'argent
dans le trou d'une boîte, elle rit encore.
Comme on la salue, avant de
quitter la
boutique ! Cette
popularité m'offusque. Elle fait tort
à l'oncle-grand qui seul la mérite.
Cependant la verve de Madame Saglun me remplit
d'admiration. Ces gens de la plaine sont des
gaillards ! Ils savent s'habiller, ils savent
gesticuler, ils savent répondre !
La porte de la chambre où
siège l'oncle s'ouvre brusquement. On entend
une voix qui crie :
- Le gouvernement n'a d'argent que pour les
fainéants !
- Voulez-vous répéter
çà !
La porte s'est refermée. Je demande
alors à Madame Saglun pourquoi quelques-uns
de ces gens parlent si fort.
-- Demandez au vin de Remollon. Le diable
est dans les bouteilles !
Moi qui croyais le diable en enfer !...
J'accompagne Madame Saglun dans la petite salle
où elle dresse la table pour l'oncle. Comme
lui, j'ai deux assiettes et une serviette en tour
de cathédrale. Quelle fierté !
Sur la place, la foule va, vient, vend,
achète, roule sans cesse devant les
échoppes où l'on offre de quoi faire
rêver un enfant de vallon. C'est beau, la
plaine ! J'y reviendrai.
Enfin voici l'oncle.
- Il y en a des fortes têtes, par ici,
Madame Saglun !
- Que voulez-vous ! Les hommes sont les
hommes ! Toujours à discuter. Sur
quatre, il y a trois voleurs. Le,
quatrième vaut tout juste. Et c'est partout
comme ça, partout.
- Vous y allez tout de même un peu
fort.
- Ah vaï ! Je respecte chacun. Je
n'en pense pas moins !
Qu'est-ce que cela signifie ? Je ne
comprends pas. Tant pis ! Ce repas, si bien
servi, ces physionomies nouvelles, cette
vivacité des gens me remplissent d'aise...
L'après-midi, le souper passent comme une
mouche dans un rayon de soleil : un point
brillant, la voilà disparue.
Trop tôt le cheval est sellé,
sacoches et registres mis en place. Il faut quitter
la rumeur plaisante, les treilles, les
échoppes, le haut clocher de pierre, les
gestes sémillants de Madame Saglun. Sur la
route la jument s'avance, dominant de la tête
les bourricots rentrant de la foire. Pitié
pour veaux et cochons sur lesquels s'abattent les
coups ! Dans une chaleur moite, mouches et
fouets s'acharnent. Alors je ne sais plus que
penser de la plaine.
Dès que la cavale a franchi le pont
sur la Durance, gravi la première pente,
cette journée appartient au rêve. Quel
relief la lune donne à notre forteresse
retrouvée ! On entend rouler des
pierres.
- La montagne nous souhaite la
bienvenue !
- Oncle-grand, Madame Saglun dit que le
diable est dans les bouteilles. C'est
vrai ?
- Il est, petite, dans les bouteilles et
dans les hommes.
- C'est vrai qu'il y a des voleurs
partout ?
- Partout !
- Pourtant, ceux qui descendent des anciens,
ils ne peuvent pas être voleurs ?
- Les anciens ne tiennent pas lieu de
conscience. Chacun doit devenir un ancien à
son tour.
Après ce que je viens de voir et
d'entendre dans la plaine, les choses me paraissent
difficiles à comprendre. Bercée par
le pas paisible du cheval blanc, les bras
serrés autour de la taille de l'oncle-grand,
je m'endors.
Des voix me réveillent en sursaut.
Les voleurs !
Je regarde autour de moi, vite
rassurée. Mais qu'elles me semblent
simplettes, dans leur solitude, les demeures de la
montagne ! Sur la galerie une main
élève le lume tandis que les chiens
du village aboient en notre honneur. Mon
père me prend dans ses bras :
- Ah ! petite, tu t'en es payé
de la paresse !
La jument plonge son museau dans le clair de
lune de la fontaine. L'oncle la caresse. De ses
naseaux ruisselants d'argent elle hennit un
bonsoir. Et ma mère accourt :
- Que je me réjouis de vous entendre
conter votre escapade !
Jaloux, Xandrou clame aux
échos :
- La prochaine fois, ça sera
moi !
Avant de toucher au de toucher au
café au lait qui nous attend, l'oncle-grand
note dans le livre où jour
après jour il inscrit ses
déplacements et ses
dépenses :
« En ce jour du sept août
suis été, accompagné par ma
petite-nièce Marie-Julie, à Glapin,
pour la recette. Pour deux repas doubles chez
Madame Saglun, ai déboursé 5 fr. 20.
Fourrage, avoine et logement de ma monture : 1
fr. 60. Deux courroyes pour mon porte-manteau 1 fr.
35. Nous disons donc : frais de bouche 5 fr.
20, divers 2 fr. 95, soit un total de 8 fr. 15. Pas
d'incident à signaler. Retour au clair de
lune. »
CHANTELOUBE
Septembre offre chaque jour une récolte.
Sur la galerie sèchent par tas lentilles,
fèves et haricots. On n'en a jamais fini de
frapper du talon et du bâton sur les sacs
gonflés de gousses. Couverts d'une
vigoureuse clarté, les plus
rapiécés rentrent les mains pleines
des vergers étoilés de pommes rouges.
Pleut-il, par hasard ? Dès que les
nuages ont fui, les cimes se montrent
coiffées d'un bonnet blanc. Au lieu de
garder leurs chèvres, les petits bergers
cueillent la noisette ; perdus dans les
taillis ils exhortent leurs chiens à la
vigilance par de vigoureux aouaû !
aouaû ! qui courent dans toute la
vallée.
Octobre venant à son tour, il faut
dépouiller les chenevières, rouir le
chanvre, le livrer à la bragoneuse qui en
arrache les fibres. Tous les hommes bragonnent,
l'écho bragonne jusqu'à ce
qu'apparaisse le fil roux qui s'enroulera, cet
hiver, autour des quenouilles des tantounes.
Enfin, la fête des vendanges !
Chanteloube Ce nom sonne comme une musique.
Chanteloube C'est là-bas, au delà du
vallon, sur les pentes rocheuses qui dominent la
Durance. Par quel miracle a-t-on
pu acclimater des souches dans ces rocailles ?
Comme dit mon père : « Le
Seigneur y a mis du sien ! » Les
grappes de Chanteloube donnent un petit vin rose,
frais, piquant, « gracieux à voir
comme à boire ». Dans les
années où l'été vient
tard, ce vin n'est guère que du verjus qu'on
avale en grimaçant. Qu'importe, si c'est du
vin de Chanteloube !
On a lavé paniers et cuves. Mon
père est allé là-bas. Alors il
a dit : C'est pour demain !
On m'éveille au coeur de la nuit, on
m'assoit sur une ânesse, entre deux bennes,
et l'on va par les chemins où tintent les
cailloux, on glisse parmi les étoiles, on
longe des trous d'ombre au fond desquels l'eau
bouillonne, on se balance, rêvant, jusqu'au
moment où le soleil, posé sur une
haute roche pour mieux sauter dans le ciel, vous
frappe de ses flèches. Chanteloube !
qui trempe tes pieds de granit dans la Durance, qui
donne tes grappes aux habitants du val, on marche
à ta rencontre comme les Israélites
vers la Terre promise !
Sitôt arrivé, on se glisse
entre les ceps rampants avant de les
dépouiller, on caresse du regard les grains
translucides, on les flatte de la main...
Travailla ! Suspendu dans l'air bleu, dans la
douceur de l'automne où la Durance tend son
ruban pâle, on remplit les paniers, on
remplit les bennes sur lesquelles Isaïe se
penche, armé d'un pilon qui écrase
les grappes saignantes. Une odeur sucrée.
vous monte à la tête
et l'on chante jusqu'à ce que le dernier cep
soit nu.
- Mon coeur est jaloux quand à, vous
je pense,
- Mon coeur est jaloux de penser à
vous.
- De penser à vous toujours je
m'ennuie,
- De penser à vous je m'ennuie
partout...
Et c'est le retour dans la nuit. Sur le fil de
leurs pattes, mules et ânes balancent les
bennes pleines ; comme ce matin leurs sabots
font tinter les pierres, leurs oreilles
chatouillent les étoiles.
Fermant le cortège, mon père
et l'oncle Étienne, une silhouette trapue,
opiniâtre, à côté d'une
silhouette contournée. Ils portent chacun un
panier plein de grappes choisies que ma mère
suspendra aux solives pour conserver jusqu'à
la Noël la couleur et le goût de
l'été. Songeant à l'hiver qui
vient, mon père dit à son
frère :
- La vendange est le testament du
soleil !
Elle donne à l'homme le courage
d'aller jusqu'au printemps. Si le vin noie le fou,
il conseille le sage. Ah ! la bello vendegnio
et lou bouon vïn ! Étienne, sors
ta flûte, joue un air à la gloire de
Chanteloube !
Inspiré par le parfum des grappes
écrasées, l'oncle Étienne joue
un petit air guilleret dont la rivière fait
la basse, dont ânes et mulets piaffants
marquent la mesure, un petit air pointu qui saute
aux étoiles et dit constamment :
Chanteloube ! Chanteloube !
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