Sur le Roc
LA COUCOULE
Le vin mis en tonneau, il faut songer
à gauler les noix. Tout le long du gros
ruisseau s'alignent les arbres ronds plantés
par les aïeux. Les noix tombées roulent
de galet en galet jusqu'à l'eau qui s'en
amuse et les mène doucement à la
Byaisse qui, elle, ne rend jamais rien à
personne. Mon père dit volontiers :
« Qui veut de l'huile douce, attend que
la noix soit rousse. » On ne brandit donc
la gaule que le plus tard possible. En attendant,
pour s'emparer des larcins du torrent, mon
père établit un barrage
derrière lequel se forme un petit lac
où les noix en mal de voyage s'entassent
jusqu'à ce qu'on vienne les ramasser.
Or, depuis quelques jours, on a beau
l'explorer, ce lac, on n'y trouve que des coquilles
d'escargot. C'est encore un tour de la Coucoule qui
aime à rôder la nuit, un linge autour
de sa lanterne !
Fille de Bohémiens, longtemps
promenée en Provence dans une roulotte
où l'on vivait de poules et de lapins
volés, cette Coucoule épousa sur le
tard un vieux qui la rossa, puis l'abandonna sur
les chemins. Venue dans le val, certain printemps,
avec la moutona, elle ne le quitta plus,
terrée dans une masure
sans fenêtres, commençant à
vivre à l'heure où voltigent les
chauves-souris, attrapant ici un choux,
déterrant là quelques pommes de
terre ; toujours un bâton à la
main, une besace au côté, toujours
marmottant des paroles, gesticulant au milieu de
ses guenilles, secouant sa tête de musaraigne
où l'on ne voit que les yeux qui brillent,
que le nez qui flaire. La Coucoule !
Un soir, le père nous dit :
- Demain matin, petits, je vous
réveille avant le jour. Nous, nous avons
à chercher du bois. Vous, vous irez jusqu'au
barrage du ruisseau ramasser les noix avant que la
Coucoule sorte de sa tanière. Si vous la
rencontrez, cette margrière, menacez-la du
gendarme !
- Nous aurons peur !
- Peur de qui ? peur de quoi ? Qui
fait le bien n'a peur de rien !
Le lendemain, intimidés par la nuit,
secouant une lanterne, nous nous glissons vers le
barrage. Nos pas retentissent, car nous voulons
semer la panique dans le coeur de la Coucoule. La
pensée que nous pourrions nous trouver
soudain devant ce paquet de guenilles, entendre la
voix acide, sentir peut-être l'attouchement
de ces doigts maigres aux ongles noirs, nous donne
le frisson. Pour me réconforter, imitant la
voix paternelle, je dis :
- Qui fait le bien, n'a peur de
rien !
- Crois-tu qu'elle y voie la nuit, comme les
chats ? demande Xandrou.
- Bien sûr que non !
- Isaïe le raconte. Et que, quand passe
la moutona, elle attrape une brebis,
l'écorche et se goberge... Qu'elle trait les
chèvres derrière les buissons...
- Bast ! On la menacera du
gendarme !
Ce mot de gendarme me rend tout mon courage.
Nous voici bientôt accroupis sur le bord du
barrage. Sous le rayon de la lanterne, l'eau
miroite... Une noix, deux noix. C'est tout.
Pourtant, le vent a soufflé.
- Regarde
J'approche la lanterne, je tâte avec
une main et je comprends ! Les pierres du
barrage laissaient filtrer l'eau doucement. Mais
enlever une de ces pierres, c'est créer
comme un goulot par où l'eau se
précipite. Et si l'on assied un panier en
dessous de la cascatelle, les noix s'y prennent
comme les truites dans une nasse. Il y en a
là des centaines ! Déjà,
avide, je me penche, quand monte, à dix pas,
le cri de la chouette.
- La Coucoule !
- Coucoule ou chouette, je n'ai pas
peur.
Et je crie :
- Chouette, on va te prendre et te clouer
contre une porte de grange !
Les buissons frémissent ; une
lanterne allume son oeil ; des guenilles
s'approchent. Alors nous entendons une voix, non
pas acide, mais ronde et bonne :
- Que fasé aqui, mes enfants ?
La Coucoule vous salue !
Moi, j'attaque :
- Las nouses souii pas vouostros, soun
nuostros ! Scia uno vouluso !
La Coucoule est tout près de nous.
Dans ma main, je sens trembler la main de Xandrou.
Mais tel est le regard de la vieille - Isaïe
avait raison ! son oeil brille comme celui du
chat - qu'il nous tient, nous possède. Un
rire rouillé secoue les guenilles.
- Las nouses soun vouostros et pas
mios ? Et lou bouon Diou, à qui
es ? A tout lou mounde ! Ço qu'a
fatz es à tout lou mounde et lou voulur es
aquel que vouor tout per el. Voilà, ma
belle !
- On le dira au gendarme !
- Lou dzïndarmo ? Lou
dzïndarmo me pouo ren ! Je sais les
paroles qui font périr les gendarmes dans
les trois jours... Je sais les breuvages qui
donnent le languisson aux plus forts ... Combien se
prélassent dans les cimetières qui
ont voulu me nuire ! Ah ! j'en sais des
choses !... La nuit me raconte ses
secrets ; je connais toutes les routes, toutes
les plantes, toutes les drogues, toutes les
bêtes, tous les fruits... Je sais parler aux
astres... Je sais l'heure où chacun
mourra... Oh ! n'en sabou de tzaousos et de
tzaousos et encoro de tzaousos !... Tendez vos
menottes, mes papillons, que je dise aises et
malheurances de vos années. Zou !
Comment désobéir à qui
fait périr un gendarme
dans les trois
jours ?
Contraint par la force étrange qui sort des
yeux de la sorcière, Xandrou offre sa petite
main sur laquelle se pose la lueur des lanternes
rapprochées.
- Vaï ! vaï !
vaï !... Que d'ardzent !... En
faré virar la testo à de
fillos !... Ici une malheurance, mais si vite
emportée. Oh ! comme il sera
heureux !... Et toi, petitoune ... Tu
habiteras une grande, grande, grande ville ... Tu
épouseras un beau blond... Oh ! la
bello vito, si bello que vooue empourtar las nouses
que lou bouon Diou m'a donnass. Adiou, mous
papillouns !
Incroyablement agile, la Coucoule attrape le
panier, souffle sa lanterne et disparaît,
nous laissant sur place avec les promesses
d'ardzent et de bonheur. Étourdis,
entourés du vol des feuilles
emportées par le vent du premier matin, nous
regagnons la maison. Mon père attelle la
mule.
- Un panier vide ? Avez-vous vu la
Coucoule ?
- Je l'ai menacée du gendarme. Elle a
répondu qu'elle le ferait périr en
trois jours.
- Elle a dit ça, la coquine ?...
Après tout, elle en serait bien capable.
Pour une margrière, c'est une
margrière, avec cent tours dans son sac.
Tant pis ! on abattra les noix plus tôt.
Quant à vous, mes enfants, vous êtes
des nigauds !
Des nigauds ? Pour me consoler, je
regarde les lignes de mes mains où la
Coucoule vit de si belles choses.
LE PAIN DE LA
MAISON
Les arbres ont mis en rond, autour d'eux, leur
manteau d'été. Les pas, sur les
routes, sonnent plus clair. Au fond du bois, scies
et haches font leur musique. Secouant ses
tamburles, enrichie des agneaux de la saison, la
moutona regagne la Provence.
Demain, nos deux cochons marcheront au
supplice. Les huches à lentilles narguent
l'hiver, sans doute, mais il faut encore du pain
que l'on cuit pour l'année entière,
que l'on coupera à la hache et mettra
tremper dans le lait quand il sera dur comme la
pierre.
Descendues des Fazys, les tantounes cachent
sous des serviettes une chose mystérieuse
qu'on appelle levain. Dans l'écurie
jonchée de paille fraîche,
traversée d'une barrière qui limite
les gambades des bestiaux, on installe deux arches
à lourd couvercle ; puis l'on obstrue
de terre glaise les fissures du four dont on voit,
au bas du jardin potager, le toit rond couvert
d'ardoises épaisses comme des planches.
Encore un effort pour ouvrir la porte
rouillée de ce four ! Maintenant
qu'onentasse le bois de
mélèze sur la dalle, qu'on
écoute avec respect le galop des flammes que
la poix fondante anime de ses
détonations !
Avec quelle tendresse mon père
caresse la farine qu'Isaïe verse à
pleins sacs dans les huches ! C'est la peine
d'une année que l'on touche, que l'on
pèse. Penchée sur le pétrin,
ma mère verse l'eau ; les tantounes
ajoutent le levain à la pâte que mon
père et Isaïe, manches relevées,
ahanant à qui mieux mieux comme s'ils
soulevaient le monde, fatiguent dans la
tiédeur des brebis attentives. Quand on se
repose, on plaisante, car il faut que le pain soit
joyeux. Et Xandrou guigne sous les linges qui
recouvrent les « berceaux de
nourriture ».
- Tantounes, ça monte, ça
monte !
Les bras nus disparaissent dans la masse
souple de la pâte, en arrachent des morceaux
vivement roulés sur une planche
saupoudrée de son. Amusés par ce jeu,
les agneaux dansent comme de petits fous.
Déjà, les hommes ont
balayé le four, jeté au torrent les
braises qui meurent en sifflant. Sur la dalle rose
de chaleur, sous la voûte blanche, les boules
sont alignées et la porte claque, tandis que
se répand une odeur nourrissante que renifle
la Coucoule, que flaire Jean Pierrasse dont le
goitre se balance autour du four. Entre les
derniers choux du jardin, voici le
défilé des beaux pains roux.
- Pierrasse, à toi celui-là...
Et cet autre à Siméon, cet autre
à Ignace. Quant à la Coucoule, les
noix lui suffisent !
Il en faut des allées, des venues,
entre la maison et le four, avant que soit faite
pour toute une maisonnée la provision de
pain : pain de travail, seigle et froment
mélangés, pain de fête, dit
tozelle, de pur froment ; enfin, pour que rien
ne se perde, avec la « gratte »
du fond des pétrins, le « pain de
chien ». Saluant la moisson menée
à son terme, des étoiles filantes
dessinent au ciel leurs épis de
lumière... Encore un voyage de la maison au
four pour utiliser la chaleur mourante, on cuit les
pougnes, gâteaux aux noix ou aux pommes que
nous savourons, couchés dans la paille
fraîche, près du souffle des
brebis.
Cela dure trois jours. On pétrit, on
fabrique les boules de pâte, on les enfourne.
Enfin, quand tous les pains sont alignés
à la cuisine, on les frappe d'un doigt, l'un
après l'autre.
- Voilà, dit l'oncle Étienne,
le parfum de notre terre, la nourriture des
vaillants !... Moi paresseux, suis-je digne de
me nourrir du travail des autres ?
Mon père proteste.
- Toi, tu sèmes à
l'école. Pour être moins visible, ta
moisson n'en est que plus précieuse.
Alors, ayant garni les échelons des
« arbres à pain », on
savoure cette heure de plénitude où
l'été offre sa récolte
à l'hiver.
Bon enfant, le soleil a permis qu'on vole
les fruits de ses rayons. Les
citrouilles se pavanent sur la galerie, les pommes
sont dans les grandes corbeilles et la cuisine
s'égaie, car l'on accroche aux clous
guirlandes d'oignons et bouquets d'aromate. Que de
parfums !
Devant tant de richesse, maman se
réjouit :
- Nous aurons de quoi donner un peu d'esprit
à nos soupes ! Quant au pain, c'est une
bénédiction.
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