Sur le Roc
L'ÉCOLE DE MIMI
Ce matin les ruisseaux sont bordés
d'un fil de glace, le vent ne secoue plus la
crinière des cascades, figées. Mais
je pardonne tout à l'hiver puisqu'il
ramène Mimi et l'oncle Jean. Sur le chemin
dur, entre les buissons nus, je cours à la
rencontre de la coiffe blanche, je tourne comme une
mouche autour de la cavale qui porte l'oncle. Le
soleil a beau se cacher derrière la muraille
du Gramuzac, je le rallume dans mon coeur !...
Une main dans la main de Mini, l'autre cherchant le
soulier poussiéreux que la marche de la
jument me dérobe et me rend, je connais le
bonheur ; il me semble que les colchiques,
courbés sur leur tige par le premier froid,
sont autant de clochettes saluant ce retour.
Tout le monde est sur le seuil de la maison,
pour accueillir.
- Quelle bénédiction de se
retrouver une fois encore !
- Ah ! soyons
reconnaissants !
Les oncles-grands s'embrassent en appliquant
joue contre joue. On parlera ensuite. Des paniers
on retire les fromages de brebis, les rayons de
miel ; puis on tâte
les bêtes engraissées par quatre mois
de pâturage. Moi, je caresse les
chèvres, je suis leurs cabrioles jusque dans
le jardin où elles s'attaquent aux derniers
choux. Il faut qu'Isaïe leur caresse rudement
l'échine pour qu'elles se décident
à entrer dans l'étable où
elles sautent sur le rebord des fenêtres
avant de plonger leur barbe dans les fagots de
branches sèches. Déjà les
brebis descendues de Dormillouse sont
parquées dans leur enclos. Dans l'ombre, les
poules égrènent leurs rondeurs
endormies. Les vaches regardent. On va vivre
ensemble tout l'hiver bêler, meugler.,
caqueter, dormir dans la chaleur molle.
Les humains aussi se retrouvent, à la
cuisine, autour de la table repeuplée. On
savoure les silences autant que les paroles, les
choux garnis de jambon autant que le vin clairet de
Chanteloube. On dit, se regardant dans les
yeux :
- Alors ça va bien ? vraiment
bien ?
La lampe à huile posée sur la
table, les deux lumes suspendus, s'entendent pour
ne tirer de l'ombre que l'oncle Jean et Mimi. Je me
laisse bercer par le bruit des voix.
- La vache brune l'a risquée belle...
Imaginez qu'une vipère l'a piquée
à la mamelle. Pendant trois jours, à
la traite, elle ne donnait que du sang... Il y en a
eu des vipères, cette année, dans les
pierriers de Dormillouse !... Le berger en a
tué vingt-trois. Quelle engeance !
- Elles ne piquent que les jours de pleine
lune, précise Isaïe qui conte
d'effroyables légendes où passent des
cortèges de reptiles allant à la
queue leu leu prendre les ordres du diable,
où s'agitent des sorcières qui
traversent les portes fermées et tressent la
crinière des chevaux ; après
quoi la mort frappe dans la maison.
On écoute. L'oncle Alexandre
interrompt soudain :
- Ne trouble pas les esprits enfantins...
Étienne, lisez la Parole. Après quoi,
le sommeil.
Avant de m'endormir, je demande à
Mimi :
- Marraine, les sorcières traversent
les portes fermées ?
- Non, ma petite. Dieu seul et le diable
traversent murailles et portes fermées.
Vient celui qu'on appelle. Ainsi s'explique tout ce
qui arrive sur notre pauvre boule...
Dors !
Mon premier jour d'école ! Que
d'émotions, quelle curiosité
craintive ! Ce monde, qui est donc une boule,
comment peut-il porter des villes, des mers, des
fleuves ? Bientôt nous le saurons. J'ai
soif d'apprendre. Dans mon enthousiasme, cachant
dans une armoire mon vieux bonnet brun, je sors de
la commode où sont les vêtements du
dimanche le bonnet en soie brochée dont les
miroitements sont comme un reflet de lune sur les
ruisseaux. Je veux être digne de
l'école !
La classe se fait dans notre étable,
où quatre voûtes,
soutenues par une épaisse colonne centrale,
dessinent des compartiments où l'on est chez
soi. Comme la lumière ne vient que d'un
côté, les compartiments des vaches et
des brebis, plongés dans l'ombre, sont
mystérieux avec leurs bruits de
mâchoires ruminantes et de mamelles
sucées par les agneaux goulus. Les
chèvres promènent leurs malices dans
l'un des compartiments éclairés. Un
peu partout les queues blanches des lapins. Et sous
le capuchon de la quatrième voûte, un
endroit bien balayé : notre
école ; une chaise, un pupitre et trois
bancs ; à la muraille, un tableau noir,
une carte de géographie faite à la
main par l'oncle Étienne et des
gravures.
Bien avant l'heure Xandrou et moi nous avons
pris place. Vaches, mule et cavale nous regardent.
Une poule qui se préparait à pondre,
quitte le nid. Les brebis lèchent leurs
agneaux. Le peuple des animaux a compris. Il dit
à sa manière chut ! ils sont
à l'école...
Voici les garçons des hameaux, aux
yeux d'écureuil, qui rient de
timidité ; puis les filles
quelques-unes ont neuf ans, comme moi ;
d'autres, plus âgées, vêtues de
robes trop longues, ont l'air de petites femmes.
Toutes ces frimousses sont brunes, comme
frottées d'huile, naïvement
rusées. Enfin Mimi paraît ! Elle
s'installe devant la fenêtre. On voit alors
son buste dessiné sur les
mélèzes du fond de la vallée,
sa tête dans le ciel avec des rocs qui lui
font une collerette.
Ruben se lève tout
soudain :
- Maîtressoune, je vous demande la
grâce d'être assis près de
vous...
Mimi sourit.
- Pourquoi pas ? Assieds-toi
près de moi, Ruben.
Cependant, tourmentée par son oeuf,
la poule s'était recouchée sur le
nid. Elle le quitte, chantant sa délivrance,
tandis que le coq, à plein bec, la
félicite. Il n'en faut pas davantage pour
faire rire quinze enfants.
- Vous riez ? Vous avez raison. J'aime
la gaieté. Puissiez-vous chanter, comme la
poule, toutes les fois que vous aurez accompli
votre devoir. Mais les devoirs sont
différents. Les animaux que vous voyez ici
ont chacun leur petite spécialité.
Les uns tirent la charrette, les autres donnent du
lait, de la laine on des oeufs. Mais aucun ne sait
lire, écrire ou calculer ; aucun ne se
dit : « Je vais faire ceci parce que
c'est bien ; je ne fais pas cela parce que
c'est mal ». Ça, c'est votre
affaire, mes amis ! Nous allons donc cultiver
notre intelligence et notre coeur, les deux
ensemble, parce qu'un homme intelligent
dépourvu de coeur est plus malfaisant que la
vipère. La source du coeur et de
l'intelligence, comme la source des
rivières, étant tout en haut, chaque
jour, mes jeunes plantes, nous commencerons
l'école par la prière.
Les yeux de Mimi s'éclairent. Le
geste de ses mains
rapprochées est si simple que nous retenons
nos souffles.
« Je me prosterne devant toi parce
que tu es mon Dieu. Sans toi, je suis une chose
morte. Avec toi, je vis, je fleuris. Ta
volonté, voilà mon soleil.
Père, bénis-moi comme je te
bénis. Amen ! »
Impressionnés, nous
répétons tous : Amen !
Maintenant, au travail ! Ruben apprend
que les mots sont faits de syllabes, Madelon compte
jusqu'à dix, d'autres épellent ou
écrivent les lettres ; moi-même,
sans m'occuper de la danse des petits lapins sous
les bancs, je copie cette phrase : Le chamois
est un animal timide. À Joseph qui
bégaie, Mimi donne le coq en
exemple :
- Vois comme il ouvre le bec !
Écoute comme il lance son cocorico !
Quand tu parles, imite-le.
La baguette montre ensuite sur la carte les
fleuves, les montagnes, les grandes villes de
France dont nous répétons les noms en
choeur. Quel ennui quand la voix
prononce :
- Maintenant, mes plantes, allez jouer dans
la cour.
Les filles se mettent en tas, dans un coin.
Pas une qui ne tricote des bas bruns. Moi qui ne
sais pas, j'écoute cliqueter les aiguilles,
voler les propos. Pour secouer leur emprisonnement
d'une heure, les gamins des hameaux sifflent entre
leurs doigts. À cet appel répondent
les chiens qui gardent les troupeaux en la belle
saison. L'hiver venu, désoeuvrés,
nourris de bourrades, aigris, ils
grognent et aboient sans
cesse.
Un os de mouton jeté au plus maigre, et
c'est la bataille, un tourbillon de pattes, de
museaux, d'échines, une poursuite jusqu'au
pied des rochers oh la querelle recommence. Apparus
sur les seuils, les maîtres jurent et
menacent, jusqu'à ce que la meute se
disperse, râble endommagé, oreilles en
dentelles.
- Théophile ! Salomon !
Eliacin ! Ruben ! dit peu après
Mimi debout contre l'horizon de la vallée,
levez-vous que je vous voie !
Tournant et retournant leurs bérets,
leurs yeux noirs cherchant une issue,
Théophile, Salomon, Eliacin, Ruben se sont
levés.
- Pourquoi tourmentez-vous les chiens qui
grimpent à votre place dans les rochers, qui
surveillent le troupeau quand vous cueillez la
noisette ? Pour les remercier, sachant qu'ils
meurent de faim, vous organisez la
bataille !... J'en ai vu passer deux, tout
saignants... Vous mériteriez qu'on vous
enferme pendant huit jours, sans nourriture, puis
qu'on vous jette un quignon de pain et rie de la
bagarre ! Polissons ! cruels !...
Croyez-vous que le bon Dieu ait du plaisir à
écouter ces hurlements de chiens ? Et
qu'il soit content quand vous abattez d'un coup de
pierre le pinson qui chante ?...
Écrasez donc les vipères, les
guêpes, les frelons, les animaux du diable,
respectez ceux du bon Dieu !... Et pourquoi,
quand on traîne un vieil âne perclus de
travail au Couffourent, vous mettez-vous à
quatre pattes sur le bord du
gouffre pour voir la pauvre
bête s'assommer sur les roches ?...
Sachez que le juste a pitié de sa
bête. S'il n'en a pas pitié, il vaut
moins qu'elle ! Qui écrase pour le
plaisir d'arracher une plainte, mérite de
périr écrasé !
Mimi soupire de pitié et
d'indignation,
Ruben verse des larmes, balbutie des paroles
de remords. D'une voix qui exprime son
émotion, tourné vers les animaux qui
le regardent, il gémit :
- Perdoun à toutos las
bestios !
Mimi sourit à l'enfant vêtu
d'une houppelande vingt fois
rapiécée. Elle sait qu'il vit seul
dans une masure avec un père dont la
misère et le malheur ont quelque peu
troublé l'esprit, mais singulièrement
enrichi le coeur.
- Ruben Bagrave, tu es un bon petit...
Parlons d'autre chose... Je vais vous promener un
peu autour du monde, vous montrer les continents,
les îles, les pays froids, les
tempérés et les brûlants, ceux
où demeurent les hommes à peau
blanche, jaune, noire et cuivrée.
Vraiment, les voûtes de
l'écurie se creusent, deviennent aussi
vastes que le ciel. J'ai quitté la maison,
j'ai franchi la montagne. Je visite les
fourmilières des hommes, j'apprends que la
terre est suspendue dans l'espace, qu'avec elle
voyagent des milliers de lunes, d'étoiles et
de soleils. Ces mondes, je voudrais les
connaître tous et je saisis la main de
Xandrou pour l'entraîner vers les
lumières lointaines. Soudain, la
chute !
- En voilà assez pour aujourd'hui.
À demain Mais qu'on se lave mains et
frimousses !
En trois sauts, les élèves
sont sur les sentiers. À la cuisine, chacun
nous interroge. C'était trop beau. Nous ne
pouvons rien dire.
- C'est encore jeune, dit mon père
pour excuser notre silence.
Maman sourit :
- Ça me rappelle mon premier jour
d'école. Qu'il y a longtemps !
Chaque matin, Mimi nous recueille sous ses
ailes. Quand c'est l'heure, nous accourons comme
des poussins. Elle nous apprend à lire,
à écrire, à compter, mais
aussi à sentir, à saisir les raisons
de la tête et du coeur. Par ses questions,
elle crée d'aimables causeries.
L'étable devient pour nous un sanctuaire. On
nous montrerait l'enfant Jésus dormant dans
une crèche, la porte s'ouvrirait pour livrer
passage aux rois barbus venus du fond de l'Orient,
l'étoile s'arrêterait au creux d'une
voûte, que nous n'en serions pas autrement
étonnés. Mimi ne nous apprend-elle
pas que tout est miracle ? que les plus belles
choses sont invisibles ? Alors elle ouvre les
mains pour appeler l'inspiration, puis les serre
l'une contre l'autre pour la mieux retenir.
- Mes amis ! Vous voyez les arbres, les
rochers. Ça en pèse un
poids !... Vous voyez votre pied, votre
main... Mais qui est-ce qui voit la peine ou la
joie cachée en vous ? Personne !
Qui est-ce qui voit la force qui
fait crier : c'est juste c'est vrai !
c'est un mensonge ! Personnel Ah ! pauvre
malheureux, indigent de première classe qui
ne comprend pas que l'invisible est tout. Ce qui se
pèse sur les balances, ce qui se voit avec
les lunettes, est de second choix... Ce qui vaut,
ce qui dure, Dieu est invisible. Tant que vous
n'aurez pas saisi cela, vous ne serez pas des
hommes, vous ne serez pas des femmes. Vous serez
des grimaces et des caricatures !
Mimi, pourtant, ne dédaigne pas d'en
appeler aux yeux du corps. Elle nous montre des
tableaux coloriés où se pressent les
papillons, les poissons, les oiseaux, les serpents,
les animaux domestiques et les sauvages. Nous
admirons aussi l'échelle de Jacob,
Noé sortant de l'arche entre une girafe et
un zèbre ; Sodome détruit par le
feu du ciel, chaque éclair visant un homme
au coeur ; le méchant roi devant la
main qui écrit à la
muraille :
« Tu as été
pesé, tu as été trouvé
léger. »
Et si Mimi lave chaque matin nos esprits,
elle n'oublie pas nos frimousses. La
récréation venue, elle entraîne
vers la fontaine aux trois goulots Ruben ou
Théophile, Isaline ou Jeannette ; elle
frotte d'importance les garçons, elle lave
et peigne les filles qui cessent de se gratter la
tignasse.
- Je ne crois pas aux coeurs propres sous un
centimètre de crasse !
Souvent, tout en dictant un problème,
Mimi raccommode une veste trouée. Comme un
rayon que nul ne peut accaparer,
elle éclaire chacun. Après la classe,
il lui arrive de claquer des mains de joie.
- Je viens d'éprouver un plaisir bien
vif et bien doux. Nous parlions des arbres
greffés, nous disions qu'eux seuls donnent
de bons fruits. Soudain, Ruben se lève et
dit : « Les hommes, il faut aussi
les greffer ! » Je l'ai
embrassé, ce Ruben. Ses paroles m'ont
donné des ailes ! Comme c'est
intéressant de cultiver ces jeunes
plantes !
Un matin, au réveil, j'entends
Isaïe crier :
- La néou !
Ma mère répond
- La néou ? Pecaïre !
Comme ça va nous changer la vie !
Une lumière blanche éclaire ma
chambre. Ce n'est plus le ciel, c'est le sol qui la
donne. Les pieux des barrières se coiffent
de hauts bonnets. Le val rejoint les rochers dont
on ne voit plus que les grottes, plus noires,
pareilles à des bouches cherchant à
respirer.
On entoure l'oncle Étienne. Il lui
faudra bien deux heures pour ouvrir la trace
jusqu'aux Viollins !
- Pour ne pas faire la classe, il faudrait
que le chemin fût enseveli, les portes
murées, moi-même mort et froid.
Vaï ! laissez-moi partir !
On regarde le vaillant s'effacer dans le
tourbillon blanc. Pourvu que l'oncle Alexandre, en
grande tournée, soit
à l'abri ! Des oiseaux passent avec un
cri plaintif. Quant à l'oncle Jean, les
mains offertes à la flamme du foyer, il dit
d'une voix satisfaite :
- Moi, je suis prisonnier de
l'âtre.
Sur les chemins, un point bouge, puis deux,
puis trois. Les écoliers !
- Dépêchons-nous, Xandrou, pour
être les premiers !
L'étable est tiède, profonde,
vivante, étonnée pourtant de ne plus
entendre les pas familiers, éteints dans la
blancheur. Dessinée cette fois sur la pente
froide, Mimi nous paraît autre. Dès
qu'elle parle, nous la retrouvons.
- La belle neige, mes amis ! Comme elle
engloutit les bruits ! Quel beau manteau sur
la terre fatiguée !... Saluons la neige
qui nourrira les ruisseaux du printemps,
pères des verdures. Qu'elle inspire notre
prière ! « Seigneur,
rends-nous blancs comme la neige, ennemis des
bruits inutiles, vifs comme les ruisseaux qui
naîtront d'elle. Et que l'avalanche
n'écrase que nos
fautes ! »
- Le... le... le.... bégaie Joseph
qui tente de réciter une poésie.
- Je t'ai déjà dit d'imiter le
coq. Ouvre le bec comme lui !
La porte de l'étable gémit.
D'une voix grave, mon père
annonce :
- Monsieur l'inspecteur
Épaulard !
Les vaches se retournent. Nous ne voyons
d'abord qu'une ombre imposante, puis des
guêtres poudrées de neige, un manteau
brun, une barbe rousse, des yeux très
bleus.
Monsieur Épaulard salue Mimi, puis
demande le nom des élèves.
Bouleversés, nous rougissons, nous
balbutions. Ne sachant que répondre à
une question, Ruben se croit menacé par les
foudres divines. Debout, les mains jointes, il
prononce avec ferveur la prière favorite de
Mimi : « Venez, prosternons-nous
devant l'Éternel, car nous sommes son temple
et il est notre Dieu. »
Interloqué, Monsieur l'inspecteur
caresse sa barbe ; un instant, il contemple
cet original, vêtu d'une houppelande, qui
répond par une prière à qui
lui demande quelle est la capitale de la France.
Enfin, lui frappant sur l'épaule :
- C'est bien, c'est très bien, mon
garçon !
Monsieur l'inspecteur tousse, commence une
phrase, mais une vache se conduit mal et le coq
chante. Bonhomme, Monsieur l'inspecteur rit :
né dans la vallée voisine où
l'enseignement se donne à l'étable,
comme chez nous, il est familiarisé avec ce
genre d'interruption. Nous voici mis en confiance.
Nous tendons nos cahiers d'écriture, nos
ardoises. Encore quelques questions auxquelles nous
répondons avec l'ardeur que nous communique
Mimi. « Qui est empereur des
Français ? » Eliacin obtient
un succès quand il clame de sa voix
claire : « Moussu lou
Perceptur ! »
Indulgent, Monsieur Épaulard corrige
- « Empereur de la vallée !
Mais de la France -. Sa Majesté
Napoléon III. Ne confondons
pas ! » Ouvrant alors un livre de
lecture et le posant devant moi - « Lis,
petite ! » C'est l'histoire des
enfants de Charles 1er martyrisés par
Cromwell. Oubliant la barbe rousse, les yeux bleus
et les joues pointes en vives couleurs, je lis de
toute mon âme.
- Madame l'institutrice, donnez-moi le nom
et l'adresse de cette enfant. Je lui enverrai un
livre... Toutes mes félicitations ! On
peut citer vos élèves en exemple
à plus d'une classe officielle.
Un livre ! La figure de l'inspecteur
devient un titre, le manteau brun une reliure. Un
livre ! Une porte ouverte sur le monde !
Comme je me lève respectueusement quand
Monsieur Épaulard nous salue et
disparaît !
Pour mériter vraiment la
récompense promise, pour progresser encore,
je lis à haute voix, après la classe,
l'histoire qui commence par ces mots. Un chat, sur
un toit, poursuivait un bel oiseau... Les syllabes
accompagnent les coups frappés par mon
père et Isaïe, dans la grange, sur les
bottes de lentilles.
Un livre ! J'y pense sans cesse. Je
l'attends pendant des semaines. Rien ne vient.
Vainement je cherche sur les pentes si quelque
messager ne franchit pas la distance.
- Es pas vengu, lou libre ! Vendra pas
mal ! raillent mes camarades.
Je ne puis croire qu'un homme aussi
considérable que Monsieur Épaulard
manque de parole. Enfin, certain jour, voyant le
piéton qui marche derrière son chien,
je cours à sa rencontre.
- Monsieur Épaulard m'avait promis un
livre. Vous ne l'avez pas oublié dans votre
sac ?
Le piéton secoue trois fois la
tête.
- Tu ne connais pas encore le monde,
fillette ! Vite fats de proumettre !
Tenir es aoutro tzaouso !
Du coup, Monsieur l'inspecteur
Épaulard dégringole des hauteurs
où je l'avais hissé.
Réfugiée au coin de l'âtre, je
ne vois que les cendres qui dévorent mes
larmes. Mimi s'approche. Ses yeux cherchent les
miens, m'arrachent mon secret.
Désolée, je dis combien ce livre est
devenu beau à force de se faire attendre.
Mimi a son rire encourageant.
- Vaï ! Console-toi. C'est moi qui
te le donnerai !
Quand Mimi promet, on peut être
sûr ! Une semaine ne s'est pas
écoulée que le piéton apporte
un volume rouge à titre d'or : Mon
voyage en Polynésie, par
Amédée de Francheville. Les gravures
montrent des arbres hauts comme des montagnes, la
chasse aux tortues, la danse des guerriers au clair
de lune, un roi vêtu d'une serviette. Suivant
les lignes avec un doigt, je dévore les
aventures de Monsieur Amédée de
Francheville, je tremble quand il est sur le point
d'être mangé par les sauvages, je ne
respire vraiment qu'à
l'instant où il
s'embarque avec ses collections pour la France
où l'attendent Madame de Francheville et
trois petits de Francheville... Mon premier
livre !
Cette lecture stimule mon appétit
d'apprendre et je piétine de joie quand
vient l'heure de m'asseoir en face de Mimi. Souvent
elle nous conte la vie d'un personnage illustre.
Bernard Palissy jette son mobilier dans les
flammes. Nous n'arrivons pas à comprendre
très bien pourquoi, mais nous admirons. Puis
nous nous embarquons avec Christophe Colomb.
Terre ! terre ! Et nous
écarquillons les yeux...
Mimi nous conte aussi l'histoire de la
Byaisse, née sur nos montagnes, en bonds et
en cascades. Le grand saut clans l'abîme du
Couffourent. Mêlée à la
Durance, la Byaisse dévaste ou fertilise,
roule avec le Rhône à travers plaines
et villes jusqu'à la mer, plus bleue que la
lavande, qui sert de route aux grands navires. Ces
navires, nous les suivons. Sur les flots ils se
balancent et dansent comme dans l'ombre de
l'étable les cornes des vaches, les dos
frétillants des agneaux qui
tètent.
Quelles minutes nous vivons ! Il y a
cette étable où brille la paille des
moissons, où règne la chaleur
animale, cette vallée blanche, puis les
espaces où circule et s'émerveille
notre imagination ; dominant le petit monde
d'ici, le grand monde de partout, il y a surtout la
tendresse de Mimi, ses yeux
créateurs de joie et de
certitude. Aussi, avant de nous séparer, de
quel coeur nous chantons :
Bonjour, gentille
fermière...
Puis, gravement :
- Tous les rois viendront à tes
pieds,
- Humiliés, prier sans cesse,
- Sitôt qu'ils auront, une fois,
- Ouï la voix de ta promesse...
L'écho de la dernière note ne
s'est pas éteint que Ruben se dresse, en
extase :
- Maîtressoune ! un ange a
touché votre coiffe !
- Tiens ! Et comment
était-il ?
- Blanc, brillant comme la neige au
soleil !
- Tant mieux, certes, répond
calmement Mimi, si les anges se plaisent parmi
nous.
Déçus de n'avoir pas su voir
le visiteur, ravis cependant de l'honneur fait
à l'école, nous restons un instant
immobiles avant de nous élancer dans l'air
froid.
DANS
LA
FUMÉE...
Jacques Bagrave, père de Ruben, ne se
montre plus depuis deux jours et Ruben manque
l'école.
- Le plus simple est encore d'y aller voir,
dit Mimi, certain dimanche. Ce Bagrave
m'intéresse. Il semble que les
persécutions sont venues jusqu'à lui,
qu'elles lui ont à la fois exalté et
embrouillé l'esprit. Petite, accompagne-moi.
Quand tu auras vu le père, tu comprendras
mieux le fils.
Nous suivons le sentier gelé qui
s'arrête devant la tanière de Bagrave.
De fenêtres, point. La porte ouverte remplace
la cheminée. Quand nous arrivons il en sort
une âcre fumée de « bois de
lune », car Bagrave, qui dit chaque soir
sa prière au faîte des plus hauts
peupliers, estime que les mélèzes
sont à tout le monde. Voilà quatre
ans que sa femme a été tuée
par une pierre tombée de la montagne. Depuis
lors, le veuf vit dans des rêveries, se
nourrit d'elles plus encore que de galettes cuites
sur la braise. À qui passe, il offre les
unes et les autres, disant :
« Entra ! entra ! Aï
encoro fatz un soundzi et la fouasso es
tzaoudo ! » À qui lui
reproche ses larcins en forêt il
répond avec
simplicité :
« Si lou bouon Diou a créa la luno
es perque sous enfans troubion lou tzamin de la
fourêt ! »
Le seuil de la maisonnette franchi, nous
voyons le profil bosselé de Bagrave, une
joue creusée d'ombre, et quand il tourne la
tête, sous la broussaille des cheveux, de
petits yeux sans couleur. Penché sur le
foyer, de la pointe d'un bâton, philosophe,
il remue les braises.
- Vous me trouvez en train de compter ma
fortune... Il arrive que la fumée me la
cache pour m'apprendre le renoncement.
Mimi prend un ton sévère.
- Jacques, vous menez une vie impossible
dans un air irrespirable.... Vous négligez
vos chèvres qui ne donnent plus de lait. Le
pauvre Ruben pâtit. Qu'est-ce que ça
signifie ? Un homme de votre
piété se doit de donner
l'exemple !
La voix tragique résonne :
- Si mes chèvres sont malades, la
faute en est aux rats bécus dont les trompes
sucent le lait. Contre eux, rien à faire. Le
Seigneur les envoie à ceux dont il entend
éprouver la patience. Tuer les rats
bécus ? Ce serait offenser
l'Éternel !
Ce mot Éternel se prolonge et gronde
comme si les voûtes du ciel tremblaient.
Mimi s'indigne. Je sens qu'elle pense que
Bagrave se livre aux démons.
- Vous radotez ! Comment pouvez-vous
croire à ces bêtises ? Les rats
bécus ? Imagination !
Secouez ces histoires ! Nourrissez vos
chèvres et le lait reviendra. Je vous assure
que vous faites de la peine au bon Dieu.
Bagrave secoue sa crinière si
vigoureusement que la fumée s'agite autour
de lui.
- Le lait ? Qu'est-ce que le
lait ? Un aliment mortel. Est-ce que
l'âme se nourrit de lait ? Je pense bien
à autre chose ! Mon coeur est
tourmenté au-dedans de moi parce que les
terreurs de la mort m'assaillent, parce que la
crainte de la justice divine m'enveloppe.
- Vous déraillez tout à fait.
Dieu n'aime que les responsables. Demandez-lui
l'esprit de jugement, d'ordre et de travail.
Ces propos heurtent sans y
pénétrer le front creusé de
rides. Bagrave a un rire distant,
désabusé.
- Mes poignets sont serrés par les
chaînes de la paresse... Et qu'importe !
Que mes chèvres crèvent si le coeur
leur en dit ! Moi, j'ai les ailes de la
colombe, je m'envole de vision en vision,
d'étoile en étoile, de ciel en ciel.
Quand la misère m'obsède, quand la
fumée m'étouffe, je me réfugie
dans la gloire éternelle. Alors, la
fumée m'aide à ne plus voir le
monde.
- Sans doute, mais la fumée fait
aussi tousser Ruben. Pour l'instant, Dieu ne vous
demande pas de vous établir
prématurément dans son ciel, mais de
soigner celui qui vous est confié. Dieu vous
aimerait-il moins si Ruben était mieux
nourri, si ses vêtements
étaient moins troués ? ...
Allons, prenez ça, Jacques et remettez votre
fils d'aplomb.
Ça, c'est un pain, un tourteau de
noix, un morceau de cochon. Jacques Bagrave s'est
levé.
- Seigneur, qu'ils sont beaux les pieds de
tes messagers !
- Sans doute, mais pourquoi Ruben ne
vient-il plus à l'école ?
- Avant-hier, il a laissé la
moitié de sa houppelande aux ronces du
chemin. Le moyen, maintenant, de cacher sa
nudité ?
- Où est-il ?
- Ah !... Sait-on jamais où sont
les enfants !
- Ce soir, il aura un vêtement. Mais
demain, l'école !
- Ah ! les bienfaits pleuvent sur moi
comme la manne au désert. Pour remercier,
j'irai ce soir à la réunion
mêler ma voix au concert des anges. Allez
doucement ! Et que Dieu éclaire votre
sentier...
Nous nous éloignons sous les
bénédictions. Mimi me prend le
bras.
- Il est brave, ce Jacques. Mais il en a
trop vu !... Sa religion est toute dans
l'imagination, rien dans la tête. Petite,
souviens-toi de ça : il s'agit que tout
s'équilibre sinon la force fuit par une
fissure.
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