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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



L'ÉCOLE DE MIMI

 Ce matin les ruisseaux sont bordés d'un fil de glace, le vent ne secoue plus la crinière des cascades, figées. Mais je pardonne tout à l'hiver puisqu'il ramène Mimi et l'oncle Jean. Sur le chemin dur, entre les buissons nus, je cours à la rencontre de la coiffe blanche, je tourne comme une mouche autour de la cavale qui porte l'oncle. Le soleil a beau se cacher derrière la muraille du Gramuzac, je le rallume dans mon coeur !... Une main dans la main de Mini, l'autre cherchant le soulier poussiéreux que la marche de la jument me dérobe et me rend, je connais le bonheur ; il me semble que les colchiques, courbés sur leur tige par le premier froid, sont autant de clochettes saluant ce retour.
Tout le monde est sur le seuil de la maison, pour accueillir.
- Quelle bénédiction de se retrouver une fois encore !
- Ah ! soyons reconnaissants !

Les oncles-grands s'embrassent en appliquant joue contre joue. On parlera ensuite. Des paniers on retire les fromages de brebis, les rayons de miel ; puis on tâte les bêtes engraissées par quatre mois de pâturage. Moi, je caresse les chèvres, je suis leurs cabrioles jusque dans le jardin où elles s'attaquent aux derniers choux. Il faut qu'Isaïe leur caresse rudement l'échine pour qu'elles se décident à entrer dans l'étable où elles sautent sur le rebord des fenêtres avant de plonger leur barbe dans les fagots de branches sèches. Déjà les brebis descendues de Dormillouse sont parquées dans leur enclos. Dans l'ombre, les poules égrènent leurs rondeurs endormies. Les vaches regardent. On va vivre ensemble tout l'hiver bêler, meugler., caqueter, dormir dans la chaleur molle.
Les humains aussi se retrouvent, à la cuisine, autour de la table repeuplée. On savoure les silences autant que les paroles, les choux garnis de jambon autant que le vin clairet de Chanteloube. On dit, se regardant dans les yeux :
- Alors ça va bien ? vraiment bien ?

La lampe à huile posée sur la table, les deux lumes suspendus, s'entendent pour ne tirer de l'ombre que l'oncle Jean et Mimi. Je me laisse bercer par le bruit des voix.
- La vache brune l'a risquée belle... Imaginez qu'une vipère l'a piquée à la mamelle. Pendant trois jours, à la traite, elle ne donnait que du sang... Il y en a eu des vipères, cette année, dans les pierriers de Dormillouse !... Le berger en a tué vingt-trois. Quelle engeance !
- Elles ne piquent que les jours de pleine lune, précise Isaïe qui conte d'effroyables légendes où passent des cortèges de reptiles allant à la queue leu leu prendre les ordres du diable, où s'agitent des sorcières qui traversent les portes fermées et tressent la crinière des chevaux ; après quoi la mort frappe dans la maison.

On écoute. L'oncle Alexandre interrompt soudain :
- Ne trouble pas les esprits enfantins... Étienne, lisez la Parole. Après quoi, le sommeil.

Avant de m'endormir, je demande à Mimi :
- Marraine, les sorcières traversent les portes fermées ?
- Non, ma petite. Dieu seul et le diable traversent murailles et portes fermées. Vient celui qu'on appelle. Ainsi s'explique tout ce qui arrive sur notre pauvre boule... Dors !

Mon premier jour d'école ! Que d'émotions, quelle curiosité craintive ! Ce monde, qui est donc une boule, comment peut-il porter des villes, des mers, des fleuves ? Bientôt nous le saurons. J'ai soif d'apprendre. Dans mon enthousiasme, cachant dans une armoire mon vieux bonnet brun, je sors de la commode où sont les vêtements du dimanche le bonnet en soie brochée dont les miroitements sont comme un reflet de lune sur les ruisseaux. Je veux être digne de l'école !

La classe se fait dans notre étable, où quatre voûtes, soutenues par une épaisse colonne centrale, dessinent des compartiments où l'on est chez soi. Comme la lumière ne vient que d'un côté, les compartiments des vaches et des brebis, plongés dans l'ombre, sont mystérieux avec leurs bruits de mâchoires ruminantes et de mamelles sucées par les agneaux goulus. Les chèvres promènent leurs malices dans l'un des compartiments éclairés. Un peu partout les queues blanches des lapins. Et sous le capuchon de la quatrième voûte, un endroit bien balayé : notre école ; une chaise, un pupitre et trois bancs ; à la muraille, un tableau noir, une carte de géographie faite à la main par l'oncle Étienne et des gravures.

Bien avant l'heure Xandrou et moi nous avons pris place. Vaches, mule et cavale nous regardent. Une poule qui se préparait à pondre, quitte le nid. Les brebis lèchent leurs agneaux. Le peuple des animaux a compris. Il dit à sa manière chut ! ils sont à l'école...

Voici les garçons des hameaux, aux yeux d'écureuil, qui rient de timidité ; puis les filles quelques-unes ont neuf ans, comme moi ; d'autres, plus âgées, vêtues de robes trop longues, ont l'air de petites femmes. Toutes ces frimousses sont brunes, comme frottées d'huile, naïvement rusées. Enfin Mimi paraît ! Elle s'installe devant la fenêtre. On voit alors son buste dessiné sur les mélèzes du fond de la vallée, sa tête dans le ciel avec des rocs qui lui font une collerette.
Ruben se lève tout soudain :
- Maîtressoune, je vous demande la grâce d'être assis près de vous...

Mimi sourit.
- Pourquoi pas ? Assieds-toi près de moi, Ruben.

Cependant, tourmentée par son oeuf, la poule s'était recouchée sur le nid. Elle le quitte, chantant sa délivrance, tandis que le coq, à plein bec, la félicite. Il n'en faut pas davantage pour faire rire quinze enfants.
- Vous riez ? Vous avez raison. J'aime la gaieté. Puissiez-vous chanter, comme la poule, toutes les fois que vous aurez accompli votre devoir. Mais les devoirs sont différents. Les animaux que vous voyez ici ont chacun leur petite spécialité. Les uns tirent la charrette, les autres donnent du lait, de la laine on des oeufs. Mais aucun ne sait lire, écrire ou calculer ; aucun ne se dit : « Je vais faire ceci parce que c'est bien ; je ne fais pas cela parce que c'est mal ». Ça, c'est votre affaire, mes amis ! Nous allons donc cultiver notre intelligence et notre coeur, les deux ensemble, parce qu'un homme intelligent dépourvu de coeur est plus malfaisant que la vipère. La source du coeur et de l'intelligence, comme la source des rivières, étant tout en haut, chaque jour, mes jeunes plantes, nous commencerons l'école par la prière.

Les yeux de Mimi s'éclairent. Le geste de ses mains rapprochées est si simple que nous retenons nos souffles.
« Je me prosterne devant toi parce que tu es mon Dieu. Sans toi, je suis une chose morte. Avec toi, je vis, je fleuris. Ta volonté, voilà mon soleil. Père, bénis-moi comme je te bénis. Amen ! »
Impressionnés, nous répétons tous : Amen !
Maintenant, au travail ! Ruben apprend que les mots sont faits de syllabes, Madelon compte jusqu'à dix, d'autres épellent ou écrivent les lettres ; moi-même, sans m'occuper de la danse des petits lapins sous les bancs, je copie cette phrase : Le chamois est un animal timide. À Joseph qui bégaie, Mimi donne le coq en exemple :
- Vois comme il ouvre le bec ! Écoute comme il lance son cocorico ! Quand tu parles, imite-le.

La baguette montre ensuite sur la carte les fleuves, les montagnes, les grandes villes de France dont nous répétons les noms en choeur. Quel ennui quand la voix prononce :
- Maintenant, mes plantes, allez jouer dans la cour.

Les filles se mettent en tas, dans un coin. Pas une qui ne tricote des bas bruns. Moi qui ne sais pas, j'écoute cliqueter les aiguilles, voler les propos. Pour secouer leur emprisonnement d'une heure, les gamins des hameaux sifflent entre leurs doigts. À cet appel répondent les chiens qui gardent les troupeaux en la belle saison. L'hiver venu, désoeuvrés, nourris de bourrades, aigris, ils grognent et aboient sans cesse. Un os de mouton jeté au plus maigre, et c'est la bataille, un tourbillon de pattes, de museaux, d'échines, une poursuite jusqu'au pied des rochers oh la querelle recommence. Apparus sur les seuils, les maîtres jurent et menacent, jusqu'à ce que la meute se disperse, râble endommagé, oreilles en dentelles.
- Théophile ! Salomon ! Eliacin ! Ruben ! dit peu après Mimi debout contre l'horizon de la vallée, levez-vous que je vous voie !

Tournant et retournant leurs bérets, leurs yeux noirs cherchant une issue, Théophile, Salomon, Eliacin, Ruben se sont levés.
- Pourquoi tourmentez-vous les chiens qui grimpent à votre place dans les rochers, qui surveillent le troupeau quand vous cueillez la noisette ? Pour les remercier, sachant qu'ils meurent de faim, vous organisez la bataille !... J'en ai vu passer deux, tout saignants... Vous mériteriez qu'on vous enferme pendant huit jours, sans nourriture, puis qu'on vous jette un quignon de pain et rie de la bagarre ! Polissons ! cruels !... Croyez-vous que le bon Dieu ait du plaisir à écouter ces hurlements de chiens ? Et qu'il soit content quand vous abattez d'un coup de pierre le pinson qui chante ?... Écrasez donc les vipères, les guêpes, les frelons, les animaux du diable, respectez ceux du bon Dieu !... Et pourquoi, quand on traîne un vieil âne perclus de travail au Couffourent, vous mettez-vous à quatre pattes sur le bord du gouffre pour voir la pauvre bête s'assommer sur les roches ?... Sachez que le juste a pitié de sa bête. S'il n'en a pas pitié, il vaut moins qu'elle ! Qui écrase pour le plaisir d'arracher une plainte, mérite de périr écrasé !

Mimi soupire de pitié et d'indignation,
Ruben verse des larmes, balbutie des paroles de remords. D'une voix qui exprime son émotion, tourné vers les animaux qui le regardent, il gémit :
- Perdoun à toutos las bestios !

Mimi sourit à l'enfant vêtu d'une houppelande vingt fois rapiécée. Elle sait qu'il vit seul dans une masure avec un père dont la misère et le malheur ont quelque peu troublé l'esprit, mais singulièrement enrichi le coeur.
- Ruben Bagrave, tu es un bon petit... Parlons d'autre chose... Je vais vous promener un peu autour du monde, vous montrer les continents, les îles, les pays froids, les tempérés et les brûlants, ceux où demeurent les hommes à peau blanche, jaune, noire et cuivrée.

Vraiment, les voûtes de l'écurie se creusent, deviennent aussi vastes que le ciel. J'ai quitté la maison, j'ai franchi la montagne. Je visite les fourmilières des hommes, j'apprends que la terre est suspendue dans l'espace, qu'avec elle voyagent des milliers de lunes, d'étoiles et de soleils. Ces mondes, je voudrais les connaître tous et je saisis la main de Xandrou pour l'entraîner vers les lumières lointaines. Soudain, la chute !
- En voilà assez pour aujourd'hui. À demain Mais qu'on se lave mains et frimousses !

En trois sauts, les élèves sont sur les sentiers. À la cuisine, chacun nous interroge. C'était trop beau. Nous ne pouvons rien dire.
- C'est encore jeune, dit mon père pour excuser notre silence.

Maman sourit :
- Ça me rappelle mon premier jour d'école. Qu'il y a longtemps !

Chaque matin, Mimi nous recueille sous ses ailes. Quand c'est l'heure, nous accourons comme des poussins. Elle nous apprend à lire, à écrire, à compter, mais aussi à sentir, à saisir les raisons de la tête et du coeur. Par ses questions, elle crée d'aimables causeries. L'étable devient pour nous un sanctuaire. On nous montrerait l'enfant Jésus dormant dans une crèche, la porte s'ouvrirait pour livrer passage aux rois barbus venus du fond de l'Orient, l'étoile s'arrêterait au creux d'une voûte, que nous n'en serions pas autrement étonnés. Mimi ne nous apprend-elle pas que tout est miracle ? que les plus belles choses sont invisibles ? Alors elle ouvre les mains pour appeler l'inspiration, puis les serre l'une contre l'autre pour la mieux retenir.
- Mes amis ! Vous voyez les arbres, les rochers. Ça en pèse un poids !... Vous voyez votre pied, votre main... Mais qui est-ce qui voit la peine ou la joie cachée en vous ? Personne ! Qui est-ce qui voit la force qui fait crier : c'est juste c'est vrai ! c'est un mensonge ! Personnel Ah ! pauvre malheureux, indigent de première classe qui ne comprend pas que l'invisible est tout. Ce qui se pèse sur les balances, ce qui se voit avec les lunettes, est de second choix... Ce qui vaut, ce qui dure, Dieu est invisible. Tant que vous n'aurez pas saisi cela, vous ne serez pas des hommes, vous ne serez pas des femmes. Vous serez des grimaces et des caricatures !

Mimi, pourtant, ne dédaigne pas d'en appeler aux yeux du corps. Elle nous montre des tableaux coloriés où se pressent les papillons, les poissons, les oiseaux, les serpents, les animaux domestiques et les sauvages. Nous admirons aussi l'échelle de Jacob, Noé sortant de l'arche entre une girafe et un zèbre ; Sodome détruit par le feu du ciel, chaque éclair visant un homme au coeur ; le méchant roi devant la main qui écrit à la muraille :
« Tu as été pesé, tu as été trouvé léger. »
Et si Mimi lave chaque matin nos esprits, elle n'oublie pas nos frimousses. La récréation venue, elle entraîne vers la fontaine aux trois goulots Ruben ou Théophile, Isaline ou Jeannette ; elle frotte d'importance les garçons, elle lave et peigne les filles qui cessent de se gratter la tignasse.
- Je ne crois pas aux coeurs propres sous un centimètre de crasse !

Souvent, tout en dictant un problème, Mimi raccommode une veste trouée. Comme un rayon que nul ne peut accaparer, elle éclaire chacun. Après la classe, il lui arrive de claquer des mains de joie.
- Je viens d'éprouver un plaisir bien vif et bien doux. Nous parlions des arbres greffés, nous disions qu'eux seuls donnent de bons fruits. Soudain, Ruben se lève et dit : « Les hommes, il faut aussi les greffer ! » Je l'ai embrassé, ce Ruben. Ses paroles m'ont donné des ailes ! Comme c'est intéressant de cultiver ces jeunes plantes !

Un matin, au réveil, j'entends Isaïe crier :
- La néou !

Ma mère répond
- La néou ? Pecaïre ! Comme ça va nous changer la vie !

Une lumière blanche éclaire ma chambre. Ce n'est plus le ciel, c'est le sol qui la donne. Les pieux des barrières se coiffent de hauts bonnets. Le val rejoint les rochers dont on ne voit plus que les grottes, plus noires, pareilles à des bouches cherchant à respirer.
On entoure l'oncle Étienne. Il lui faudra bien deux heures pour ouvrir la trace jusqu'aux Viollins !
- Pour ne pas faire la classe, il faudrait que le chemin fût enseveli, les portes murées, moi-même mort et froid. Vaï ! laissez-moi partir !

On regarde le vaillant s'effacer dans le tourbillon blanc. Pourvu que l'oncle Alexandre, en grande tournée, soit à l'abri ! Des oiseaux passent avec un cri plaintif. Quant à l'oncle Jean, les mains offertes à la flamme du foyer, il dit d'une voix satisfaite :
- Moi, je suis prisonnier de l'âtre.

Sur les chemins, un point bouge, puis deux, puis trois. Les écoliers !
- Dépêchons-nous, Xandrou, pour être les premiers !

L'étable est tiède, profonde, vivante, étonnée pourtant de ne plus entendre les pas familiers, éteints dans la blancheur. Dessinée cette fois sur la pente froide, Mimi nous paraît autre. Dès qu'elle parle, nous la retrouvons.
- La belle neige, mes amis ! Comme elle engloutit les bruits ! Quel beau manteau sur la terre fatiguée !... Saluons la neige qui nourrira les ruisseaux du printemps, pères des verdures. Qu'elle inspire notre prière ! « Seigneur, rends-nous blancs comme la neige, ennemis des bruits inutiles, vifs comme les ruisseaux qui naîtront d'elle. Et que l'avalanche n'écrase que nos fautes ! »
- Le... le... le.... bégaie Joseph qui tente de réciter une poésie.
- Je t'ai déjà dit d'imiter le coq. Ouvre le bec comme lui !

La porte de l'étable gémit. D'une voix grave, mon père annonce :
- Monsieur l'inspecteur Épaulard !

Les vaches se retournent. Nous ne voyons d'abord qu'une ombre imposante, puis des guêtres poudrées de neige, un manteau brun, une barbe rousse, des yeux très bleus.
Monsieur Épaulard salue Mimi, puis demande le nom des élèves. Bouleversés, nous rougissons, nous balbutions. Ne sachant que répondre à une question, Ruben se croit menacé par les foudres divines. Debout, les mains jointes, il prononce avec ferveur la prière favorite de Mimi : « Venez, prosternons-nous devant l'Éternel, car nous sommes son temple et il est notre Dieu. »
Interloqué, Monsieur l'inspecteur caresse sa barbe ; un instant, il contemple cet original, vêtu d'une houppelande, qui répond par une prière à qui lui demande quelle est la capitale de la France. Enfin, lui frappant sur l'épaule :
- C'est bien, c'est très bien, mon garçon !

Monsieur l'inspecteur tousse, commence une phrase, mais une vache se conduit mal et le coq chante. Bonhomme, Monsieur l'inspecteur rit : né dans la vallée voisine où l'enseignement se donne à l'étable, comme chez nous, il est familiarisé avec ce genre d'interruption. Nous voici mis en confiance. Nous tendons nos cahiers d'écriture, nos ardoises. Encore quelques questions auxquelles nous répondons avec l'ardeur que nous communique Mimi. « Qui est empereur des Français ? » Eliacin obtient un succès quand il clame de sa voix claire : « Moussu lou Perceptur ! »

Indulgent, Monsieur Épaulard corrige - « Empereur de la vallée ! Mais de la France -. Sa Majesté Napoléon III. Ne confondons pas ! » Ouvrant alors un livre de lecture et le posant devant moi - « Lis, petite ! » C'est l'histoire des enfants de Charles 1er martyrisés par Cromwell. Oubliant la barbe rousse, les yeux bleus et les joues pointes en vives couleurs, je lis de toute mon âme.
- Madame l'institutrice, donnez-moi le nom et l'adresse de cette enfant. Je lui enverrai un livre... Toutes mes félicitations ! On peut citer vos élèves en exemple à plus d'une classe officielle.

Un livre ! La figure de l'inspecteur devient un titre, le manteau brun une reliure. Un livre ! Une porte ouverte sur le monde ! Comme je me lève respectueusement quand Monsieur Épaulard nous salue et disparaît !
Pour mériter vraiment la récompense promise, pour progresser encore, je lis à haute voix, après la classe, l'histoire qui commence par ces mots. Un chat, sur un toit, poursuivait un bel oiseau... Les syllabes accompagnent les coups frappés par mon père et Isaïe, dans la grange, sur les bottes de lentilles.
Un livre ! J'y pense sans cesse. Je l'attends pendant des semaines. Rien ne vient. Vainement je cherche sur les pentes si quelque messager ne franchit pas la distance.
- Es pas vengu, lou libre ! Vendra pas mal ! raillent mes camarades.

Je ne puis croire qu'un homme aussi considérable que Monsieur Épaulard manque de parole. Enfin, certain jour, voyant le piéton qui marche derrière son chien, je cours à sa rencontre.
- Monsieur Épaulard m'avait promis un livre. Vous ne l'avez pas oublié dans votre sac ?

Le piéton secoue trois fois la tête.
- Tu ne connais pas encore le monde, fillette ! Vite fats de proumettre ! Tenir es aoutro tzaouso !

Du coup, Monsieur l'inspecteur Épaulard dégringole des hauteurs où je l'avais hissé. Réfugiée au coin de l'âtre, je ne vois que les cendres qui dévorent mes larmes. Mimi s'approche. Ses yeux cherchent les miens, m'arrachent mon secret. Désolée, je dis combien ce livre est devenu beau à force de se faire attendre. Mimi a son rire encourageant.
- Vaï ! Console-toi. C'est moi qui te le donnerai !

Quand Mimi promet, on peut être sûr ! Une semaine ne s'est pas écoulée que le piéton apporte un volume rouge à titre d'or : Mon voyage en Polynésie, par Amédée de Francheville. Les gravures montrent des arbres hauts comme des montagnes, la chasse aux tortues, la danse des guerriers au clair de lune, un roi vêtu d'une serviette. Suivant les lignes avec un doigt, je dévore les aventures de Monsieur Amédée de Francheville, je tremble quand il est sur le point d'être mangé par les sauvages, je ne respire vraiment qu'à l'instant où il s'embarque avec ses collections pour la France où l'attendent Madame de Francheville et trois petits de Francheville... Mon premier livre !

Cette lecture stimule mon appétit d'apprendre et je piétine de joie quand vient l'heure de m'asseoir en face de Mimi. Souvent elle nous conte la vie d'un personnage illustre. Bernard Palissy jette son mobilier dans les flammes. Nous n'arrivons pas à comprendre très bien pourquoi, mais nous admirons. Puis nous nous embarquons avec Christophe Colomb. Terre ! terre ! Et nous écarquillons les yeux...

Mimi nous conte aussi l'histoire de la Byaisse, née sur nos montagnes, en bonds et en cascades. Le grand saut clans l'abîme du Couffourent. Mêlée à la Durance, la Byaisse dévaste ou fertilise, roule avec le Rhône à travers plaines et villes jusqu'à la mer, plus bleue que la lavande, qui sert de route aux grands navires. Ces navires, nous les suivons. Sur les flots ils se balancent et dansent comme dans l'ombre de l'étable les cornes des vaches, les dos frétillants des agneaux qui tètent.

Quelles minutes nous vivons ! Il y a cette étable où brille la paille des moissons, où règne la chaleur animale, cette vallée blanche, puis les espaces où circule et s'émerveille notre imagination ; dominant le petit monde d'ici, le grand monde de partout, il y a surtout la tendresse de Mimi, ses yeux créateurs de joie et de certitude. Aussi, avant de nous séparer, de quel coeur nous chantons :

Bonjour, gentille fermière...

Puis, gravement :

Tous les rois viendront à tes pieds,
Humiliés, prier sans cesse,
Sitôt qu'ils auront, une fois,
Ouï la voix de ta promesse...

L'écho de la dernière note ne s'est pas éteint que Ruben se dresse, en extase :
- Maîtressoune ! un ange a touché votre coiffe !
- Tiens ! Et comment était-il ?
- Blanc, brillant comme la neige au soleil !
- Tant mieux, certes, répond calmement Mimi, si les anges se plaisent parmi nous.

Déçus de n'avoir pas su voir le visiteur, ravis cependant de l'honneur fait à l'école, nous restons un instant immobiles avant de nous élancer dans l'air froid.



DANS LA FUMÉE...

Jacques Bagrave, père de Ruben, ne se montre plus depuis deux jours et Ruben manque l'école.
- Le plus simple est encore d'y aller voir, dit Mimi, certain dimanche. Ce Bagrave m'intéresse. Il semble que les persécutions sont venues jusqu'à lui, qu'elles lui ont à la fois exalté et embrouillé l'esprit. Petite, accompagne-moi. Quand tu auras vu le père, tu comprendras mieux le fils.

Nous suivons le sentier gelé qui s'arrête devant la tanière de Bagrave. De fenêtres, point. La porte ouverte remplace la cheminée. Quand nous arrivons il en sort une âcre fumée de « bois de lune », car Bagrave, qui dit chaque soir sa prière au faîte des plus hauts peupliers, estime que les mélèzes sont à tout le monde. Voilà quatre ans que sa femme a été tuée par une pierre tombée de la montagne. Depuis lors, le veuf vit dans des rêveries, se nourrit d'elles plus encore que de galettes cuites sur la braise. À qui passe, il offre les unes et les autres, disant : « Entra ! entra ! Aï encoro fatz un soundzi et la fouasso es tzaoudo ! » À qui lui reproche ses larcins en forêt il répond avec simplicité : « Si lou bouon Diou a créa la luno es perque sous enfans troubion lou tzamin de la fourêt ! »

Le seuil de la maisonnette franchi, nous voyons le profil bosselé de Bagrave, une joue creusée d'ombre, et quand il tourne la tête, sous la broussaille des cheveux, de petits yeux sans couleur. Penché sur le foyer, de la pointe d'un bâton, philosophe, il remue les braises.
- Vous me trouvez en train de compter ma fortune... Il arrive que la fumée me la cache pour m'apprendre le renoncement.

Mimi prend un ton sévère.
- Jacques, vous menez une vie impossible dans un air irrespirable.... Vous négligez vos chèvres qui ne donnent plus de lait. Le pauvre Ruben pâtit. Qu'est-ce que ça signifie ? Un homme de votre piété se doit de donner l'exemple !

La voix tragique résonne :
- Si mes chèvres sont malades, la faute en est aux rats bécus dont les trompes sucent le lait. Contre eux, rien à faire. Le Seigneur les envoie à ceux dont il entend éprouver la patience. Tuer les rats bécus ? Ce serait offenser l'Éternel !

Ce mot Éternel se prolonge et gronde comme si les voûtes du ciel tremblaient.
Mimi s'indigne. Je sens qu'elle pense que Bagrave se livre aux démons.
- Vous radotez ! Comment pouvez-vous croire à ces bêtises ? Les rats bécus ? Imagination !
Secouez ces histoires ! Nourrissez vos chèvres et le lait reviendra. Je vous assure que vous faites de la peine au bon Dieu.

Bagrave secoue sa crinière si vigoureusement que la fumée s'agite autour de lui.
- Le lait ? Qu'est-ce que le lait ? Un aliment mortel. Est-ce que l'âme se nourrit de lait ? Je pense bien à autre chose ! Mon coeur est tourmenté au-dedans de moi parce que les terreurs de la mort m'assaillent, parce que la crainte de la justice divine m'enveloppe.
- Vous déraillez tout à fait. Dieu n'aime que les responsables. Demandez-lui l'esprit de jugement, d'ordre et de travail.

Ces propos heurtent sans y pénétrer le front creusé de rides. Bagrave a un rire distant, désabusé.
- Mes poignets sont serrés par les chaînes de la paresse... Et qu'importe ! Que mes chèvres crèvent si le coeur leur en dit ! Moi, j'ai les ailes de la colombe, je m'envole de vision en vision, d'étoile en étoile, de ciel en ciel. Quand la misère m'obsède, quand la fumée m'étouffe, je me réfugie dans la gloire éternelle. Alors, la fumée m'aide à ne plus voir le monde.
- Sans doute, mais la fumée fait aussi tousser Ruben. Pour l'instant, Dieu ne vous demande pas de vous établir prématurément dans son ciel, mais de soigner celui qui vous est confié. Dieu vous aimerait-il moins si Ruben était mieux nourri, si ses vêtements étaient moins troués ? ... Allons, prenez ça, Jacques et remettez votre fils d'aplomb.

Ça, c'est un pain, un tourteau de noix, un morceau de cochon. Jacques Bagrave s'est levé.
- Seigneur, qu'ils sont beaux les pieds de tes messagers !
- Sans doute, mais pourquoi Ruben ne vient-il plus à l'école ?
- Avant-hier, il a laissé la moitié de sa houppelande aux ronces du chemin. Le moyen, maintenant, de cacher sa nudité ?
- Où est-il ?
- Ah !... Sait-on jamais où sont les enfants !
- Ce soir, il aura un vêtement. Mais demain, l'école !
- Ah ! les bienfaits pleuvent sur moi comme la manne au désert. Pour remercier, j'irai ce soir à la réunion mêler ma voix au concert des anges. Allez doucement ! Et que Dieu éclaire votre sentier...

Nous nous éloignons sous les bénédictions. Mimi me prend le bras.
- Il est brave, ce Jacques. Mais il en a trop vu !... Sa religion est toute dans l'imagination, rien dans la tête. Petite, souviens-toi de ça : il s'agit que tout s'équilibre sinon la force fuit par une fissure.


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