Sur le Roc
ENSEMBLE
Dimanche soir. À la cuisine, on a
caché les braises sous les cendres. Oncle
Jean, qui craint les courants d'air et ne sort plus
guère, assure que tout à l'heure, de
son lit, il entendra chanter. On ferme la porte
à clef, on descend les marches. Il n'y a
qu'à tourner autour de la maison - la neige
crie sous les souliers, le vent vous pince les
oreilles - et l'on est dans l'étable.
Déjà la lampe est allumée sur
le pupitre ; les lumes suspendus à un
fil de fer, sous les voûtes, mettent une
clarté sur l'échine des bêtes.
Le vent peut gronder, la rivière
gémir, la chouette geindre dans les
ténèbres froides, ces murs dont les
bras étendus mesurent à peine
l'épaisseur nous isolent, nous
protègent.
Éteignant leur lanterne, les voisins
entrent par groupes, puis les gens des hameaux. Je
peux mettre un nom sur chaque visage. Oncle
Alexandre, appuyé contre la colonne,
éteint sa pipe. Ceux qui cherchent son
conseil font une bouche ronde et commencent. Non,
pas de procès ! Ça coûte
et ça dure. Si la borne a été
déplacée, il faut le faire constater
par deux témoins, consulter les plans
du cadastre et menacer
l'indélicat. Comme par hasard, une nuit, la
borne reprendra sa place. À la Josette,
veuve depuis peu, le percepteur dit de chasser
l'inquiétude. On exige les tailles de qui
peut les payer.
Assise près des agneaux, sur une
botte de paille, je regarde les rides des fronts,
j'écoute les voix parler d'avalanche, de
grange écrasée, de la foire de
Guillestre. Le patois chante ou se plaint.
Bientôt, le silence s'établit.
Près de la lampe, l'oncle
Étienne. Son nez, dans la lumière,
est pareil à un bec d'oiseau, son front,
dans l'ombre, à un coffret de
mélèze ; tantôt ses yeux
se posent sur les gens avec une angoisse intime,
tantôt se lèvent vers les voûtes
comme s'il y volait des colombes. Enfin, avec une
grande aspiration des lèvres et des gestes
respectueux, il ouvre la Bible. Aussitôt
coiffes et chapeaux noirs s'inclinent et l'on
écoute comment fut ressuscité le fils
de la veuve.
- ... Que ce sera beau, là-haut, de
se faire conter cette histoire par le fils
même de la veuve ! dit soudain Jacques
Bagrave.
Pendant que les deux oncles Étienne
commentent la lecture, je les regarde : le
vrai, à côté de la lampe,
pareil à un rossignol annonçant le
printemps, l'autre en ombre sur la muraille,
déformé par la courbure de la
voûte, avec un bec qui n'en finit pas. Me
sentent-ils inattentive ? C'est à moi,
soudain, qu'ils envoient ces mots :
Un homme ne peut pas reculer devant la
vérité... Honteuse, je réponds
silencieusement : J'écoute !
Maintenant, au milieu d'une couronne
d'agneaux aux yeux mauves de tendresse, l'oncle
élève sa flûte pour guider le
chant. L'ombre s'allonge un peu plus. Que les notes
sont claires, expressives ! Comme elles disent
bien, une fois encore, que la terre roule,
entraînant avec elle les jours, les mois et
les ans des mortels !... Dans le silence qui
suit, on entend la voix chevrotante de l'oncle Jean
affirmer à son tour, là-haut, que la
terre roule. Pour lui répondre, on chante
encore un verset. Toute la maison résonne.
Les ombres se balancent aux murailles poursuivies
par les petits cris de la flûte. Les faces
violentes et brunes, si grand est l'effort des
coeurs, luisent comme des astres.
- Comme il sera doux de franchir le pont, de
retrouver ceux qui sont dans la lumière
s'écrie la veuve Josette.
- Et les margrières, qu'en fera-t-on
questionne une voix.
- Ils séjourneront dans
l'étang de feu et de soufre, répond
Jacques Bagrave.
Alors Mimi, avec autorité :
- Ne pensons pas aux margrières et
faisons bien. Le reste n'existe pas !
En dehors de cette étable la terre
peut bien rouler. La certitude est parmi ces femmes
en bonnet blanc, parmi ces hommes vêtus de
bure dont les chapeaux noirs
saluent Dieu à chaque fois qu'on le
nomme.
L'oncle Alexandre ouvre le grand livre
relié de cuir où ses ancêtres
ont couché leurs expériences. On
écoute les voix venues du fond des temps
pour évoquer un passé
misérable et divin.
« Ce livre commencé le
troisième de novembre 1698 est pour servir
de lumignon à mes enfans. Au nom de Dieu
soit-il, amen ! (les chapeaux saluent). Suivez
les recommandations de vos anciens, apprenez par
eux à connaître les écueils
où l'on se brise comme les devoirs où
l'on puise la force. Comme il n'y a point d'enfant
bien né, dit un auteur sacré, qui ne
désire voir la face de son Créateur,
de même il doit souhaiter voir la
pensée de ses ancêtres selon la
chair... Avant tout je fais aux miens la même
exhortation que le roi David fit à Salomon.
David étant dans son lit de mort appela
Salomon et lui dit : « Et toi,
Salomon mon fils, connais le Dieu de ton
père. Sers-le avec
intégrité. »
À mon tour je vous exhorte, mes
enfans, à connaître le Dieu de votre
père de qui je tiens une âme
immortelle que je recommande humblement à sa
miséricorde... Mes enfans, appliquez-vous
joyeusement à la lecture. Tâchez
d'avoir le discernement de comprendre. Ce n'est
qu'à force de soins et de veillées
qu'on parvient à quelque connaissance. Soyez
curieux de tout voir par vos yeux. Ne vous
contentez pas des ouï-dire d'autruy. Lisez
tous les livres qui seront en
votre pouvoir mais n'ajoutez pas foy à tous
les auteurs. Ne croupissez pas dans l'ignorance
sous le faux prétexte qu'on n'a pas besoin
de tout savoir. On dit que l'ignorance ne fait de
mal qu'à celui qui la pratique. Moi je vous
dis qu'elle est funeste à l'ignorant en
particulier et à la société en
général, tant la civile que la
spirituelle. Mettez donc le temps de votre jeunesse
à profit. La jeunesse est le temps des
expériences, l'âge mûr de la
sagesse qui en sort. Un épi s'ajoute
à un épi, et voici la gerbe ;
une gerbe à une autre gerbe et voici la
moisson que nulle malice des hommes ne peut
empêcher de porter en
grange. »
L'oncle Alexandre lit lentement, en appuyant
sur certains mots qui sont comme soulevés du
milieu de la phrase ; la figure
ramassée, il jette un regard à l'un
ou à l'autre, comme pour dire :
Fais ton profit de cette parole !
- Es ben véraï ! Coumo
l'ancien parlo dzuste ! approuvent les hommes,
assis sur des bottes de paille, dans l'ombre.
Et Jacques Bagrave :
- Noustes anciens cueillons de flours din
lou ciel !
- Bien parlé ! continue mon
père. Ils ont tenu tête aux
duretés de la nature, aux cruautés
des hommes...
- Pecaïre ! font les femmes en
choeur.
L'oncle Alexandre ferme le livre :
- Ils ont su choisir et tenir...
Tordant leur mâchoire pour ruminer,
les vaches semblent approuver quand l'oncle
Étienne reprend sa flûte... Sont-ce
des brins de paille ou des ailes d'ange qui
brillent autour de moi ? Levant les yeux, je
cherche sous les voûtes le coeur
enflammé des lumignons.
Nous nous sommes séparés dans
la cour bleue de lune, étincelante de neige
glacée, les uns gravissant les escaliers de
la galerie, les autres balançant des
lanternes sur les sentiers.
En nous voyant, l'oncle Jean a remué
ses lèvres fines et rentrantes :
- Je vous ai entendu chanter... J'ai
écouté votre flûte, Etienne...
Et j'ai bien compris que la réunion
était efficace...
AUTOUR D'UN BERCEAU
Les souvenirs dansent dans la mémoire, y
laissent des taches claires, des taches sombres.
Des années ont passé, les dates
s'effacent. Seules, douces ou tragiques, les
émotions demeurent. Quel était mon
âge ? Qu'importe ! il faisait beau,
qu'importe ! j'ai souffert...
... Certain matin, le renouveau nous
saisit... Dans ce pays de violences le printemps
vient d'un saut et culbute l'hiver qui fuit,
laissant un pan de sa chemise au pied des rochers.
Sur tout ce blanc d'hier, une main sème en
hâte la verdure. Déjà les
chèvres lèvent leurs museaux vers les
blés qui s'émeuvent. Quelle
gaieté dans les rayons, vigoureux et
tendres ! Quelle lumière posée
sur les champs roses ! Les pentes de
l'« adretz », gonflées
hier de boutons, se drapent aujourd'hui de couleurs
éclatantes. Entre les ruisseaux qui galopent
et tordent leurs mailles d'argent, nous cueillons
primevères, trolles et jonquilles. On ne
parle pas encore de travail, car le fracas de la
rivière est couvert par le mugissement des
avalanches sorties des couloirs, neiges et blocs
glissant et sautant jusque
sur
la route du fond du val.
Les masures ouvrent leurs portes. On
s'étire. Les mules se roulent sur les
prés. Derrière les saulaies la
Coucoule rôde, cueillant les pissenlits. Ce
n'est certes pas pour elle que les gars, de leurs
voix rauques, chantent l'air d'amour que le
printemps met sur les jeunes lèvres :
- Tente leu de près, toun dzori,
dzori, dzori,
- Tente leu de près, toun dzori
quand l'oourès.
- L'oourès pas toudzout, toun dzori,
dzori, dzori,
- L'oourès pas toudzout toun dzori
à toun entourt.
-
- Tiens-le de tout près, ton joli,
joli, joli,
- Tiens-le de tout près ton joli
quand tu l'auras.
- L'auras pas toujours, ton joli, joli,
joli,
- L'auras pas toujours, ton joli, tout
près de toi...
Un peu de folie passe dans la brise
tiède. Des Viollins, où l'ombre
règne durant cinq mois, un essaim d'enfants
monte vers la clarté posée sur la
roche lisse ; par cent fois retentit ce
cri : Oh ! lou beau soléou !
Les monts répondent en bombardant le val de
blocs de glace qui éclatent sur les pentes
avec un bruit métallique. Oh ! lou beau
soléou ! riposte en choeur la jeunesse
des Viollins.
Nous nous exaltons à notre
tour.
- Soleil ! soleil !
soleil ! crie Xandrou, en pivotant sur les
talons.
Et moi, bras
étendus :
- Je voudrais connaître les
marraines de toutes les fleurs, les parrains de
tous les arbres, comment ils
font pour les habiller de neuf, comment ils trient
les graines et préparent les
espèces ! ...
Mais il ne suffit pas de chanter le
soleil, il faut encore en profiter. Dès que
l'avalanche est descendue, que les pierres
laissées par elle ont été
amoncelées sur le
« clapier », les dos se
courbent à nouveau sur les champs, les
doigts fouillent la terre pour lui confier
fèves et haricots. Quand la charrue arrive
au bout du sillon, mon père dit à la
mule :
- Travaille ! Dimanche, tu te
reposeras sur l'île...
Un de ces printemps nous offre un petit
frère. Dans le berceau fait par l'aïeul
Michel on nous montre une miniature humaine dont
les poings, gros comme des noix, sont tendus vers
le plafond. Pâle, dans le grand lit, maman se
plaint :
- Le brave, qu'il m'a fait
mal !
- Qu'il est joli dit ma
marraine.
- Qu'il est vif dit une
tantoune.
Et mon père :
- Encore un fils. À la bonne
heure !
Sans me lasser je berce le petit
Auguste. Dans dix jours un pasteur de
Genève, Monsieur Bouvier, traversera la
vallée. Il baptisera le nouveau
venu.
La veille du grand jour, maman nous
dit :
- Petits, allez chercher des fleurs
à l'île des Mensals. Demain il faut
que tout brille, que tout sourie. Allez
vite !... Des fleurs de chaque
espèce...
La main dans la main nous trottons le
long de la rivière blanche d'écume.
Trois troncs de mélèze forment pont.
Nous voici dans l'île. Partagée, de
ses deux bras étendus la Byaisse garde ce
paradis, où chaque jour les fleurs s'en
donnent ! D'abord nous ne voyons qu'elles, les
narines caressées par vingt parfums ;
nous emplissons notre corbeille d'anémones,
de myosotis, de campanules, de boutons d'or
penchés sur l'eau limpide. Papillons et
abeilles chatouillent nos doigts. Nous cueillons et
nous chantons des airs que nous inventons. Que
c'est beau d'être seul sur une
île ! Seul, d'une manière, pas
d'une autre, car les ânons nés avec
l'avril, la robe lisse et le sabot neuf, mettent
autour de nous leurs fantastiques cabrioles. De
notre mieux, nous les imitons et nous sautons pour
retomber à plat sur un lit de violettes.
Oh ! les beaux ânons de peluche sur le
velours des prés !
Honteuses de leurs échines
creuses, de leurs blessures bourdonnantes de
mouches, entre deux branches les ânesses
montrent leurs têtes tristes. Elles aussi, un
jour, jouèrent comme ces ânons
candides et comiques ... Tant pis pour elles !
Nous, nous sommes jeunes ... A la surface de l'eau
les truites folâtrent, dans les buissons les
pinsons s'égosillent. Vite, qu'on s'amuse
avant que le hameçon déchire, avant
que la fronde lance sa pierre. Zou !
zou ! zou ! Nous dansons, nous rions,
tandis que le vent passe ses doigts frais dans nos
cheveux. Qui donc franchit le pont ? La
Gouffiesse et Jean Pierrasse. Les
mendiants eux-mêmes
viennent confier leurs pieds blessés
à la fluide fraîcheur. Il sera
toujours temps de reprendre la besace, de
traîner le sac plein de cônes de
mélèze. Pour l'instant, loin des
mépris, eux aussi sourient, penchés
sur l'eau où leur goitre bronzé se
reflète... Nous crions :
« Bonjour Gouffiesse bonjour
Pierrasse ! » et nous cueillons
encore le pois sauvage, la véronique dont
les yeux tapissent le bord des ruisseaux. Ces
ruisseaux, nous cherchons à les emprisonner
entre nos doigts, nous leur parlons :
- Reste, reste, tu es trop
vif !
- Moi, je te dessinerai. Alors il faudra
bien que tu restes !
- Oui, reste avec nous. Tu ne sais pas
que dans le Couffourent il y a un homme mort ?
...
Il faut bien rentrer une fois !
Nous trottons. « Coumo soun
gaillarts ! » disent les gens. Nos
yeux vont sans cesse de la corbeille où
chante le printemps à la maison blanche
où veille la tendresse.
- Tu sais, le parrain vient de
Genève... C'est un monsieur !... La
tantoune Louise sera marraine. Elle a peur. Elle
trouve qu'elle n'est pas assez dzoria.
- Oui, mais l'oncle Étienne lui a
répondu qu'elle a le coeur dzori pour dix.
Moi, je la trouve bel et bien jolie.
Bientôt, nous élevons les
corolles vers le berceau, nous semons des fleurs
sur la couverture où courent les cerfs.
- Petit Auguste, regarde comme le pays
t'aime !
Le-monsieur-venu-de-Genève, c'est
ainsi que nous l'appelons, baptise le petit Auguste
qui voudrait bien saisir la colombe et la croix
d'or qui se balancent au cou de sa marraine. Il
reçoit en riant les gouttes d'eau. Il sourit
quand on emprisonne ses menottes entre deux pages
de la grande Bible des ancêtres. En cercle,
nous regardons. Papa et maman passent une main sur
leurs yeux.
- Est-ce qu'on m'a fait ça,
à moi ? demande Xandrou.
Soudain, le bruit crépitant des
truites précipitées dans la
poêle, la fine odeur des gâteaux que la
Gouffiesse et Jean Pierrasse, apparus dans la
clarté de la galerie, aiment autant que
nous. Voilà ! « Merci,
Moussu ! » Alors on dîne. Tout
le monde est content. Mais maman plus que tout le
monde. La joie brille sur son front. Je ne la
quitte pas des yeux même pendant le discours
du monsieur-venu-de-Genève et la
réponse de papa. Oncle Étienne prend
alors sa flûte et l'on chante : Qu'ils
sont beaux, sur les montagnes, les pieds de tes
serviteurs !... Sans me douter que l'on chante
cela en l'honneur du
monsieur-venu-de-Genève, je contemple les
petits pieds de mon frère Auguste et je
m'étonne que l'on ne célèbre
pas plutôt ses yeux noirs, si vifs, si
mobiles...
|