Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



ENSEMBLE

 Dimanche soir. À la cuisine, on a caché les braises sous les cendres. Oncle Jean, qui craint les courants d'air et ne sort plus guère, assure que tout à l'heure, de son lit, il entendra chanter. On ferme la porte à clef, on descend les marches. Il n'y a qu'à tourner autour de la maison - la neige crie sous les souliers, le vent vous pince les oreilles - et l'on est dans l'étable. Déjà la lampe est allumée sur le pupitre ; les lumes suspendus à un fil de fer, sous les voûtes, mettent une clarté sur l'échine des bêtes. Le vent peut gronder, la rivière gémir, la chouette geindre dans les ténèbres froides, ces murs dont les bras étendus mesurent à peine l'épaisseur nous isolent, nous protègent.

Éteignant leur lanterne, les voisins entrent par groupes, puis les gens des hameaux. Je peux mettre un nom sur chaque visage. Oncle Alexandre, appuyé contre la colonne, éteint sa pipe. Ceux qui cherchent son conseil font une bouche ronde et commencent. Non, pas de procès ! Ça coûte et ça dure. Si la borne a été déplacée, il faut le faire constater par deux témoins, consulter les plans du cadastre et menacer l'indélicat. Comme par hasard, une nuit, la borne reprendra sa place. À la Josette, veuve depuis peu, le percepteur dit de chasser l'inquiétude. On exige les tailles de qui peut les payer.

Assise près des agneaux, sur une botte de paille, je regarde les rides des fronts, j'écoute les voix parler d'avalanche, de grange écrasée, de la foire de Guillestre. Le patois chante ou se plaint. Bientôt, le silence s'établit.

Près de la lampe, l'oncle Étienne. Son nez, dans la lumière, est pareil à un bec d'oiseau, son front, dans l'ombre, à un coffret de mélèze ; tantôt ses yeux se posent sur les gens avec une angoisse intime, tantôt se lèvent vers les voûtes comme s'il y volait des colombes. Enfin, avec une grande aspiration des lèvres et des gestes respectueux, il ouvre la Bible. Aussitôt coiffes et chapeaux noirs s'inclinent et l'on écoute comment fut ressuscité le fils de la veuve.
- ... Que ce sera beau, là-haut, de se faire conter cette histoire par le fils même de la veuve ! dit soudain Jacques Bagrave.

Pendant que les deux oncles Étienne commentent la lecture, je les regarde : le vrai, à côté de la lampe, pareil à un rossignol annonçant le printemps, l'autre en ombre sur la muraille, déformé par la courbure de la voûte, avec un bec qui n'en finit pas. Me sentent-ils inattentive ? C'est à moi, soudain, qu'ils envoient ces mots :
Un homme ne peut pas reculer devant la vérité... Honteuse, je réponds silencieusement : J'écoute !

Maintenant, au milieu d'une couronne d'agneaux aux yeux mauves de tendresse, l'oncle élève sa flûte pour guider le chant. L'ombre s'allonge un peu plus. Que les notes sont claires, expressives ! Comme elles disent bien, une fois encore, que la terre roule, entraînant avec elle les jours, les mois et les ans des mortels !... Dans le silence qui suit, on entend la voix chevrotante de l'oncle Jean affirmer à son tour, là-haut, que la terre roule. Pour lui répondre, on chante encore un verset. Toute la maison résonne. Les ombres se balancent aux murailles poursuivies par les petits cris de la flûte. Les faces violentes et brunes, si grand est l'effort des coeurs, luisent comme des astres.
- Comme il sera doux de franchir le pont, de retrouver ceux qui sont dans la lumière s'écrie la veuve Josette.
- Et les margrières, qu'en fera-t-on questionne une voix.
- Ils séjourneront dans l'étang de feu et de soufre, répond Jacques Bagrave.

Alors Mimi, avec autorité :
- Ne pensons pas aux margrières et faisons bien. Le reste n'existe pas !

En dehors de cette étable la terre peut bien rouler. La certitude est parmi ces femmes en bonnet blanc, parmi ces hommes vêtus de bure dont les chapeaux noirs saluent Dieu à chaque fois qu'on le nomme.

L'oncle Alexandre ouvre le grand livre relié de cuir où ses ancêtres ont couché leurs expériences. On écoute les voix venues du fond des temps pour évoquer un passé misérable et divin.
« Ce livre commencé le troisième de novembre 1698 est pour servir de lumignon à mes enfans. Au nom de Dieu soit-il, amen ! (les chapeaux saluent). Suivez les recommandations de vos anciens, apprenez par eux à connaître les écueils où l'on se brise comme les devoirs où l'on puise la force. Comme il n'y a point d'enfant bien né, dit un auteur sacré, qui ne désire voir la face de son Créateur, de même il doit souhaiter voir la pensée de ses ancêtres selon la chair... Avant tout je fais aux miens la même exhortation que le roi David fit à Salomon. David étant dans son lit de mort appela Salomon et lui dit : « Et toi, Salomon mon fils, connais le Dieu de ton père. Sers-le avec intégrité. »

À mon tour je vous exhorte, mes enfans, à connaître le Dieu de votre père de qui je tiens une âme immortelle que je recommande humblement à sa miséricorde... Mes enfans, appliquez-vous joyeusement à la lecture. Tâchez d'avoir le discernement de comprendre. Ce n'est qu'à force de soins et de veillées qu'on parvient à quelque connaissance. Soyez curieux de tout voir par vos yeux. Ne vous contentez pas des ouï-dire d'autruy. Lisez tous les livres qui seront en votre pouvoir mais n'ajoutez pas foy à tous les auteurs. Ne croupissez pas dans l'ignorance sous le faux prétexte qu'on n'a pas besoin de tout savoir. On dit que l'ignorance ne fait de mal qu'à celui qui la pratique. Moi je vous dis qu'elle est funeste à l'ignorant en particulier et à la société en général, tant la civile que la spirituelle. Mettez donc le temps de votre jeunesse à profit. La jeunesse est le temps des expériences, l'âge mûr de la sagesse qui en sort. Un épi s'ajoute à un épi, et voici la gerbe ; une gerbe à une autre gerbe et voici la moisson que nulle malice des hommes ne peut empêcher de porter en grange. »

L'oncle Alexandre lit lentement, en appuyant sur certains mots qui sont comme soulevés du milieu de la phrase ; la figure ramassée, il jette un regard à l'un ou à l'autre, comme pour dire :
Fais ton profit de cette parole !
- Es ben véraï ! Coumo l'ancien parlo dzuste ! approuvent les hommes, assis sur des bottes de paille, dans l'ombre.

Et Jacques Bagrave :
- Noustes anciens cueillons de flours din lou ciel !
- Bien parlé ! continue mon père. Ils ont tenu tête aux duretés de la nature, aux cruautés des hommes...
- Pecaïre ! font les femmes en choeur.

L'oncle Alexandre ferme le livre :
- Ils ont su choisir et tenir...

Tordant leur mâchoire pour ruminer, les vaches semblent approuver quand l'oncle Étienne reprend sa flûte... Sont-ce des brins de paille ou des ailes d'ange qui brillent autour de moi ? Levant les yeux, je cherche sous les voûtes le coeur enflammé des lumignons.

Nous nous sommes séparés dans la cour bleue de lune, étincelante de neige glacée, les uns gravissant les escaliers de la galerie, les autres balançant des lanternes sur les sentiers.
En nous voyant, l'oncle Jean a remué ses lèvres fines et rentrantes :
- Je vous ai entendu chanter... J'ai écouté votre flûte, Etienne... Et j'ai bien compris que la réunion était efficace...



AUTOUR D'UN BERCEAU

Les souvenirs dansent dans la mémoire, y laissent des taches claires, des taches sombres. Des années ont passé, les dates s'effacent. Seules, douces ou tragiques, les émotions demeurent. Quel était mon âge ? Qu'importe ! il faisait beau, qu'importe ! j'ai souffert...

... Certain matin, le renouveau nous saisit... Dans ce pays de violences le printemps vient d'un saut et culbute l'hiver qui fuit, laissant un pan de sa chemise au pied des rochers. Sur tout ce blanc d'hier, une main sème en hâte la verdure. Déjà les chèvres lèvent leurs museaux vers les blés qui s'émeuvent. Quelle gaieté dans les rayons, vigoureux et tendres ! Quelle lumière posée sur les champs roses ! Les pentes de l'« adretz », gonflées hier de boutons, se drapent aujourd'hui de couleurs éclatantes. Entre les ruisseaux qui galopent et tordent leurs mailles d'argent, nous cueillons primevères, trolles et jonquilles. On ne parle pas encore de travail, car le fracas de la rivière est couvert par le mugissement des avalanches sorties des couloirs, neiges et blocs glissant et sautant jusque sur la route du fond du val.
Les masures ouvrent leurs portes. On s'étire. Les mules se roulent sur les prés. Derrière les saulaies la Coucoule rôde, cueillant les pissenlits. Ce n'est certes pas pour elle que les gars, de leurs voix rauques, chantent l'air d'amour que le printemps met sur les jeunes lèvres :

Tente leu de près, toun dzori, dzori, dzori,
Tente leu de près, toun dzori quand l'oourès.
L'oourès pas toudzout, toun dzori, dzori, dzori,
L'oourès pas toudzout toun dzori à toun entourt.
 
Tiens-le de tout près, ton joli, joli, joli,
Tiens-le de tout près ton joli quand tu l'auras.
L'auras pas toujours, ton joli, joli, joli,
L'auras pas toujours, ton joli, tout près de toi...

Un peu de folie passe dans la brise tiède. Des Viollins, où l'ombre règne durant cinq mois, un essaim d'enfants monte vers la clarté posée sur la roche lisse ; par cent fois retentit ce cri : Oh ! lou beau soléou ! Les monts répondent en bombardant le val de blocs de glace qui éclatent sur les pentes avec un bruit métallique. Oh ! lou beau soléou ! riposte en choeur la jeunesse des Viollins.
Nous nous exaltons à notre tour.
- Soleil ! soleil ! soleil ! crie Xandrou, en pivotant sur les talons.

Et moi, bras étendus :
- Je voudrais connaître les marraines de toutes les fleurs, les parrains de tous les arbres, comment ils font pour les habiller de neuf, comment ils trient les graines et préparent les espèces ! ...

Mais il ne suffit pas de chanter le soleil, il faut encore en profiter. Dès que l'avalanche est descendue, que les pierres laissées par elle ont été amoncelées sur le « clapier », les dos se courbent à nouveau sur les champs, les doigts fouillent la terre pour lui confier fèves et haricots. Quand la charrue arrive au bout du sillon, mon père dit à la mule :
- Travaille ! Dimanche, tu te reposeras sur l'île...

Un de ces printemps nous offre un petit frère. Dans le berceau fait par l'aïeul Michel on nous montre une miniature humaine dont les poings, gros comme des noix, sont tendus vers le plafond. Pâle, dans le grand lit, maman se plaint :
- Le brave, qu'il m'a fait mal !
- Qu'il est joli dit ma marraine.
- Qu'il est vif dit une tantoune.

Et mon père :
- Encore un fils. À la bonne heure !

Sans me lasser je berce le petit Auguste. Dans dix jours un pasteur de Genève, Monsieur Bouvier, traversera la vallée. Il baptisera le nouveau venu.
La veille du grand jour, maman nous dit :
- Petits, allez chercher des fleurs à l'île des Mensals. Demain il faut que tout brille, que tout sourie. Allez vite !... Des fleurs de chaque espèce...

La main dans la main nous trottons le long de la rivière blanche d'écume. Trois troncs de mélèze forment pont. Nous voici dans l'île. Partagée, de ses deux bras étendus la Byaisse garde ce paradis, où chaque jour les fleurs s'en donnent ! D'abord nous ne voyons qu'elles, les narines caressées par vingt parfums ; nous emplissons notre corbeille d'anémones, de myosotis, de campanules, de boutons d'or penchés sur l'eau limpide. Papillons et abeilles chatouillent nos doigts. Nous cueillons et nous chantons des airs que nous inventons. Que c'est beau d'être seul sur une île ! Seul, d'une manière, pas d'une autre, car les ânons nés avec l'avril, la robe lisse et le sabot neuf, mettent autour de nous leurs fantastiques cabrioles. De notre mieux, nous les imitons et nous sautons pour retomber à plat sur un lit de violettes. Oh ! les beaux ânons de peluche sur le velours des prés !

Honteuses de leurs échines creuses, de leurs blessures bourdonnantes de mouches, entre deux branches les ânesses montrent leurs têtes tristes. Elles aussi, un jour, jouèrent comme ces ânons candides et comiques ... Tant pis pour elles ! Nous, nous sommes jeunes ... A la surface de l'eau les truites folâtrent, dans les buissons les pinsons s'égosillent. Vite, qu'on s'amuse avant que le hameçon déchire, avant que la fronde lance sa pierre. Zou ! zou ! zou ! Nous dansons, nous rions, tandis que le vent passe ses doigts frais dans nos cheveux. Qui donc franchit le pont ? La Gouffiesse et Jean Pierrasse. Les mendiants eux-mêmes viennent confier leurs pieds blessés à la fluide fraîcheur. Il sera toujours temps de reprendre la besace, de traîner le sac plein de cônes de mélèze. Pour l'instant, loin des mépris, eux aussi sourient, penchés sur l'eau où leur goitre bronzé se reflète... Nous crions : « Bonjour Gouffiesse bonjour Pierrasse ! » et nous cueillons encore le pois sauvage, la véronique dont les yeux tapissent le bord des ruisseaux. Ces ruisseaux, nous cherchons à les emprisonner entre nos doigts, nous leur parlons :
- Reste, reste, tu es trop vif !
- Moi, je te dessinerai. Alors il faudra bien que tu restes !
- Oui, reste avec nous. Tu ne sais pas que dans le Couffourent il y a un homme mort ? ...

Il faut bien rentrer une fois ! Nous trottons. « Coumo soun gaillarts ! » disent les gens. Nos yeux vont sans cesse de la corbeille où chante le printemps à la maison blanche où veille la tendresse.
- Tu sais, le parrain vient de Genève... C'est un monsieur !... La tantoune Louise sera marraine. Elle a peur. Elle trouve qu'elle n'est pas assez dzoria.
- Oui, mais l'oncle Étienne lui a répondu qu'elle a le coeur dzori pour dix. Moi, je la trouve bel et bien jolie.

Bientôt, nous élevons les corolles vers le berceau, nous semons des fleurs sur la couverture où courent les cerfs.
- Petit Auguste, regarde comme le pays t'aime !

Le-monsieur-venu-de-Genève, c'est ainsi que nous l'appelons, baptise le petit Auguste qui voudrait bien saisir la colombe et la croix d'or qui se balancent au cou de sa marraine. Il reçoit en riant les gouttes d'eau. Il sourit quand on emprisonne ses menottes entre deux pages de la grande Bible des ancêtres. En cercle, nous regardons. Papa et maman passent une main sur leurs yeux.
- Est-ce qu'on m'a fait ça, à moi ? demande Xandrou.

Soudain, le bruit crépitant des truites précipitées dans la poêle, la fine odeur des gâteaux que la Gouffiesse et Jean Pierrasse, apparus dans la clarté de la galerie, aiment autant que nous. Voilà ! « Merci, Moussu ! » Alors on dîne. Tout le monde est content. Mais maman plus que tout le monde. La joie brille sur son front. Je ne la quitte pas des yeux même pendant le discours du monsieur-venu-de-Genève et la réponse de papa. Oncle Étienne prend alors sa flûte et l'on chante : Qu'ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds de tes serviteurs !... Sans me douter que l'on chante cela en l'honneur du monsieur-venu-de-Genève, je contemple les petits pieds de mon frère Auguste et je m'étonne que l'on ne célèbre pas plutôt ses yeux noirs, si vifs, si mobiles...


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