Sur le Roc
LES PROBLÈMES, C'EST
BÊTE...
Nous sommes maintenant les
élèves de l'oncle Étienne, aux
Viollins. C'est lui qui, à six heures par
une caresse sur le front, nous fait passer des
rêves à la vie.
- Jeunesse, debout !
Avant de partir pour une tournée dans
la plaine, l'oncle Alexandre nous regarde
longtemps.
- Votre oncle Étienne est un
jardinier qui saura planter en vous la droiture. Ne
lui faites jamais de peine ! Vous ne savez pas
ce qu'il vaut.
À sept heures, l'oncle s'empare du
sac aux provisions. C'est le signal du
départ. Tatoï nous accompagne un bout
de route. Ci ou là, dans la
poussière, la trace sinueuse des serpents.
Mais l'oncle préfère observer les
jeux des chamois sur les
« replats » gazonnés des
roches. Un coup de feu, parfois, la fuite de
l'alerte troupeau.
- C'est Caillasse, des Mensals, ou
peut-être encore Aurin, de Dormillouse. Tant
pis, encore un chamois qui ne dansera plus !
Aimeriez-vous mieux être chamois ou enseigner
des têtes dures ?
Pour ne pas désobliger l'oncle, nous
n'osons choisir.
- Petits coquins, je lis dans vos
yeux !
Petits coquins ! L'oncle a ses
expressions favorites. Quand nous buvons l'eau
glacée des ruisseaux, nous sommes sûrs
d'entendre :
- Pas trop ! Les larmes des montagnes
se vengent...
Dès que l'oncle a gravi les marches
du pupitre, dans la salle d'école
délabrée, sa figure change. Pour lui,
enseigner signifie quelque chose. Sur les bancs,
une trentaine d'élèves dont la
plupart vont en classe une semaine, manquent la
suivante pour garder les chèvres et une
autre encore pour chasser les mouches quand la mule
laboure, après quoi, l'arithmétique,
la grammaire, l'orthographe, qu'est-ce que
ça veut dire ?
Pour se distraire, Séraphin pose sur
le dos de ses voisins les escargots dont il a plein
les poches. Jusqu'au jour où l'oncle
empoigne le garnement et le traîne à
la cave dont il verrouille la porte. Ce sera notre
jeu, pendant la récréation, de nous
pencher sur le soupirail pour demander au
prisonnier « s'il veut être
sage ». Quelles injures, alors !
Quand Séraphin reprend sa place, la nuque
raidie de rancune, la tignasse
hérissée, il en entend de
belles !
- Cesse de faire le bandit ! Veux-tu
rester bête toute ta vie ? Mets ton
énergie à des choses intelligentes.
Change !
Pendant un instant, on s'applique. Mais
quand on s'est levé avec le jour, il est
bien difficile de suivre une explication.
À midi, nous déjeunons sur le
bord de la rivière. À deux heures, la
classe recommence. Se promenant en long et en
large, notre maître raconte des histoires
pour chasser le sommeil qui alourdit les
paupières. Enfin :
- Allez ! Travaillez ! Soyez
réguliers !
Au retour, nous rencontrons Jean Pierrasse
derrière ses deux chèvres.
- Si vous voulez lui ressembler, vous n'avez
qu'à bouder l'école. Heureusement que
vous avez bonne volonté, sauf Xandrou, pour
les chiffres.
Hélas ! on le voit bien le jour
où le jeune fantaisiste refuse net de
comprendre un problème.
- Je ne veux pas ! Jamais,
jamais !
- Tu dis jamais ?
- Jamais Les problèmes, c'est
bête !
Dix secondes plus tard, la porte de la cave
claque au nez de l'entêté. Xandrou, si
sensible, si fier, livré aux rats !...
Je souffre de voir mon frère traité
comme un vulgaire Séraphin. Xandrou au
cachot ! Comme il doit piaffer,
sangloter ! J'espère que l'oncle
souffre aussi. Ses gestes ne le montrent
guère... Après la
récréation je vois apparaître
un Xandrou gris de poussière, coiffé
de toiles d'araignée, le coude en barricade
devant les yeux.
L'oncle pose une main sur l'épaule de
son neveu.
- Voyons, je te punis parce que je t'aime.
Je veux que tu deviennes un homme. Je veux que tu
saches calculer.
Xandrou secoue la tête.
- Je ne veux pas comprendre les
problèmes, Quand je serai grand, je
dessinerai.
L'oncle détourne les yeux. On sent
qu'il a de la peine. Son dos s'arrondit un peu
plus. Alors nous courons en avant sur le chemin qui
nous ramène à la maison.
- Je sais que j'ai raison !
- Il n'aurait jamais dû te mettre dans
la cave, comme Séraphin.
Peu après, nos devoirs achevés
sous le regard de l'oncle silencieux, nous
gambadons autour de la maison comme des poulains
trop longtemps tenus à l'attache. Une
question nous obsède : L'oncle
Étienne nous aime-t-il vraiment ?
Xandrou frappe du pied.
- On a le droit de détester le
calcul, de ne pas comprendre les problèmes.
Et puis on ne devrait jamais enfermer personne. Tu
ne trouves pas ?
- Oui, je trouve.
Montrant la caisse aux lapins, Xandrou
précise sa pensée.
- De quel droit est-ce qu'on les enferme,
ceux-là ? Passe encore pour la Rousse.
Elle est vieille. Elle a l'habitude. Mais les
petits ! Ils ne verront jamais rien. Pourquoi
est-ce qu'ils ne choisiraient pas les plantes
qu'ils aiment, comme les lièvres ?
En somme, nous souhaitons moins faire
plaisir aux lapereaux que punir l'oncle
Etienne...
La porte de la caisse ouverte, les boules
rousses et noires roulent dans
les sentiers. Quelles gambades ! Et quelle
joie pour nous ! N'avons-nous pas
libéré des prisonniers
innocents ?... Nous en sommes là de nos
réflexions quand des chiens errants,
flairant l'aubaine, se précipitent,
lèvres troussées sur les dents :
des gémissements, des os qui craquent, la
fuite des survivants vers les rocs.
Philosophe, Xandrou
déclare :
- Tant pis ! Être libre une
minute vaut toute une vie au fond d'une
caisse.
Nous oublions les morts. Nous ne voulons
plus penser qu'aux vivants que les clairs de lune
visiteront au creux des grottes. Ceux-là,
toute leur vie, danseront !
Le lendemain, après enquête, on
a rossé Tatoï expert dans l'art
d'ouvrir les portes. Nous ne disons rien, parce que
Tatoï est vraiment un voleur, mais surtout
parce que l'oncle Étienne méritait
une leçon.
LA
MALHEURANCE...
Des leçons, l'oncle va nous en donner
deux que nous n'oublierons jamais.
Le bruit court, parmi les écoliers,
que Séraphin, l'ami des escargots, est
atteint d'une maladie dont nous entendons le nom
pour la première fois : le croup. Une
peau dans la gorge, dit-on, et l'on meurt
étouffé, à moins qu'un
courageux, risquant sa vie, ne colle sa bouche sur
la bouche du malade et n'aspire cette peau. Or
l'oncle Étienne essaya. N'avait-il pourtant
pas enfermé Séraphin dans la
cave ? Serait-ce vrai qu'il punit ceux qu'il
aime ?
Malgré le dévouement de son
maître, Séraphin est mort. Devant la
mère qui pousse des cris, devant la fosse
ouverte, devant les élèves
assemblés, l'oncle parle. Nous regardons la
caisse blanche. Séraphin, le berger
facétieux, est donc couché là
dedans ? Pour que les pierres ne le blessent
pas trop, l'oncle jette sur le cercueil la
première rose de ses rosiers.
- Mère, ne te tourmente pas. Tu le
reverras, ton fils !
Sur la route du retour, Xandrou balbutie:
- Tu sais, oncle, c'est moi qui ai ouvert
aux lapins... Maintenant, tu pourras me mettre
à la cave quand tu voudras.
L'oncle nous caresse la joue. Pourtant il
est inquiet. La tête levée vers le
ciel blanc tacheté de nuages noirs qui
roulent sur eux-mêmes, il nous
dit :
- Avant qu'il soit longtemps, il pourrait
bien tomber de là-haut des petits chiens.
Vous deux, et Ruben, et Félix, formez
groupe, marchez devant et vite !
L'orage !
Effrayés, nous courons. Sur le
Gramuzac, sur le Gourent des nuées
tourbillonnent. L'air est de feu. Les tempes, les
mains piquées d'étincelles, nous
respirons par petits coups. Brusquement il fait
nuit, une nuit déchirée par un
éclair dont la flamme foudroie un
mélèze, tandis que la montagne pousse
un rauque hurlement.
- Courez ! courez ! crie l'oncle
courbé sous l'averse qui claque sur les
pierres.
Nous volons dans ces ténèbres
qui sentent le soufre, parmi ces lanières de
fouet, ces serpents de feu qui se tordent. Des
couloirs rocheux ouverts sur le val sort une
clameur, le rire pointu du vent, cent tapages
mêlés et distincts,
arrêtés net une seconde, silence
affreux, après quoi le vacarme est plus
affreux encore.
L'oncle a dressé les bras vers la
catastrophe. La bouche ouverte, les yeux blancs, il
nous chasse loin de la route.
- Courez ! Montez là !
Montez !
Les doigts en sang, les ongles
retournés, accrochés aux pierres,
nous rampons jusque sur une crête rocheuse.
La voix aiguë de Ruben perce la
tempête : « Lou Diable
vaï nous prendre !... » Devant
nous une muraille d'eau où remuent des
troncs d'arbres, où mille blocs
s'entrechoquent. En choeur nous hurlons :
Aï ! aï ! à plat sur le
sol... Quand nous nous risquons à ouvrir les
yeux, le, fleuve de boue, partagé par
l'éperon de rocher où s'agrippe le
petit tas humain, se précipite dans les
ravines bientôt comblées d'une chose
jaune et fuyante. Plus bas, des champs se
soulèvent, s'ouvrent et se vident, des
arbres pivotent, se couchent et sombrent. La
grêle, maintenant, nous gifle... Nous
appartenons au fracas des blocs sortis des couloirs
comme d'une bouche de canon ; ils roulent dans
nos têtes. Sur nous, pourtant, la protection
des mains de l'oncle... Que faire ? Se taire,
crainte d'attirer l'attention des démons qui
galopent autour de nous.
Ruben, soudain, se met sur les genoux, mains
jointes :
- Grand Diou, sono ta clotso !
sono ! sono !
La montagne a épuisé sa rage.
Nous ne sommes plus entourés que par le
glissement de la boue, comme si des millions de
vipères rampaient autour de nous.
Perçant ce bruit, la cloche de la
corvée nous envoie l'écho de ses
coups aussi pressés que les battements de
nos coeurs. Sono ta clotso, grand Diou, sono,
sono !
Des ombres gesticulent de l'autre
côté du petit
ravin. On lie des
échelles, on les soulève, on les
laisse retomber en travers du fleuve boueux, la
tête appuyée sur notre rocher. Un
homme est près de nous !
- Isaïe, crie l'oncle avec un
râle de douleur, soulève la pierre qui
m'écrase le pied ! Je n'en peux
plus ! Dépêche-toi !
Sans un mot, Isaïe s'arcboute ;
les muscles de ses poignets tremblent ; la
pierre roule dans la boue du ravin.
- Ferme les yeux !
Les bras autour du cou d'Isaïe, les
jambes crispées autour de ses reins, je sens
le fléchissement de l'échelle
à chaque fois qu'un genou se pose sur un
nouvel échelon. De toutes mes forces je
m'applique à ne penser à rien. Aussi
vite qu'il est possible, je marmotte :
- Sono ta clotso, sono, sono !
- Voici la fille !
On m'empoigne. L'étreinte de mon
père me réinstalle dans la vie. Corps
et âme peuvent, de compagnie, reprendre leur
route. Cette certitude, je l'ai, et pourtant je ne
sais où je suis... Comment l'oncle, Xandrou,
Félix et Ruben ont-ils franchi les
échelles ? Ils sont là,
pourtant. Ah ! rouler de nouveau dans une
charrette ! Au lieu du tapage des blocs
entrechoqués, le grincement des essieux...
Le joli bruit que font les pieds sur les marches de
l'escalier ! Avec quelle violence maman nous
embrasse ! Comme il fait bon lui
entendre dire à l'oncle
dont elle masse la cheville
tuméfiée :
- Vous tournarès encoro à
voustro escolo vous arrousarès encoro
voustros rousiers ; vous djuarès de
vouostro flûto...
De la galerie, une main sur les yeux, mon
père contemple l'horizon. Le voici dans la
cuisine, pâle, maigre.
- Le nuage qui a crevé sur les
Viollins n'était qu'une avant-garde. La
plaine en reçoit, des colonnes de
pluie ! Avant dix minutes, nous sommes
rejoints. Il va en descendre de l'eau des
montagnes ! Dieu nous assiste !...
Allumez le lume, ouvrez la Bible !
C'est l'ordre transmis par les
siècles. S'il faut périr, que du
moins un lumignon brille, que le Livre soit
ouvert !
- Et maintenant, aux pelles, aux
pioches !
Isaïe, emporte d'abord les enfants chez
Berthalon. Sa maison est à l'abri de la
digue.
Isaïe nous saisit. D'autres bras nous
retiennent, rendus forts par la tendresse.
Serrés contre notre mère, nous
voulons sentir ses larmes versées pour
nous.
- Judith ! Pas de faiblesse ! Si
vous ne pouvez les quitter, allez avec eux...
- Comment voulez-vous que j'abandonne ces
enfants ? Et le petit Auguste ! ... Si je
vais avec eux, c'est vous que j'abandonne ... Je
vous affirme que Dieu nous veut ensemble...
Mon père cède.
- Restez !
... Sur la route bleue d'éclairs, des
colonnes de poussière sont debout comme des
arbres couverts de neige. Tout ce qui vit court
à la recherche d'un abri. Sur la galerie
s'agitent un âne, deux chèvres et Jean
Pierrasse qui secoue son goitre en
criant :
- Paouro iou !
- Ne piaille pas comme ça ou je te
plonge dans la fontaine ! dit Isaïe.
Pauvre moi ! Pauvre tout le monde,
plutôt ! Prends cette pioche !
Derrière les vitres, le tremblement
du ciel où remue du feu. Le ventre des
grottes s'éclaire par saccade. À
chaque coup de foudre, aboiement d'un chien
monstrueux, il semble que la montagne se
soulève. Bientôt un autre tapage
couvre celui-là : la pluie, tendue des
nuages à la terre comme des bâtons,
frappe et gicle ; des sources jaillies du sol
creusent, emportent, tourbillonnent... Comment
lutter contre la fin du monde ?
Ma mère tient le petit Auguste dans
ses bras. L'oncle Étienne nous serre,
Xandrou et moi, contre lui ; comme nous nous
mettons à pleurer, il entonne de toute sa
voix, qui vibre et s'enfle, le vieux cantique des
batailles :
- Que Dieu se montre seulement
Et l'on verra dans un moment...
- Chantez, chantez encore ! dit ma
mère.
Quand donc ces colonnes de pluie
auront-elles
épuisé leur
rage ?... Parfois mon père rentre un
instant. Personne n'ose l'interroger. À
chaque éclair il apparaît avec sa
barbe en collier sous le menton, ses joues creuses,
son front qui ruisselle, impressionnant comme un
spectre.
- Pauvres amis ! pauvres amis !
Quelle malheurance !
Comme un bélier furieux, l'eau se
heurte aux murailles de la maison. On entend chacun
de ses coups. Mon père retourne dans cet
enfer.
- Chantez, chantez,
Étienne !
Quelle heure est-il ? Minuit et plus.
Mais qui songe à dormir quand le toit est un
tambour qui bat, quand la mort cherche sa
proie ?... Nous écoutons l'affreuse
plainte de la vallée
persécutée, les coups secs des rocs
contre les rocs, les coups mous des eaux contre les
terres, le bruit grêle des pelles et des
pioches et nous regardons, à chaque frisson
d'éclair, l'oncle dont les yeux sont
fermés et les mains jointes. Quand la maison
tremble sous l'assaut, il dit à
demi-voix :
- Nous sommes dans le creux de sa main.
Mon père, encore, suivi d'Isaïe.
Ils ne sont qu'un bloc de glaise d'où l'eau
ruisselle.
- Il en descend de l'eau !
- Quel sabbat ! Toutes les
sorcières se tiennent par la main !
Chaque éclair en montre une douzaine...
Nous nous sommes approchés de la
grande fenêtre. On voit courir des lanternes,
se lever des bras verdis par les
éclairs, briller des pioches, fuir une
bête affolée. La vallée se
démène dans la folie, l'eau gicle de
cent fissures, la Byaisse est un lac qui coule...
Un sifflement fend l'air ; sous des coups
répétés la terre
tremble : un rocher haut comme une maison
s'est détaché de la montagne
rouge ; en quelques bonds il rejoint nos
noyers ; l'un d'eux, frappé à la
naissance des branches, éclate comme une
bombe et retombe dans l'eau qui l'engloutit... Un
cri, une étreinte... L'oncle Étienne
gémit : « A cause des
anciens, étends ta main, retire-nous de la
fosse ! »
Dans un élan de son coeur, maman nous
embrasse, le petit Auguste qu'elle tient dans ses
bras, Xandrou et moi blottis contre sa robe... On
nous emporte, on nous étend sur un lit. La
couverture tirée sur nos têtes, je me
presse contre Xandrou. Séparée du
vacarme, sentant encore sur mon front une tendresse
brûlante, je dis avec passion :
- Xandrou, tu sais, maman nous aime autant
que Mimi !
Puis nous sombrons dans le sommeil...
- Réveillez-vous, mes
agneaux !
La coiffe blanche est penchée sur
nous.
- Mamanetto ! oh ! notre
mamanetto !
Nous nous réfugions contre elle.
- Quelle nuit, mes pauvres petits !
Comme vous avez bien fait de dormir !... Dix
fois au moins j'ai voulu vous emporter... Enfin,
nous sommes là, la maison
tient... Levez-vous vite, il est tard, le lait
attend... Quelle pitié qu'un beau soleil sur
tant de ruines !
À la cuisine, nous avons peine
à reconnaître notre père et
Isaïe : sur leurs faces, des rides
farouches durcies par la fatigue, sortes de
meurtrissures qui sabrent les traits. Quand il nous
voit, mon père redresse ses reins
fatigués.
- Mes pauvres Ce que vous avez vu, vous
marquera pour la vie ... Quelle histoire !
qu'elle aventure ! ...
Puis à Isaïe qui dit avoir
roulé des pierres grosses comme trois
mulets :
- N'en disios pas tropp ! Ce qu'as fatz
es dza prou bel ! Sios un bravo !
On rit et on approuve. On rit surtout. C'est
la détente après l'angoisse de la
mort.
Par un messager qui, ce matin, franchit les
éboulis, on sait déjà
qu'à Dormillouse, où Mimi et l'oncle
Jean sont montés il y a trois jours, on eut
plus de peur que de mal, que la maison des
tantounes, sur la hauteur, fut
épargnée... Mais l'oncle Alexandre,
en tournée dans la plaine ? On ne sera
vraiment soulagé qu'à la minute
où l'on entendra son pas sur la
galerie.
Pendant le reste de la journée, sous
un soleil moqueur, nous courons d'un coin à
un autre, d'un champ de lentilles emporté
à un champ de fèves crevassé,
d'un pré couvert de gravier à une
prairie jonchée de blocs, d'une maison
éventrée à une grange dont on
ne voit plus qu'une poutre
émergeant du sable... Un
homme surpris sur le pont de Pallons, deux mulets
et dix chèvres ont fait le grand saut dans
l'abîme du Couffourent.. Partout des groupes,
des bras au ciel, des femmes le tablier sur les
yeux, et ce cri qui résume tout :
Quelle malheurance ! ... Pauvres de
nous !... Chantant leur chanson douce, des
ruisselets sautent de pierre en pierre dans les
rigoles qui labourent les chemins.
... Au crépuscule, le père est
rentré, morne, boueux. Il est tombé
sur une chaise.
- De nos champs, un tiers est à la
rivière. À la place, des cailloux...
Quel pays ! Quelle abomination ! Oui,
pauvres, pauvres de nous !
Soudain, tout le monde se lève.
L'oncle Alexandre ! boueux, lui aussi,
blême de n'avoir pu nous défendre,
d'avoir traversé tant de décombres,
d'avoir entendu tant de plaintes, tant
d'imprécations. L'un après l'autre,
il nous étreint.
- Vous vivez tous ! Mon brave
Étienne, je sais, je sais tout. Ah !...
quelles heures j'ai vécues dans la plaine,
hier, toute la nuit et ce matin encore ! Il en
est sorti de l'eau du Couffourent, des arbres, des
poutres ! À Saint-Crépin, je me
mangeais les poings. Aller à vous ? La
Durance a emporté les ponts jusqu'à
Saint-Clément ! ... Ce n'est
qu'à midi que je vous ai su vivants ... Un
homme de Champcella, descendu à Rame,
m'ayant reconnu de l'autre côté de
l'eau, m'a lancé un mot attaché
à une pierre... Mais racontez, racontez tout
que je sache !
Chacun dit à son tour le cauchemar.
Puis les hommes parlent seuls.
- Moi qui rêvais d'obtenir des
subsides pour mon école ! soupire
l'oncle Étienne. Maintenant il en faudra de
l'argent pour relever les ruines ! ...
- Et la levée des tailles !
continue l'oncle Alexandre. Il en faudra des
ménagements ! ... Après quoi, il
n'y a qu'à contre-attaquer. Demain, nous
sonnons la cloche des corvées, nous
mobilisons les hommes. Museler la Byaisse,
élever des digues au coude des torrents,
secouer les autorités, la besogne ne manque
pas !
Puis la voix découragée de mon
père :
- En attendant, que de sueurs
inutiles ! Où sont les pommes de terre,
les fèves, les lentilles, le
blé ?... La montagne nous
persécute !
Ma mère intervient alors avec une
violence qui étonne :
- Taisez-vous, mon ami ! Des lentilles,
des fèves et du blé, sans doute, mais
vous avez encore le souffle dans la poitrine, un
toit sur votre tête, tous ceux de votre sang
autour de vous !... Puisque Dieu nous a
gardés, préparons-nous à le
lui rendre.
Un long silence. De mon lit, j'entends que
l'on tourne les pages d'un livre. Avec une ardeur
incroyable, l'oncle Étienne prononce les
mots après lesquels il n'y a plus
qu'à se souhaiter le bonsoir :
« Quiconque entend la Parole et la
met en pratique, je le comparerai à l'homme
prudent qui bâtit sa maison sur le
roc... »
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