Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



LES PROBLÈMES, C'EST BÊTE...

 Nous sommes maintenant les élèves de l'oncle Étienne, aux Viollins. C'est lui qui, à six heures par une caresse sur le front, nous fait passer des rêves à la vie.
- Jeunesse, debout !

Avant de partir pour une tournée dans la plaine, l'oncle Alexandre nous regarde longtemps.
- Votre oncle Étienne est un jardinier qui saura planter en vous la droiture. Ne lui faites jamais de peine ! Vous ne savez pas ce qu'il vaut.

À sept heures, l'oncle s'empare du sac aux provisions. C'est le signal du départ. Tatoï nous accompagne un bout de route. Ci ou là, dans la poussière, la trace sinueuse des serpents. Mais l'oncle préfère observer les jeux des chamois sur les « replats » gazonnés des roches. Un coup de feu, parfois, la fuite de l'alerte troupeau.
- C'est Caillasse, des Mensals, ou peut-être encore Aurin, de Dormillouse. Tant pis, encore un chamois qui ne dansera plus ! Aimeriez-vous mieux être chamois ou enseigner des têtes dures ?

Pour ne pas désobliger l'oncle, nous n'osons choisir.
- Petits coquins, je lis dans vos yeux !

Petits coquins ! L'oncle a ses expressions favorites. Quand nous buvons l'eau glacée des ruisseaux, nous sommes sûrs d'entendre :
- Pas trop ! Les larmes des montagnes se vengent...

Dès que l'oncle a gravi les marches du pupitre, dans la salle d'école délabrée, sa figure change. Pour lui, enseigner signifie quelque chose. Sur les bancs, une trentaine d'élèves dont la plupart vont en classe une semaine, manquent la suivante pour garder les chèvres et une autre encore pour chasser les mouches quand la mule laboure, après quoi, l'arithmétique, la grammaire, l'orthographe, qu'est-ce que ça veut dire ?

Pour se distraire, Séraphin pose sur le dos de ses voisins les escargots dont il a plein les poches. Jusqu'au jour où l'oncle empoigne le garnement et le traîne à la cave dont il verrouille la porte. Ce sera notre jeu, pendant la récréation, de nous pencher sur le soupirail pour demander au prisonnier « s'il veut être sage ». Quelles injures, alors ! Quand Séraphin reprend sa place, la nuque raidie de rancune, la tignasse hérissée, il en entend de belles !
- Cesse de faire le bandit ! Veux-tu rester bête toute ta vie ? Mets ton énergie à des choses intelligentes. Change !

Pendant un instant, on s'applique. Mais quand on s'est levé avec le jour, il est bien difficile de suivre une explication.
À midi, nous déjeunons sur le bord de la rivière. À deux heures, la classe recommence. Se promenant en long et en large, notre maître raconte des histoires pour chasser le sommeil qui alourdit les paupières. Enfin :
- Allez ! Travaillez ! Soyez réguliers !

Au retour, nous rencontrons Jean Pierrasse derrière ses deux chèvres.
- Si vous voulez lui ressembler, vous n'avez qu'à bouder l'école. Heureusement que vous avez bonne volonté, sauf Xandrou, pour les chiffres.

Hélas ! on le voit bien le jour où le jeune fantaisiste refuse net de comprendre un problème.
- Je ne veux pas ! Jamais, jamais !
- Tu dis jamais ?
- Jamais Les problèmes, c'est bête !

Dix secondes plus tard, la porte de la cave claque au nez de l'entêté. Xandrou, si sensible, si fier, livré aux rats !... Je souffre de voir mon frère traité comme un vulgaire Séraphin. Xandrou au cachot ! Comme il doit piaffer, sangloter ! J'espère que l'oncle souffre aussi. Ses gestes ne le montrent guère... Après la récréation je vois apparaître un Xandrou gris de poussière, coiffé de toiles d'araignée, le coude en barricade devant les yeux.
L'oncle pose une main sur l'épaule de son neveu.
- Voyons, je te punis parce que je t'aime. Je veux que tu deviennes un homme. Je veux que tu saches calculer.

Xandrou secoue la tête.
- Je ne veux pas comprendre les problèmes, Quand je serai grand, je dessinerai.

L'oncle détourne les yeux. On sent qu'il a de la peine. Son dos s'arrondit un peu plus. Alors nous courons en avant sur le chemin qui nous ramène à la maison.
- Je sais que j'ai raison !
- Il n'aurait jamais dû te mettre dans la cave, comme Séraphin.

Peu après, nos devoirs achevés sous le regard de l'oncle silencieux, nous gambadons autour de la maison comme des poulains trop longtemps tenus à l'attache. Une question nous obsède : L'oncle Étienne nous aime-t-il vraiment ? Xandrou frappe du pied.
- On a le droit de détester le calcul, de ne pas comprendre les problèmes. Et puis on ne devrait jamais enfermer personne. Tu ne trouves pas ?
- Oui, je trouve.

Montrant la caisse aux lapins, Xandrou précise sa pensée.
- De quel droit est-ce qu'on les enferme, ceux-là ? Passe encore pour la Rousse. Elle est vieille. Elle a l'habitude. Mais les petits ! Ils ne verront jamais rien. Pourquoi est-ce qu'ils ne choisiraient pas les plantes qu'ils aiment, comme les lièvres ?

En somme, nous souhaitons moins faire plaisir aux lapereaux que punir l'oncle Etienne...
La porte de la caisse ouverte, les boules rousses et noires roulent dans les sentiers. Quelles gambades ! Et quelle joie pour nous ! N'avons-nous pas libéré des prisonniers innocents ?... Nous en sommes là de nos réflexions quand des chiens errants, flairant l'aubaine, se précipitent, lèvres troussées sur les dents : des gémissements, des os qui craquent, la fuite des survivants vers les rocs.
Philosophe, Xandrou déclare :
- Tant pis ! Être libre une minute vaut toute une vie au fond d'une caisse.

Nous oublions les morts. Nous ne voulons plus penser qu'aux vivants que les clairs de lune visiteront au creux des grottes. Ceux-là, toute leur vie, danseront !

Le lendemain, après enquête, on a rossé Tatoï expert dans l'art d'ouvrir les portes. Nous ne disons rien, parce que Tatoï est vraiment un voleur, mais surtout parce que l'oncle Étienne méritait une leçon.



LA MALHEURANCE...

Des leçons, l'oncle va nous en donner deux que nous n'oublierons jamais.
Le bruit court, parmi les écoliers, que Séraphin, l'ami des escargots, est atteint d'une maladie dont nous entendons le nom pour la première fois : le croup. Une peau dans la gorge, dit-on, et l'on meurt étouffé, à moins qu'un courageux, risquant sa vie, ne colle sa bouche sur la bouche du malade et n'aspire cette peau. Or l'oncle Étienne essaya. N'avait-il pourtant pas enfermé Séraphin dans la cave ? Serait-ce vrai qu'il punit ceux qu'il aime ?

Malgré le dévouement de son maître, Séraphin est mort. Devant la mère qui pousse des cris, devant la fosse ouverte, devant les élèves assemblés, l'oncle parle. Nous regardons la caisse blanche. Séraphin, le berger facétieux, est donc couché là dedans ? Pour que les pierres ne le blessent pas trop, l'oncle jette sur le cercueil la première rose de ses rosiers.
- Mère, ne te tourmente pas. Tu le reverras, ton fils !

Sur la route du retour, Xandrou balbutie:
- Tu sais, oncle, c'est moi qui ai ouvert aux lapins... Maintenant, tu pourras me mettre à la cave quand tu voudras.

L'oncle nous caresse la joue. Pourtant il est inquiet. La tête levée vers le ciel blanc tacheté de nuages noirs qui roulent sur eux-mêmes, il nous dit :
- Avant qu'il soit longtemps, il pourrait bien tomber de là-haut des petits chiens. Vous deux, et Ruben, et Félix, formez groupe, marchez devant et vite ! L'orage !

Effrayés, nous courons. Sur le Gramuzac, sur le Gourent des nuées tourbillonnent. L'air est de feu. Les tempes, les mains piquées d'étincelles, nous respirons par petits coups. Brusquement il fait nuit, une nuit déchirée par un éclair dont la flamme foudroie un mélèze, tandis que la montagne pousse un rauque hurlement.
- Courez ! courez ! crie l'oncle courbé sous l'averse qui claque sur les pierres.

Nous volons dans ces ténèbres qui sentent le soufre, parmi ces lanières de fouet, ces serpents de feu qui se tordent. Des couloirs rocheux ouverts sur le val sort une clameur, le rire pointu du vent, cent tapages mêlés et distincts, arrêtés net une seconde, silence affreux, après quoi le vacarme est plus affreux encore.
L'oncle a dressé les bras vers la catastrophe. La bouche ouverte, les yeux blancs, il nous chasse loin de la route.
- Courez ! Montez là ! Montez !

Les doigts en sang, les ongles retournés, accrochés aux pierres, nous rampons jusque sur une crête rocheuse. La voix aiguë de Ruben perce la tempête : « Lou Diable vaï nous prendre !... » Devant nous une muraille d'eau où remuent des troncs d'arbres, où mille blocs s'entrechoquent. En choeur nous hurlons : Aï ! aï ! à plat sur le sol... Quand nous nous risquons à ouvrir les yeux, le, fleuve de boue, partagé par l'éperon de rocher où s'agrippe le petit tas humain, se précipite dans les ravines bientôt comblées d'une chose jaune et fuyante. Plus bas, des champs se soulèvent, s'ouvrent et se vident, des arbres pivotent, se couchent et sombrent. La grêle, maintenant, nous gifle... Nous appartenons au fracas des blocs sortis des couloirs comme d'une bouche de canon ; ils roulent dans nos têtes. Sur nous, pourtant, la protection des mains de l'oncle... Que faire ? Se taire, crainte d'attirer l'attention des démons qui galopent autour de nous.
Ruben, soudain, se met sur les genoux, mains jointes :
- Grand Diou, sono ta clotso ! sono ! sono !

La montagne a épuisé sa rage. Nous ne sommes plus entourés que par le glissement de la boue, comme si des millions de vipères rampaient autour de nous. Perçant ce bruit, la cloche de la corvée nous envoie l'écho de ses coups aussi pressés que les battements de nos coeurs. Sono ta clotso, grand Diou, sono, sono !

Des ombres gesticulent de l'autre côté du petit ravin. On lie des échelles, on les soulève, on les laisse retomber en travers du fleuve boueux, la tête appuyée sur notre rocher. Un homme est près de nous !
- Isaïe, crie l'oncle avec un râle de douleur, soulève la pierre qui m'écrase le pied ! Je n'en peux plus ! Dépêche-toi !

Sans un mot, Isaïe s'arcboute ; les muscles de ses poignets tremblent ; la pierre roule dans la boue du ravin.
- Ferme les yeux !

Les bras autour du cou d'Isaïe, les jambes crispées autour de ses reins, je sens le fléchissement de l'échelle à chaque fois qu'un genou se pose sur un nouvel échelon. De toutes mes forces je m'applique à ne penser à rien. Aussi vite qu'il est possible, je marmotte :
- Sono ta clotso, sono, sono !
- Voici la fille !

On m'empoigne. L'étreinte de mon père me réinstalle dans la vie. Corps et âme peuvent, de compagnie, reprendre leur route. Cette certitude, je l'ai, et pourtant je ne sais où je suis... Comment l'oncle, Xandrou, Félix et Ruben ont-ils franchi les échelles ? Ils sont là, pourtant. Ah ! rouler de nouveau dans une charrette ! Au lieu du tapage des blocs entrechoqués, le grincement des essieux... Le joli bruit que font les pieds sur les marches de l'escalier ! Avec quelle violence maman nous embrasse ! Comme il fait bon lui entendre dire à l'oncle dont elle masse la cheville tuméfiée :
- Vous tournarès encoro à voustro escolo vous arrousarès encoro voustros rousiers ; vous djuarès de vouostro flûto...

De la galerie, une main sur les yeux, mon père contemple l'horizon. Le voici dans la cuisine, pâle, maigre.
- Le nuage qui a crevé sur les Viollins n'était qu'une avant-garde. La plaine en reçoit, des colonnes de pluie ! Avant dix minutes, nous sommes rejoints. Il va en descendre de l'eau des montagnes ! Dieu nous assiste !... Allumez le lume, ouvrez la Bible !

C'est l'ordre transmis par les siècles. S'il faut périr, que du moins un lumignon brille, que le Livre soit ouvert !
- Et maintenant, aux pelles, aux pioches !

Isaïe, emporte d'abord les enfants chez Berthalon. Sa maison est à l'abri de la digue.
Isaïe nous saisit. D'autres bras nous retiennent, rendus forts par la tendresse. Serrés contre notre mère, nous voulons sentir ses larmes versées pour nous.
- Judith ! Pas de faiblesse ! Si vous ne pouvez les quitter, allez avec eux...
- Comment voulez-vous que j'abandonne ces enfants ? Et le petit Auguste ! ... Si je vais avec eux, c'est vous que j'abandonne ... Je vous affirme que Dieu nous veut ensemble...

Mon père cède.
- Restez !

... Sur la route bleue d'éclairs, des colonnes de poussière sont debout comme des arbres couverts de neige. Tout ce qui vit court à la recherche d'un abri. Sur la galerie s'agitent un âne, deux chèvres et Jean Pierrasse qui secoue son goitre en criant :
- Paouro iou !
- Ne piaille pas comme ça ou je te plonge dans la fontaine ! dit Isaïe. Pauvre moi ! Pauvre tout le monde, plutôt ! Prends cette pioche !

Derrière les vitres, le tremblement du ciel où remue du feu. Le ventre des grottes s'éclaire par saccade. À chaque coup de foudre, aboiement d'un chien monstrueux, il semble que la montagne se soulève. Bientôt un autre tapage couvre celui-là : la pluie, tendue des nuages à la terre comme des bâtons, frappe et gicle ; des sources jaillies du sol creusent, emportent, tourbillonnent... Comment lutter contre la fin du monde ?

Ma mère tient le petit Auguste dans ses bras. L'oncle Étienne nous serre, Xandrou et moi, contre lui ; comme nous nous mettons à pleurer, il entonne de toute sa voix, qui vibre et s'enfle, le vieux cantique des batailles :

Que Dieu se montre seulement
Et l'on verra dans un moment...

- Chantez, chantez encore ! dit ma mère.

Quand donc ces colonnes de pluie auront-elles épuisé leur rage ?... Parfois mon père rentre un instant. Personne n'ose l'interroger. À chaque éclair il apparaît avec sa barbe en collier sous le menton, ses joues creuses, son front qui ruisselle, impressionnant comme un spectre.
- Pauvres amis ! pauvres amis ! Quelle malheurance !

Comme un bélier furieux, l'eau se heurte aux murailles de la maison. On entend chacun de ses coups. Mon père retourne dans cet enfer.
- Chantez, chantez, Étienne !

Quelle heure est-il ? Minuit et plus. Mais qui songe à dormir quand le toit est un tambour qui bat, quand la mort cherche sa proie ?... Nous écoutons l'affreuse plainte de la vallée persécutée, les coups secs des rocs contre les rocs, les coups mous des eaux contre les terres, le bruit grêle des pelles et des pioches et nous regardons, à chaque frisson d'éclair, l'oncle dont les yeux sont fermés et les mains jointes. Quand la maison tremble sous l'assaut, il dit à demi-voix :
- Nous sommes dans le creux de sa main.

Mon père, encore, suivi d'Isaïe. Ils ne sont qu'un bloc de glaise d'où l'eau ruisselle.
- Il en descend de l'eau !
- Quel sabbat ! Toutes les sorcières se tiennent par la main ! Chaque éclair en montre une douzaine...

Nous nous sommes approchés de la grande fenêtre. On voit courir des lanternes, se lever des bras verdis par les éclairs, briller des pioches, fuir une bête affolée. La vallée se démène dans la folie, l'eau gicle de cent fissures, la Byaisse est un lac qui coule... Un sifflement fend l'air ; sous des coups répétés la terre tremble : un rocher haut comme une maison s'est détaché de la montagne rouge ; en quelques bonds il rejoint nos noyers ; l'un d'eux, frappé à la naissance des branches, éclate comme une bombe et retombe dans l'eau qui l'engloutit... Un cri, une étreinte... L'oncle Étienne gémit : « A cause des anciens, étends ta main, retire-nous de la fosse ! »

Dans un élan de son coeur, maman nous embrasse, le petit Auguste qu'elle tient dans ses bras, Xandrou et moi blottis contre sa robe... On nous emporte, on nous étend sur un lit. La couverture tirée sur nos têtes, je me presse contre Xandrou. Séparée du vacarme, sentant encore sur mon front une tendresse brûlante, je dis avec passion :
- Xandrou, tu sais, maman nous aime autant que Mimi !

Puis nous sombrons dans le sommeil...
- Réveillez-vous, mes agneaux !

La coiffe blanche est penchée sur nous.
- Mamanetto ! oh ! notre mamanetto !

Nous nous réfugions contre elle.
- Quelle nuit, mes pauvres petits ! Comme vous avez bien fait de dormir !... Dix fois au moins j'ai voulu vous emporter... Enfin, nous sommes là, la maison tient... Levez-vous vite, il est tard, le lait attend... Quelle pitié qu'un beau soleil sur tant de ruines !

À la cuisine, nous avons peine à reconnaître notre père et Isaïe : sur leurs faces, des rides farouches durcies par la fatigue, sortes de meurtrissures qui sabrent les traits. Quand il nous voit, mon père redresse ses reins fatigués.
- Mes pauvres Ce que vous avez vu, vous marquera pour la vie ... Quelle histoire ! qu'elle aventure ! ...

Puis à Isaïe qui dit avoir roulé des pierres grosses comme trois mulets :
- N'en disios pas tropp ! Ce qu'as fatz es dza prou bel ! Sios un bravo !

On rit et on approuve. On rit surtout. C'est la détente après l'angoisse de la mort.

Par un messager qui, ce matin, franchit les éboulis, on sait déjà qu'à Dormillouse, où Mimi et l'oncle Jean sont montés il y a trois jours, on eut plus de peur que de mal, que la maison des tantounes, sur la hauteur, fut épargnée... Mais l'oncle Alexandre, en tournée dans la plaine ? On ne sera vraiment soulagé qu'à la minute où l'on entendra son pas sur la galerie.

Pendant le reste de la journée, sous un soleil moqueur, nous courons d'un coin à un autre, d'un champ de lentilles emporté à un champ de fèves crevassé, d'un pré couvert de gravier à une prairie jonchée de blocs, d'une maison éventrée à une grange dont on ne voit plus qu'une poutre émergeant du sable... Un homme surpris sur le pont de Pallons, deux mulets et dix chèvres ont fait le grand saut dans l'abîme du Couffourent.. Partout des groupes, des bras au ciel, des femmes le tablier sur les yeux, et ce cri qui résume tout : Quelle malheurance ! ... Pauvres de nous !... Chantant leur chanson douce, des ruisselets sautent de pierre en pierre dans les rigoles qui labourent les chemins.
... Au crépuscule, le père est rentré, morne, boueux. Il est tombé sur une chaise.
- De nos champs, un tiers est à la rivière. À la place, des cailloux... Quel pays ! Quelle abomination ! Oui, pauvres, pauvres de nous !

Soudain, tout le monde se lève. L'oncle Alexandre ! boueux, lui aussi, blême de n'avoir pu nous défendre, d'avoir traversé tant de décombres, d'avoir entendu tant de plaintes, tant d'imprécations. L'un après l'autre, il nous étreint.
- Vous vivez tous ! Mon brave Étienne, je sais, je sais tout. Ah !... quelles heures j'ai vécues dans la plaine, hier, toute la nuit et ce matin encore ! Il en est sorti de l'eau du Couffourent, des arbres, des poutres ! À Saint-Crépin, je me mangeais les poings. Aller à vous ? La Durance a emporté les ponts jusqu'à Saint-Clément ! ... Ce n'est qu'à midi que je vous ai su vivants ... Un homme de Champcella, descendu à Rame, m'ayant reconnu de l'autre côté de l'eau, m'a lancé un mot attaché à une pierre... Mais racontez, racontez tout que je sache !

Chacun dit à son tour le cauchemar. Puis les hommes parlent seuls.
- Moi qui rêvais d'obtenir des subsides pour mon école ! soupire l'oncle Étienne. Maintenant il en faudra de l'argent pour relever les ruines ! ...
- Et la levée des tailles ! continue l'oncle Alexandre. Il en faudra des ménagements ! ... Après quoi, il n'y a qu'à contre-attaquer. Demain, nous sonnons la cloche des corvées, nous mobilisons les hommes. Museler la Byaisse, élever des digues au coude des torrents, secouer les autorités, la besogne ne manque pas !

Puis la voix découragée de mon père :
- En attendant, que de sueurs inutiles ! Où sont les pommes de terre, les fèves, les lentilles, le blé ?... La montagne nous persécute !

Ma mère intervient alors avec une violence qui étonne :
- Taisez-vous, mon ami ! Des lentilles, des fèves et du blé, sans doute, mais vous avez encore le souffle dans la poitrine, un toit sur votre tête, tous ceux de votre sang autour de vous !... Puisque Dieu nous a gardés, préparons-nous à le lui rendre.

Un long silence. De mon lit, j'entends que l'on tourne les pages d'un livre. Avec une ardeur incroyable, l'oncle Étienne prononce les mots après lesquels il n'y a plus qu'à se souhaiter le bonsoir :

« Quiconque entend la Parole et la met en pratique, je le comparerai à l'homme prudent qui bâtit sa maison sur le roc... »


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -