Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



APRÈS...

 Il en faudra des semaines de labeur pour débarrasser les champs des pierres qui les couvrent ! Partout hommes et femmes, enfants en âge d'efforts utiles piochent, poussent et nivellent ; ânes et mules traînent et portent. On refait la route, on tend des passerelles, on roule des blocs aux coudes des torrents.

Chez nous, les enfants sont de trop. « On perd du temps à les commander ! » a dit mon père qui conduit ses deux aînés chez les tantounes, aux Fazys, le hameau du soleil. Nous gravissons donc le sentier raviné dans un air si transparent qu'il suffit, peut-on croire, d'étendre la main poux toucher les crêtes rouges de rhododendrons.
Derrière ses peupliers, contre les roches roses, la demeure des tantounes, blanche et brune avec son crépi et sa galerie de mélèze. Pareilles à leur maison - coiffe immaculée et teint tanné - les tantounes nous accueillent comme des ressuscités.
- Ah ! los petiots ! Coumo on va lous soignar, lous reviscourir !

Le front plissé de sympathie, elles écoutent une fois encore le récit des heures terribles. Une fois encore, car elles sont déjà descendues à la maison où on les vit racler la boue, laver, frotter. Pour n'être pas trop en reste de malheurance, elles content à leur tour comment leur vache, piquée par un taon, s'est jetée dans un dévaloir oh la charrette est encore, en vingt morceaux.
- Il fallait maintenir cette bête ! dit mon père.
- Eh ! nous n'avons pas pu.
- Il faut pouvoir !

Son grand chapeau noir incliné sur une oreille, mon père redescend vers ses champs gris de gravier.
Dans le jardin des tantounes, suspendu entre ciel et val, il y a des fraises, des groseilles, des choux pommés, des carottes, le long du mur des rosiers plantés par l'oncle Étienne et aussi la touffe de baume dont cinq feuilles suffisent pour parfumer une soupe. Ici, l'orage a rafraîchi, reverdi, si bien que le haut pays, repeint à neuf, nargue la grisaille étalée à ses pieds. Des êtres minuscules s'agitent dans notre jardin blessé. Les montrant du doigt, nous disons :
- C'est papa ! c'est maman ! c'est l'oncle-percepteur ! c'est Isaïe !

Le temps passe vite dans le paradis des Fazys. Déjà le soir ramène les chèvres accompagnées des brebis que l'on tondra demain. Au fond des écuries, où les bêtes à laine se tassent pêle-mêle, il faut tâter les oreilles plus ou moins entamées par les ciseaux ; son bien reconnu, tirer ferme sur la toison qui résiste... Pendant que tante Suzette monte jusqu'aux Aujards à la recherche d'une égarée, tante Louise trait les chèvres sous les arbres du verger où mûrissent des astres d'or.
- Enfin, la voilà ! Cette bête est magnifique, mais puis trop bornée ! Elle m'en a fait courir, la tarnagasse !

... Au matin, armés de cisailles grinçantes, deux tondeurs étendent les brebis sur une longue table et crie ! crie ! fouillent la laine, taillent, jusqu'à ce que les bêtes, remises sur leurs pattes, indécentes, disproportionnées, contemplent avec effroi une ombre inconnue. De ces maigreurs où ils se refusent à reconnaître leurs mères, les agneaux se détournent ; fiers de leur manteau de cavalerie, les coqs les toisent, narquois... Enfin, grasses, saignantes, les cisailles cessent de grincer. Entre maîtresse et troupeau s'établit un silence, lourd de calculs, lourd de regrets.
- Aidez-nous à mettre cette bonne laine à l'abri, crainte qu'un margrière ne s'en charge !

Nous traversons la « chambre des fruits », la « chambre des lentilles », la « chambre des remèdes » où menthe, tanaisie, mélisse, mille, absinthe et hysope attendent de soulager quelque infortune. Et l'on entasse la laine dans la « chambre aux linges » dont les armoires montrent de hautes piles de draps.
- Un jour, ce sera pour vous, petitounes !

La pensée que ces choses données au silence depuis tant d'années iront un jour vivre et souffrir, nourrit le coeur des tantounes. Blotties derrière l'étoupe de leurs quenouilles, elles nous disent dans ce patois qui vient aux lèvres quand une émotion vous tient :
- Léissa nouss travaillar per vous aoutress. On vous habillaré djusqu'à la fin !

Cet amour me touche. Je pardonne aux tantounes d'avoir mis les brebis toutes nues sur le pré, sous l'oeil goguenard des coqs.
... A la maison, après tant de veilles, tant de levers à la belle pointe du jour, nous trouvons les nôtres décharnés et silencieux. Les chemins remis en état, les murs relevés, restent les pierres que l'on roule et entasse à la limite des champs ; derrière ces monticules les hommes disparaissent. Mon père retrouve soudain sa voix.
- Nous dressons plus de « clapiers » en trois mois que nos ancêtres en trois siècles ! Les maudites pyramides ! Quand je pense que pour chaque caillou il faut se baisser, le serrer dans une main, le jeter sur le tas, et qu'ils sont des mille et des mille, une colère me prend !

Devant les coulées de sable étendues sur les prés comme les bras d'un cadavre, on reste désarmé. Quant aux champs du bout du val, couchés côte à côte, lits jumeaux, tout le long de la Byaisse, les voici cercueils sous un suaire d'alluvions. Les bras croisés sur la poitrine, plus d'un pense que le pays ne nourrira plus son homme. Et pourtant les grillons s'égosillent comme aux plus beaux jours et le petit Auguste rit aux éclats !



LE PARAPLUIE BLEU

Peu à peu on s'éloigne de la catastrophe. Au lieu de trois champs, on n'en aura plus que deux. On vivra en conséquence !
Et voici le mois d'août, mois des visites.

Il y a peu d'années, l'oncle Alexandre, propriétaire de la maison, y fit ajouter une annexe. Il y voulut une pièce où l'on pût loger l'étranger, « la chambre à la rosace », appelée parfois aussi « la chambre du prophète » en souvenir de la Sunamite qui avait dit à son époux : « Faisons, je te prie, une chambre haute pour le prophète Élisée ; mettons-lui là un lit, une table, un siège et un chandelier afin que, quand il viendra vers nous, il ait un endroit où se retirer. »

L'inspecteur des écoles, l'inspecteur des contributions, les révérends Freemantle et Davidson, notables anglais, amis de la vallée, le banquier Vinsom, d'autres encore y logèrent ; les pasteurs de passage, naturellement ; jadis le bienheureux Félix Neff un Suisse de marque ; et chaque année, ou presque, cet original et tapageur monsieur Fenouil.

Monsieur Fiouque, inspecteur des contributions, s'est annoncé. Aussitôt, la chambre à la rosace se fait accueillante, un bouquet de fleurs rustiques égaie sa table de noyer... On guette le cabriolet sur la route du val. Courtois, l'oncle Alexandre se porte à la rencontre de son chef.

Cachée derrière un arbrisseau, je contemple ce Monsieur Fiouque. Faisant à la hauteur de l'estomac de petits ronds avec la main droite, il parle et caresse, quand il se tait, des favoris si touffus que son nez en paraît plus pointu, ses lèvres rasées plus minces. À cause de ces favoris, de ces lèvres rasées, je revois les brebis à demi tondues couchées sur la table des tantounes. Mais il n'y a là nulle moquerie de ma part. Je n'imagine pas hommes plus beaux que monsieur Fiouque et l'oncle-grand marchant côte à côte et discutant.

Devant le bouquet de fleurs rustiques, Monsieur Fiouque, pour remercier, me pince la joue entre deux doigts à la peau sèche. Peu après, assis avec l'oncle au fond de la galerie, fumant à petits coups une pipe à court tuyau, il tourne les pages de ses registres. De sa voix calme, l'oncle lit : « Détails des impositions, chiffres inscrits dans l'ordre que voici : Foncières, Personnelle et Mobilière, Portes et Fenêtres, Patentes... » Ces mots me paraissent augustes. C'est comme cela que l'on doit parler dans le ciel, et les registres où sont notés les péchés des humains doivent être tout pareils à ceux de Monsieur Fiouque. L'affreuse Coucoule, dont on voit les genoux par les trous d'une robe sans couleur, tourne autour de la maison. Entre deux chiffres, Monsieur l'inspecteur des contributions lui jette un regard soupçonneux. Cette besace ne lui dit rien qui vaille et ses favoris bouffent de réprobation.
- Toujours de la misère tant et plus ?
- Toujours. L'hiver prochain sera dur. La trombe en a ruiné plus d'un. En temps voulu je soumettrai à l'Administration un plan de dégrèvements. La vallée n'a jamais été riche, Pendant des siècles les hommes nous ont fait la guerre. Et maintenant la montagne ! Le passé, surtout, pèse sur nous.
- Vous en êtes fiers, pourtant, de ce passé !
- Certes ! Mais il nous a tout à la fois fortifiés et épuisés. Beaucoup n'en ont hérité que la fatigue et les plaintes. On nous doit réparation. L'occasion se présente. Après le malheur dont on voit encore partout les traces, il nous faut des chemins, des ponts, des digues... J'en parlerai à Monsieur le préfet. Nous ne pouvons porter seuls le poids de tant de destructions. Dans l'intérêt même de l'État, il faut que les habitants de cette vallée soient en situation de vivre. Nous ne demandons rien de plus !

Monsieur Fiouque approuve de la tête. Et l'on reprend les grands registres. Peu après, la révision des comptes achevée, mon père se mêle à la conversation. Lui aussi plaide la cause du val.
- Vous voyez ces pentes. Autant que les mulets nous vivons en bêtes de somme. En temps normal, on noue les deux bouts. Mais l'inondation ! Alors il en est qui regardent vers la plaine, qui songent à l'Amérique... On ne nous soutient guère ... Étienne ! viens donc nous parler de ton école ...

L'oncle Étienne s'approche en boitant.
- Des ponts, des digues, des routes, sans doute, mais qu'on n'oublie pas le spirituel ! Qu'on encourage toutes les branches de l'instruction et nos gens prospéreront comme ailleurs. Mon école est dépourvue de tout. Et l'on ne peut rien demander aux pères de famille. Ce serait indélicat. Pour eux, un franc est une fortune... Tout ce qui existe dans la classe, des amis me l'ont fourni. La carte de France, j'ai dû la faire à la main... Une cousine à moi tient bénévolement l'école, à Dormillouse en été, ici en hiver. Nous viendrions à disparaître que nos écoles disparaîtraient aussi. Monsieur l'inspecteur des contributions, même si ce n'est pas de votre ressort, quand vous voyez un homme influent, insistez pour que l'on soutienne les bonnes volontés au travail...

Monsieur Fiouque prend des notes. Monsieur Fiouque promet. Sur les bienfaits de l'instruction, Monsieur Fiouque prononce des paroles admirables.

Assise près d'une fenêtre ouverte, je ne me lasse pas d'écouter. Mais on m'appelle. Les branches de mélèze pétillent sous le ventre de la marmite. Ce n'est pas une petite affaire, explique ma mère, que de nourrir des gens distingués ! On s'empresse, on pèle les pommes de terre, on plume le poulet. Ciel ! dans le cadre de la porte une face rouge, un habit indigo : Monsieur Fenouil !

Comme toujours, ce Monsieur Fenouil brandit le fantastique parapluie bleu dont il ne se sépare jamais. « J'aime tant le ciel, nous dit cet homme étrange, que je taille toute mon étoffe dans son azur ! » Maigre, Monsieur Fenouil l'est au delà de ce qui est imaginable. Dans cette maigreur, des yeux inquiets qui tournent sans cesse comme s'ils étaient en lutte contre des passions dévorantes. Au premier coup d'oeil, on ne voit que des pieds immenses, qu'un corps décharné, et tout là-haut cette face rouge aux yeux pivotants, aux oreilles plantées comme des anses.

Monsieur Fenouil a franchi notre seuil. S'étant recueilli, ayant tendu les bras et déployé ses mains poilues, il lance d'une voix éclatante :
- Frères et soeurs, on vous salue depuis Torre-Pellice jusqu'à Valence !... Je vous apporte les salutations des Églises, les bénédictions de partout... Comme Jean-Baptiste nourri de sauterelles et de miel sauvage, les reins ceints de poils de chameau, je viens crier : Réveille-toi, Sion !...
À bon entendeur, salut !
- Soyez le bienvenu !... répond mon père. Vous venez de loin ? Que de poussière sur vos souliers ! Allons, vous accepterez bien un verre du vin de Chanteloube, après quoi vous partagerez notre pitance.

Monsieur Fenouil pose un regard affectueux sur la bouteille.
- Il est écrit « Use d'un peu de vin pour ton estomac ». - « Le vin réjouit le coeur de l'homme. »... À vos âmes, frères ! Oh ! mes amis, le bon vinet !

Ayant à choisir entre le repas de la chambre à la rosace, en compagnie de Monsieur Fiouque, et le repas de la cuisine, notre hôte n'hésite pas :
- Le Seigneur avait une prédilection pour les publicains. J'opte pour la cuisine !

On l'installe donc entre Isaïe et la voisine venue pour donner un coup de main. Ayant bu et mangé solidement, silencieusement aussi, Monsieur Fenouil, debout soudain, lance à la volée pour qu'à travers portes et murailles Monsieur Fiouque soit rejoint :
« Mon âme, bénis l'Éternel ! »
Saisissant alors son parapluie bleu, Monsieur Fenouil se retire pour faire la sieste dans la chambre voisine. L'oeil indiscrètement collé à la petite fenêtre, je le vois étendu sur trois chaises, son parapluie sous le crâne.

Monsieur l'inspecteur Fiouque a demandé:
- Qui est cet homme ? un fou ?
- Un peu ça, mieux que ça, répond l'oncle-percepteur. Un original. Un illuminé. Par instant un apôtre, un éveilleur de conscience.... La vie, dit-on, fut si triste pour lui qu'elle lui fêla quelque peu les entendements. Depuis lors il court les vallées, exhorte, tance, proclame les vérités éternelles et collectionne les quolibets. Rien ne l'arrête ! Rien ! Malgré ses lacunes et ses excentricités, cet homme m'édifie.

Peu après, dans la galerie, Monsieur l'inspecteur Fiouque se trouve face à face avec Monsieur Fenouil. Le parapluie bleu menace.
- Les temps sont proches, convertissez-vous lance la voix de trompette au fonctionnaire impeccable.

Les temps sont proches ? Ces paroles étonnent Monsieur Fiouque qui formule sans tarder son intention de regagner la plaine. On attelle la voiture. Saluant chacun comme il doit être salué, portant haut sa tête à favoris, Monsieur Fiouque s'assied à côté de l'oncle-grand qui tient à honorer son hôte jusqu'au seuil du vallon.
L'oncle Étienne lève les sourcils.
- Je me demande s'il m'enverra une carte de la France ?

Ma mère part d'un bon rire :
- Une chose est certaine, c'est que Monsieur Fenouil lui a donné le frisson ! À un homme qui occupe une situation pareille, on ne dit pas que les temps sont proches ! Il tient à vivre encore ! Pecaïre ! Quelle peur il a eue ! Laissez. moi rire !

Cependant Monsieur Fenouil court à d'autres soins. Constamment, comme pour éteindre un feu intérieur, il trempe ses bras, parfois même sa maigre tête rouge, dans les fontaines et les ruisseaux. Élevant alors les mains au-dessus de la terre aride, il proclame : « Béni soit le Dieu qui créa la mer et les sources des eaux ! »
Comme nous assistons à ses ablutions dans le bassin de notre fontaine, il nous interpelle, débutant par son juron favori :
- Trompettes, pipes et cordes ! Mes amis, comme j'aurais voulu naître poisson !

Intrigués, nous accompagnons l'amateur d'eau vive au cours de ses allées et venues dans le val. On le connaît, on l'évite. À ceux qu'il rejoint : « Êtes-vous prêts au délogement ? C'est pour ce soir, peut-être ! » Pour ceux qui s'éloignent à grandes enjambées, mettant ses mains en porte-voix - « Réveillez-vous, sépulcres blanchis ! »
Effrayés, nous laissons Monsieur Fenouil gagner la plaine. Il nous reviendra dans une huitaine de jours.
- Vaï ! un paquet pour toi, ma belle ! me dit maman, intriguée par la boîte que vient de lui remettre le piéton.

Pour moi ?... Je me précipite. Les ficelles rompues, les papiers de soie écartés, je vois une poupée vêtue de dentelles que m'envoie Monsieur Fiouque pour remercier de l'hospitalité reçue à la maison. Une poupée ! On les compte dans le pays. Mes aïeules n'en bercèrent jamais. Timide, j'avance mes mains vers les menottes de cire, je caresse ces blonds cheveux de fée, j'effleure ces jupons empesés. Et je rougis de plaisir. Ici, tout est travail. Va-t-on m'enlever cette belle amie ? Du regard je supplie l'oncle Étienne d'intervenir en ma faveur.
- Cette poupée, tu l'auras le dimanche après-midi. En attendant, donne que je la mette sur la bibliothèque. Elle y sera bien pour m'écouter jouer de la flûte.

Cette idée que ma fille, - car c'est ainsi que mon coeur l'appelle, - entendra chanter la flûte de l'oncle, me permet d'accepter l'immédiate séparation.
- Oui, le dimanche, un moment ! accorde enfin mon père. Mais ne va pas te passionner pour des fanfreluches !

Ce mot « fanfreluche » me parait terrible. Comme des larmes brillent dans mes yeux, l'oncle Étienne me console :
- Tu as encore plus de chance que moi. Ma carte de France, quand viendra-t-elle ?
- Dimanche n'est pas loin, ajoute maman. N'aie pas trop le languissou !

Puis-je abandonner ma fille sur le dos poussiéreux d'une bibliothèque ? Une après-midi, alors que maman est à la fontaine, faisant promettre à Xandrou de garder le secret, je monte sur une chaise pour dire à la jolie créature la tendresse dont j'ai le coeur plein. Mais elle me regarde avec des yeux si vides, elle a un air si fripon, que je me demande si les ancêtres ne secouent pas tristement la tête, là-haut, devant le spectacle de leur descendante embrassant une « fanfreluche ».... Je ne sais plus trop que penser.... Le dimanche après-midi, seulement... L'oncle Étienne avait raison.

Un soir, assez tard, Monsieur Fenouil et son parapluie bleu nous sont revenus.
- Êtes-vous content de votre tournée ?
- J'ai accompli mon devoir. À ceux que je tance d'accomplir le leur....

Monsieur Fenouil se retranche derrière cette formule. Il aime le mystère. Venu de loin, il remplit la petite vallée de ses malédictions, puis disparaît sans donner de ses nouvelles jusqu'au jour où le parapluie bleu se balance entre les mélèzes du bois Monsieur. L'étranger interroge à son tour l'oncle Alexandre :
- Avez-vous personnellement connu Félix Neff ?
- Félix Neff a vécu parmi nous. J'ai dans mon bureau, adressées à notre parente actuellement à Dormillouse et qui fut son élève, dix lettres et plus écrites de sa main. Il fut à cette table. Sa place était là. Assis parmi nous, il nous a enseignés, fortifiés. Cette Bible porte une dédicace de sa plume. Quelle douce figure, quel regard délicat ! et quelle flamme dans le coeur !

Penché sur les reliques, l'étranger les touche, ses yeux les dévorent. Il se borne à dire :
- Je me tais. J'écoute. Parlez, frères !

On dit les grands souvenirs, on évoque les fuites, les massacres, toute la souffrance tombée sur ce coin de terre. Assise dans l'ombre, j'écoute les voix de ceux que j'aime, je frémis avec eux, je me sens de la race des ancêtres.
C'est en poussant de profonds soupirs, comme s'il lâchait de la vapeur, qu'après un souper auquel il ne touche guère Monsieur Fenouil gagne la chambre à la rosace où on l'entend aller, venir, parler, soupirer encore.
Le lendemain, dimanche, l'étranger se lève dès l'aube et s'éloigne.

À l'heure coutumière, la cloche catholique convoque ses fidèles. Les hameaux et villages du haut du val sont huguenots ; ici, on est partagé ; on vit côte à côte, sans se nuire, séparés pourtant par ce que les mères ont conté à leurs enfants ; ça, c'est plus fort que tout. Aussi, dans les cuisines huguenotes, quand sonne la cloche, des voix entonnent les vieux psaumes. On ne provoque personne, on obéit aux ancêtres...

On chantait donc un psaume, quand Bagrave pousse notre porte :
- Venez veïre, lou moussu attaquo lou prêtre !

Nous courons sur la galerie. Campé sur ses jambes effilées, la poitrine gonflée d'indignation, les mains dans le ciel, les cheveux en auréole et le nez en bataille, l'étranger a cloué le prêtre sur place, un bon rougeaud plus habile dans l'art de fendre le bois dur que dans celui de la controverse. À la volée, par poignée, il lui jette des noms, des dates, des citations, il le rend personnellement responsable des galères et des dragonnades ; il crie si fort que ses propos montent aux cimes :
- Ces grottes vous condamnent ! ces montagnes qui ont bu le sang des martyrs ! Écoutez, malheureux, les voix des témoins échelonnés tout au long des siècles !... Rends justice, ô Éternel !

Son adversaire tentant de placer un mot, l'étranger le foudroie sous une mitraille de paroles étranges :
- Vous voulez du latin ? En voilà !... du grec ? en voilà !... de l'hébreu ? en voilà !

Assommé sous le poids de cette érudition, le prêtre chancelle et disparaît dans son église où le poursuit une dernière citation en langue bizarre. Vainqueur, Monsieur Fenouil s'éponge le front. Puis, brandissant son parapluie comme un drapeau, d'un geste fantastique il tire à lui toute la vallée : « Prends courage, petit troupeau ! Je connais tes oeuvres ! Tu as gardé la Parole. Dans le temple du ciel, je te ferai colonne ! »
Quand l'oncle-grand arrive sur le champ de bataille pour dire les mots de sagesse conciliatrice, parlant encore grec ou hébreu, l'étranger franchit le pont et s'élance pour « réveiller la plaine » que déjà il menace de son parapluie.
- Il reviendra, dit mon père, puisqu'il a laissé son bagage. Alors, il faudra s'employer à le calmer. Exaltation n'est pas sagesse ! Il y a cent ans et moins, cette affaire nous aurait coûté la prison. Aujourd'hui, elle nous vaudra bien quelque désagrément... Qui parle tant de langues savantes devrait se mieux posséder !

Ce dimanche nous paraît long. On parle peu. On se regarde. La cloche sonne plus que de coutume, à grands coups colériques. Ne sommes-nous pas les provocateurs ? Mon coeur bat très vite. Je dis à Xandrou :
- Si on nous brûle, tiendras-tu bon ?
- Si tu tiens, je tiens.
- Alors nous tiendrons.

Une procession sort de l'église ; elle enroule ses anneaux autour de la croix plantée près du cimetière avant de rentrer sous les voûtes du sanctuaire.
- Vous serez damnés ! me crie peu après le fils de Rugassoune.
- Toi aussi, voleur de pommes !

Je suis très fière de ma réponse. Vraiment, au cours de cette journée j'ai dépensé tant d'héroïsme intime qu'une compensation m'est due. N'est-ce pas dimanche ? Après tant d'émotion, j'ai besoin de tendresse. Ma fille n'est-elle pas là-haut, sur le dos de la bibliothèque, qui m'attend, qui m'appelle ? Avec la complicité renouvelée de Xandrou qui tient l'escabeau, je m'empare de l'abandonnée, je l'embrasse, je la cajole. « Si on menaçait de te brûler, tu ne tiendrais pas, toi ? » Je ne lui en veux pas trop. Quand on est aussi jolie, aussi frisée, aussi parfumée et vêtue de dentelles, évidemment les flammes d'un bûcher ne vous tentent guère !

Un tapage de souliers. Une fois encore, Bagrave.
- Un homme es vengu d'en bass et di que lou moussu es en preisoun à Guillestro !

On se tait un instant. Ayant relevé la tête, l'oncle-grand parle à mon père :
- Vous qui êtes jeune, attelez la mule, descendez à Guillestre et faites relâcher ce pauvre Fenouil si la chose est possible. Quelle imprudence a-t-il encore bien pu commettre ?... Tant pis ! Servez-vous de mon nom. Il ne sera pas dit qu'un de nos hôtes souffrira dans nos parages. La nuit tombée, ramenez-le. Nous le calmerons. Il quittera la vallée à la pointe du jour. Allez, mon brave !

Une demande de l'oncle est un ordre qu'on ne discute pas. Comme mon père se lève, son regard se pose sur la poupée que j'ai eu l'imprudence de garder dans mes bras quand je suis accourue pour entendre ce que Bagrave avait à nous dire.
- Comment oses-tu jouer quand nous sommes dans le souci Lâche cette petite et que je ne la revoie jamais !

Le coeur bouleversé, consciente de ma faute, je tends ma fille à maman qui l'emporte en haussant les épaules.
- Ma pauvre ! quand donc deviendras-tu un peu sérieuse ?

... Je suis sur le point de m'endormir, dans la chambrette qui est mienne, quand l'étranger franchit le seuil de la cuisine. J'entends :
- On m'a jeté aux rats, aux araignées, aux puanteurs, aux ténèbres. Qu'importe ! puisque j'ai témoigné ! ... Il m'en a fallu de l'éloquence pour me faire rendre mon parapluie !

Mais l'oncle-grand :
- Croyez-vous, Monsieur, qu'il soit utile d'exciter les passions ? C'est par la douceur qu'une opinion s'insinue, c'est par la puissance de l'exemple qu'elle s'impose. La douceur est une force terrible ! Nos ancêtres employaient surtout cette arme-là.
- Les Écritures nous ordonnent de « parler en temps et hors de temps ! » Il est de saintes imprudences !
- Sans doute. Il est aussi des imprudences tout court. Celles
- Là, je ne les approuve guère...
- Ne pensez-vous pas...

Le clair tapage d'une vitre brisée, le bruit sourd d'une pierre tombant sur le plancher de la cuisine interrompent net cette phrase. Pelotonnée sous mes couvertures, j'entends pourtant les mots que l'oncle, d'une voix terrible, jette à la nuit :
- Le lâche travaille dans les ténèbres ! Pense-t-il effrayer un soldat du grand Napoléon ? Montre-toi si tu l'oses, canaille !

Puis :
- Demain, je vous ferai la conduite. Ils n'oseront pas broncher !

Des lueurs de lume glissent sous ma porte. On conduit l'étranger jusqu'au lieu où il reposera sa tête... Peu après, revenu à la cuisine où mes parents soupçonnent celui-ci ou celui-là d'avoir jeté la pierre, l'oncle-grand dit encore :
- L'incident de tout à l'heure mûrit mon projet. Peut-être suis-je trop âgé pour l'exécuter ? Dans ce cas, il vous appartient d'y donner suite. Depuis le bienheureux Félix Neff, nous n'avons plus personne pour nourrir nos âmes. Sans l'oncle Étienne, nous irions à la mort spirituelle. Relevons le temple des Viollins, construisons une école ! Alors, au lieu de nous contenter de passants dont le zèle le dispute à l'imprudence, nous pourrons avoir à demeure un berger prudent. Il faut que cela soit ! De la sorte, la vitre brisée par une main de pleutre nous sera bénédiction.

L'oncle Étienne rit de contentement. Il ne parle guère quand Monsieur Fenouil est là, car il désapprouve ses éclats de voix, ses condamnations, ses menaces. Mais vive Monsieur Fenouil si son incartade produit les fruits qu'on vient de dire !
Maman rit aussi.
- Cet excellent et baroque Monsieur Fenouil, l'idée qu'ils l'ont mis en prison à Guillestre en le séparant de son beau parapluie bleu, m'amuse plus que tout ! Qu'a-t-il bien pu leur dire pour obtenir qu'on le lui rende ? Il a dû en servir des « trompettes, pipes et cordes ! » Tout de même, il y a des drôles de personnes sur la boule ronde ! Que vous a-t-il raconté pendant que vous le rameniez en charrette ?

Mon père secoue la tête.
- Des masses de choses que je me suis bien gardé d'écouter. On ne peut pas à la fois conduire une mule et prêter l'oreille à qui vous affirme qu'il a plus souffert dans la prison de Guillestre que Daniel en la fosse aux lions.

Dans le petit matin, tenant son parapluie entre les genoux, Monsieur Fenouil déjeune en hâte.
- Le col d'Orsières m'attend. Je saluerai de votre part les fidèles du Champsaur et de l'au-delà. Frères et soeurs, adieu !

Petite tache d'azur souvent attirée par les ruisseaux, lançant à ceux qui l'évitent les imprécations bibliques, Monsieur Fenouil s'efface sur le chemin montant.


Table des matières

Page suivante:
 

- haut de page -