Sur le Roc
APRÈS...
Il en faudra des semaines de labeur pour
débarrasser les champs des pierres qui les
couvrent ! Partout hommes et femmes, enfants
en âge d'efforts utiles piochent, poussent et
nivellent ; ânes et mules traînent
et portent. On refait la route, on tend des
passerelles, on roule des blocs aux coudes des
torrents.
Chez nous, les enfants sont de trop.
« On perd du temps à les
commander ! » a dit mon père
qui conduit ses deux aînés chez les
tantounes, aux Fazys, le hameau du soleil. Nous
gravissons donc le sentier raviné dans un
air si transparent qu'il suffit, peut-on croire,
d'étendre la main poux toucher les
crêtes rouges de rhododendrons.
Derrière ses peupliers, contre les
roches roses, la demeure des tantounes, blanche et
brune avec son crépi et sa galerie de
mélèze. Pareilles à leur
maison - coiffe immaculée et teint
tanné - les tantounes nous accueillent comme
des ressuscités.
- Ah ! los petiots ! Coumo on va
lous soignar, lous reviscourir !
Le front plissé de sympathie, elles
écoutent une fois encore
le récit des heures terribles. Une fois
encore, car elles sont déjà
descendues à la maison où on les vit
racler la boue, laver, frotter. Pour n'être
pas trop en reste de malheurance, elles content
à leur tour comment leur vache,
piquée par un taon, s'est jetée dans
un dévaloir oh la charrette est encore, en
vingt morceaux.
- Il fallait maintenir cette
bête ! dit mon père.
- Eh ! nous n'avons pas pu.
- Il faut pouvoir !
Son grand chapeau noir incliné sur
une oreille, mon père redescend vers ses
champs gris de gravier.
Dans le jardin des tantounes, suspendu entre
ciel et val, il y a des fraises, des groseilles,
des choux pommés, des carottes, le long du
mur des rosiers plantés par l'oncle
Étienne et aussi la touffe de baume dont
cinq feuilles suffisent pour parfumer une soupe.
Ici, l'orage a rafraîchi, reverdi, si bien
que le haut pays, repeint à neuf, nargue la
grisaille étalée à ses pieds.
Des êtres minuscules s'agitent dans notre
jardin blessé. Les montrant du doigt, nous
disons :
- C'est papa ! c'est maman ! c'est
l'oncle-percepteur ! c'est
Isaïe !
Le temps passe vite dans le paradis des
Fazys. Déjà le soir ramène les
chèvres accompagnées des brebis que
l'on tondra demain. Au fond des écuries,
où les bêtes à laine se tassent
pêle-mêle, il faut
tâter les oreilles plus ou moins
entamées par les ciseaux ; son bien
reconnu, tirer ferme sur la toison qui
résiste... Pendant que tante Suzette monte
jusqu'aux Aujards à la recherche d'une
égarée, tante Louise trait les
chèvres sous les arbres du verger où
mûrissent des astres d'or.
- Enfin, la voilà ! Cette
bête est magnifique, mais puis trop
bornée ! Elle m'en a fait courir, la
tarnagasse !
... Au matin, armés de cisailles
grinçantes, deux tondeurs étendent
les brebis sur une longue table et crie !
crie ! fouillent la laine, taillent,
jusqu'à ce que les bêtes, remises sur
leurs pattes, indécentes,
disproportionnées, contemplent avec effroi
une ombre inconnue. De ces maigreurs où ils
se refusent à reconnaître leurs
mères, les agneaux se
détournent ; fiers de leur manteau de
cavalerie, les coqs les toisent, narquois... Enfin,
grasses, saignantes, les cisailles cessent de
grincer. Entre maîtresse et troupeau
s'établit un silence, lourd de calculs,
lourd de regrets.
- Aidez-nous à mettre cette bonne
laine à l'abri, crainte qu'un
margrière ne s'en charge !
Nous traversons la « chambre des
fruits », la « chambre des
lentilles », la « chambre des
remèdes » où menthe,
tanaisie, mélisse, mille, absinthe et hysope
attendent de soulager quelque infortune. Et l'on
entasse la laine dans la « chambre aux
linges » dont les armoires montrent de
hautes piles de draps.
- Un jour, ce sera pour vous,
petitounes !
La pensée que ces choses
données au silence depuis tant
d'années iront un jour vivre et souffrir,
nourrit le coeur des tantounes. Blotties
derrière l'étoupe de leurs
quenouilles, elles nous disent dans ce patois qui
vient aux lèvres quand une émotion
vous tient :
- Léissa nouss travaillar per vous
aoutress. On vous habillaré djusqu'à
la fin !
Cet amour me touche. Je pardonne aux
tantounes d'avoir mis les brebis toutes nues sur le
pré, sous l'oeil goguenard des coqs.
... A la maison, après tant de
veilles, tant de levers à la belle pointe du
jour, nous trouvons les nôtres
décharnés et silencieux. Les chemins
remis en état, les murs relevés,
restent les pierres que l'on roule et entasse
à la limite des champs ;
derrière ces monticules les hommes
disparaissent. Mon père retrouve soudain sa
voix.
- Nous dressons plus de
« clapiers » en trois mois que
nos ancêtres en trois siècles !
Les maudites pyramides ! Quand je pense que
pour chaque caillou il faut se baisser, le serrer
dans une main, le jeter sur le tas, et qu'ils sont
des mille et des mille, une colère me
prend !
Devant les coulées de sable
étendues sur les prés comme les bras
d'un cadavre, on reste désarmé. Quant
aux champs du bout du val, couchés
côte à côte, lits jumeaux, tout
le long de la Byaisse, les voici
cercueils sous un suaire d'alluvions. Les bras
croisés sur la poitrine, plus d'un pense que
le pays ne nourrira plus son homme. Et pourtant les
grillons s'égosillent comme aux plus beaux
jours et le petit Auguste rit aux
éclats !
LE
PARAPLUIE
BLEU
Peu à peu on s'éloigne de la
catastrophe. Au lieu de trois champs, on n'en aura
plus que deux. On vivra en
conséquence !
Et voici le mois d'août, mois des
visites.
Il y a peu d'années, l'oncle
Alexandre, propriétaire de la maison, y fit
ajouter une annexe. Il y voulut une pièce
où l'on pût loger l'étranger,
« la chambre à la
rosace », appelée parfois aussi
« la chambre du
prophète » en souvenir de la
Sunamite qui avait dit à son
époux : « Faisons, je te
prie, une chambre haute pour le prophète
Élisée ; mettons-lui là
un lit, une table, un siège et un chandelier
afin que, quand il viendra vers nous, il ait un
endroit où se retirer. »
L'inspecteur des écoles, l'inspecteur
des contributions, les révérends
Freemantle et Davidson, notables anglais, amis de
la vallée, le banquier Vinsom, d'autres
encore y logèrent ; les pasteurs de
passage, naturellement ; jadis le bienheureux
Félix Neff un Suisse de marque ; et
chaque année, ou presque, cet original et
tapageur monsieur Fenouil.
Monsieur Fiouque, inspecteur des
contributions, s'est annoncé.
Aussitôt, la chambre à la rosace se
fait accueillante, un bouquet de fleurs rustiques
égaie sa table de noyer... On guette le
cabriolet sur la route du val. Courtois, l'oncle
Alexandre se porte à la rencontre de son
chef.
Cachée derrière un arbrisseau,
je contemple ce Monsieur Fiouque. Faisant à
la hauteur de l'estomac de petits ronds avec la
main droite, il parle et caresse, quand il se tait,
des favoris si touffus que son nez en paraît
plus pointu, ses lèvres rasées plus
minces. À cause de ces favoris, de ces
lèvres rasées, je revois les brebis
à demi tondues couchées sur la table
des tantounes. Mais il n'y a là nulle
moquerie de ma part. Je n'imagine pas hommes plus
beaux que monsieur Fiouque et l'oncle-grand
marchant côte à côte et
discutant.
Devant le bouquet de fleurs rustiques,
Monsieur Fiouque, pour remercier, me pince la joue
entre deux doigts à la peau sèche.
Peu après, assis avec l'oncle au fond de la
galerie, fumant à petits coups une pipe
à court tuyau, il tourne les pages de ses
registres. De sa voix calme, l'oncle lit :
« Détails des impositions,
chiffres inscrits dans l'ordre que voici :
Foncières, Personnelle et Mobilière,
Portes et Fenêtres, Patentes... »
Ces mots me paraissent augustes. C'est comme cela
que l'on doit parler dans le ciel, et les registres
où sont notés les
péchés des humains doivent
être tout pareils à
ceux de Monsieur Fiouque. L'affreuse Coucoule, dont
on voit les genoux par les trous d'une robe sans
couleur, tourne autour de la maison. Entre deux
chiffres, Monsieur l'inspecteur des contributions
lui jette un regard soupçonneux. Cette
besace ne lui dit rien qui vaille et ses favoris
bouffent de réprobation.
- Toujours de la misère tant et
plus ?
- Toujours. L'hiver prochain sera dur. La
trombe en a ruiné plus d'un. En temps voulu
je soumettrai à l'Administration un plan de
dégrèvements. La vallée n'a
jamais été riche, Pendant des
siècles les hommes nous ont fait la guerre.
Et maintenant la montagne ! Le passé,
surtout, pèse sur nous.
- Vous en êtes fiers, pourtant, de ce
passé !
- Certes ! Mais il nous a tout à
la fois fortifiés et épuisés.
Beaucoup n'en ont hérité que la
fatigue et les plaintes. On nous doit
réparation. L'occasion se présente.
Après le malheur dont on voit encore partout
les traces, il nous faut des chemins, des ponts,
des digues... J'en parlerai à Monsieur le
préfet. Nous ne pouvons porter seuls le
poids de tant de destructions. Dans
l'intérêt même de l'État,
il faut que les habitants de cette vallée
soient en situation de vivre. Nous ne demandons
rien de plus !
Monsieur Fiouque approuve de la tête.
Et l'on reprend les grands registres. Peu
après, la révision
des comptes achevée, mon
père se mêle à la conversation.
Lui aussi plaide la cause du val.
- Vous voyez ces pentes. Autant que les
mulets nous vivons en bêtes de somme. En
temps normal, on noue les deux bouts. Mais
l'inondation ! Alors il en est qui regardent
vers la plaine, qui songent à
l'Amérique... On ne nous soutient
guère ... Étienne ! viens donc
nous parler de ton école ...
L'oncle Étienne s'approche en
boitant.
- Des ponts, des digues, des routes, sans
doute, mais qu'on n'oublie pas le spirituel !
Qu'on encourage toutes les branches de
l'instruction et nos gens prospéreront comme
ailleurs. Mon école est dépourvue de
tout. Et l'on ne peut rien demander aux
pères de famille. Ce serait
indélicat. Pour eux, un franc est une
fortune... Tout ce qui existe dans la classe, des
amis me l'ont fourni. La carte de France, j'ai
dû la faire à la main... Une cousine
à moi tient bénévolement
l'école, à Dormillouse en
été, ici en hiver. Nous viendrions
à disparaître que nos écoles
disparaîtraient aussi. Monsieur l'inspecteur
des contributions, même si ce n'est pas de
votre ressort, quand vous voyez un homme influent,
insistez pour que l'on soutienne les bonnes
volontés au travail...
Monsieur Fiouque prend des notes. Monsieur
Fiouque promet. Sur les bienfaits de l'instruction,
Monsieur Fiouque prononce des paroles admirables.
Assise près d'une fenêtre
ouverte, je ne me lasse pas d'écouter. Mais
on m'appelle. Les branches de mélèze
pétillent sous le ventre de la marmite. Ce
n'est pas une petite affaire, explique ma
mère, que de nourrir des gens
distingués ! On s'empresse, on
pèle les pommes de terre, on plume le
poulet. Ciel ! dans le cadre de la porte une
face rouge, un habit indigo : Monsieur
Fenouil !
Comme toujours, ce Monsieur Fenouil brandit
le fantastique parapluie bleu dont il ne se
sépare jamais. « J'aime tant le
ciel, nous dit cet homme étrange, que je
taille toute mon étoffe dans son
azur ! » Maigre, Monsieur Fenouil
l'est au delà de ce qui est imaginable. Dans
cette maigreur, des yeux inquiets qui tournent sans
cesse comme s'ils étaient en lutte contre
des passions dévorantes. Au premier coup
d'oeil, on ne voit que des pieds immenses, qu'un
corps décharné, et tout
là-haut cette face rouge aux yeux pivotants,
aux oreilles plantées comme des anses.
Monsieur Fenouil a franchi notre seuil.
S'étant recueilli, ayant tendu les bras et
déployé ses mains poilues, il lance
d'une voix éclatante :
- Frères et soeurs, on vous salue
depuis Torre-Pellice jusqu'à
Valence !... Je vous apporte les salutations
des Églises, les bénédictions
de partout... Comme Jean-Baptiste nourri de
sauterelles et de miel sauvage, les reins ceints de
poils de chameau, je viens crier :
Réveille-toi, Sion !...
À bon entendeur, salut !
- Soyez le bienvenu !... répond
mon père. Vous venez de loin ? Que de
poussière sur vos souliers ! Allons,
vous accepterez bien un verre du vin de
Chanteloube, après quoi vous partagerez
notre pitance.
Monsieur Fenouil pose un regard affectueux
sur la bouteille.
- Il est écrit « Use d'un
peu de vin pour ton estomac ». -
« Le vin réjouit le coeur de
l'homme. »... À vos âmes,
frères ! Oh ! mes amis, le bon
vinet !
Ayant à choisir entre le repas de la
chambre à la rosace, en compagnie de
Monsieur Fiouque, et le repas de la cuisine, notre
hôte n'hésite pas :
- Le Seigneur avait une prédilection
pour les publicains. J'opte pour la
cuisine !
On l'installe donc entre Isaïe et la
voisine venue pour donner un coup de main. Ayant bu
et mangé solidement, silencieusement aussi,
Monsieur Fenouil, debout soudain, lance à la
volée pour qu'à travers portes et
murailles Monsieur Fiouque soit rejoint :
« Mon âme, bénis
l'Éternel ! »
Saisissant alors son parapluie bleu,
Monsieur Fenouil se retire pour faire la sieste
dans la chambre voisine. L'oeil
indiscrètement collé à la
petite fenêtre, je le vois étendu sur
trois chaises, son parapluie sous le
crâne.
Monsieur l'inspecteur Fiouque a
demandé:
- Qui est cet homme ? un
fou ?
- Un peu ça, mieux que ça,
répond l'oncle-percepteur. Un original. Un
illuminé. Par instant un apôtre, un
éveilleur de conscience.... La vie, dit-on,
fut si triste pour lui qu'elle lui fêla
quelque peu les entendements. Depuis lors il court
les vallées, exhorte, tance, proclame les
vérités éternelles et
collectionne les quolibets. Rien ne
l'arrête ! Rien ! Malgré ses
lacunes et ses excentricités, cet homme
m'édifie.
Peu après, dans la galerie, Monsieur
l'inspecteur Fiouque se trouve face à face
avec Monsieur Fenouil. Le parapluie bleu
menace.
- Les temps sont proches, convertissez-vous
lance la voix de trompette au fonctionnaire
impeccable.
Les temps sont proches ? Ces paroles
étonnent Monsieur Fiouque qui formule sans
tarder son intention de regagner la plaine. On
attelle la voiture. Saluant chacun comme il doit
être salué, portant haut sa tête
à favoris, Monsieur Fiouque s'assied
à côté de l'oncle-grand qui
tient à honorer son hôte jusqu'au
seuil du vallon.
L'oncle Étienne lève les
sourcils.
- Je me demande s'il m'enverra une carte de
la France ?
Ma mère part d'un bon
rire :
- Une chose est certaine, c'est que Monsieur
Fenouil lui a donné le frisson !
À un homme qui occupe une situation
pareille, on ne dit pas que les
temps sont proches ! Il tient à vivre
encore ! Pecaïre ! Quelle peur il a
eue ! Laissez. moi rire !
Cependant Monsieur Fenouil court à
d'autres soins. Constamment, comme pour
éteindre un feu intérieur, il trempe
ses bras, parfois même sa maigre tête
rouge, dans les fontaines et les ruisseaux.
Élevant alors les mains au-dessus de la
terre aride, il proclame :
« Béni soit le Dieu qui
créa la mer et les sources des
eaux ! »
Comme nous assistons à ses ablutions
dans le bassin de notre fontaine, il nous
interpelle, débutant par son juron
favori :
- Trompettes, pipes et cordes ! Mes
amis, comme j'aurais voulu naître
poisson !
Intrigués, nous accompagnons
l'amateur d'eau vive au cours de ses allées
et venues dans le val. On le connaît, on
l'évite. À ceux qu'il rejoint :
« Êtes-vous prêts au
délogement ? C'est pour ce soir,
peut-être ! » Pour ceux qui
s'éloignent à grandes
enjambées, mettant ses mains en porte-voix -
« Réveillez-vous, sépulcres
blanchis ! »
Effrayés, nous laissons Monsieur
Fenouil gagner la plaine. Il nous reviendra dans
une huitaine de jours.
- Vaï ! un paquet pour toi, ma
belle ! me dit maman, intriguée par la
boîte que vient de lui remettre le
piéton.
Pour moi ?... Je me précipite.
Les ficelles rompues, les
papiers de soie écartés, je vois une
poupée vêtue de dentelles que m'envoie
Monsieur Fiouque pour remercier de
l'hospitalité reçue à la
maison. Une poupée ! On les compte dans
le pays. Mes aïeules n'en bercèrent
jamais. Timide, j'avance mes mains vers les
menottes de cire, je caresse ces blonds cheveux de
fée, j'effleure ces jupons empesés.
Et je rougis de plaisir. Ici, tout est travail.
Va-t-on m'enlever cette belle amie ? Du regard
je supplie l'oncle Étienne d'intervenir en
ma faveur.
- Cette poupée, tu l'auras le
dimanche après-midi. En attendant, donne que
je la mette sur la bibliothèque. Elle y sera
bien pour m'écouter jouer de la
flûte.
Cette idée que ma fille, - car c'est
ainsi que mon coeur l'appelle, - entendra chanter
la flûte de l'oncle, me permet d'accepter
l'immédiate séparation.
- Oui, le dimanche, un moment ! accorde
enfin mon père. Mais ne va pas te passionner
pour des fanfreluches !
Ce mot « fanfreluche »
me parait terrible. Comme des larmes brillent dans
mes yeux, l'oncle Étienne me
console :
- Tu as encore plus de chance que moi. Ma
carte de France, quand viendra-t-elle ?
- Dimanche n'est pas loin, ajoute maman.
N'aie pas trop le languissou !
Puis-je abandonner ma fille sur le dos
poussiéreux d'une
bibliothèque ? Une après-midi,
alors que maman est à la fontaine, faisant
promettre à Xandrou de garder le secret, je
monte sur une chaise pour dire à la jolie
créature la tendresse dont j'ai le coeur
plein. Mais elle me regarde avec des yeux si vides,
elle a un air si fripon, que je me demande si les
ancêtres ne secouent pas tristement la
tête, là-haut, devant le spectacle de
leur descendante embrassant une
« fanfreluche ».... Je ne sais
plus trop que penser.... Le dimanche
après-midi, seulement... L'oncle
Étienne avait raison.
Un soir, assez tard, Monsieur Fenouil et son
parapluie bleu nous sont revenus.
- Êtes-vous content de votre
tournée ?
- J'ai accompli mon devoir. À ceux
que je tance d'accomplir le leur....
Monsieur Fenouil se retranche
derrière cette formule. Il aime le
mystère. Venu de loin, il remplit la petite
vallée de ses malédictions, puis
disparaît sans donner de ses nouvelles
jusqu'au jour où le parapluie bleu se
balance entre les mélèzes du bois
Monsieur. L'étranger interroge à son
tour l'oncle Alexandre :
- Avez-vous personnellement connu
Félix Neff ?
- Félix Neff a vécu parmi
nous. J'ai dans mon bureau, adressées
à notre parente
actuellement à
Dormillouse et qui fut son élève, dix
lettres et plus écrites de sa main. Il fut
à cette table. Sa place était
là. Assis parmi nous, il nous a
enseignés, fortifiés. Cette Bible
porte une dédicace de sa plume. Quelle douce
figure, quel regard délicat ! et quelle
flamme dans le coeur !
Penché sur les reliques,
l'étranger les touche, ses yeux les
dévorent. Il se borne à
dire :
- Je me tais. J'écoute. Parlez,
frères !
On dit les grands souvenirs, on
évoque les fuites, les massacres, toute la
souffrance tombée sur ce coin de terre.
Assise dans l'ombre, j'écoute les voix de
ceux que j'aime, je frémis avec eux, je me
sens de la race des ancêtres.
C'est en poussant de profonds soupirs, comme
s'il lâchait de la vapeur, qu'après un
souper auquel il ne touche guère Monsieur
Fenouil gagne la chambre à la rosace
où on l'entend aller, venir, parler,
soupirer encore.
Le lendemain, dimanche, l'étranger se
lève dès l'aube et
s'éloigne.
À l'heure coutumière, la
cloche catholique convoque ses fidèles. Les
hameaux et villages du haut du val sont
huguenots ; ici, on est partagé ;
on vit côte à côte, sans se
nuire, séparés pourtant par ce que
les mères ont conté à leurs
enfants ; ça, c'est plus fort que tout.
Aussi, dans les cuisines huguenotes, quand sonne la
cloche, des voix entonnent les vieux psaumes. On ne
provoque personne, on obéit aux
ancêtres...
On chantait donc un psaume, quand Bagrave
pousse notre porte :
- Venez veïre, lou moussu attaquo lou
prêtre !
Nous courons sur la galerie. Campé
sur ses jambes effilées, la poitrine
gonflée d'indignation, les mains dans le
ciel, les cheveux en auréole et le nez en
bataille, l'étranger a cloué le
prêtre sur place, un bon rougeaud plus habile
dans l'art de fendre le bois dur que dans celui de
la controverse. À la volée, par
poignée, il lui jette des noms, des dates,
des citations, il le rend personnellement
responsable des galères et des
dragonnades ; il crie si fort que ses propos
montent aux cimes :
- Ces grottes vous condamnent ! ces
montagnes qui ont bu le sang des martyrs !
Écoutez, malheureux, les voix des
témoins échelonnés tout au
long des siècles !... Rends justice,
ô Éternel !
Son adversaire tentant de placer un mot,
l'étranger le foudroie sous une mitraille de
paroles étranges :
- Vous voulez du latin ? En
voilà !... du grec ? en
voilà !... de l'hébreu ? en
voilà !
Assommé sous le poids de cette
érudition, le prêtre chancelle et
disparaît dans son église où le
poursuit une dernière citation en langue
bizarre. Vainqueur, Monsieur Fenouil
s'éponge le front. Puis, brandissant son
parapluie comme un drapeau, d'un geste fantastique
il tire à lui toute la vallée :
« Prends courage, petit troupeau !
Je connais tes oeuvres ! Tu as gardé la
Parole. Dans le temple du ciel, je te ferai
colonne ! »
Quand l'oncle-grand arrive sur le champ de
bataille pour dire les mots de sagesse
conciliatrice, parlant encore grec ou
hébreu, l'étranger franchit le pont
et s'élance pour
« réveiller la plaine »
que déjà il menace de son
parapluie.
- Il reviendra, dit mon père,
puisqu'il a laissé son bagage. Alors, il
faudra s'employer à le calmer. Exaltation
n'est pas sagesse ! Il y a cent ans et moins,
cette affaire nous aurait coûté la
prison. Aujourd'hui, elle nous vaudra bien quelque
désagrément... Qui parle tant de
langues savantes devrait se mieux
posséder !
Ce dimanche nous paraît long. On parle
peu. On se regarde. La cloche sonne plus que de
coutume, à grands coups colériques.
Ne sommes-nous pas les provocateurs ? Mon
coeur bat très vite. Je dis à
Xandrou :
- Si on nous brûle, tiendras-tu
bon ?
- Si tu tiens, je tiens.
- Alors nous tiendrons.
Une procession sort de
l'église ; elle enroule ses anneaux
autour de la croix plantée près du
cimetière avant de rentrer sous les
voûtes du sanctuaire.
- Vous serez damnés ! me crie
peu après le fils de Rugassoune.
- Toi aussi, voleur de pommes !
Je suis très fière de ma
réponse. Vraiment, au cours de cette
journée j'ai dépensé tant
d'héroïsme intime qu'une compensation
m'est due. N'est-ce pas
dimanche ? Après tant d'émotion,
j'ai besoin de tendresse. Ma fille n'est-elle pas
là-haut, sur le dos de la
bibliothèque, qui m'attend, qui
m'appelle ? Avec la complicité
renouvelée de Xandrou qui tient l'escabeau,
je m'empare de l'abandonnée, je l'embrasse,
je la cajole. « Si on menaçait de
te brûler, tu ne tiendrais pas,
toi ? » Je ne lui en veux pas trop.
Quand on est aussi jolie, aussi frisée,
aussi parfumée et vêtue de dentelles,
évidemment les flammes d'un bûcher ne
vous tentent guère !
Un tapage de souliers. Une fois encore,
Bagrave.
- Un homme es vengu d'en bass et di que lou
moussu es en preisoun à
Guillestro !
On se tait un instant. Ayant relevé
la tête, l'oncle-grand parle à mon
père :
- Vous qui êtes jeune, attelez la
mule, descendez à Guillestre et faites
relâcher ce pauvre Fenouil si la chose est
possible. Quelle imprudence a-t-il encore bien pu
commettre ?... Tant pis ! Servez-vous de
mon nom. Il ne sera pas dit qu'un de nos
hôtes souffrira dans nos parages. La nuit
tombée, ramenez-le. Nous le calmerons. Il
quittera la vallée à la pointe du
jour. Allez, mon brave !
Une demande de l'oncle est un ordre qu'on ne
discute pas. Comme mon père se lève,
son regard se pose sur la poupée que j'ai eu
l'imprudence de garder dans mes bras quand je suis
accourue pour entendre ce que Bagrave avait
à nous dire.
- Comment oses-tu jouer quand nous sommes
dans le souci Lâche cette petite et que je ne
la revoie jamais !
Le coeur bouleversé, consciente de ma
faute, je tends ma fille à maman qui
l'emporte en haussant les épaules.
- Ma pauvre ! quand donc deviendras-tu
un peu sérieuse ?
... Je suis sur le point de m'endormir, dans
la chambrette qui est mienne, quand
l'étranger franchit le seuil de la cuisine.
J'entends :
- On m'a jeté aux rats, aux
araignées, aux puanteurs, aux
ténèbres. Qu'importe ! puisque
j'ai témoigné ! ... Il m'en a
fallu de l'éloquence pour me faire rendre
mon parapluie !
Mais l'oncle-grand :
- Croyez-vous, Monsieur, qu'il soit utile
d'exciter les passions ? C'est par la douceur
qu'une opinion s'insinue, c'est par la puissance de
l'exemple qu'elle s'impose. La douceur est une
force terrible ! Nos ancêtres
employaient surtout cette arme-là.
- Les Écritures nous ordonnent de
« parler en temps et hors de
temps ! » Il est de saintes
imprudences !
- Sans doute. Il est aussi des imprudences
tout court. Celles
- Là, je ne les approuve
guère...
- Ne pensez-vous pas...
Le clair tapage d'une vitre brisée,
le bruit sourd d'une pierre tombant sur le plancher
de la cuisine interrompent net cette phrase.
Pelotonnée sous mes couvertures, j'entends
pourtant les mots que l'oncle, d'une voix terrible,
jette à la nuit :
- Le lâche travaille dans les
ténèbres ! Pense-t-il effrayer
un soldat du grand Napoléon ?
Montre-toi si tu l'oses, canaille !
Puis :
- Demain, je vous ferai la conduite. Ils
n'oseront pas broncher !
Des lueurs de lume glissent sous ma porte.
On conduit l'étranger jusqu'au lieu
où il reposera sa tête... Peu
après, revenu à la cuisine où
mes parents soupçonnent celui-ci ou
celui-là d'avoir jeté la pierre,
l'oncle-grand dit encore :
- L'incident de tout à l'heure
mûrit mon projet. Peut-être suis-je
trop âgé pour l'exécuter ?
Dans ce cas, il vous appartient d'y donner suite.
Depuis le bienheureux Félix Neff, nous
n'avons plus personne pour nourrir nos âmes.
Sans l'oncle Étienne, nous irions à
la mort spirituelle. Relevons le temple des
Viollins, construisons une école !
Alors, au lieu de nous contenter de passants dont
le zèle le dispute à l'imprudence,
nous pourrons avoir à demeure un berger
prudent. Il faut que cela soit ! De la sorte,
la vitre brisée par une main de pleutre nous
sera bénédiction.
L'oncle Étienne rit de contentement.
Il ne parle guère quand Monsieur Fenouil est
là, car il désapprouve ses
éclats de voix, ses condamnations, ses
menaces. Mais vive Monsieur Fenouil si son
incartade produit les fruits qu'on vient de
dire !
Maman rit aussi.
- Cet excellent et baroque Monsieur Fenouil,
l'idée qu'ils l'ont mis
en prison à Guillestre en le séparant
de son beau parapluie bleu, m'amuse plus que
tout ! Qu'a-t-il bien pu leur dire pour
obtenir qu'on le lui rende ? Il a dû en
servir des « trompettes, pipes et
cordes ! » Tout de même, il y
a des drôles de personnes sur la boule
ronde ! Que vous a-t-il raconté pendant
que vous le rameniez en charrette ?
Mon père secoue la tête.
- Des masses de choses que je me suis bien
gardé d'écouter. On ne peut pas
à la fois conduire une mule et prêter
l'oreille à qui vous affirme qu'il a plus
souffert dans la prison de Guillestre que Daniel en
la fosse aux lions.
Dans le petit matin, tenant son parapluie
entre les genoux, Monsieur Fenouil déjeune
en hâte.
- Le col d'Orsières m'attend. Je
saluerai de votre part les fidèles du
Champsaur et de l'au-delà. Frères et
soeurs, adieu !
Petite tache d'azur souvent attirée
par les ruisseaux, lançant à ceux qui
l'évitent les imprécations bibliques,
Monsieur Fenouil s'efface sur le chemin montant.
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