Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



LA GRANDE JOURNÉE...

 Les nuages décapitent les montagnes. Le vent a couru sur la neige.
Il fait bon, alors, dans la cuisine. Bien que diminuées par la trombe, les récoltes permettront de passer l'hiver. On a besogné tant et plus. Maintenant, sans remords, on peut jeter des souches au feu, se compter autour de la soupe chaude.

Ce soir, l'oncle-percepteur relit plusieurs fois la feuille, ornée de sceaux, qui est déployée devant lui. Quelques lignes suffisent pour signifier que le temps de la retraite est venu. L'âge est là ! Mais l'oncle a-t-il un âge ? L'âge, qu'importe l'âge ! Tient-on pour rien un coeur tout gonflé de projets ? Qui a donné trente ans de sa vie à une profession, et l'aime, et se sent plein de forces et d'expérience, est blessé par ce mot retraite, si proche du mot mort.
- Il faut en appeler ! propose mon père. La loi veut la mise à la retraite du fonctionnaire affaibli par l'âge. Or vous êtes droit comme un chêne, actif comme pas un.
- En appeler ? Et ma dignité ? Laissons triompher les envieux. N'en parlons plus !

On se tait. Je regarde l'oncle Jean qui se chauffe les jambes au feu. Est-il trop âgé pour s'émouvoir ?
- Si l'on essayait d'une pétition ? dit encore mon père.
- N'en parlons plus !

Il faut bien obéir. Pourtant, on en a lourd sur le coeur.
Pendant des jours, l'oncle ne quitte guère son bureau où il trie des papiers. Quand le successeur se présente, tout est classé, vérifié, signé. L'entrevue ne dure pas. Je ne saisis que ces mots du gros monsieur :
- Mon évangile, c'est la Fontaine. Je relis constamment ses fables. La ruse des animaux m'a donné la clef des hommes.

Glacial, l'oncle riposte :
- Mon évangile à moi, c'est l'Évangile. La Fontaine juge les hommes avec esprit ; dans l'Évangile c'est l'Esprit qui juge les hommes.

Le gros monsieur hausse les épaules. Puis il entasse les registres dans le caisson de sa voiture. Quand l'oncle revient auprès de nous, on devine qu'il est atteint au coeur.
- Tournons la page !
- Demande-lui de t'aider pour tes problèmes, me suggère Mimi. Il faut qu'il se sente occupé.

L'oncle est assis tristement devant sa table de noyer où il n'y a plus que l'écritoire et la plume d'oie. Il m'aide volontiers, mais songe à tout autre chose. Le dos en colline, silencieux, ne sachant trop comment témoigner sa sympathie, l'oncle Étienne se tient près de nous.

... Les jours gris se succèdent jusqu'au matin où nous retrouvons le chef que nous avons toujours connu.
- Avez-vous remarqué ? dit Mimi en sourdine. L'oncle redevient gaillard ! À la bonne heure ! Son chagrin me faisait mal.

Un soir que nous sommes autour du foyer, l'oncle nous parle.
- Il faut du temps pour accepter une contrariété, surtout quand elle bouleverse votre vie. Seuls, les lâches s'abandonnent. Ceux-là, le grand Napoléon refusait de les connaître... Désormais, travaillons pour la vallée où tout un peuple connaît la solitude... Le moment est venu d'exécuter le projet dont il vous fut parlé quelque jour. Le temple de Neff, aux Viollins, se dégrade. L'école d'Étienne s'effondre. Quelle condamnation sur nous ! Levons-nous donc et bâtissons ! ... Qu'un clocher se dresse au-dessus des mélèzes Qu'une cloche retentisse dans tout le vallon ! Tel est mon désir, telle est ma volonté. Me seconderez-vous ?

Mon père s'incline :
- Nous ne poserons l'outil que le jour où l'oeuvre sera à chef !
- Bien ! Hâtons-nous ! Combien de jours nous reste-t-il à cheminer ? Besognons de telle manière que les matériaux soient en place avant la fonte des neiges, que la cloche sonne pour saluer l'été !... Accompagnez-moi jusqu'au bureau. Nous discuterons les plans... Femmes, bonsoir !

L'oncle Alexandre ouvre la marche. Le lume qu'il porte éclaire son ferme visage, les fins cheveux de soie blanche et le front rose de l'oncle Jean. L'oncle Étienne vient ensuite qui souffle dans ses lèvres comme il fait quand la joie le possède. Et mon père ferme la marche, le pas lourd, songeant aux poids qu'il faudra soulever...
- Comme Félix Neff est heureux, là-haut dit Mimi en claquant des mains.
- Entendre sonner une cloche, notre cloche, quel plaisir ! répond maman.

Tandis que les hommes discutent, penchées sur la braise, nous sommes heureuses. Le bonheur est revenu dans la maison !

Un hiver passe vite, quand une pensée vous porte en avant ! Vingt fois, pour le moins, l'oncle Étienne dessine les plans du temple, de l'école, du clocher surtout. Le bois de Monsieur donne quelques-uns de ses mélèzes que l'on équarrit dans la cour de la maison, que le mulet traîne sur la neige jusqu'aux Viollins. Puis des corvées bénévoles s'organisent : les ciseaux façonnent l'ardoise, les pelles prennent le sable de la rivière, les marteaux taillent les pierres ; chaque hameau envoie son maçon, son charpentier, qui peinent jusqu'au jour où la pointe du clocher dépasse les arbres serrés dans l'étranglement de la vallée.
Elle est enfin venue, la grande journée !
- Je garderai la maison, a dit l'oncle Jean. Quatre-vingt-trois ans ! Même la mule me fatigue... Il faut bien quelqu'un pour tenir compagnie au petit Auguste. Allez doucement ! Puisse la journée être efficace !

Enthousiastes, Xandrou et moi nous courons sur le chemin tant de fois parcouru ; nous saluons les cascades, les gambades des chamois, nous crions notre joie dans la lumière de ce dimanche de juin où tout fleurit, où tout chante, où tout donne son parfum, où la terre est aussi heureuse que le ciel.

Sur la mule au collier garni de clochettes, notre mère, avec sa coiffe de dentelles, son corsage noir où brillent la croix huguenote, la colombe et les larmes des persécutés, bijoux moins précieux que ses yeux d'or vivant ! Tenant le rebord de sa jupe, nous la regardons, nous l'adorons, comme nous adorerons tout à l'heure Mimi et les tantounes parties pour les Viollins dès l'aurore. Car pour nous, les tantounes, c'est l'amour qui veille de haut sur notre maison ; Mimi, c'est l'amour proche, tiède comme un duvet d'oiseau ; et maman, c'est maman, ça suffit.

Nous nous élançons pour arriver les premiers aux Viollins. Si nombreux sont les groupes en marche, que les sentiers ressemblent à des haies noires tendues à travers les pentes. En un jour pareil, qu'est-ce que deux et trois heures de marche ? « Le Seigneur n'a pas compté les pas qui le menaient au Calvaire ! » disait ce matin Jacques Bagrave. Et l'on chante sur les sentiers. Réveille-toi, peuple fidèle !... On dit alors : « Voici ceux de Dormillouse. » ... Non, ce n'est pas mourir... « Ceux de Pallons ! » ... Oh ! que ton joug est facile ! « Ceux des Mensals » ... La terre roule... « Moussu Étienne avec ceux des Ribes ! »

Derrière la mule qui porte ma mère, voici l'oncle Alexandre, très grand, la tête haute, l'oncle Étienne dont les yeux rient de bonheur intime, mon père qui marche les poings fermés, encore tendu par l'effort, Bagrave, des voisins, des voisines, des enfants.

Sur la placette des Viollins, la foule est assise. Les troncs entassés ci et là lui servent de sièges. Elle regarde ceux qui arrivent encore secoués sur leur âne, balancés sur leur mule ; elle parle son patois, à voix retenue, car chacun sait bien qu'il va se passer quelque chose de grand.

Sous le porche du temple, un homme empoigne la corde, se baisse, se relève, se baisse encore. Docile la cloche s'incline d'un côté, de l'autre, muette encore. Le battant heurte enfin le métal. La vallée s'emplit aussitôt d'un chant que les parois rocheuses se renvoient, si bien que ce chant bourdonne et s'enfle comme si tout un carillon sonnait là-haut. D'un seul mouvement, la foule s'est levée tandis que Ruben, qui se souvient crie de sa voix claire :
- Sono ta clotso, grand Diou, sono, sono !

Dans le temple aux murs blancs, sur les bancs de mélèze on se tasse lentement. Quel silence quand le prédicateur, en longue robe noire, lit un Psaume dans la grande Bible à fermoir d'argent !

Penché sur le bord de la chaire, il conte ensuite l'histoire de la vallée, il parle de Neff, son bienfaiteur. Mais on ne vit pas de ce qui est passé. La vie continue qui réclame sans cesse des prophètes, des visionnaires, des âmes ardentes. Les pierres d'un temple sont chose respectable, mais les pierres vivantes sont plus belles encore ! Réveille-toi, peuple de la vallée ! Traqué, tu as adoré Dieu dans les grottes. Conserveras-tu ta piété maintenant que tu lui as élevé un temple ?

Par la porte demeurée ouverte sur la place, on voit la mouvante écharpe d'une cascade ; des chevreaux cabriolent entre les pattes des mulets entravés ; les chiens se promènent ; ils viennent jusque sur les marches de la chaire observer celui qui parle seul en secouant ses larges manches, puis s'en vont, trottinant... Nul ne s'amuse de cette incessante promenade des toutous. Siégeant avec gravité au milieu des animaux qui le servent, le peuple de la vallée est assemblé. Comme il écoute ! Dans la profondeur des orbites, les yeux ont une flamme. Venue du fond des siècles, une force s'empare de ceux qui vivent, timides et pauvres, dans ce nid rocheux. Ils approuvent avec de grands coups de menton : « Coumo avé résoun ! Ben parla !... » Et des femmes qui allaitent leur enfant pleurent doucement.
Enfin l'oncle Étienne se lève et l'on chante :

Il faut, grand Dieu, que de mon coeur
La sainte ardeur te glorifie...

On chante à soulever le clocher, lentement, enflant les mots, creusant leur sens. On chante comme si l'on implorait grâce ou criait de joie. Un peu d'éternité est arraché au ciel. Quelle certitude ! Ma gorge s'étrangle. Je regarde les oncles, mes parents, Mimi, les tantounes, je regarde les hommes et les femmes de ma vallée, ces coiffes blanches, ces hauts cols de chanvre, ces faces brunes, creusées et durcies par le travail. Alors, mon coeur est trop gros pour ma poitrine, des larmes me voilent les yeux. Certes, ils méritent qu'on leur dise : « Que le Dieu de paix vous accompagne ! ... »
Et l'on retrouve les cascades, les mélèzes, la muraille du Gramuzac, les gambades des cabris et Jean Pierrasse qui sourit, le dos appuyé à un âne. Avec une sorte de violence intime, Mimi s'applique à prolonger le rêve :
- Ces rochers, nous ne voyons qu'eux. Le miel que les abeilles sauvages amassent au fond des trous, qui le voit ?

Bagrave s'exalte :
- Pendant une heure, nous avons vécu sous les voûtes de la sainteté divine. Il en a voltigé des anges, ce matin, dans la vallée ! Pour répondre à notre chant, comme ils ont chanté, là-haut, les ancêtres !

... Sur les tables de la nouvelle école, chacun a déposé son offrande qui est pour chacun : des oeufs, un litre de crème, un gâteau de tozelle, un fromage de brebis. Si haut que l'on soit monté, il faut bien redescendre sur terre. Ceux qui viennent de loin se restaurent. Serré dans son long habit noir, le pasteur monté de la plaine se frotte les mains en souriant.
Sitôt rentrée à la maison, je demande à l'oncle Jean :
- Oncle-grand, avez-vous entendu la cloche ?

Penché sur le petit Auguste qu'il chatouille avec une paille, l'oncle se redresse :
- La cloche ?... Moi, je suis un peu sourd. Mais le Grand Ami a dû l'entendre...



TE SOUVIENS-TU ?...

Octobre est le mois où l'on se retrouve, où les nuées qui pleurent font aimer la maison.
Pour Xandrou comme pour moi, l'oncle Étienne a de l'ambition.
- Travaillez ! Dans un an, vous fréquenterez les grandes écoles.
- Et si nous sommes bêtes ? demande Xandrou.
- Paresseux, peut être... Bêtes, pas tout à fait.

Faisant de petits yeux comme pour tasser sa vue, notre maître reprend la plume et continue sa lettre :
« Oserais-je, cher monsieur Bouvier, vous demander de m'envoyer deux canifs à deux lames pour que je puisse apprendre aux élèves à tailler leurs plumes. Ils n'en possèdent pas et je ne sais où me les procurer. On me dit pourtant que ces canifs - ils me seraient autant utiles que quoi que ce soit - se trouvent à Genève. Le prix vous en serait remboursé dans la huitaine. »

Cher oncle ! Je voudrais vous embrasser pour les canifs, pour la carte de France enfin reçue, pour les pupitres, pour les cahiers quadrillés, pour tout ce que nous vous devons. Oncle Étienne oncle Étienne !
Mais il ne m'écoute pas. L'ardeur d'une vocation frémit sur ses traits. Mi-plaisant, mi-sérieux, il dit que si Genève ne trouve pas les canifs convoités, il écrira directement à l'empereur ! Une telle volonté l'anime que l'on ne sait si les étincelles qui volent sous le manteau de la cheminée sortent de ses yeux ou des braises de l'âtre.

Dès le matin nous nous réjouissons de la soirée. Nous savons que si les lumes montrent les rides des vieilles joues, ils éclairent aussi les souvenirs au fond des mémoires. Aussi, rentrant des Viollins, comme nous mangeons la distance au bras de l'oncle Étienne ! Presque toujours, quand nous arrivons, oncle Jean, à tout petits pas, fait le tour de la maison ; il s'arrête souvent comme s'il voulait bénir les portes, les fenêtres, la fontaine...

Après le souper, il y a toujours une ou deux visites. Pour la Josette, qui souffre de coliques, sa fillette vient quémander un soulagement. L'oncle Étienne est perplexe.
- Qu'en pensez-vous, oncle Jean ? Parmi toutes vos simples, laquelle doit guérir ?

Redressant sa taille, l'oncle détache d'une solive l'hysope cueillie au mois de septembre. Il hume son parfum.
- Mon grand-père, qui s'y connaissait, disait cette plante vénérable entre toutes. Il affirmait que les flottements d'estomac, que les dévoiements de viscères trouvent consolation dans cet aromate. Que de fois j'en ai éprouvé la vertu ! Une pincée de ces fleurs dans l'eau bouillante donne une tisane qui désinfecte l'intérieur mieux que tout. Tiens, fillette !
- Dis à ta mère, ajoute l'oncle Étienne, que je passerai demain, avant l'école.

Et voici Bagrave. Victime de quelque injustice, il demande protection. Sa conclusion monte très haut :
- Si les enfants de Dieu ne s'en mêlent pas, où allons-nous ? Les grands de ce monde se servent des petits comme d'un marchepied. En temps d'élection, ils versent à flot la cervoise et l'hydromel. Nommés, ils s'enveloppent du manteau d'iniquité. Quand donc l'Éternel enverra-t-il ses anges exterminateurs ?
- Je m'informerai, dit l'oncle Alexandre. S'il y a lieu, j'avertirai Monsieur le sous-préfet.

Bagrave se retire de façon royale.
- L'Esprit m'a dit : Va ! Je suis allé. Il m'a dit : Parle ! J'ai parlé. Bonne nuit à toute la compagnie.

Alors on organise sa soirée. Mère tricote. Mimi trie des lentilles. Penché sur les plans du cadastre, mon père médite l'achat d'un champ. Derrière Tatoï, nous nous glissons au bureau, notre paradis. La clarté vive d'un feu d'écorces, sous le manteau de la profonde cheminée, montre la porte basse ouverte, pour l'attiédir, sur la chambre d'oncle Jean, la masse du lit, le rond que fait à la paroi la médaille de Sainte-Hélène.

Des trois oncles assis autour du feu, l'un est en petites rondeurs, l'autre en angles puissants, le troisième en traits cassés. Près d'eux, nous nous sentons en sécurité. Quand on se tait, les coeurs se parlent.
Trottant, le petit Auguste se réfugie entre les genoux d'oncle Jean.
- Te voilà, petit citoyen !... Tu arrives à point. Pour les semences de l'an prochain j'ai trié quinze espèces de haricots et je t'ai gardé un grain de chaque. Ça se contemple, ça ne se mange pas. Un rouge et blanc, un rose, un rouge, un jaune, un noir, un bleu, un rond, un long, un ovale... Ça te plaît ?

Front contre front, l'enfant et le vieillard ont de bons rires.
Nous écoutons parler les oncles.
- Vraiment, cette école neuve a fouetté les intelligences. Ah ! quand je découvre dans la jeunesse un esprit éveillé, un coeur fleuri, je pourrais pleurer de ravissement...

La figure tout à l'heure ridée devient lisse.
- Que va donner ce petit Auguste ?... Compte tes doigts, mon ami... Dix ?... Tu as le premier prix.

De la cuisine, dont la porte est ouverte, mon père intervient :
- Entendez-vous les noix sonner sur les cailloux ? Enfants, demain matin, avant l'école, vite un tour... Sans quoi la Coucoule ramasse tout.

Une malice pétille dans l'oeil de notre maître.
- Voulez-vous que je vous chante la chanson des Suzette ? Elle fait rire mes soeurs aux larmes.

Que ce nom est grand, ce nom de Suzette !
Que ce nom est grand pour un tendre amant,
Pour un tendre amant
Qui toujours soupire,
Pour un tendre amant qui soupire à l'instant...

Chacun marque du pied la cadence, tandis que le petit Auguste joue d'une flûte imaginaire.
- Et maintenant la chanson de Napoléon.

Bon voyage, Napoléon,
Nous t'attendons dans la belle campagne,
Bon voyage, Napoléon,
Nous t'attendons dans la belle saison...

- Bon voyage ! répète gravement le petit Auguste.
- Quel gaillard ! disent les oncles.

On se tait un instant.
- Et cet arpentage, frère Alexandre ?
- La veuve Chassegrin avait raison. Picturin lui prend deux mètres de son champ.
- Deux mètres !! fait mon père, tragique, comme s'il s'agissait d'autre chose que d'une terre riche en cailloux.
- Deux mètres ! Comme Picturin est ami des procès, j'ai proposé un arrangement : un mètre à chacun. C'est mieux ainsi. On évitera du papier timbré, des frais, des rancunes. Après quoi, en revenant, j'ai passé par les ravines. Il s'agit de reboiser tout ça ! Nous ne pouvons pas laisser ce pays nu contre les attaques de l'avalanche... Et la grande passerelle demande réparation...

Satisfait de sa journée, l'oncle prend le petit Auguste à califourchon sur un genou.
- Au pas ! au pas !... Au trot ! au galop ! Ah ! mon ami ça me connaît ! Avec Napoléon, j'ai fait le tour de l'Europe au galop.

L'occasion d'en savoir plus long est trop belle pour que je la laisse échapper.
- Oncle-grand, vous l'avez vu, Napoléon ?
- Je l'ai vu, je l'ai suivi, je l'ai aimé. On n'a pas tous les jours l'occasion de servir un homme suprêmement intelligent... Oui, je l'ai vu. Il m'a même parlé. C'était en Espagne et en hiver. Rompus de fatigue, nous nous étions couchés, quelques camarades et moi, sur le toit tiède d'un four à pain. Nous dormions à peine quand des fanatiques se jetèrent sur nous. Un des nôtres, précipité dans le four, fut brûlé vif. Quelle bataille ! Des morts de part et d'autre, mais nous eûmes le dessus. L'empereur se trouvait dans les environs. Il voulut voir les survivants. Comme j'étais leur chef, c'est à moi qu'il dit :
« Il me faut des hommes comme vous ! » Il nous regarda tous. Son regard transperçait. Et quel front !... L'empereur, je ne l'ai revu qu'une fois, pendant la retraite de Russie, près de la Bérésina franchie sur un pont de cadavres. Quelle nuit nous venions de passer, autour de maigres feux, avec quarante centimètres de neige sur les épaules ! Seuls, ceux qui étaient face au feu, en sortirent indemnes. Au second rang, les pieds gelés. Au troisième, tous morts, vêtus de glace. Dans le petit matin, nous vîmes l'empereur, au milieu d'un essaim de cavaliers, qui s'enfonçait dans la tourmente...

Un silence prolonge ce récit... Le petit Auguste s'est endormi sur les genoux de celui qui contempla l'empereur.
- Quand nous courions ensemble sur les prés de Dormillouse, dit enfin l'oncle Jean, je ne pensais pas que ton étoile te mènerait aux confins du continent. Quelle carrière !

Le vieillard butine à son tour dans les prairies du passé. Le nom de Dormillouse donne l'envol aux premiers souvenirs. L'oeil bleu brille au bord du chapeau noir que les anciens n'ôtent guère que pour se coucher.
- Alexandre, te souviens-tu des lis de Faravel
Te souviens-tu du claquement des escloupeaux ? ... L'escloupeau, enfants, c'était une plante à tige souple. On soufflait dedans, ça se gonflait... un coup de pistolet ! L'escloupeau fut le seul jouet de notre enfance.

L'oncle Alexandre quitte l'épopée pour l'idylle.
- Si je m'en souviens, frère ! Et du matin de mai où l'essaim de nos abeilles alla chercher refuge dans le clocher de Dormillouse ! Un mois plus tard le miel coulait le long de la cloche et tous les papillons du pays tournaient autour...

Cependant, comme chaque soir, l'oncle Étienne ouvre le Livre et lit la Parole. Tout le monde s'est groupé. Maman et Mimi inclinent leur bonnet blanc, les hommes enlèvent leur grand chapeau quand Dieu apparaît.

Minutes étonnantes, pourquoi passez-vous si vite ? Flûte, change en mélodie les intuitions de nos coeurs ! Pieds boueux, mains résineuses, attitudes pensives, je vous bénis ! Oncles, parlez encore ! Révélez le parfum de vos âmes, héritées des anciens, forgées par les coups des siècles !
Mais l'oncle Jean, malicieux, élève le lume à la hauteur de ses rides.
- Moi, Jean Baridon, j'ai l'honneur de saluer la compagnie. Le sommeil me demande !

Et au petit Auguste qui se réveille :
- Ah ! mon ami, si je pouvais te donner toutes les étoiles filantes que j'ai vu courir dans le ciel, tu en aurais un bouquet !... Bonne nuit !


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