Sur le Roc
LA GRANDE JOURNÉE...
Les nuages décapitent les
montagnes. Le vent a couru sur la neige.
Il fait bon, alors, dans la cuisine. Bien
que diminuées par la trombe, les
récoltes permettront de passer l'hiver. On a
besogné tant et plus. Maintenant, sans
remords, on peut jeter des souches au feu, se
compter autour de la soupe chaude.
Ce soir, l'oncle-percepteur relit plusieurs
fois la feuille, ornée de sceaux, qui est
déployée devant lui. Quelques lignes
suffisent pour signifier que le temps de la
retraite est venu. L'âge est là !
Mais l'oncle a-t-il un âge ?
L'âge, qu'importe l'âge ! Tient-on
pour rien un coeur tout gonflé de
projets ? Qui a donné trente ans de sa
vie à une profession, et l'aime, et se sent
plein de forces et d'expérience, est
blessé par ce mot retraite, si proche du mot
mort.
- Il faut en appeler ! propose mon
père. La loi veut la mise à la
retraite du fonctionnaire affaibli par l'âge.
Or vous êtes droit comme un chêne,
actif comme pas un.
- En appeler ? Et ma
dignité ? Laissons triompher les
envieux. N'en parlons plus !
On se tait. Je regarde l'oncle Jean qui se
chauffe les jambes au feu. Est-il trop
âgé pour s'émouvoir ?
- Si l'on essayait d'une
pétition ? dit encore mon
père.
- N'en parlons plus !
Il faut bien obéir. Pourtant, on en a
lourd sur le coeur.
Pendant des jours, l'oncle ne quitte
guère son bureau où il trie des
papiers. Quand le successeur se présente,
tout est classé, vérifié,
signé. L'entrevue ne dure pas. Je ne saisis
que ces mots du gros monsieur :
- Mon évangile, c'est la Fontaine. Je
relis constamment ses fables. La ruse des animaux
m'a donné la clef des hommes.
Glacial, l'oncle riposte :
- Mon évangile à moi, c'est
l'Évangile. La Fontaine juge les hommes avec
esprit ; dans l'Évangile c'est l'Esprit
qui juge les hommes.
Le gros monsieur hausse les épaules.
Puis il entasse les registres dans le caisson de sa
voiture. Quand l'oncle revient auprès de
nous, on devine qu'il est atteint au coeur.
- Tournons la page !
- Demande-lui de t'aider pour tes
problèmes, me suggère Mimi. Il faut
qu'il se sente occupé.
L'oncle est assis tristement devant sa table
de noyer où il n'y a plus que
l'écritoire et la plume d'oie. Il m'aide
volontiers, mais songe à tout autre chose.
Le dos en colline, silencieux, ne sachant
trop comment témoigner sa
sympathie, l'oncle Étienne se tient
près de nous.
... Les jours gris se succèdent
jusqu'au matin où nous retrouvons le chef
que nous avons toujours connu.
- Avez-vous remarqué ? dit Mimi
en sourdine. L'oncle redevient gaillard !
À la bonne heure ! Son chagrin me
faisait mal.
Un soir que nous sommes autour du foyer,
l'oncle nous parle.
- Il faut du temps pour accepter une
contrariété, surtout quand elle
bouleverse votre vie. Seuls, les lâches
s'abandonnent. Ceux-là, le grand
Napoléon refusait de les connaître...
Désormais, travaillons pour la vallée
où tout un peuple connaît la
solitude... Le moment est venu d'exécuter le
projet dont il vous fut parlé quelque jour.
Le temple de Neff, aux Viollins, se dégrade.
L'école d'Étienne s'effondre. Quelle
condamnation sur nous ! Levons-nous donc et
bâtissons ! ... Qu'un clocher se dresse
au-dessus des mélèzes Qu'une cloche
retentisse dans tout le vallon ! Tel est mon
désir, telle est ma volonté. Me
seconderez-vous ?
Mon père s'incline :
- Nous ne poserons l'outil que le jour
où l'oeuvre sera à chef !
- Bien ! Hâtons-nous !
Combien de jours nous reste-t-il à
cheminer ? Besognons de telle manière
que les matériaux soient en place avant
la fonte des neiges, que la
cloche sonne pour saluer
l'été !... Accompagnez-moi
jusqu'au bureau. Nous discuterons les plans...
Femmes, bonsoir !
L'oncle Alexandre ouvre la marche. Le lume
qu'il porte éclaire son ferme visage, les
fins cheveux de soie blanche et le front rose de
l'oncle Jean. L'oncle Étienne vient ensuite
qui souffle dans ses lèvres comme il fait
quand la joie le possède. Et mon père
ferme la marche, le pas lourd, songeant aux poids
qu'il faudra soulever...
- Comme Félix Neff est heureux,
là-haut dit Mimi en claquant des mains.
- Entendre sonner une cloche, notre cloche,
quel plaisir ! répond maman.
Tandis que les hommes discutent,
penchées sur la braise, nous sommes
heureuses. Le bonheur est revenu dans la
maison !
Un hiver passe vite, quand une pensée
vous porte en avant ! Vingt fois, pour le
moins, l'oncle Étienne dessine les plans du
temple, de l'école, du clocher surtout. Le
bois de Monsieur donne quelques-uns de ses
mélèzes que l'on équarrit dans
la cour de la maison, que le mulet traîne sur
la neige jusqu'aux Viollins. Puis des
corvées bénévoles
s'organisent : les ciseaux façonnent
l'ardoise, les pelles prennent le sable de la
rivière, les marteaux taillent les
pierres ; chaque hameau envoie son
maçon, son charpentier, qui peinent jusqu'au
jour où la pointe du clocher dépasse
les arbres serrés dans
l'étranglement de la vallée.
Elle est enfin venue, la grande
journée !
- Je garderai la maison, a dit l'oncle Jean.
Quatre-vingt-trois ans ! Même la mule me
fatigue... Il faut bien quelqu'un pour tenir
compagnie au petit Auguste. Allez doucement !
Puisse la journée être
efficace !
Enthousiastes, Xandrou et moi nous courons
sur le chemin tant de fois parcouru ; nous
saluons les cascades, les gambades des chamois,
nous crions notre joie dans la lumière de ce
dimanche de juin où tout fleurit, où
tout chante, où tout donne son parfum,
où la terre est aussi heureuse que le
ciel.
Sur la mule au collier garni de clochettes,
notre mère, avec sa coiffe de dentelles, son
corsage noir où brillent la croix huguenote,
la colombe et les larmes des
persécutés, bijoux moins
précieux que ses yeux d'or vivant !
Tenant le rebord de sa jupe, nous la regardons,
nous l'adorons, comme nous adorerons tout à
l'heure Mimi et les tantounes parties pour les
Viollins dès l'aurore. Car pour nous, les
tantounes, c'est l'amour qui veille de haut sur
notre maison ; Mimi, c'est l'amour proche,
tiède comme un duvet d'oiseau ; et
maman, c'est maman, ça suffit.
Nous nous élançons pour
arriver les premiers aux Viollins. Si nombreux sont
les groupes en marche, que les
sentiers ressemblent à des haies noires
tendues à travers les pentes. En un jour
pareil, qu'est-ce que deux et trois heures de
marche ? « Le Seigneur n'a pas
compté les pas qui le menaient au
Calvaire ! » disait ce matin Jacques
Bagrave. Et l'on chante sur les sentiers.
Réveille-toi, peuple fidèle !...
On dit alors : « Voici ceux de
Dormillouse. » ... Non, ce n'est pas
mourir... « Ceux de
Pallons ! » ... Oh ! que ton
joug est facile ! « Ceux des
Mensals » ... La terre roule...
« Moussu Étienne avec ceux des
Ribes ! »
Derrière la mule qui porte ma
mère, voici l'oncle Alexandre, très
grand, la tête haute, l'oncle Étienne
dont les yeux rient de bonheur intime, mon
père qui marche les poings fermés,
encore tendu par l'effort, Bagrave, des voisins,
des voisines, des enfants.
Sur la placette des Viollins, la foule est
assise. Les troncs entassés ci et là
lui servent de sièges. Elle regarde ceux qui
arrivent encore secoués sur leur âne,
balancés sur leur mule ; elle parle son
patois, à voix retenue, car chacun sait bien
qu'il va se passer quelque chose de grand.
Sous le porche du temple, un homme empoigne
la corde, se baisse, se relève, se baisse
encore. Docile la cloche s'incline d'un
côté, de l'autre, muette encore. Le
battant heurte enfin le métal. La
vallée s'emplit aussitôt d'un chant
que les parois rocheuses se renvoient, si bien que
ce chant bourdonne et s'enfle comme si tout un
carillon sonnait là-haut.
D'un seul mouvement, la foule s'est levée
tandis que Ruben, qui se souvient crie de sa voix
claire :
- Sono ta clotso, grand Diou, sono,
sono !
Dans le temple aux murs blancs, sur les
bancs de mélèze on se tasse
lentement. Quel silence quand le
prédicateur, en longue robe noire, lit un
Psaume dans la grande Bible à fermoir
d'argent !
Penché sur le bord de la chaire, il
conte ensuite l'histoire de la vallée, il
parle de Neff, son bienfaiteur. Mais on ne vit pas
de ce qui est passé. La vie continue qui
réclame sans cesse des prophètes, des
visionnaires, des âmes ardentes. Les pierres
d'un temple sont chose respectable, mais les
pierres vivantes sont plus belles encore !
Réveille-toi, peuple de la
vallée ! Traqué, tu as
adoré Dieu dans les grottes. Conserveras-tu
ta piété maintenant que tu lui as
élevé un temple ?
Par la porte demeurée ouverte sur la
place, on voit la mouvante écharpe d'une
cascade ; des chevreaux cabriolent entre les
pattes des mulets entravés ; les chiens
se promènent ; ils viennent jusque sur
les marches de la chaire observer celui qui parle
seul en secouant ses larges manches, puis s'en
vont, trottinant... Nul ne s'amuse de cette
incessante promenade des toutous. Siégeant
avec gravité au milieu des animaux qui le
servent, le peuple de la vallée est
assemblé. Comme il écoute ! Dans
la profondeur des orbites, les yeux ont une flamme.
Venue du fond des
siècles, une force
s'empare de ceux qui vivent, timides et pauvres,
dans ce nid rocheux. Ils approuvent avec de grands
coups de menton : « Coumo avé
résoun ! Ben
parla !... » Et des femmes qui
allaitent leur enfant pleurent doucement.
Enfin l'oncle Étienne se lève
et l'on chante :
- Il faut, grand Dieu, que de mon coeur
- La sainte ardeur te glorifie...
On chante à soulever le clocher,
lentement, enflant les mots, creusant leur sens. On
chante comme si l'on implorait grâce ou
criait de joie. Un peu d'éternité est
arraché au ciel. Quelle certitude ! Ma
gorge s'étrangle. Je regarde les oncles, mes
parents, Mimi, les tantounes, je regarde les hommes
et les femmes de ma vallée, ces coiffes
blanches, ces hauts cols de chanvre, ces faces
brunes, creusées et durcies par le travail.
Alors, mon coeur est trop gros pour ma poitrine,
des larmes me voilent les yeux. Certes, ils
méritent qu'on leur dise :
« Que le Dieu de paix vous
accompagne ! ... »
Et l'on retrouve les cascades, les
mélèzes, la muraille du Gramuzac, les
gambades des cabris et Jean Pierrasse qui sourit,
le dos appuyé à un âne. Avec
une sorte de violence intime, Mimi s'applique
à prolonger le rêve :
- Ces rochers, nous ne voyons qu'eux. Le
miel que les abeilles sauvages amassent au fond des
trous, qui le voit ?
Bagrave s'exalte :
- Pendant une heure, nous avons vécu
sous les voûtes de la sainteté divine.
Il en a voltigé des anges, ce matin, dans la
vallée ! Pour répondre à
notre chant, comme ils ont chanté,
là-haut, les ancêtres !
... Sur les tables de la nouvelle
école, chacun a déposé son
offrande qui est pour chacun : des oeufs, un
litre de crème, un gâteau de tozelle,
un fromage de brebis. Si haut que l'on soit
monté, il faut bien redescendre sur terre.
Ceux qui viennent de loin se restaurent.
Serré dans son long habit noir, le pasteur
monté de la plaine se frotte les mains en
souriant.
Sitôt rentrée à la
maison, je demande à l'oncle
Jean :
- Oncle-grand, avez-vous entendu la
cloche ?
Penché sur le petit Auguste qu'il
chatouille avec une paille, l'oncle se
redresse :
- La cloche ?... Moi, je suis un peu
sourd. Mais le Grand Ami a dû l'entendre...
TE
SOUVIENS-TU ?...
Octobre est le mois où l'on se retrouve,
où les nuées qui pleurent font aimer
la maison.
Pour Xandrou comme pour moi, l'oncle
Étienne a de l'ambition.
- Travaillez ! Dans un an, vous
fréquenterez les grandes écoles.
- Et si nous sommes bêtes ?
demande Xandrou.
- Paresseux, peut être... Bêtes,
pas tout à fait.
Faisant de petits yeux comme pour tasser sa
vue, notre maître reprend la plume et
continue sa lettre :
« Oserais-je, cher monsieur
Bouvier, vous demander de m'envoyer deux canifs
à deux lames pour que je puisse apprendre
aux élèves à tailler leurs
plumes. Ils n'en possèdent pas et je ne sais
où me les procurer. On me dit pourtant que
ces canifs - ils me seraient autant utiles que quoi
que ce soit - se trouvent à Genève.
Le prix vous en serait remboursé dans la
huitaine. »
Cher oncle ! Je voudrais vous embrasser
pour les canifs, pour la carte de France enfin
reçue, pour les pupitres, pour les cahiers
quadrillés, pour tout ce
que nous vous devons. Oncle Étienne oncle
Étienne !
Mais il ne m'écoute pas. L'ardeur
d'une vocation frémit sur ses traits.
Mi-plaisant, mi-sérieux, il dit que si
Genève ne trouve pas les canifs
convoités, il écrira directement
à l'empereur ! Une telle volonté
l'anime que l'on ne sait si les étincelles
qui volent sous le manteau de la cheminée
sortent de ses yeux ou des braises de
l'âtre.
Dès le matin nous nous
réjouissons de la soirée. Nous savons
que si les lumes montrent les rides des vieilles
joues, ils éclairent aussi les souvenirs au
fond des mémoires. Aussi, rentrant des
Viollins, comme nous mangeons la distance au bras
de l'oncle Étienne ! Presque toujours,
quand nous arrivons, oncle Jean, à tout
petits pas, fait le tour de la maison ; il
s'arrête souvent comme s'il voulait
bénir les portes, les fenêtres, la
fontaine...
Après le souper, il y a toujours une
ou deux visites. Pour la Josette, qui souffre de
coliques, sa fillette vient quémander un
soulagement. L'oncle Étienne est
perplexe.
- Qu'en pensez-vous, oncle Jean ? Parmi
toutes vos simples, laquelle doit
guérir ?
Redressant sa taille, l'oncle détache
d'une solive l'hysope cueillie au mois de
septembre. Il hume son parfum.
- Mon grand-père, qui s'y
connaissait, disait cette plante
vénérable entre toutes. Il affirmait
que les flottements
d'estomac,
que les dévoiements de viscères
trouvent consolation dans cet aromate. Que de fois
j'en ai éprouvé la vertu ! Une
pincée de ces fleurs dans l'eau bouillante
donne une tisane qui désinfecte
l'intérieur mieux que tout. Tiens,
fillette !
- Dis à ta mère, ajoute
l'oncle Étienne, que je passerai demain,
avant l'école.
Et voici Bagrave. Victime de quelque
injustice, il demande protection. Sa conclusion
monte très haut :
- Si les enfants de Dieu ne s'en
mêlent pas, où allons-nous ? Les
grands de ce monde se servent des petits comme d'un
marchepied. En temps d'élection, ils versent
à flot la cervoise et l'hydromel.
Nommés, ils s'enveloppent du manteau
d'iniquité. Quand donc l'Éternel
enverra-t-il ses anges exterminateurs ?
- Je m'informerai, dit l'oncle Alexandre.
S'il y a lieu, j'avertirai Monsieur le
sous-préfet.
Bagrave se retire de façon
royale.
- L'Esprit m'a dit : Va ! Je suis
allé. Il m'a dit : Parle ! J'ai
parlé. Bonne nuit à toute la
compagnie.
Alors on organise sa soirée.
Mère tricote. Mimi trie des lentilles.
Penché sur les plans du cadastre, mon
père médite l'achat d'un champ.
Derrière Tatoï, nous nous glissons au
bureau, notre paradis. La clarté vive d'un
feu d'écorces, sous le manteau de la
profonde cheminée, montre la porte basse
ouverte, pour l'attiédir,
sur la chambre d'oncle Jean, la masse du lit, le
rond que fait à la paroi la médaille
de Sainte-Hélène.
Des trois oncles assis autour du feu, l'un
est en petites rondeurs, l'autre en angles
puissants, le troisième en traits
cassés. Près d'eux, nous nous sentons
en sécurité. Quand on se tait, les
coeurs se parlent.
Trottant, le petit Auguste se réfugie
entre les genoux d'oncle Jean.
- Te voilà, petit citoyen !...
Tu arrives à point. Pour les semences de
l'an prochain j'ai trié quinze
espèces de haricots et je t'ai gardé
un grain de chaque. Ça se contemple,
ça ne se mange pas. Un rouge et blanc, un
rose, un rouge, un jaune, un noir, un bleu, un
rond, un long, un ovale... Ça te
plaît ?
Front contre front, l'enfant et le vieillard
ont de bons rires.
Nous écoutons parler les oncles.
- Vraiment, cette école neuve a
fouetté les intelligences. Ah ! quand
je découvre dans la jeunesse un esprit
éveillé, un coeur fleuri, je pourrais
pleurer de ravissement...
La figure tout à l'heure ridée
devient lisse.
- Que va donner ce petit Auguste ?...
Compte tes doigts, mon ami... Dix ?... Tu as
le premier prix.
De la cuisine, dont la porte est ouverte,
mon père intervient :
- Entendez-vous les noix sonner sur les
cailloux ? Enfants, demain matin, avant
l'école, vite un tour... Sans quoi la
Coucoule ramasse tout.
Une malice pétille dans l'oeil de
notre maître.
- Voulez-vous que je vous chante la chanson
des Suzette ? Elle fait rire mes soeurs aux
larmes.
- Que ce nom est grand, ce nom de
Suzette !
- Que ce nom est grand pour un tendre
amant,
- Pour un tendre amant
- Qui toujours soupire,
- Pour un tendre amant qui soupire à
l'instant...
Chacun marque du pied la cadence, tandis que le
petit Auguste joue d'une flûte
imaginaire.
- Et maintenant la chanson de
Napoléon.
- Bon voyage, Napoléon,
- Nous t'attendons dans la belle campagne,
- Bon voyage, Napoléon,
- Nous t'attendons dans la belle
saison...
- Bon voyage ! répète
gravement le petit Auguste.
- Quel gaillard ! disent les
oncles.
On se tait un instant.
- Et cet arpentage, frère
Alexandre ?
- La veuve Chassegrin avait raison. Picturin
lui prend deux mètres de son champ.
- Deux mètres !! fait mon
père, tragique, comme s'il s'agissait
d'autre chose que d'une terre riche en cailloux.
- Deux mètres ! Comme Picturin
est ami des procès, j'ai proposé un
arrangement : un mètre à chacun.
C'est mieux ainsi. On évitera du papier
timbré, des frais, des rancunes.
Après quoi, en revenant, j'ai passé
par les ravines. Il s'agit de reboiser tout
ça ! Nous ne pouvons pas laisser ce
pays nu contre les attaques de l'avalanche... Et la
grande passerelle demande réparation...
Satisfait de sa journée, l'oncle
prend le petit Auguste à califourchon sur un
genou.
- Au pas ! au pas !... Au
trot ! au galop ! Ah ! mon ami
ça me connaît ! Avec
Napoléon, j'ai fait le tour de l'Europe au
galop.
L'occasion d'en savoir plus long est trop
belle pour que je la laisse échapper.
- Oncle-grand, vous l'avez vu,
Napoléon ?
- Je l'ai vu, je l'ai suivi, je l'ai
aimé. On n'a pas tous les jours l'occasion
de servir un homme suprêmement intelligent...
Oui, je l'ai vu. Il m'a même parlé.
C'était en Espagne et en hiver. Rompus de
fatigue, nous nous étions couchés,
quelques camarades et moi, sur le toit tiède
d'un four à pain. Nous dormions à
peine quand des fanatiques se jetèrent sur
nous. Un des nôtres, précipité
dans le four, fut brûlé vif. Quelle
bataille ! Des morts de part et d'autre, mais
nous eûmes le dessus. L'empereur se trouvait
dans les environs. Il voulut voir les survivants.
Comme j'étais leur chef, c'est à moi
qu'il dit :
« Il me faut des hommes comme
vous ! » Il nous regarda tous. Son
regard transperçait. Et quel front !...
L'empereur, je ne l'ai revu qu'une fois, pendant la
retraite de Russie, près de la
Bérésina franchie sur un pont de
cadavres. Quelle nuit nous venions de passer,
autour de maigres feux, avec quarante
centimètres de neige sur les
épaules ! Seuls, ceux qui
étaient face au feu, en sortirent indemnes.
Au second rang, les pieds gelés. Au
troisième, tous morts, vêtus de glace.
Dans le petit matin, nous vîmes l'empereur,
au milieu d'un essaim de cavaliers, qui
s'enfonçait dans la tourmente...
Un silence prolonge ce récit... Le
petit Auguste s'est endormi sur les genoux de celui
qui contempla l'empereur.
- Quand nous courions ensemble sur les
prés de Dormillouse, dit enfin l'oncle Jean,
je ne pensais pas que ton étoile te
mènerait aux confins du continent. Quelle
carrière !
Le vieillard butine à son tour dans
les prairies du passé. Le nom de Dormillouse
donne l'envol aux premiers souvenirs. L'oeil bleu
brille au bord du chapeau noir que les anciens
n'ôtent guère que pour se
coucher.
- Alexandre, te souviens-tu des lis de
Faravel
Te souviens-tu du claquement des
escloupeaux ? ... L'escloupeau, enfants,
c'était une plante à tige souple. On
soufflait dedans, ça se gonflait... un
coup de pistolet !
L'escloupeau fut le seul jouet de notre
enfance.
L'oncle Alexandre quitte
l'épopée pour l'idylle.
- Si je m'en souviens, frère !
Et du matin de mai où l'essaim de nos
abeilles alla chercher refuge dans le clocher de
Dormillouse ! Un mois plus tard le miel
coulait le long de la cloche et tous les papillons
du pays tournaient autour...
Cependant, comme chaque soir, l'oncle
Étienne ouvre le Livre et lit la Parole.
Tout le monde s'est groupé. Maman et Mimi
inclinent leur bonnet blanc, les hommes
enlèvent leur grand chapeau quand Dieu
apparaît.
Minutes étonnantes, pourquoi
passez-vous si vite ? Flûte, change en
mélodie les intuitions de nos coeurs !
Pieds boueux, mains résineuses, attitudes
pensives, je vous bénis ! Oncles,
parlez encore ! Révélez le
parfum de vos âmes, héritées
des anciens, forgées par les coups des
siècles !
Mais l'oncle Jean, malicieux,
élève le lume à la hauteur de
ses rides.
- Moi, Jean Baridon, j'ai l'honneur de
saluer la compagnie. Le sommeil me
demande !
Et au petit Auguste qui se
réveille :
- Ah ! mon ami, si je pouvais te donner
toutes les étoiles filantes que j'ai vu
courir dans le ciel, tu en aurais un
bouquet !... Bonne nuit !
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