Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



SILENCES

 L'oncle Étienne écarte un rideau :
- Il a gelé ferme, cette nuit. Les dernières fleurs sont noires. Tant pis ! Le début d'octobre avait été trop beau. Ça se paye !... Que de verglas sur les chemins !
- Eh ! si vous attendiez un peu, propose ma mère.
- J'ai promis à la Josette de passer chez elle. Tenons parole. Adieu, les amis !

L'oncle Étienne s'éloigne, le regard plein de sève.
Maman maugrée contre le feu qui fume. Sur la terre gelée, des pas pressés sonnent clairs ; les voici sur l'escalier, sur la galerie, mêlés à un souffle court.
- Lou mestre a glissa ! Es toumba dessous leu pouont ! Se relevo pas et appello !

Tout le monde se retourne.
- Oui, dessous lou pouont Et appello appello ! Despetza vos !

On s'agite. Voici mon père et Isaïe qui triaient des pommes de terre à la cave. Leurs yeux clignent à la lumière, ils secouent les bras. L'oncle Jean cherche ses cannes. Sorti du bureau, l'oncle Alexandre murmure :
- Qu'est-ce que ça signifie ? Relève-toi, Étienne ! ...

Puis, la voix ferme :
- Que l'une chauffe du café, que l'autre bassine le lit... Nous courons !

On tire la mule de l'écurie. Les bruits s'éloignent.
J'ai pris Xandrou par la main. Nous faisons le tour de la maison.
- Xandrou, va dans la grange à foin, moi dans la grange à paille. Prions jusqu'à ce que quelqu'un réponde !

Joignant les mains à les briser, je veux atteindre Dieu. Je veux que mon esprit sorte de mon corps, vole comme la flèche jusqu'au lieu où se créent et s'ordonnent les choses. Il faut que l'oncle vive ! Mais une araignée dont la toile vibre des battements d'aile d'une mouche prise au piège, accourt à grandes enjambées. Je me laisse distraire. Ma prière, aussitôt, tombe à plat. Je ferme les yeux, je recommence. Pourvu que ça ne soit pas trop tard !
Et nous courons à la rencontre du bruit qui grandit. Couché sur la mule, un inconnu dont le dos ploie comme une tige gelée, dont la tête s'abandonne et jambes et bras pendent, sans contrôle. Cette figure terreuse, ces yeux troubles, cette bouche tordue, à qui donc cela appartient-il ? Oncle Étienne, c'est vous ?... Nous pleurons.
Tandis qu'on porte le gémissement sur un lit, des plaintes s'élèvent de toutes parts. On s'empresse avec des flacons qu'on oublie sur les tables on se penche sur le corps cassé, on questionne celui qui ne répond pas. Alors, mon père :
- Isaïe, saute sur la mule ! Le médecin ! Ramène-le ! Non, reste. J'y vais.

Et voici chacun plongé dans l'attente ! Constamment on interroge le ruban de chemin, au bout du val. On va jusqu'au lit, on caresse le front couvert d'une sueur froide, on se promène d'une chambre à l'autre. Soudain :
- Il faut pourtant savoir ce qu'il a !

Mais de tels cris retentissent, dès que l'on touche la poitrine du blessé, que l'on se regarde, atterré...

Cependant la nouvelle a sauté de seuil en seuil. Des voisins, des voisines entr'ouvrent notre porte. On étouffe des exclamations. Autour de la maison, sur les prés, des enfants se tiennent immobiles. Qu'a-t-on fait à leur maître ? Les yeux ronds, ils contemplent la fenêtre derrière laquelle il est étendu... Des gémissements, de nouveau, quand les tantounes sont entrées. Elles apportent leurs aromates, un pot de graisse de marmotte. « Si souvent nous l'avons guéri ! » Mais quand elles touchent à leur tour ce front qui a la froideur de la mort, quand elles voient ces mains inconscientes qui repoussent ce qu'on offre, elles pleurent... Le coq rouge saute sur le rebord de la fenêtre, pour lancer comme d'habitude son cri à la vallée. Son oeil oblique observe. Il disparaît sans chanter. Maintenant c'est la mésange que l'oncle aimait à nourrir de noix ouvertes suspendues à une ficelle. Curieuse, elle regarde cette chambre et s'envole ... Piles de cahiers, flûte posée sur une embrasure, est-ce vrai, ce qui arrive ?... Oncle Étienne, pourquoi ne dites-vous rien ? Hier, vous partiez pour l'école en chantant : Que Dieu se montre seulement... Dieu va se montrer !

Xandrou apparaît tout essoufflé. Il est allé s'étendre sur la route, l'oreille contre le sol.
- La mule !

Nous voilà tous sur la galerie. De loin, mon père secoue la tête. Bientôt nous entendons :
- Rien à faire ! Le docteur est au fond du Queyras. Étienne tient toujours ?

Devant le gémissement, mon père maudit la vallée où il faut, naître et périr sans aide.
Tout bas je dis, je répète :
« Bon Dieu, guéris l'oncle ! Guéris-le ! guéris-le ! »

La nuit est tombée. De notre lit nous entendons le râle, sur deux notes toujours pareilles, celle des forces qui résistent, celle des forces qui se déchirent ; nous entendons les voix qui plaignent, qui encouragent.
Ce râle ne cesse pas un instant, prolongé en paroles inarticulées, comme si l'oncle nous disait :
- Ah !... j'étais vaillant... autant que je pouvais... ah ! j'ai fait l'école par tous les temps... ah ! mais la mort m'a atteint, elle m'a cassé le coeur, cassé les reins, ah ! ah ! ...

On voudrait fuir, mais il faut subir la confidence du gémissement qui s'adoucit :
- Ah !... je vous aimais tant... ah ! je n'étais qu'un infirme, mais quand je jouais de ma flûte, je m'envolais... ah ! ne pouvant vivre la vie comme un autre, je l'ai rêvée... ah ! bien que notre val soit dur à qui est né malingre, j'ai fait mon possible pour avoir de la pitié plein l'âme... ah ! moi parti, vous verrez, vous verrez, il vous manquera quelque chose... ah ! je vous aimais tant ! ...

À force d'écouter, nous nous endormons.
À la seconde du réveil, le gémissement nous retrouve. Effrayés, nous nous approchons de l'oncle dont les yeux ne quittent pas un point lointain. Isaïe nous emmène nourrir les bêtes. Ensemble nous remplissons les râteliers... Puis nous rentrons, pressés de retrouver la face de notre maître qui s'enfonce dans cette mort dont nous ne savons rien encore... L'ennemi tourne autour de la maison... Nous donnons nos coeurs au moribond puisque le sien est brisé ; pour diminuer ses souffrances nous l'enveloppons de tendresse.
- Étienne ! Étienne ! tu ne dois pas mourir ! - Frère, nous avons besoin de toi !
Et l'oncle Jean :
- C'est mon tour, voyons !

Maman, Mimi, les tantounes se tiennent par le bras. Comme la figure s'amincit, comme le regard s'éloigne ! Alors Mimi se penche pour murmurer les paroles dites tant de fois aux mourants par celui qui s'évade :
- Étienne, l'adorable Sauveur vient vous chercher...

L'oncle a-t-il entendu ? Son regard revient auprès de nous, se pose sur chacun, très vite, s'élève, s'éloigne, se fixe dans l'éternité... L'oncle Étienne est mort.
Xandrou et moi, nous nous sauvons, nous nous cachons en un coin sombre où nous répétons en pleurant : « L'oncle Étienne est mort ! »

Dans les chambres, on va, on vient, on parle bas. Des gens montent l'escalier. On fouille dans une armoire, on en tire les habits du dimanche que l'oncle va revêtir. Quand on passe près du lit, on dit : « Pecaïre ! ... le brave ! » Les tantounes oignent d'essence de lavande le froid visage, les fines mains rapprochées. On apporte deux lumes. À leur clarté la figure du mort s'affine plus encore, les paupières s'enfoncent, oublieuses de ce monde ; les mains s'allongent ; sur la paroi, l'ombre du nez est une aile.

On s'assied autour du lit. Chacun parle à son tour. Plainte et louange. On ne garde pas longtemps les morts. Il faut se hâter de leur dire son merci alors qu'ils sont encore là avec leur douleur et leur apaisement.
- Personne ne lui ressemblait, psalmodie l'oncle Alexandre. Il comprenait chaque soupir, chaque pâleur... Toutes ses paroles naissaient d'inspiration. Il s'arrêtait au bord du ruisseau pour sauver le papillon qui se noie... Faible de corps, il creusait devant tous les chemins de la foi... Et le voilà dans son repos. Quel vertige !
- Ah ! de notre frère, gémissent les tantounes.
Il nous apportait des roses... Et quand nous lui disions les malices des gens, comme il nous conseillait bien !... Si doux... mourir si durement !

Et ma mère :
- Il en a instruit de la jeunesse ! Et visité, consolé... Dire, quand il chantait son cantique : La terre roule..., que je lui reprochais de me donner le languissou ! Le brave ! Si j'avais su !

Et mon père :
- Quand je me noyais dans le travail, il savait me rappeler les devoirs de l'homme envers le Créateur... Ce sera long de vivre sans ce frère !

Et l'oncle Jean :
- Étienne, parti avant moi ? C'est abominable.

Enfin Mimi :
- Sa vie tient dans deux mots : je crois !...

Cependant les voisins entrent. Ils défilent devant la dépouille. « Ah ! moussu Estienne ! »
« Coumo nous eimavo ! Es pas poussible, duerme ! Reveilla-vous moussu Estienne ! ... » Et Bagrave :
- Devant que de partir éro dja vès lou bouon Diou !

D'autres s'inclinent seulement, les yeux pleins de larmes. Devant cet adieu je sanglote, saisie par un désespoir qui met mon coeur en loques. Si j'avais mieux prié, à la grange, l'oncle serait peut-être encore avec nous ! ...
On ouvre la Bible. Des voix changeantes vont lire la Parole, sans que cela cesse une minute, jusqu'à la seconde où le cercueil franchira le seuil de la maison.
« Si l'on pesait ma douleur et si l'on mettait en même temps mes calamités dans la balance, elles seraient plus pesantes que le sable des mers. »

Toute la journée, toute la nuit, une voix supplie ou console. Entre deux épaules, parfois je vois la figure impassible de l'oncle.
« Ainsi Dieu amène à la lumière l'ombre même de la mort. »

Derrière la petite fenêtre, la Coucoule montre soudain ses yeux d'oiseau de nuit, ses joues de bronze et son cou noir.
« Toute chair est comme l'herbe ; l'herbe sèche, la fleur tombe, mais la parole de Dieu demeure éternellement. »

Dans la nuit, les hurlements des chiens se prolongent en plaintes. Le jour, un jour sale, se traîne sur les sommets. Il pleut. À la cuisine, comme toujours, on casse du menu bois et le feu crépite.
« L'Éternel est ma lumière et ma délivrance de qui aurais je peur ? ... »

Le coq rouge - c'est son heure - se perche sur le rebord de la fenêtre. Rien ne bouge dans la chambrette ; l'oncle Étienne dort encore. La bête gonfle son poitrail, tend le cou et lance son cri de réveil.
Maintenant le corps est couché dans un cercueil de mélèze. L'oncle Alexandre salue militairement. Mon père pose ses mains sur le front d'ivoire :
- Adieu, frère !

Comme je hais ce cercueil ! Je n'ose regarder cette main pâle qui tenait la plume, cette bouche, pincée par la mort, qui disait de si belles choses... J'ai peur !

Le cortège n'a que quelques pas à faire et voici, dominant un ravin, entouré de murs croulants, notre cimetière. Du côté du chemin, un escarpement. Pour atteindre la porte étroite, il faut pencher le cercueil, le renverser presque, s'aider des coudes, des genoux, pousser des han !... Notre cimetière huguenot est un lit de pierraille, d'orties, un matelas d'oubli. Rien ne doit indiquer la place où un corps est étendu. Qu'importe un corps de mort !

Foulant les orties aux graines noires, on se groupe. Au premier rang, la face luisante de pluie, troués et boueux, les écoliers regardent la terre remuée. Demain, qui dira au timide : « Soyons amis ! ... » à l'orphelin. « L'école sera ta famille ! ... » Il y a deux jours, le maître sonnait la cloche, nous comptait de l'oeil, nous nommait les fleuves de France et voici le trou où l'on va le coucher. Est-ce que la vie serait folle ?

La tradition veut que les anciens bénissent leurs morts. L'oncle Alexandre parlera-t-il Je le vois qui fait effort. Il étend les mains
« L'Éternel tire l'homme droit de la fosse et l'établit sur le roc. Il met dans sa bouche un cantique nouveau, Gloire à jamais à Celui qui est venu dans le monde proclamer que la mort est un mensonge ! »

De la foule sort Bagrave, dont la face culottée par la fumée de bois vert se lève vers les monts.
« Ne louons point les créatures, louons Celui qui nous donna cet homme, lumière sur nos sentiers, baume sur nos blessures. Quand il jouait sa musique, assis sur un rocher, la vallée chantait avec lui... Tu n'es pas mort. Ta musique, tu la joues en cet instant assis sur les rochers du ciel... Pense à nous qui restons dans ce monde pervers, ô Éternel ! car les hommes pieux s'en vont, les fidèles disparaissent. »

Il fallait ce merci de la vallée à celui qui tant se soucia des moribonds, des orphelins, de toutes les misères des corps et des âmes. Après ce cri d'amour, il est moins cruel d'entendre rouler les pierres sur le cercueil.
On s'en va. Je n'ai qu'une idée : courir jusqu'à la maison pour y retrouver l'oncle Étienne. Je sais que c'est fou. Mais on connaît des miracles Devant la porte de la chambrette, j'hésite... puis je vais jusqu'à la table où sont les cahiers voici la dictée de mercredi : « La Bretagne est un pays austère. » Je respire une odeur de destruction. Sur le lit, on voit encore la forme du cercueil. Alors je m'enfuis à la grange, je me roule sur le foin. J'ai perdu celui qui me tira du fleuve de boue ! L'artiste de la maison est couché sous les pierres !

Un bruit... Mon père a poussé la porte de la grange. Se promenant à grands pas, il clame à haute voix :
- Étienne ! Disparu ? Ce n'est pas possible... Mon Étienne, comment vivre sans toi ! ...

J'écoute. Comme je suis heureuse que mon père souffre aussi ! Je me sens plus près de lui... Je ne sais comment ma mère est survenue. Elle a pris mon père dans ses bras. Et c'est elle, sensible, qui montre du courage.
- Également, il aurait trop langui de rester après nous...

Mes parents se regardent tandis que la grange craque sous l'attaque du vent d'automne.
... Maintenant, c'est le soir, c'est la nuit. Peut-on songer à dormir après ce qui est arrivé ? Mon âme s'agite, se révolte. Livrée à l'horreur, je vois le cercueil s'enfoncer toujours plus profond dans la terre détrempée. Cette terre m'emplit la bouche, les narines, je me débats, je suffoque. Les anciens ne viendront-ils donc pas à mon secours ? Mais eux aussi s'enfoncent sous les orties froissées et je n'entends, seule réponse à mes appels, que l'implacable plainte des cascades assommées sur les rochers. Il fait noir jusqu'au fond de moi. Et je murmure à travers mes sanglots : « Ce n'est pas vrai ... Oncle Étienne, dites-moi que ce n'est pas vrai ... »

Grossie par les pluies, la rivière gronde. En bordure de la forêt, des feux de berger dont la fumée dessine d'immenses panaches bleus. On arrache les dernières pommes de terre...

Le soir, nous parlons de celui qui nous a été pris. Quelques mots, après la fatigue de la journée, il me semble que c'est trop peu. Et je suis blessée de voir durer un rocher alors que disparaît l'âme d'oncle Étienne.
- Va, petite, me dit Mimi, cette souffrance, je la connais. Elle est atroce. Il n'y a pourtant qu'elle pour mûrir le coeur.

L'oncle Alexandre ajoute :
- Et quand le coeur est mûr, Dieu le cueille.

Dans cette gravité, l'oncle Jean continue à mettre sa gaieté simple et tranquille. Avec le petit Auguste, ils trient des haricots, ils nourrissent les lapins, ils font ensemble de bons rires. Certaine fois, ma mère ne peut s'empêcher de dire :
- Eh bien, que va-t-on penser au village ?

L'oncle Jean cesse un instant d'amuser le petit Auguste.
- Je ne me sens pas le droit d'imposer ma tristesse à cet enfantelet. Ceux qui partent reposent dans le sein de Dieu. Y a-t-il là raison à tristesse ? L'oncle Étienne a trop souffert. De cela je ne me console pas. Mais que Dieu l'ait mis à l'abri dans sa grange, je ne vois pas qu'il s'en faille désoler. Mon grand-père disait souvent :
Un saint triste est un triste saint ! ...

Inclinant sa petite tête rose, l'oncle Jean recommence à amuser le petit Auguste.
- Ah ! péronnette, comme vous parlez joliment ! comme vous avez raison aussi !

Longtemps, je réfléchis aux paroles de l'oncle Jean ; elles m'apaisent. Et je vais cueillir un bouquet de colchiques que je pose sur les genoux du vieillard assis tout près de la fenêtre où il ramasse, dans le creux d'une main, le dernier rayon du soleil sur le point de tomber derrière la montagne. Mon bouquet, l'oncle le reçoit avec son petit rire qui est un roucoulement.
- Tu offres l'automne à l'hiver !...

Un matin, six jours après le départ d'oncle Étienne, avant d'aller faire la classe, Mimi apporte à son père du café chaud.
- Tiens, péronnette... Et dans la tasse que tu aimes.

Le vieillard tend ses mains tremblantes. Hanté par un souvenir d'enfance, il dit d'une voix qui semble venir du dehors :
- Et toi, ma fille, te souviens-tu de Faravel, des lis de la cascade ?

Les mains retombent, la tête s'incline. Dans un sourire qui reste sur ses joues roses, l'oncle Jean est parti tout doucement.
Du désarroi de cette minute, des pas qui retentissent une fois encore, lourds du poids d'un corps inerte, je ne garde aucun souvenir comme si tout cela était indigne de cette fin paisible. Je me revois seulement entrant dans la chambrette, sur la pointe des pieds, pour contempler l'oncle revêtu de ses habits de noce, la jolie tête rose et blanche appuyée sur le brun très doux du cercueil de mélèze. Mimi place la canne du voyageur à son côté, elle entoure ses pieds de la laine de nos moutons :
- Péronnette, tu nous a rendus heureux sur terre. Sois heureux, maintenant, auprès de ton Grand Ami.
- Peut-on rêver plus gracieux départ ?... dit l'oncle Alexandre, penché sur la dépouille de son vieux frère. Quelle longue et belle course ! ... La joie d'oncle Étienne en le voyant arriver !

Le ciel a pris ses plus jolies teintes d'automne. Aux arbres du val le grand pavois pourpre et or. L'air a une douceur incroyable. Et voici que la moutona, baïle en tête, descend des hauts pâturages. Le flot des toisons roule près du flot de la rivière. Les tamburles tintent ; leur chanson danse avec les feuilles. La moutona ! la moutona !

Une dernière fois, entre les mains jointes, je glisse un bouquet de colchiques cueillis dans le pré où l'oncle Jean aimait à s'asseoir au soleil. Il me parle, je le sens.
« Brave Julinou, entends-tu les tamburles ?
Ceux qui le peuvent s'en vont « avant la néou »... Moi aussi j'en ai gardé des moutons, vu gambader des agneaux... ! Mon plaisir fut de travailler. Maintenant, le Grand Ami me réclame. Regarde-moi bien. Garde la mémoire de mon sourire pas trop méchant... »

Comme il y a six jours, les voisins gravissent l'escalier. Celui qui est parti, rassasié d'années, s'est éteint comme une lampe sans huile. Les voix qui lisent la Parole près du vieux berger endormi, n'ont pas le son tragique qu'elles avaient pour l'oncle Étienne, brisé au milieu de la course... Le jour s'écoule, puis une nuit fleurie d'étoiles filantes.

Autour du cercueil qu'on emporte, le vol des feuilles d'or, le bruit sec des noix tombant sur les pierres. Comme elles, oncle Jean, tu es tombé de la branche parce que tu étais mûr... Sur toi se penchent les baies des buissons, chapelets de corail. Tu vas à ton destin dans la grande paix de la nature.
On donne le corps du vieillard au repos. Droit comme un soldat en service commandé, l'oncle Alexandre s'avance :
- Vieux frère, te voilà près d'Étienne. Vos corps seront l'un près de l'autre, ici-bas, comme vos esprits sont ensemble, là-haut, où vous cueillez des lis plus beaux que ceux de Faravel... Heureux ceux qui meurent au Seigneur !

Heureux ! répètent les nuages qui voguent au ciel. Heureux ! dit le chant des ruisseaux...
Il est dur, pourtant, de ne pas le retrouver au coin du feu, dans la grande cuisine, près de cette corbeille où tombaient les haricots qu'il écossait. Et la bûche avec laquelle il cassait les noix est derrière la porte. Mimi s'essuie les yeux. Soudain :
- Ah ! pourquoi pleurer ?... Oui, tu es heureux, péronnette !

Tous, nous regardons l'oncle Alexandre, dernier témoin d'un beau passé.

Mes amis, vous ne pouvez pas rester à ne rien faire. De l'école avec les petits, pas question. Apprenez à travailler seuls, lisez, inventez des problèmes. Chaque fois que la chose me sera possible, je verrai vos cahiers, je donnerai un conseil.
Voyez : chacun s'est remis à la besogne. Les disparus le veulent !
Donc, penchés sur la table de la cuisine, nous lisons, nous dessinons des cartes de géographie, nous répétons les dates de l'histoire de France, la liste des rois... Mais ma pensée est ailleurs. Toute une vie nouvelle s'éveille en moi. Mon âme, si fraîche, hier, tu as vu des morts, tu t'es heurtée au mystère des yeux clos, des bouches muettes, des fronts glacés ! Et l'angoisse te possède. Quelle chose cruelle que l'amour puisqu'il doit finir ! Avide de consolation, je me penche sur la Bible et je lis : « A celui qui vaincra, je donnerai de la manne cachée ; je lui donnerai un caillou blanc sur ce caillou est écrit un nom nouveau... »
La manne cachée ? un caillou blanc sur lequel est écrit un nom nouveau ?...
Je pense que si l'on vit, c'est pour essayer de comprendre cela...

... Dans le bureau, on entend le grincement d'une plume d'oie. Sa pipe éteinte entre les lèvres, l'oncle Alexandre compulse des papiers, déchire les uns, attache les autres par liasse, comme il fit après l'avis de retraite. Quand par hasard il nous regarde, Xandrou et moi, il semble qu'il ne nous voie pas, pas plus que le petit Auguste qui voudrait jouer. Enfin, il traverse la cuisine. Après un tour dans les champs qui lui appartiennent, le voici qui s'arrête au-dessus de la maison qu'il fit construire ; immobile dans le froid, il la considère longuement.
Ma mère s'inquiète :
- À quoi l'oncle peut-il bien penser ? Il n'a même pas pris son manteau ! Et le temps est humide. Allez, tâchez de le distraire, de le ramener. Le pauvre, il n'a plus grand monde avec qui causer par ici... Votre père au bois, Mimi à son école, les autres envolés..., lui, à la retraite ! Pecaïre !

Je cours près de l'oncle.
- Laisse-moi, petite. J'ai besoin d'être seul.
- Oncle-grand, rentrez près de nous.
- Pourquoi donc ?

J'hésite.
- C'est que nous n'avons plus que vous, Et il pleut presque.
- Tu as raison, ma brave. Pourtant, laisse-moi. J'ai besoin de réfléchir à des choses, de décider. D'ici, je vois ce que je veux voir... Rentre vite.
- Maman craint que vous ne vous sentiez seul. Alors elle m'a envoyée...
- Seul ? ... Ne crains rien, petite, je ne vous abandonne pas. Ce soir, nous causerons. Les autres soirs aussi. Je vous dirai bien des choses, mes expériences, celles des anciens, tout ce que les uns et les autres ont butiné de sagesse. Comme cela nous serons encore tous ensemble... Va, petite !

Comme il a dit, l'oncle-grand : Tous ensemble !
Pour comprendre certains mots, pour en saisir la résonance qui se prolonge longtemps après qu'ils furent dits, il faut sans doute, après l'orage, compter les places -vides, se serrer les uns contre les autres pour se réchauffer le coeur ; il faut être autour d'un feu de bois dans la vaste cuisine d'une maison d'où l'on ne voit, dans la nuit, que deux ou trois lumières chétives, d'où l'on n'entend que le glissement des cascades... L'oncle-grand est dans l'ombre, près de la crédence où s'alignent les blancheurs des assiettes ; assis autour des bûches flambantes, penchées sur elles, mon père, ma mère et Mimi ; les enfants sur les dalles tièdes ; Isaïe, qui vit et pense avec nous, un coude sur la table, une main sur le bord du berceau-lit où rêve le petit Auguste...

La voix sort de l'ombre pour venir jusqu'à nous.
- Aujourd'hui, j'ai confié au livre de famille mes réflexions sur votre oncle Jean et sur Étienne.. : Ils sont des chaînons de la chaîne et non des moindres... Longtemps je suis resté devant l'inscription - « Ce livre est pour servir de lumignon à mes enfants ». Un lumignon ! Ce mot, j'en ai compris le sens il y a plus de quarante ans, certaine nuit, alors que, retraitant dans l'immense plaine de Russie, nous tournions sur la neige glacée, à bout de force, à bord de mort... D'un geste, un camarade nous montre soudain une lueur posée au loin sur la blancheur des neiges.
Nous marchons vers elle, nous marchons ! Et nous trouvons enfin, dans une cabane, une vieille qui nous offre son pain noir, une place au coin du feu. Oh ! ce lumignon dans la nuit de Russie ! Si la vieille maman avait oublié de verser de l'huile dans son lume pour en maintenir la flamme, nous périssions misérablement... Ce mot de lumignon, comme la chose même, je devais les retrouver à Dormillouse, à l'issue de mes campagnes. Après tant d'années de tumulte et de gloire, je me vois encore gravissant le chemin qui mène au pauvre village. Je montais ! Et pourtant quelle chute ! Abandonner les épaulettes pour redevenir gardeur de moutons ! Discipline, drapeau, fierté, tout gisait à terre. Puis mon empereur mourut à Sainte-Hélène. Dans le même temps, là-haut, sur le rocher, se présenta l'homme qui a décidé de ma vie. Napoléon avait possédé mon intelligence, Félix Neff s'empara de mon coeur.

Mimi joint les mains.
- Bénie soit sa mémoire ! D'autres que vous lui doivent la vie.
- Je le sais. C'est lui qui me donna le dégoût des hommes sans boussole. Il m'attaqua jusqu'à ce qu'il m'eût conquis ! « Où est votre lumignon ? » disait-il sans cesse. Et il parlait par image : « Sans le lume qui troue la nuit dans la chambre où l'on veille, comment supporterait-on les soirs d'hiver ? ... Sans la lanterne où tremble une lueur, comment celui qui cherche la brebis sur les rocs et que la nuit surprend, suivrait-il le bord du précipice ?... Sans le lumignon qui éclairait leur conscience, comment vos ancêtres, cruellement persécutés, auraient-ils traversé la vallée de la mort ? »

De l'âtre, où ma mère jette une brassée de bois, monte une immense clarté.
- Voilà ! constate l'oncle, il faut nourrir le feu pour qu'il éclaire, comme il faut nourrir l'âme pour qu'elle rayonne ! Je pense à mon grand-père qui cachait sa Bible dans la pâte qu'il pétrissait. Je pense à mon arrière-grand qui périt sur les galères où il rama je ne sais combien d'années, courbé sous le fouet des argousins. Je pense à tous ceux que l'on enferma, que l'on brûla sur les places publiques... Le lumignon brillait en eux ! Ah ! dans ces temps-là, on était plus heureux de pleurer qu'on ne l'est de rire aujourd'hui ! On ne jouait pas à cache-cache avec son âme ! On ne crevait pas d'ennui et de matière !... Maintenant, on court après les mots. Quand les Parisiens firent une de leurs révolutions, un homme pas trop illuminé vint crier devant cette maison : « Liberta ! liberta !... » L'oncle Jean lui répondit. « Sans doute ! Mais Claudinat sios et Claudinat restarès ! » Les mots, tant qu'on veut, à condition que la flamme les réchauffe... Voilà ce que je me disais, cette après-midi, devant l'inscription : « Ce livre est pour servir de lumignon à mes enfants. » Quelles paroles ! Si l'on peut dire un jour de moi, non pas que j'ai contribué à élargir un chemin, à reboiser un sommet, mais que je fus un lumignon pour quelques-uns, je n'aurai pas vécu en vain... En attendant, mon neveu, que vos enfants vous rendent le même témoignage...

L'oncle Alexandre s'est levé.
- Demain soir, si vous voulez, je vous conterai pourquoi l'oncle Jean parlait si souvent des lis de la cascade de Faravel. Nos disparus seront avec nous... Pour l'instant disons en guise de prière : « Puisque nous sommes environnés d'une si grande foule de témoins, poursuivons notre course. » Bonne nuit !

Ayant allumé son lume à la flamme du foyer, l'oncle s'éloigne dans la clarté qui l'auréole.
Peu après, je vais l'embrasser dans sa chambre.
- Oncle-grand, nous vous aimons bien.

Il me répond :
- C'est bon, petite, de s'aimer.

Le lendemain, à huit heures, l'oncle n'est pas encore levé. On frappe à sa porte.
- Oncle, qu'avez-vous ?

Il est étendu sur son lit, les mains à plat sur le drap, les yeux un peu perdus, les pommettes très rouges, la bouche ouverte sous l'effort du souffle saccadé.
- Oncle, qu'avez-vous ?
- Mal à la poitrine...

Bientôt Mimi s'approche avec une boisson chaude.
- J'y ai mis une goutte de rhum et battu un oeuf de mes poulettes.
- Merci, ma brave. Je n'ai plus besoin de tes poulettes.
- Alors du café ? propose ma mère. Hier, vous n'auriez pas dû rester au froid sans bouger.
- Du café ? une autre fois. Merci ! Vous êtes bien prévenants.

Voici mon père.
- Oncle, dépêchez-vous de vous remettre. J'ai besoin de vos conseils.
- Il faut apprendre à s'en passer... Je voudrais dormir...

On s'en va, on ferme la porte. La pipe que l'oncle bourrait volontiers, ce qui lui fait un pouce tout brun, est là, sur la table de la cuisine, près d'une lettre non ouverte... Bientôt, fouaillée, la mule s'élance. On entend le bruit sourd de la charrette sur le chemin mouillé, le bruit clair au passage du pont.

Je suis revenue près de l'oncle endormi qui respire à petits coups secs. Longtemps je tiens une de ses mains brûlantes.
... A demi éveillé, le malade s'est laissé ausculter. Peu après, buvant un grog à la cuisine, le docteur prononce son verdict.
- Pneumonie... Le coeur n'est pas brillant... J'ai le sentiment qu'il se laisse aller, qu'il s'éteint, s'éteint tout doucement. À son âge ... Pour les soins, voici ce que je vous conseille ...

Une fois encore je m'enfuis dans la grange. Que se passe-t-il donc ?... L'oncle Étienne, l'oncle Jean, maintenant l'oncle Alexandre ! C'est fou ! Le ciel, de nouveau, est noir. La vie ne caresse-t-elle que pour frapper plus cruellement à l'heure choisie ? Mon Dieu, empêche ce nouveau malheur ! ... Je ne peux pas réfléchir, je ne peux pas prier. Le deuil, je le sens, est posé sur la maison, une force irrésistible tire l'oncle de l'autre côté.

... Assailli par le délire, le malade dicte à l'oncle Étienne des rôles d'affouage, des listes de tailles non payées. Prenant les coiffes des tantounes accourues de leur haute maison pour des feuilles de papier, il veut écrire sur elles ce qui le tourmente. Enfin, revenant à son rôle de juge : « Coucoule, cesse tes rapines !... Toi, Pierrat, si tu rosses ton fils, il te rossera dans ta vieillesse... Bagrave, j'ai parlé à Monsieur le sous-préfet... »

Mimi se penche :
- Oncle bien-aimé, réveillez-vous de votre rêve...

Réfugiés dans un coin de la cuisine, Xandrou et moi nous nous confions notre horreur de la mort. C'est une brutale, une gueuse ! Je dis « À cause d'elle, la vie est laide ! »

... Le lendemain, joyeuse surprise, l'oncle a retrouvé sa lucidité. Isaïe attelle. Pourquoi, puisque l'oncle est sauvé ? Quand la porte s'entrebâille, je le vois dans son lit, appuyé sur une pile de coussins, qui écrit calmement. Vite, de mes mains tendues vers lui, je lui envoie des caresses.
Mon père a mis ses habits du dimanche, ma mère et mes tantes ont fait toilette. Pourquoi ?
La charrette ramène un individu qu'on appelle Monsieur le notaire. Sur chacun il promène un regard de chouette. Toute sa figure est en joues plates. Immédiatement il passe dans la chambre de l'oncle dont la porte se referme. On n'entend que des chuchotements. Assis dans la cuisine, nous ne disons rien. Enfin, on nous appelle. Le cercle se forme autour du lit... Pourquoi cela ? Peut-être que les notaires guérissent mieux que les médecins ?... La voix aigre de l'étranger retentit :
« J'intitule héritier de ma maison et de mes terres mon neveu Alexandre. De mes titres, de l'argent liquide, part égale, mes nièces Suzette, Louise et Suzanne, dite Mimi, à charge, quand elles quitteront cette vie, de ne pas oublier ceux à qui vont tout naturellement leurs affections humaines. »
De quoi se mêle ce notaire ? Je le hais. Pendant qu'il mange des crêpes et boit du vin, je m'applique à ne pas le regarder.

Après son effort, l'oncle est retombé dans le sommeil. Mimi reste près de lui. Les tantounes soignent les agneaux. Père et mère se sont retirés dans leur chambre... Comme je suis à l'affût près de la porte, l'oncle sort un instant de sa torpeur ; il me voit ; il me sourit, comme pour dire : « A toi, enfant, j'ai donné l'autre soir ce que j'avais de meilleur. Garde-le ! » ...

Un jour, une nuit encore, nuit de vent furieux qui hurle autour de la maison. Un craquement soudain, suivi d'un choc, formidable coup de marteau. On se lève. Mon père et Isaïe se risquent dans la tourmente. Brisée, la branche maîtresse du gros noyer s'est abattue sur notre toit... Un brusque silence : la tempête s'en est allée. Maman veille sur le malade, indifférent, haletant, les yeux clos. Les autres cherchent à dormir quand une voix appelle. Rangés autour du lit, le coeur amer, les mains jointes par l'angoisse, nous écoutons la respiration qui s'espace, nous regardons ces doigts qui semblent écarter les broussailles de l'agonie... Un long soupir... Calme, puissant, l'oncle Alexandre donne son âme à qui l'attend, son corps au grand oubli... Une fois encore, nous nous dispersons en pleurant.

La nouvelle est allée jusqu'au fond de la vallée. « Maintenant, dit un voisin, il faudra courir jusque chez le diable pour se voir refuser ce qu'on obtenait ici ! » Ceux qui viennent pour la veillée funèbre sont si nombreux qu'ils s'asseoient jusque sur la margelle du foyer. Quittant leur chapeau, ils passent un à un devant la dépouille, la troisième dans cette maison en moins de deux semaines,
- Moussu lou perceptur !
- Que de viadjis il a paya mas taillos ! dit un bossu.

Et un grand, au nez qui pointe entre des favoris :
- Que bouons counselts m'ayo dounas !

Et un barbu qui sent la brebis :
- A pas vourgu restar tout souret !

Et de vieilles figures plissées sous le bonnet :
- Coumo duerme ben après tant de fatiguos per lou paoure mounde !

Et le pâtre des chèvres :
- Aquel ero un homme ! Ero djuste ! Per el la lano s'appelavo la lano, la farino la farino et un coquin un coquin !

Tant d'autres ! Enfin Bagrave, les cheveux hérissés, le regard clair comme une illusion :
- Tu as retrouba toun Estienne et toun Dzan ! Tu as restrouba toun Napoléoun et toun bouon Diou !

Alors la lecture de la Parole commence, introduite par Bagrave qui lit avec une force terrible, doublant les consonnes, appuyant sur les voyelles ; tour à tour sa voix gémit, râle, tonne, s'exalte, s'essore dans la joie. Les autres regardent l'oncle, ce front sur lequel se posent en couronne la fraîcheur de la jeunesse, l'épopée des champs de bataille, la sagesse de l'âge mûr, la sérénité de la vieillesse. Ce visage intègre porte l'empreinte de la paix douce et justicière.

« Si je prends les ailes de l'aurore et que j'aille habiter à l'extrémité de la mer, là aussi ta main me conduira et ta droite me saisira. »

D'autres voix encore ; le bourdonnement de ces voix... On s'endort, on se réveille et l'on retrouve ce bourdonnement, ces gens dont le buste se balance, dont les têtes, inclinées par degré, se touchent.
« Éternel ! mes oreilles avaient entendu parler de toi, mais maintenant mon oeil t'a vu... »

Nous, de la maison, nous ne savons plus ce qui arrive. Tant d'années organisées autour des trois oncles, avec eux, par eux, pour eux, et soudain, en quelques jours, ces trois visages, dépassant le bois du cercueil, donnés à l'immobilité. Nous ne pleurons même pas. C'est trop ! Et nous nous taisons, un poids intolérable sur le coeur.

Isaïe me fait signe.
- Venez ! On le voit entre les gerbes à la grange.
- Qui ?
- Les oncles, bien sûr !... Les morts reviennent toujours dans le mois qui suit leur départ.

Cachée derrière un tas de foin, j'avance la tête, j'écarquille les yeux.
- Là ! là !... près de la poutre, vers la lucarne...
- Je ne vois rien.
- Ils s'en vont... Vous n'entendez pas le battement d'ailes ?
- Ce sont les pigeons du curé. Ils sont toujours
- Les pigeons du curé Pas mal ! Les oncles, je vous dis.
- Vous êtes sûr, Isaïe ?
- Si j'en suis sûr !

Quand je conte la chose à Xandrou, il ne la met pas en doute une seconde.
- Bien sûr qu'ils reviennent ! Ils reviendront même chaque jour. Que veux-tu qu'ils fassent tout le temps dans le ciel ?

À l'heure d'accompagner l'oncle, nous ne pouvons retenir un gémissement d'orgueil : le grand chemin, les sentiers muletiers sont noirs d'arrivants. De Dormillouse, des Viollins, des hameaux, de la plaine aussi, ils viennent en colonnes...
Le cimetière se couvre de figures tragiques qui refluent sur le chemin.... Quand le déroulement des cordes a cessé, quel silence ! Il est dur pour la vallée, à l'écart du monde, de perdre son protecteur.
Ceux qui doivent parler sentent cette émotion d'une qualité parfaite. Un Monsieur de Mont-Dauphin lit un papier qui tremble dans ses mains, le sous-préfet prononce des phrases très belles que les infirmes rangés le long du mur traduisent à leur manière « Dzamaï veiren plus un homme coumo aquel »

Puisque tous les anciens sont partis, c'est à mon père de parler. Il tousse pour s'affermir la voix. « L'âme bienfaisante sera rassasiée., Ceux qui ont une conduite intègre sont agréables à l'Éternel. À Dieu ! » ... On va se retirer. Bagrave lève un bras qu'il tient dans le ciel. « Ce que les oreilles n'entendent pas, le coeur l'entend. Écoutez les chants qui l'accueillent, là-haut »
On écoute...

Les trois oncles, maintenant, sont couchés côte à côte. Je regarde cette fosse à demi comblée, ces deux tertres, et c'est comme si l'on m'arrachait le coeur.
- Viens, viens, rentrons !

Mon père me prend par la main. Et je marche, lourde, sourde, muette, aveugle, tournée vers cet enclos qui sent l'ortie où la couronne de notre maison est venue s'effeuiller.


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